CHAPITRE PREMIER

 

BANG !

 

On ne peut pas se gourer : y a qu’un seul bijoutier à Saint-Franc-la-Père.

Et il tient effectivement boutique Nouvelle Avenue du Général-de-Gaulle.

Pour aller à Saint-Franc-la-Père, vous ne pouvez pas vous tromper : c’est tout droit pour commencer, ensuite vous tournerez quatre fois à droite et vous recontinuez tout droit jusqu’à ce que vous obliquiez sur la gauche. D’ailleurs c’est indiqué sur la Nationale.

Saint-Franc-la-Père est une charmante localité vieillotte alanguie autour de son église romane de toute beauté. Sur les guides elle est signalée par une tête de mort, l’église, c’est vous dire[14] !

La montre-bracelet de deux mètres servant d’enseigne à la bijouterie indique qu’il est une heure moins dix lorsque j’arrête ma calèche devant le magasin.

Chemin faisant, j’ai expliqué à mes deux participatrices l’objet de ce voyage nocturne, et elles discutaillent de l’affaire en termes vigoureux, ces dadames. Construisent une version des événements qui, mon Dieu, en vaudrait une autre, si j’en avais une autre. Selon elles, Rebecca doublait son mari (car elles continuent de considérer Nini comme un homme et moi, histoire de m’amuser, je les laisse se confiner dans leur berlue). Vladimir Kelloustik a voulu la faire chanter et elle l’a tué d’un coup de hallebarde. Après quoi, elle a tenté de faire basculer le cadavre dans la cour pour s’en débarrasser ; malheureusement, un crochet de gouttière a stoppé la culbute du vilain. La gosse a attendu, se demandant comment s’en tirer. Elle a évacué le tapis sanglant et remplacé la lame meurtrière par une autre à peu près semblable trouvée chez un antiquaire... Et puis, comprenant qu’il fallait à tout prix « faire quelque chose », elle s’est décidée à me mettre tout doucettement au parfum.

Leurs élucubrations offrent le mérite de m’aider à réfléchir. Elles servent de support à ma propre gamberge. C’est une toile nantie d’une couche de fond sur laquelle il fait bon peindre.

Ainsi, lorsqu’elles décident ingénument que Rebecca a tué Vladimir et l’a jeté par-dessus la barrière, le San-A. démarre illico sur ce canevas et vagabonde du ciboulot. Il se dit qu’il y aurait au moins deux personnes sur les lieux du meurtre puisque le Polak a été cigogné dans l’appartement et non sur la terrasse. Un homme seul, même très fort, n’aurait pu le hisser sur cette dernière, car l’échelle de meunier est abrupte et la trappe assez étroite. Il était donc nécessaire qu’une personne tire et qu’une autre soutienne le mort. Vous pigez, bande de sclérosés ?

Ah ! fasse le ciel (et ma perspicacité) que je retrouve la petite conne ! Je me charge, comme disait Lamartine, de lui tirer les vers du nez.

Il s’appelle Jean Naidisse, le bijoutier de Saint-Franc-la-Père. Son blaze est écrit en anglaise dorée sur la vitre de sa boutique. On le voit scintiller à travers la grille noire. N’apercevant pas de sonnette, je décide de le héler. Seulement, histoire de ne pas le paniquer, c’est Berthe que je charge de cet exercice vocal, une voix de femme étant plus rassurante qu’un organe masculin.

La Gravosse descend de chignole et se campe sur l’étroit trottoir pour bramer des « M’sieur Naidisse ! » qui illuminent rapidement toute la rue.

Mme Pinaud contemple sa « collègue » dans la lumière dorée de mes phares.

— On se demande ce qui lui passe par la tête pour s’habiller ainsi, chichigne la Vioque. Ma parole, elle se prend pour une jeune fille !

— Elle l’est de cœur, ma chère amie, soupiré-je. L’innocence est une jouvence.

