Chapitre Dreux
J'entre dans le commissariat principal de Chartres.
Le flic obèse qui m'accueille est à peu près avenant et enjoué comme un chacal venant de vomir les selles d'une hyène hépatique.
— C't'à quel sujet ?
— Je voudrais voir le commissaire Bernard Roykeau, s'il vous plaît.
— Z'avez rendez-vous ? se rembrunit le poulardin.
— Non, mais Nanard m'a dit qu'un gros con m'attendrait à la réception pour me conduire jusqu'à lui.
La tronche du mec affiche la mine d'un pitbull en rut à qui tu caresses les roustons avec une plume d'oie espérant ainsi l'amadouer. Je m'empresse de le rasséréner.
— Comme le gros con n'est pas là, vous pourriez peut-être le remplacer.
Réconforté, le planton décroche son bigophone.
— Je vais voir ce que je peux faire. Allô ? Monsieur le commissaire, y a quéqu'un qui voudrait vous causer. Attendez, (s'adressant à moi) c'est quoi votʼnom ?
— Commissaire San-Antonio. Je suis également vice-directeur de la police nationale.
Le pandore, tu devineras jamais comment il réagit. Ça commence par un gargouillis du côté de son intestin grêle et puis d'un coup le gros côlon se vide. Il se met à chier sous lui, sans retenue.
On a tous connu des sons et lumières, mais des sons et odeurs, j'te jure, ça vaut le déplacement. A chaque salve correspond une pestilence et à chaque flatulence un remugle. C'est beau, le mélange des sens.
*
* *
Bernard Roykeau, c'est le beau mec caractérisé. Tout est bon chez lui, y a rien à jeter, qu'il aurait chanté notre Brassens s'il avait été de la jaquette flottante. Et le Petit Prince, un jour que Saint-Ex était pas trop bourré, il aurait pu demander : « S'il te plaît, dessine-moi un Roykeau ! » Tifs argentés, œil de braise, muscles d'acier, et en plus, sympathique, vif et intelligent. T'en aurais envie comme gendre, si t'avais une fille ? Te dire mieux ? Après moi, c'est le plus beau flic du monde.
Il me tend main et sourire. Je lui serre l'une et lui rends l'autre.
— Je t'attendais, San-Antonio.
On ne peut pas dire qu'il fasse dans l'hypocrisie, Nanard. Et pour bien me prouver qu'il joue cartes sur table, il dépose devant moi la casquette d'Antoine dont au sujet de laquelle je t'ai déjà causé au prélavable. Je donne moi aussi dans le franc-jeu.
— Mon fils m'a dit qu'il avait perdu cette casquette.
— Ton fils ! Tu parles d'Antoine ?
Roykeau se lève, contourne son bureau et vient se poster derrière moi. Il me parle d'un ton très doux en compulsant un dossier.
— Il est l'enfant d'un certain Vladimir Kelloustik que tu as flingué parce que c'était un voyou de la pire espèce.
Je bondis de mon siège.
— Antoine, je l'ai adopté, Félicie l'a élevé et ça fait plus de vingt ans qu'il est mon fils !
Roykeau a un geste amical : il me pétrit l'épaule comme un maquignon qui s'assure de la tendreté de son emplette.
— Je sais, je sais… Je ne fais que pronostiquer ce que dira le juge d'instruction.
— Parce que tu l'as déjà prévenu ? bouillonné-je.
— Bien sûr que non. Je t'ai dit que je t'attendais. Alors je te pose la question. Est-ce que ton fils a quelque chose à voir dans cette affaire ?
Je le fixe avec honnêteté.
— Je ne crois pas.
Il hoche longuement la tête avant de se décider à répondre.
— Tu comprends qu'il est dans de sales draps ?
— Je ne suis pas débile.
— Il a été vu sur place, flirtant avec la victime, il lui a filé rancard en un lieu et à une heure où la fille a été atrocement assassinée. Cerise sur le gâteau, il a paumé sa casquette dans les parages. Tu veux que je fasse quoi ?
Je ne sais pas pourquoi je balance un truc pareil, mais ça jaillit de moi comme un foutre mal contrôlé.
