CHAPITRE VIII
TOC !
Oh, c’est imperceptible et faut un œil de lynx comme le mien pour s’en rendre compte, évide-amant.
Mais le fait (troublant) est là : de très légères et très floues volutes de vapeur sortent de sa bouche entrouverte.
Sur le moment, je vous répète, je joue mes sens perdants. Mon subconscient se dit : « Tu dérailles de la rétine, gars. » Et puis je regarde plus attentivement, et à force de fixer les augustes lèvres marmoréennes, la conviction devient absolue : Louis XIV respire !
Nous nous approchons de la statue, Antoine et moi l’un portant l’autre. La pelouse trempée de rosée gicle sous mes semelles comme[39]...
Je colle ma main dans la bouche du roi Soleil. Il ne dégobille pas. Un monarque de ce prestige, vous pensez, ça a de la retenue. En tout cas je sens un souffle. Une exhalaison tiède.
Vous savez barguigner, vous autres ?
Moi, très mal. D’ailleurs ça me fatigue. C’est pourquoi, sans barguigner, donc, je vous annonce que cette statue est creuse et qu’elle sert, en réalité de manche à air pour ventiler un local souterrain. Autrement dit, la bouche du fils Louis XIII est une bouche d’aération.
Il n’est pas besoin de sortir de Polytechnique pour comprendre qu’on a équipé le sous-sol secrètement. A quel usage ? Mon camarade Shakespeare ne serait pas sorti y a deux minutes pour acheter des cigarettes, il vous le dirait lui-même : that is the question.
Là-dessus, la mère Béruranche se pointe sur le perron en sémaphorant des ailerons.
— Venez voir un peu par ici, San-Antonio !
Je la rejoins.
— Je croise avoir trouvé quéque chose, annonce-t-elle.
Faut la voir frémir de l’aigrette, notre grosse autruche ! La gorge roucoulante, la bajoue somptueuse, l’œil étincelant de satisfaction.
Je la comprime de questions (la presser ne serait point suffisant) mais elle ne cède pas. Il est des révélations qui se démontrent. Elles ne sont percutantes que lorsqu’on les voit s’accomplir ; là se mesure l’insuffisance du verbe et sa fragilité. Joindre le geste à la parole est une hérésie. On disjoint la parole du geste, nuance. La parole n’est que complémentaire, pas même ! Elle est superfétatoire. Voilà pourquoi un jour je me tairai et mimerai mes chefs-d’œuvre. J’en ferai des chansons de geste. Et on m’embastillera recta parce que par gestes j’exprimerai si fortement ce que je pense qu’on ne pourra plus me laisser en liberté. Je serai réputé insalubre. De nocivité publique ! Ils me fileront au trou de peur que je leur écroule le système.
Berthy me drive à la cave. Je l’ai déjà explorée, la cave, pourtant. Elle se divise en trois parties : la chaufferie, la buanderie, la cave à vins. C’est dans ce dernier compartiment que la Belle-fort-niqueuse me conduit.
Des casiers à boutanches, bien garnis. Les bons auteurs sont représentés : Cheval-Blanc, Château d’Yquem, Romanée, Fleury, Château-Chalon et toutim. Reliés plein pot ! Vénérables. Instrumentaux ! Du grand, du noble, du fringant. Prestigieux ! Ensoleillé ! Français ! Y a des Marseillaises qui se perdent ! Moi, la Marseillaise, je trouve qu’on la chante toujours à tort et souvent à travers. Je l’aime interprétée par les chœurs de l’Armée rouge. Avec « accent » popoff elle a de l’allure. Tiens, Machin l’interprétait pas mal, en soliste. Il flageolait un peu de la glotte, mais y avait de la ferveur dans le trémolo. Notre dernier baryton, les mecs ! Fallait l’entendre sur les places publiques. A la téloche on pouvait pas se rendre compte. C’était truqué. On repiquait en sousimpe la bande sonore du film de Renoir. Mais à cru, à vif, ç’avait de la force ! Les deux poings levés, le coude arrondi. On aurait plutôt cru qu’il allait se farcir l’Internationale.