C’est vrai qu’elle a une drôle de dégaine, Berthy, dans son accoutrement. Avec sa minijupe, ses cuissots monstrueux, sa poitrine à la débandade, sa chevelure décoiffée, sa trogne constellée de verrues angora, elle ressemble à du Gus Bofa.

Une croisée s’illumine, puis s’ouvre au-dessus de la bijouterie et un bonhomme effaré joue au baromètre suisse au risque de se défenestrer. Il a une tronche à annoncer la pluie, Jean Naidisse à Saint-Franc-la-Père. Un instant plus tard, lorsque sur mon injonction (de coordination) il délourde la petite porte jouxtant celle de son magasin, le plan américain que j’ai de lui me confirme la chose. C’est la navrance vivante ! La cruauté du sort faite homme ! Le ratage déguisé en bijoutier de banlieue. Imaginez un quadragénaire déplumé et grisâtre, avec du mou dans la maigreur et de l’abandon sur les livres. C’est une espèce de brouillon de vieillard ! Un projet de cadavre ! Son œil gauche, écarquillé par l’usage prolongé de sa loupe d’horloger, a l’air non seulement artificiel, mais de surcroît mal imité. Des plaques d’origine plus ou moins eczémateuse le marbrent. On dirait qu’il n’a jamais été enfant. Qu’il est né comme ça, qu’il n’a pas pu le devenir.

— Monsieur, oui ? On me demande ? Que me veut-on ? C’est à quel propos ? Il y a un malheur ? J’ai fait quelque chose ? bavoche le pauvre bonhomme dans une langue qui est plus du moribond ancien que du français moderne.

Je l’achève.

Faut achever les agoniques, par tous les moyens. L’euthanasie, ça aide à vivre.

— Police !

Alors il perd pied. Il en perd un... Se balance sur l’autre. L’horloger est devenu pendule. Son regard est blanc comme un cadran, ses yeux menus indiquent huit heures vingt.

— Vous l’avez retrouvé ? demande-t-il dans un zéphyr.

— Qui ça ?

— Eh bien, mais... Charles, mon fils ?

Il éternue.

— Entrons, dis-je, vous allez prendre froid.

Je le refoule avec une douce autorité. Il recule dans un vestibule jaunâtre, encombré de plantes vertes dont les cache-pot s’étagent sur des rayons disposés à des niveaux différents. Pour suivre ce couloir botanique, faut avancer de profil. On gagne ainsi un salon médiocre, aux murs moins joyeux que ceux d’une pissotière. Des sièges cannés et des meubles infâmes encombrent la pièce.

— Pourquoi me demandez-vous si l’on a retrouvé votre garnement ? demandé-je en m’asseyant.

— Mais, parce que... enfin, étant donné les circonstances, je me demandais...

Je devrais éprouver quelque compassion pour ce père meurtri. Au contraire, il m’énerve. Son affliction écœure. Certaines peines ressemblent à des cancrelats. On a envie de les écraser.

— Quelles circonstances ?

— Ben, Charles s’est évadé, n’est-ce pas ?

— Quand ?

Il ne pige plus. Ma qualité de poulardin l’a branché sur une fausse piste.

— La semaine dernière... Il s’est sauvé du tribunal...

Tiens, je me rappelle confusément avoir lu ça dans la presse. Quelques lignes à la trois. Un dévoyé qui passait en correctionnelle...

— Je pensais que vous l’aviez arrêté, conclut le bijoutier.

— Je ne viens pas pour Charles.

Un peu de bonheur détend sa bouille dévastée.

— Vraiment ?

— C’est votre belle-sœur qui m’amène.

— Marcelle ?

J’ai une fraction d’hésitation, puis je me souviens que Rebecca se prénomme Marcelle et j’acquiesce.

— Oui, Marcelle. Je veux la voir d’urgence.

— Comment ça, la voir ? Elle n’habite pas ici !

On lit clairement sur sa cerise qu’il dit vrai. Je me suis payé des illuses en espérant que la fugitive est venue chercher asile à Saint-Franc-la-Père.

— Elle habite l’île Saint-Louis, reprend le navré, avec...