— Que tu attendes que je t'aie ramené le vrai coupable.
— Et ça peut prendre longtemps ?
— Je n'en sais rien…
Il lit l'éperdumence 8 sur mon visage.
— Disons que je t'accorde… un certain temps.
— Merci. J'aurais quand même besoin de quelques renseignements complémentaires… Allons prendre un café !
*
* *
Située sur la commune de Bourg-Moilogne, la ferme du Pinson-Tournan, c'est pas de la masure pour errémiste, crois-moi.
Un joyau de verdure posé au milieu de l'une des plaines les plus fertiles du monde. Je te la décris vite fait, des fois que ton F4 de nabab t'aurait monté à la tête.
Une interminable allée bordée de platanes, avec sur la gauche une pièce d'eau à peine moins vaste que le lac Léman, entourée de saules plus pleureurs qu'un congrès de veuves portugaises. En vous penchant sur la droite, vous verrez la piscine olympique, le pool-bar, le barbecue géant et les trois tennis.
Cette voie royale débouche sur une immense cour carrée encadrée de bâtiments agricoles de briques rouges et blondes impeccablement entretenus. Le centre de l'esplanade est occupé par un élégant pavillon octogonal datant du siècle dernier.
Une pluie glaciale de fin d'automne s'abat sur la contrée lorsque je me pointe. J'aperçois des ouvriers agricoles qui fument pour se réchauffer, alignés à l'abri d'un hangar comme les hirondelles sur un fil lorsqu'elles ont pigé qu'elles ne faisaient plus le printemps.
Je me gare au plus près de la bâtisse centrale, mais le temps de sortir de mon Audi et de me précipiter sous l'auvent, je me retrouve plus mouillé que la babasse de ta femme quand ton meilleur pote vient dîner à la maison. Je presse un bouton qui déclenche une sonnerie dans les tréfonds de la demeure. Un long moment s'écoule et mes fringues ruissellent encore davantage. Puis la porte d'entrée s'ouvre sur une agréable personne vêtue en soubrette de théâtre, robe noire et tablier blanc festonné de dentelle. La fille, plutôt jolie et rousse, a les pommettes empourprées, le souffle court et la mise chiffonnée de celles et de ceux que l'on disturbe à moins de deux minutes trente-cinq d'un orgasme annoncé.
— Bonjour monsieur…
— Je souhaiterais parler à Mme Godemiche.
— Madame ne quitte plus la chambre depuis le drame et ne reçoit personne, déclare la fille visiblement chagrinée de devoir m'éconduire.
— Pourriez-vous néanmoins l'informer que le commissaire San-Antonio désire lui parler ?
— La police ? Mais Madame a répondu à toutes les questions.
— Pas aux miennes ! Votre rousseur a déjà mis le feu à mon âme et à ma braguette, je rajoute, de mon ton le plus cajoleur, alors, soyez gentille, annoncez-moi.
Percutée de plein fouet en ses fondements intimes, elle s'évacue dans les entrailles de la cagna pour réapparaître quelques instants plus tard, la mine conciliatrice.
— Si vous voulez bien me suivre.
La chambre où je pénètre pourrait servir de suite royale à un émir du Pweit-Pweit, tant elle est luxueuse. Un lit à branlequin dans une spacieuse alcôve domine, depuis son estrade, un salon composé de trois canapés de velours frappé disposés en U avec, en lieu et place de la classique table basse, un aquarium où nageotent des poiscailles exotiques.
Sur le divan central, une femme d'une petite quarantaine d'années est allongée, drapée dans un déshabillé de soie qui aurait fait chialer de jalousie Gretta Bardot et Lauren Bancale. Une blonde commac, disait mon vieil Audiard pour décrire les gonzesses dotées de tous les avantages en nature. Telle se présente la maîtresse des lieux. Sans oublier ses immenses yeux verts de panthère dessinée par Walt Disney.
— Mes respects, madame Godemiche.
— Appelez-moi Mathilde, qu'elle rétorque en me tendant sa main à baiser. Mais vous êtes trempé. Suzie ! Prenez la veste du commissaire et mettez-la à sécher. Apportez-lui une serviette chaude pour qu'il s'essuie.