« Tous en chœur », il recommandait avant d’entonner. Mon zobinoche, oui ! A part m’sieur le préfet que sa place était en jeu, nobody pour lui soutenir le jour de gloire. Les gens, eux, se rendaient bien compte de la gêne que ça représentait. Le peuple est p’t-être con, mais il reste conscient du ridicule. Un homme, à notre époque, il préfère sortir sa bébête sur la place du marché plutôt que de brailler la Marseillaise. A la rigueur, quand tu te fais fusiller, tu peux te permettre. D’abord t’es en petit comité, face à des militaires, et puis comme on te flingue aux aurores frileuses, ça réchauffe. Mais devant tout le monde et à propos de rien, te disloquer les ficelles comme quoi t’entends mugir les féroces soldats, alors là, y a de quoi se la couper au ras des frangines et s’en faire un pipeau ! Même avec un béret basque et un nombril de porte-fanion en forme de bénitier t’oses plus. Et vous vous figurez le président Pompidou élancer du timbre en public ? « Contre nous de la tyraniiiie ! » Il pourrait jamais. C’t un homme civilisé, cultivé, moderne, lui. Y s‘marrerait trop, ferait des couacs, crierait « pouce ! » en plein morcif, passerait à « Tiens, voilà Mathieu » (pas Mireille, le vrai). Faudra qu’un jour quand y me recevra à l’Elysée, je lui supplie de me la fredonner, pour voir, on ira se cacher dans les chiottes, que les huissiers nous entendent pas !
En plus des casiers chargés de merveilles, le local comporte deux tonneaux : un petit et un grand. Berthe me montre le plus dodu.
— Visez un peu, Antonio !
— J’ai déjà vu.
— De près ?
— Comme je vous vois ! réponds-je en me comprimant le sarcasme.
— Toquez contre, pour voir...
Je toque au-dessus du robinet. Ça sonne le plein. Par acquit de conscience je tourne le robicot. Un flot rouge et mousseux pisse dru sur mes godasses.
— Ben quoi, Berthe ?
Elle me désigne le flanc du récipient, dans sa partie arrière.
— Et ici ?
Je poursuis mon auscultation. Sidérant ! Cette fois, au lieu de faire « blon blon », sous mon index replié, ça fait « bing bing ». Vous sentez la nuance ? Non ? Aucune importance, y a pas besoin de sortir de Normale Sup’ pour me lire, c’est ce qui fait ma force. Je suis intelligible aux crétins comme aux grands esprits.
Pour vous traduire clairement la chose, le tonneau offre la particularité de sonner le plein à l’avant et le creux à l’arrière.
— Berthe, fais-je, cette nuit délirante m’aura permis de constater que vous êtes l’une des grandes intelligences de ce temps !
Afin de ne pas être en restes, comme disait un restaurateur prudent, j’arrache la bonde encapuchonnée d’une étoffe vineuse. Par cet orifice on emplit le tonneau. Mais je gage (comme disait le restaurateur ci-dessus mentionné à sa servante) que c’est également l’accès du « truc ».
Je passe deux doigts inquisiteurs par le trou. J’ai un sens obstétrical parfois. Mes investigations sont de brève durée. Je sens un anneau qui se désaltérait dans le coulant du nom d’épure[40]. Je tire sur cette boucle de fer et ce que vous espérez se produit (heureusement, sinon j‘sais pas comment j’aurais pu poursuivre ce récit !).
Une moitié du tonneau bascule : la pleine. La jonction s’opérait fort astucieusement sous un des cercles, ça, vous l’avez compris à au moins deux pour cent d’entre vous.
Et un pour cent ont déjà deviné que la seconde partie constitue l’entrée d’un tunnel.
Je refile Antoine à Berthe. Ce qu’on peut se faire des passes avec le moutard ! Un vrai match de rugby.
Je reprends mon feu en pogne et m’engage dans le boyau ainsi débusqué. Il est en pente assez raide. Brusquement il s’élargit. En somme il est en forme d’entonnoir dont le tonneau constituerait le petit orifice. Voilà que je déboule dans un large couloir peint en blanc, au sol recouvert d’une épaisse moquette, puissamment éclairé par des rampes lumineuses camouflées dans la cloison, et sur lequel s’ouvrent des portes, des portes et encore des portes. La coursive d’un grand barlu.