— Georges Campary, je sais. Mais elle en est partie pour venir vous voir, du moins je le suppose.

Il secoue la tête.

— Non ! Non !

— On va s’en assurer ! dit la voix péremptoire de B.B.

Elle m’a suivi, l’Ogresse. Campée dans le couloir, elle assiste à la scène d’un œil critique.

— Mais puisque je vous affirme ne pas l’avoir vue ! éplore l’horloger.

Sur quoi, dame Berthoche s’avance sur lui comme un chasse-neige dans la tourmente.

— Les affirmances d’un type que son fils est un évadé de prison, je m’en torche ! déclare-t-elle sèchement. Sans rire, on irait où est-ce si on prêterait attention aux mensonges des éleveurs de gibier de poterne !

L’autre blêmit de plus en plus sous l’insulte.

— Mais, madame !... bredouille-t-il.

Une mornifle administrée comme un revers de raquette lui fige ses protestations dans le râtelier.

— La boucle, je vous prie, hé, vieille tarte ! Sans blague, ça se permettrait de protester avec un garnement en cavale ! Ça pousse son môme au crime et ça plastronne comme un pou dans la chevelure d’une Suédoise !

— Calmez-vous, ma chère Berthe, interviens-je vivement, soucieux d’éviter une nouvelle hécatombe.

— Oh, n’ayez crainte, s’empresse la Baleine, je suis très calme, seulement je déteste les bonshommes qui jouent les affranchis. Que ce gredin roule les mécaniques devant nous, en ayant un fils bandit et une belle-sœur assassine, qu’est-ce vous voulez : ça me révolte !

— Ma sœur, un assassin ! balbutie une voix semblable au bruit que ferait un moulin à poivre empli de plombs de chasse.

La bijoutière vient de surgir. C’est pas un bijou. Pas même un cadeau ! Elle est décharnée, anguleuse, sous sa robe de chambre de pilou rouge. Ses cheveux ternes pendent le long de sa figure comme les tentacules d’une pieuvre morte. Ses dents supérieures avancent considérablement au-dessus de son menton crochu et elle ne possède pas suffisamment de lèvre pour les recouvrir.

La pauvre femme doit souffrir d’une laryngite, si j’en juge à son timbre caverneux.

Elle nous enveloppe d’un regard désastré qui ressemble aux regards de certains clowns dont le maquillage est très épais.

— Tiens, v’là aut’chose ! gronde Berthe en l’apercevant. La maman du petit gredin, je suppose ? Quelle famille ! Surveillez-moi ce joli monde, San-Antonio, du temps que je vais fouiller leur repaire. Des bijoutiers mon cul, si vous voudrez le fond de ma pensée. Ça sent le receleur dans cette taule !

La bijoutière s’indigne.

— Vous n’avez pas le droit de nous insulter ! Pas le droit de perquisitionner chez nous sans mandat ! Pas le droit de...

— Ah, mouais ? la toise Berthe. Continuez, vous m’intéressez ! Si, si, continuez qu’on se marre un grand coup ! Pas le droit ! La police ! Pas le droit ! Chez des ganstères ! Pas le droit ! Et si on les arrêtait, commissaire ? Dites ! Ce serait pas pain bénit ? Tous les deux, comme otages, en attendant qu’on retrouve leur gamin et la frangine ! Ça nous ferait quèque chose à guillotiner en cas de besoin ! Passez-leur-z’y donc les menottes ! Tout de suite, je vous conjure. Ne serait-ce que pour m’être agréable ! Des loustics de c’t acabit, qui te vous narguent et te viennent vous causer de leurs droits, faut pas leur avoir la moindre compassion. M’étonne pas que leur môme soye devenu une graine pareille. Tel père, tel fils, comme on dit dans la Bible. C’est comme bijoutier, je vous demande un peu... Vous parlez d’un exemple pour un enfant ! Toujours à lui faire miroiter des ors et des pierreries sous le nez depuis qu’il est au monde ! La loi devrait interdire ! Exciter les penchants d’un gamin de la sorte, y a de l’abus ! Ça a un nom, hein ? Incitation au débauchage si je me trompe pas ? Les menottes, je vous prie !