— Madame, je ne voudrais pas abuser, réponds-je-t-il, histoire de rester dans le ton Emmanuelle VI que prend la situation.
Mais déjà la bonniche me recouvre d'un drap de bain douillet et installe ma veste sur un serviteur muet face à un radiateur. Mission accomplie, elle s'évacue.
La maîtresse des lieux croise très haut ses longues jambes, me laissant entrevoir un triangle des bermudas frisotté et soyeux, plus délicat qu'une lingerie fine, fût-elle signée La Perla ou Chantal Thomass 9 . Il serait temps de reprendre la main, non ?
— Madame…
Elle m'interrompt :
— Mathilde. Pour vous, c'est Mathilde !
— Madame Mathilde, coupé-je la poire en deux, vous êtes la belle-mère de Mélanie ?
— En effet, cette pauvre petite n'a jamais connu sa mère. Mais je vous assure que sa mort me bouleverse comme si c'était ma propre fille.
— Je n'en doute pas. Quand êtes-vous devenue veuve de Léonard Godemiche ?
— Il y a trois ans. C'était un homme formidable.
— Je n'en doute pas davantage. Comment est-il mort ?
Je la bigle droit dans les mirettes car c'est toujours un bon test de poser une question dont on connaît la réponse. Elle ne cherche pas de faux-fuyant.
— Un ridicule accident de chasse durant une battue au sanglier. On n'a jamais identifié l'auteur de la balle perdue.
— La disparition brutale de son père a dû être un coup très dur pour Mélanie ?
Le regard de Mathilde devient vague. J'ai l'impression que quelques larmes sont responsables de ce flou. Son émotion ne semble pas feinte.
— Elle ne s'en est jamais remise. Disons qu'elle a pété les plombs. Ses études ont tourné court, elle a commencé à picoler et à se shooter…
— Son père lui avait laissé beaucoup d'argent ?
— La moitié des revenus de la ferme. Ça suffit pour mener la grande vie.
— Et maintenant ?…
Mathilde décroise à nouveau ses cannes fuselées, me permettant un complément d'information sur son deltaplane à moustaches.
— Maintenant, c'est moi la seule et unique propriétaire, si c'est ce que vous avez derrière la tête.
— Je n'ai rien derrière la tête balbutié-je en avalant ma salive avec difficulté, face à l'émouvant spectacle qui m'est offert.
— En revanche, dans votre pantalon, je vois se dessiner une impressionnante érection, commissaire.
La gode, c'est avec la chiasse et la gerbe les trucs les plus difficiles à contrôler. Mon bénouze ressemble à un chapiteau de cirque au moment où on va dresser le grand mât. Les boutons de ma braguette sont prêts à partir en rafale sous la pression. Pour faire exploser ma libido, la Mathilde écarte largement ses cuisses et s'entreprend d'un doigt mutin.
— Est-ce qu'une bonne pipe vous ferait plaisir, commissaire ?
Tu veux répondre quoi ? « Non merci Madame je suis en service » ? Ou bien : « Pardonnez-moi, mais j'ai jamais trompé ma femme » ? C'est pas le style du mec, t'en conviens ?
— Proposé par une aussi jolie bouche, un tel présent ne se refuse pas, madrigalé-je.
Je suppute alors que la mère Godemiche va quitter son canapé et venir s'agenouiller devant moi. Erreur. Elle tire sur un cordon sans cesser de s'astiquer le molossol et la jolie Suzie réapparaît, toujours aussi guillerette et disponible.
— Madame m'a appelée ?
— Suzie, voudriez-vous traiter M. le commissaire, s'il vous plaît ?
— Certainement, Madame.
La môme m'aère le Nestor avec une virtuosité de prestidigitateuse. J'ai à peine senti ses doigts sur mon grimpant que ses lèvres m'ont englouti jusqu'à la garde. Je ne peux réprimer un gloussement d'extase.
— C'est une suceuse d'exception, ma petite Suzie, n'est-ce pas ? Les Beauceronnes, c'est tout ou rien.