Ce que j’entreprends là est risqué.
Mais vous ne l’ignorez pas : si je m’étais prénommé Charles, on m’aurait déjà surnommé « le Téméraire ».
S’aventurer seulâbre dans cette voie rectiligne est d’une audace folle. Que des mecs ouvrent les lourdes et passent une paluche armée dans l’entrebâillement ! Qu’ils défouraillent à qui mieux mieux et v’là votre vaillant San-A. avec plus de trous qu’un bahut neuf transformé en bahut ancien aux plombs de chasse par un antiquaire.
J’ai conscience du danger. Aussi hurlé-je d’une voix capable d’assurer l’évacuation du paquemoche Antilles un jour qu’il s’est planté sur son suppositoire de béton :
— Escouade 4, placez-vous au fond du couloir ! Mettez vos masques ! Les grenades sont prêtes ? O.K. ! Que l’escouade 3 bis demeure dans la cave ! Les services du chmoltage sont arrivés ? Bravo ! Alors le dispositif 116, d’urgence ! Terminé !
Le tout en me pinçant le nez et en cavernant ma voix pour lui donner des inflexions métalliques.
Je vous jure, mes chers, mes braves, mes loyaux amis, y a que San-Antonio pour se payer un culot aussi phénoménal. Depuis les Pieds-Nickelés vous avez vu ça aut’ part, vous ? Je cause aux anciens ! Non, n’est-ce pas ? C’est du bluff d’une primarité exorbitante. Même à la télé, on vous montrerait ça, vous casseriez votre récepteur à coups de marteau. Personne d’autre que moi peut se permettre. Le moindre de mes confrères (et Dieu sait si y en a des moindres parmi eux) oserait écrire une chose pareille, le comité de lecture lui voterait illico un blâme. On lui diminuerait ses droits. L’obligerait à venir passer la paille de fer dans les burlingues pendant le véquande. Faudrait qu’il fasse des merveilles, pour se rattraper l’estime de la maison. Des bassesses ! Des cadeaux ! Des gâteaux ! Des gâteries ! Des pipes ! Qu’il envoie des fleurs ! Qu’il demande pardon ! Qu’il récite son mea culpa ! Se prosterne ! Qu’il embrasse des anus à la ronde ! Qu’il monte chez le boss à genoux ! Qu’il jure sur sa vieille môman, sur sa femme, sur ses chiareux, de jamais plus recommencer ! Qu’il produise un certificat médical ! Qu’il aille en cure de repos ! Qu’il abjure ! Qu’il conjure ! Qu’il suce !
Mais moi, San-A., je ne renâcle pas. Ce qui m’importe, c’est le résultat.
Gagner ! V’là le mot lâché !
Gagner à être méconnu ! Tous les procédés me sont bons pour camoufler mon génie. Faut que je me retienne jusqu’à ce que la vessie du cerveau m’en pète ! M’abandonner me serait fatal. Je suis condamné à être découvert sans trêve. Je suis une terre sordide avec quelques truffes ! Quand ils en brandissent une, ils prennent leur pied. En v’là une, qu’ils exclament ! Photo ! La téloche se pointe, alertée. « Santonio, paraîtrait qu’on aurait découvert une truffe dans vot’ fumier ? Comment t’est-ce vous espliquez le phénomène ? Y a quoi donc comme antécédent dans votre pedigree ? Une duchesse russe ? Vous seriez pas le fils naturel de Montherlant ? Est-ce que vous vous tripotiez la zézette avant d’être sevré ? C’est vrai qu’on vous a élevé uniquement au phosphore pasteurisé ? Ou si on mettait de la cervelle en poudre dans votre biberon ? Quand vous calcez une sœur, votre moi second prendrait pas de la gîte, par hasard ? » Tel que je vous l’annonce.