J’ai grand mal à apprivoiser la mégère. Les fonctions qu’elle s’est octroyée pour la nuit lui montent au ciboulot. De sauvages instincts qui macéraient dans sa graisse se dégagent brusquement et s’épanouissent. Aussi dois-je monter le ton et montrer mes gros yeux pour lui juguler les outrances. D’un pas ulcéré, Berthe s’évacue dans l’appartement des bijoutiers pour s’assurer qu’il est parfaitement vide.

Ouf ! Enfin seul avec le triste couple. Ça se voit comme la tour Eiffel qu’ils sont victimes d’un sort mauvais, les pauvres diables. Le malheur leur perle aux pores de la peau comme de la sueur. Ils marinent dans les afflictions depuis longtemps, toujours peut-être ? Des paumés originels, des pas-de-bol à vie ! La pétoche s’est collée à eux une fois pour toutes, les parasites, pompe leurs dernières énergies, ronge leurs ultimes espoirs.

— Pardonnez le numéro de l’Ogresse, leur dis-je en souriant, sa présence ici serait trop longue à vous expliquer. Elle est gueularde mais pas méchante.

— Qu’est-il encore arrivé ? soupire la dame à la voix sépulcrale.

Son « encore » résume la persévérance de leurs déboires. Deux navigateurs de la merde, ils sont ! Cap sur la pommade ! En avant toute ! Bon vent, les gars ! Au cassoulet...

— On a trouvé le cadavre d’un homme sur la terrasse de votre sœur...

J’ai de la peine à dire « votre sœur ». Elles se ressemblent si peu. L’une est jeune, appétissante. L’autre déjà vieillotte et pas regardable. Elles ont autant de points communs qu’une pêche non cueillie et la couenne de lard jaune fiché dans les dents d’une scie.

— Car Marcelle est votre sœur, n’est-ce pas ?

— Ma demi-sœur...

Ah bon, c’est déjà ça de récupéré.

— Je l’ai pour ainsi dire élevée, explique la bijoutière. Vous dites, un cadavre d’homme sur leur terrasse ? C’est affreux.

— Pendant nos investigations, tout à l’heure, votre sœurette s’est sauvée.

— Comment, sauvée ?...

— Elle a dit à des amies que « ça se gâtait », ce sont ses paroles. Puis elle a décroché son manteau et elle est partie précipitamment.

« En pleine nuit, j’ai pensé qu’elle viendrait chercher refuge chez vous. »

— Non, non, glapouille le bijoutier. On ne l’a pas vue, n’est-ce pas, trésor ?

Trésor ! Je vous jure, y a que des gus pareils qui peuvent se permettre de tels sobriquets. Il est dans une vieille chaussette, le trésor.

— Vous n’avez reçu aucun coup de fil d’elle ? insisté-je.

— Absolument pas !

Je les regarde, très maître d’école cherchant à percer le mensonge dans sa classe. Ils semblent éperdument sincères.

C’est alors qu’il se produit quelque chose, mes fieux. Dans la fliquerie, ce qui nous aide beaucoup, c’est le hasard, la complicité des événements. Combien de fois, lors d’une enquête, ai-je rencontré, oui, bêtement rencontré, l’individu que je coursais. Seulement allez donc bonnir ça dans un livre... Vos lecteurs vous le fileraient à la frime en vous traitant d’imposteur, de dégénéré, de constipé du bulbe, de truqueur anémié et autres... Ce qu’il leur faut, c’est du Légo bien assemblé. De la pièce montée très hardie. Des rebondissements ! Surtout des rebondissements. Un cadavre à la fin de chaque chapitre. Que ça chancelle dans leur comprenette. Ils aiment se faire embrouiller la pensarde. Alors tu parles, si tu leur déclares que tu cherches Césarin pour une question de vie ou de mort et que tu leur annonces qu’il est assis au café de l’Univers, en bas, devant un diabolo grenadine, ils crient au méchant scandale. A l’abus d’incrédulité ! Ils te répudient.

En vertu de ce grand principe, moi, dans ma conjoncture ci-dessus, je devrais m’écraser. Pas moufter à propos de l’incident. Faire comme si de rien n’était. Mentir par omission, c’est pas du vrai mensonge, mais de « l’aménagement ».

Seulement moi, vous me connaissez ? Brèmes sur table, toujours ! Les yeux dans les yeux avec mon lecteur. Entre lui et moi, c’est une question de confiance. La vérité pleine et entière ! Il sait que je ne lui filerais pas un morceau de bout de détail qui ne soit rigoureusement exact, contrôlable. Je n’ai pas le droit de biaiser. Les galoups, je les laisse aux petits besogneux chétifs. Aux faux martes qui, croyant vendre du vent (et s’en vantant) ne vendent en fait que des pets.

Au moment même où le marchand de grigris m’affirme que sa belle-sœur n’a pas téléphoné, le biniou carillonne dans l’appartement. Il a une drôle de voix, leur bigophone aux joncailleux. Une voix qui va avec les leurs.

Grelottante, fêlée, exténuée. Ça fait sonnerie de petite gare perdue le long d’une voie très secondaire dont la suppression n’est qu’une question de jours.

Ils sursautent.

Je les estimais au bout de la blêmissure. Complètement décolorés.

Eh ben non : ils réussissent à pâlir encore un peu plus. Des morts. Des sujets de cire représentant des morts ! Nuance ! Tout est dans la nuance ! S’exprimer, c’est préciser. Même dans Picasso le poil de cul est présent. Il n’est pas omis, mais interprété : et il continue de friser.

Les marchands de montres n’osent se dévisager.

Un coup de turlu à une heure du matin, chez beaucoup de gens ça ressemble à un début de catastrophe.

Je cherche l’appareil et le découvre sur une console de faux bois représentant du faux marbre. J’hésite. Mais juste pour dire. Puis je décroche et je fais « allô » d’une voix aphone, creuse, basse, profonde.

A l’autre bout, une femme demande précipitamment :

— Je suis chez monsieur et madame Naidisse ?

— C’est elle-même, répond l’impudent San-Antonio.

— Ici Thérèse. Dites, vous avez des nouvelles ?

— Non ! réponds-je...

Il me semblait percevoir un bruit de crécelle, en arrière-plan sonore. Un bruit haché, maladroit.

— Moi non plus, fait Thérèse. Oh, ce que je suis ennuyée, si vous saviez...

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je vous rappellerai demain, ça urge. Excusez-moi.

Ma correspondante raccroche. Je l’imite. Le couple me défrime avec des airs simultanément apeurés et interrogateurs.

— Qui est Thérèse ? questionné-je.

Je m’adresse tout particulièrement au marchand de bagouzes. Un homme, en général, c’est plus spontané qu’une gerce.

Il secoue la tête.

— Je ne sais pas.

Puis à sa femme :

— Tu connais une Thérèse, toi, trésor ?

— Non.

Sans blague, mais ils me berlurent, ces crêpes ! Dites, la Grosse n’aurait pas raison, mine de rien ? Ce bon ménage d’effondrés ne nous empaillerait pas sur les bords ?

Je me laisse chuter dans un fauteuil qui crie au secours. Je croise mes mains sur mon estomac et considère paisiblement mes hôtes.

— Peut-être n’êtes-vous pas ce que vous avez l’air d’être, après tout, murmuré-je. En ce cas, je vais devoir vous montrer qui je suis, ainsi nous serons quittes. Une femme vient d’appeler. Elle a réclamé Mme Naidisse. Je me suis permis de contrefaire votre voix pour répondre affirmativement. Elle a déclaré alors qu’elle était Thérèse, comme l’aurait lancé un familier et elle a demandé si vous aviez des nouvelles. Vous ne croyez toujours pas ?