Alors vous me voyez débouler avec un panier de truffes au bras ? Pour le coup, mon abondance me cisaille. Les v’là à faire le fin bec. Les dégoûtés ! « Dites, c’est pas de la truffe surchoix, ça ! Elle a le goût de la merde ! Vous vous laissez aller... » Moi, pas si tronche, je parsème seulement. Sans compter que, n’en déplaise à La Mazière, à Max et à d’autres grosses maîtresses-queues de la capitale, c’est pas bon, une truffe toute seule ! Ça un goût de pneu tubless moisi. Même en sauce ! Ça n’a qu’une chose pour soi : ça coûte cher. Là, je conviens. C’est gros comme une burne de sous-lieutenant de cavalerie et t’en as tout de suite pour trois quatre sacotins ! Le prix te neutralise. Non seulement faut que tu te fasses tarter à bouffer ce truc affreux, mais de plus tu te dois de clamer ton admiration ! L’intensité de tes délices ! Tu te mets les muqueuses à plat. Tu transcendantes tes papilles ! Chiasse de truffe !
La truffe nous berlure, les gars.
Voulez-vous que je vous dise ? C’est de la cochonnerie !
Assez de digressions ! En fin de livre, j’ai tort. Y en a qui sont déjà partis, vous dites ? Bon vent !
Rien ne bouge dans cette maison souterraine. Alors au travail, mon commissaire bien-aimé !
Je constate que toutes les portes sont munies d’un verrou extérieur, comme des portes de cellules pénitencières. Assez discret, le verrou. Mais efficace. Autre similitude avec des lourdes de prison, celles-ci comportant un judas. Un petit trou rond à lentille. Un œil optique, comme l’appellent les quincailliers pléonastes.
J’approche ma prunelle du premier. J’avise, grâce au grand angulaire, la pièce dans son entier. Elle n’a rien d’une geôle, je vous le garantis[41].
C’est d’un luxe ! Mais alors d’un luxe vraiment luxuriant. Ces murs tapissés de satin mauve ! Ces meubles Louis XVI d’époque (de la nôtre). Ces canapés dont on sent la mœlleur. Ces tableaux de maîtres et de contremaîtres. Ces tapis en couches successives, comme un schéma représentant l’écorce terrestre. Fabuleux, je vous le réitère.
Je pousse mentalement un cri de surprise.
Pas tellement à cause du confort suprême de cette pièce, mais principalement à cause de son occupant. Vous savez de qui il s’agit ? Vous donnez votre langue au chat ? Eh ben vous avez raison, parce que je n’en voudrais pas pour un empire, chargée comme elle est !
Ici, sous mes yeux, à trois mètres, assis dans un fauteuil et lisant un ouvrage d’art, j’aperçois l’émir Shâ-Pômhou, l’ancien maître du Kâtchâdeil, dont on a annoncé la mort tragique, voici un an, dans les ruines de Chachédubrakmâr sa capitale.
Ah, vraiment, les bras m’en tombent, comme disait un cul-de-jatte en admiration devant un tronc. J’aurais imaginé n’importe quoi, et même autre chose, mais pas ça ! Shâ-Pômhou en personne ! A Nogent ! Vous l’auriez cru, vous ? Regardez-moi bien dans les yeux malgré votre strabisme, et répondez. C’est une idée qui vous serait venue ?
Ah bon !
Mais bougez pas, comme disait Alfred Velpeau à une dame blessée qui le faisait bander, je ne suis qu’au bout de l’extrémité du commencement de mes surprises.
Je passe à une seconde porte. Je mate.
Retenez-moi, les gars ! Le second pensionnaire de Just Huncoudanlproz, c’est Mik Ballhole, le diplomate anglais dont on a signalé la disparition le mois dernier et qu’on croyait parti à l’Est. A l’est d’ (Anthony) Eden. Troisième chambre, troisième stupeur : j’y débusque un vieillard chenu en qui j’ai toutes les peines du monde de reconnaître Anatole Corallien, le fameux banquier qui tua le grand-père de sa maîtresse, après avoir abusé de lui. On se souvient que le brasseur de fric s’enfuit, son forfait commis. On trouva trace de son passage en Suisse, puis aux Nouvelles-Zébrides après quoi, fini, plus rien. L’homme s’était escamoté.
La quatrième porte ? Je vous parie votre paie du mois prochain contre ma paie de l’année dernière que vous ne devinez pas. Si, si, allez-y, virgulez des noms pour voir. Qui donc ? Charles qui ?... Vous êtes dingue ! Je veux bien qu’on a expédié l’emboîtement, mais tout de même ! Ah vous, alors, rien ne vous épate ! On t’en dit gros comme le petit doigt et te faut le bras ! Non, cette fois, mes très chers, c’est Rebecca que je dégauchis, mignonnette toute pleine dans une chambrette à fleurs meublée Mimi Pinçon.