Les bijouteux secouent la tête.

— Mais non, c’est à n’y rien comprendre, renchérit la femelle, Thérèse ?

Elle réfléchit (ou fait semblant).

— Non... Je ne vois pas. Thérèse... Ça ne me dit rien. J’ai connu une Marie-Thérèse, à l’école, mais je ne l’ai jamais revue depuis le brevet. Elle n’a rien dit d’autre, cette personne ?

— Si : qu’elle était très ennuyée et que ça urgeait.

— Qu’est-ce qui urge ?

— Je vous le demande.

La bijoutière semble vouloir conclure une alliance avec moi (si je puis dire).

— Ecoutez, graillonne-t-elle après s’être raclé le gosier à plusieurs reprises pour tenter de se décamoter les muqueuses et les ficelles, écoutez, monsieur le commissaire, je vois bien que vous nous soupçonnez de je ne sais quoi. Que vous nous prenez pour des menteurs... Il ne faut pas. Nous avons un malheureux enfant qui a mal tourné. Tout petit il avait des instincts pervers et ne se comportait pas comme les autres. On l’a montré à des docteurs, des neurologues... Aucun résultat. C’est pas notre faute. Oh, que non. Une année je l’ai même emmené à Lourdes, pour voir... Nous sommes d’honnêtes gens, monsieur le commissaire, tout le monde vous le dira dans le pays. Nous portons notre croix le plus vaillamment que nous pouvons. Si nous vous affirmons que ma sœur n’est pas venue ce soir et n’a pas téléphoné, c’est parce que c’est vrai. Si nous vous jurons nos grands dieux ne pas connaître cette Thérèse, c’est encore parce que c’est la vérité. J’ignore ce qui a pu se produire chez ma sœur et ce que vous cherchez, toujours est-il que nous ne savons rien et que vous perdez votre temps ici !

— Pas sûr ! déclame la célèbre Berthagoche en réapparaissant avec un maximum d’effets théâtraux.

— Vous avez trouvé quelqu’un dans l’appartement, ma chère amie ? m’empressé-je.

— Pas quéqu’un, quéque chose ! affirme la mystérieuse.

Son regard vorace flamboie au-dessus de ses bouffissures. Une bride de son monte-charge a dû flancher car une de ses pastèques pend sur la jupette frivole. Ah, la noble guerrière que cette houri ! Moi, y a des moments, je me demande si Jeanne d’Arc ressemblait pas à Berthe dans le fond. Vous ne croyez pas ?

La frêle mômasse de Donrémy, j’ai jamais mordu à bloc. Je la vois plutôt solide truande, miss d’Arc. Mafflue, fessue, nichonnante et altière, forte en gueule, généreuse du derche et franche-buveuse. Jeanne d’Arc, la vérité vraie, c’est qu’elle n’était pas un personnage de Péguy mais de Rabelais. Berthe, je vous affirme ! Terrible, volumineuse, gueuleuse. Crevant hommes et chevaux ! Couchant son adversaire d’une torgnole, passant à la casserole douze mâles ardents et hardant les soirs de bivouac. Une nature ! Son imagerie aurait mieux convenu aux fresques de salles de garde qu’aux vitraux de cathédrales. Un certain aspect de la France, somme toute. Plus vivant, plus généreux que celui qu’on nous a fignolé dans les manuels scolaires supervisés par notre sainte mère l’Eglise. Elle a pas obéi à ses voix, Jeannette, mais à sa nature bouillonnante. Elle était pas mythowoman, elle était seulement pétardière, c’est-à-dire bien française. Plus tard, quand je serai très schnock, au soir, à la chandelle, je me l’écrirai, ma Jeanne d’Arc, comme tout le monde. En trois actes et un tombé. Je la ferai représenter au « Palais des Sports » avec Yvan Rebroff dans le rôle principal. Vous pouvez déjà retenir vos places, la location est open. Mais tout ça, je vous l’ai déjà bonni dans des ailleurs que je me rappelle seulement plus la référence du catalogue. Pardonnez-moi, on a tous ses dadas. Jeanne d’Arc aussi avait le sien !