Elle dort ! Ce qui me porte à conclure que ces chambres sont puissamment insonorisées car personne ne semble avoir perçu (ni aperçu) mes tout récents gueulements.
La cinquième chambre recèle Mme César Pinaud, en pleine dorme également.
Du coup, un vif soulagement me ramone les angoisses. Ces deux femmes sont vivantes ! Dieu soit vendu ! Mézigue, à travers cette hécatombe, je pessimistais vilain à leur sujet, je peux vous le confier à présent, ne le perdez pas. Je me disais que dans ce petit Verdun (que désormais, dans les annales policières on appelle « La nuit Sauvage ») elles pouvaient y laisser leur vie, les deux chéries. Surtout la Finaude ! Enfin bref, les v’là récupérées, saines et oises. C’est l’essentiel.
Je pourrais les libérer immediatly, mais je retarde l’instant, soucieux d’achever ma besogne et désireux de la finir en ayant les coudées franches. Les gonzesses, surtout quand on vient de les délivrer, sont d’une encombrance noire ! Et je cause ! Et j’explique ! Je questionne ! J’agrippe ! Il a de l’urgent sur le tapis, San-A., mes biquettes et biquets. Vous croyez pas qu’il va s’enrayer l’élan à bajaffer, non ! C’est pas dans sa manière ! D’accord, par moments il enlise l’action au profit de ses déblocages ; mais jamais il papote !
Ce que je veux ardemment, c’est mettre la main sur le gros asthmatique et sur Huncoudanlproz. Où sont-ils, ces deux bougres !
Sixième chambre ? Vide ! La septième porte ne comporte pas de judas. Son verrou n’étant pas mis, j’actionne la béquille du loquet. En vingt ! C’est bouclé de l’autre côté.
J’ai un chargeur de rechange (et de recharge) dans le tiroir arrière gauche de mon futal. M’est donc possible d’utiliser les dernières prunes du magasin en cours.
Rrrrrrran an an an !
Salve[42] salve salvatrice !
Je vous recommande mon Tu-tues pour quand c’est que vous avez oublié votre clé ou bien que votre petit dernier s’est bouclé dans les vouatères et peut plus rouvrir. Une giclée dans la serrure avec ma burette suédoise et vous obtenez votre visa !
Pas de question : la serrure fait comme Otto, elle dit d’ac !
Je me doutais un tant soit chouille que j’allais pas débarquer dans une pièce comme les autres, mais bien sur un nouveau couloir. Il est en forme de galerie de mine. Cette fois, changement à vue... De simples étais de bois soutiennent une voûte glaiseuse et suintante. De l’eau en flaques sur un sol bourbeux... Le tout n’est éclairé que par une loupiote électrique très faiblarde. Je me mets à patauger dans la mouscaille tout en rechargeant mon feu.
Je réalise parfaitement le circuit. La propriété de Huncoudanlproz communique par ce souterrain avec la maison voisine. En cas de coup dur (dont acte) les occupants peuvent s’évacuer par là. Je vous parie, madame, ce à quoi vous pensez contre ce que je souhaite, qu’ils ont gerbé, mes deux lascars. Ces quelques minutes de battement leur ont suffi. Je les imagine dans une bagnole rugissante, fonçant vers une autre retraite ! J’enrage ! J’endésespoire !
Ma galopade fait un bruit sinistre dans le conduit fangeux. Glaouf ! Glaouf ! Je dois parcourir de la sorte une vingt-cinquaine de mètres avant que d’atteindre un escadrin de pierre.
Oh ! Oh ! Au haut, une porte est demeurée ouverte. Je ressors dans une cave toute semblable à celle de l’autre baraque. Le coup du tonneau ! Quand il trouve un gadget futé, Just Huncoudanlproz, il l’exploite jusqu’au bout, décidément.
On lit la précipitation des fuyards aux portes qu’ils ont négligé de refermer une fois franchi le souterrain. Leur trajet est clairement balisé. Suffit de suivre. D’ailleurs les traces de leurs paturons bourbeux se lisent sur le sol.