 

Donc Berthe, je vous y reviens...

Elle ramène sa main droite de ses fesses à sa face. Un geste de prestidigitateur. Les francforts de la grosse tiennent une photographie.

— Regardez ! barrit la Dubarry du Béru[15].

— C’est la photo de notre pauvre Charles ! lamente dame Naidisse et tendant la main pour reprendre son bien.

Notre Bérurière a une esquive.

— Pas touche ! mugit la moujik amusante[16]. Ce document est à verser au dossier !

Je chope l’image. C’est vrai qu’il est marqué par le destin, le fils Naidisse. Une bouille pareille, c’est un label ; elle annonce la couleur. Y a écrit « Prenez garde à la vermine » sur sa frite de gouape. Vicieux, pernicieux à bloc. On le devine nuisible jusqu’à l’os. Et visiblement, il ne peut être autrement, c’est plus fort que lui, que tout ! Pas guérissable.

Sur la photo Charles Naidisse monte un solex comme un cow-boy de rodéo grimpe un alezan sauvage. On dirait qu’il vient de le dompter.

Je m’explique mal la jubilation de la Baleine. Elle se pourléche les paupières, guettant mes réactions, s’étonnant qu’elles tardassent.

— Hein ? Hmmm ? Eh bien ?... gémit-elle de la narine.

Pour elle, c’est une espèce de prise de guerre. Elle a le triomphe du soldat allemand de 40 qui ramenait un régiment français au bout de sa mitraillette, après avoir recommandé aux autres (régiments) de faire la vaisselle en attendant son retour.

Je me perplexe la nénette. Certes il n’est pas inintéressant de contempler cette frime de malfrat dont le cynisme constitue la force de (petite) frappe. Mais de là à pavoiser, à glousser, à se mettre la queue en trompette, à geindre de plaisir, y a un pas, un détroit, un golfe !

— Enfin quoi, nom d’Dieu, vous voyez donc pas ! s’emporte Berthe aux grands pieds[17].

— Mille regrets, ma charmante, mais il s’agit d’une devinette : je donne ma langue au chat.

— SA veste !

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Enfin quoi, nom d’Dieu, vous avez besoin de porter des lunettes ! Quand je pense que mon gros lard d’Alexandre-Benoît ne tarif pas d’horloge sur votre paire pire qu’à citer, causons-z’en ! C’est pas encore demain que vous surplanterez Chermokolès ! Moi, à vot’place, je rendrais une petite visite aux frères Lissac.

Fouaillé par les durs sarcasmes de la Monstrueuse, je bigloche le cliché à m’en faire pleurer les glandes salivaires.

Et brusquement mon irritation se mue en confusion. Je sens poindre en moi une certaine admiration pour Berthe. Confuse et mal acceptée au début, celle-ci croit et s’épanouit. Bientôt elle rayonne comme un miroir soleil sur un mur tendu de velours noir.

— Impeccable ! soupiré-je.

— N’est-ce pas !

— Vous êtes douée, Berthe.

— Je le savais ! répond l’immodeste femme.

Je me tourne vers la bijoutière. Ce que je vais lui demander est grave, très grave. Si elle répond à ma question par l’affirmative, il sera à peu près établi que son fils est devenu un assassin. N’est-ce point effrayant d’attendre d’une mère ce genre de preuve ? D’user de son innocence ? Et cependant le métier commande.

— Votre fils portait-il cette veste au moment de son arrestation ?

Son instinct la met en garde. Elle hésite. Elle fait une moue dubitative, presque négative. Mais les bonshommes, vous savez comme ils sont glands ? Gaffeurs, cornards, fougueux, prêts à débloquer dès qu’une occasion s’offre.

Jean Naidisse a regardé l’image brandie.

— Oui, il égosille ! Son blazer... Oui, trésor, souviens-toi... Son blazer bleu avec les boutons de marine...

Moi, vous me connaissez ?
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