Je monte un nouvel escalier, déboule dans un vestibule, traverse une cuisine puant le renfermé, où des araignées pénélopent à tout-va. Une porte basse fait communiquer la cuisine en question avec le garage.
Cette fois je stoppe. A cause du bruit.
D’un double bruit dont l’un complète l’autre. Il s’agit d’un faible glouglou et d’une faible plainte. Les deux se superposent. Je m’accagnarde contre le mur et risque un œil dans le local.
La première chose que je vois est un homme, si j’ose jargonner ainsi.
Un homme mourant d’une bien sale mort.
L’individu défavorisé par le sort n’est autre que le gros mec qui nous a reçus. Il est pratiquement éventré, ce malheureux. Sortez, mesdames et mes demoiselles, je vais décrire ça à messieurs les hommes. Eux ont fait la guerre ou la feront, les sanguinoleries ne leur font donc pas peur. D’autant que je serai bref. Le gros fuyard a été abattu d’un coup de hache. L’horrible provient de la façon dont il l’a effacé. Selon moi, quelqu’un attendait derrière la porte le déboulé des fugitifs pour les assaisonner. L’asthmatique qui arrivait en tête a vu le bourreau avec sa hache levée, prêt à frapper, il a eu un réflexe pour rejeter sa tête en arrière. Son geste a été suffisant pour épargner celle-ci, mais non pour mettre son buste hors d’atteinte.
Si bien que la cognée l’a cueilli au thorax. Il est fendu du cou au nombril ! Ce gâchis ! Il lui sort des trucs effrayants, mes pauvrets. En couleurs naturelles et qui malodorent. Des trucs qui fument ! Enfin, on vous a déjà montré tout ça au cinéma de votre quartier. Toujours est-il que ça ne va pas du tout pour lui. Il a davantage de chances de devenir chevalier dans l’ordre du mérite que centenaire.
Ma curiosité domptant ma répulsion, je me penche un peu plus. Boû lou lou ! La fête continue ! Y a matinée récréative décidément !
Deux hommes en imperméable, dont l’un est d’un blond presque blanc, en attachent un troisième à l’arrière d’une voiture automobile. C’est la manière qui importe. Ils ont placé un jerrican derrière le véhicule. Le troisième homme (il est en robe de chambre, comme une vulgaire patate) est allongé à plat ventre sur le sol, sa poitrine reposant contre le bidon de manière à le surélever.
Les deux zigs l’ont obligé d’ouvrir toute grande sa bouche et lui ont enfilé le pot d’échappement de la tire dans le bec. Plus justement, c’est Just qu’ils ont adapté au tuyau. Vous me filez le dur ? Merci. Huncoudanlproz, car je ne doute pas un instant qu’il s’agisse de lui, a les mains et les bras entravés. De plus, ses liens passent autour du pare-chocs de la chignole.
Le blond-blanc va se mettre au volant. Il est terriblement calme. Un robot dont les gestes seraient souples et coulés. Le v’là qui actionne le démarreur.
Se produit alors le plouf caractéristique du moteur. L’homme ligoté a un soubresaut. Il suffoque. Téter du gaz avec un chalumeau de ce diamètre est très mauvais pour les bronches, beaucoup de médecins spécialisés dans les voies respiratoires vous le confirmeront.
Le blond coupe la sauce et réapparaît. Son pote, un quinquagénaire grisonnant, tire leur victime en arrière pour le détuber. Il le fait basculer sur le dos. Le tète-pot est un type d’une petite quarantaine, joli garçon, avec des traits aristote-cratiques. Des yeux bleus injectés de sang pour l’instant et une bouche béante, toute noire. Il n’arrive pas à reprendre son souffle. Tel qu’il est parti, il va tousser ses poumons, sa rate, son gésier et trois mètres cinquante de durite.
— On recommence ? lui demande l’homme aux tifs gris.
Le pauvre diable dénègue du chef sans cesser d’expectorer.
— Alors rendez nous la tête ! dit son tourmenteur.
— Allons, messieurs, c’est vous qui perdez la vôtre ! lance le glorieux San-Antonio en s’avançant.