Des turlutes, on m'en a prodigué des milliers. Toi qui fais partie du club San-Antonio, tu serais sûrement capable de les dénombrer au travers de mes bouquins. Mais là, je peux te garantir sur facture que la môme Suzie est la plus sublime de toutes les pompeuses qui ont croisé ma biroute.
Elle fonctionne dans le suave et l'irréel. Comme si un yaourt façon Fjord t'enrobait depuis le gland jusqu'aux roustons pour te malaxer les sens. Un tel labeur mérite récompense et je ne suis pas loin de partir au fade lorsque je remarque un jeune type affublé d'un bonnet multicolore qui mate notre prestation à travers la porte-fenêtre. Le garçon croise mon regard et détale, terrorisé.
Plus de spectateur ? Alors on largue les amarres, Bigard ! Je commence à frémir, à gémir.
— On rapporte, Suzie ! commande Mathilde, on rapporte !
Je décide à l'unanimité de mes voix plus la mienne de lui voter mes subsides en liquide, à la délicieuse bonniche. Ça part comme en quatorze ! La soubrette encaisse mes trois litres douze de spermatos à bretelles sans piper mot. Qu'aussitôt elle se retourne vers sa patronne et lui restitue la mise en une langoureuse pelle, genre pélican lassé d'un long pompage.
— Commissaire, s'exclame Mathilde, votre foutre est délicieux, onctueux et salé à souhait.
— Merci pour cette appréciation gastronomique. Mais pourriez-vous me renseigner sur ce jeune homme coiffé d'un étrange bonnet qui nous observait à la dérobée ?
— Martial ! dit aussitôt Suzie.
— Je ne l'ai jamais vu avec un bonnet, s'étonne Mathilde, interrompant sa gymnastique clitoridienne.
— Depuis deux jours, il ne quitte plus ce galurin ! ajoute la soubrette.
— Qui est Martial ?
— Le fils d'Aimé, le contremaître, répond Suzie.
— Un gentil garçon précise Mathilde, mais un peu juste du cerveau.
Elle s'étire et attire la fille contre elle.
— Bien ! Et si nous reprenions là où nous en étions avant l'arrivée du commissaire, ma chère Suzie ?
La veuve lève les pattes en l'air, prenant chacune de ses cuisses dans ses mains. La petite bonne soumise s'accroupit au centre de cet édifice et entame une magnifique broutaison.
Pour ma part, je me débarbouille l'intime dans l'aquarium, on a de l'hygiène ou on n'en a pas. Les poissons tropicaux s'éparpillent, affolés à la vue de ce qu'ils croient être (modestie à part) un énorme requin.
— Commissaire ! demande soudain Mathilde, si le cœur vous en dit, vous pouvez prendre Suzie en levrette et lui faire le petit borgne, elle adore !
Je remise Coquette dans son fourreau, vais récupérer ma veste et me dirige vers la sortie.
— Ce serait un plaisir, mais avec ces mondanités, je n'ai pas vu le temps passer. Il faut que je me sauve. Ah, dernière question… Avez-vous assisté à la rave-party tragique ?
— Vous plaisantez, commissaire. On a laissé le champ libre. On s'est offert un long week-end aux Seychelles. Suzie en a encore des frissons dans la foufoune. Demandez-lui ?
— Bien. Merci mesdames. Et bon appétit !
*
* *
La pluie a enfin cessé de tomber. Pour regagner ma bagnole, je longe un hangar sous lequel sont entassés des stères et des toises de bois. Un bruit de cognée attire mon attention. Au fond de la loge, je remarque un jeune type qui fend des bûches en déployant une force de Titan. Je m'approche de lui car il porte un bonnet de laine chamarré.
En me voyant radiner, de saisissement le garçon laisse tomber sa hache et prend un air méfiant.
— Salut Martial ! Ça boume, mon gars ? Dis donc, tu es fortiche pour couper du bois.
Amadoué, Martial me concède un sourire partiellement édenté. C'est un ado grand et costaud. Seulement, son Q.I. a dû être repêché avec l'épave du Titanic. Moins douze sur l'échelle de Clystère. Il a un lavement à la place du cerveau. Je lorgne sa coiffe avec attention. A l'observer de près, il s'agit d'un bonnet andin avec une pointe sur le dessus et deux oreillettes sur les côtés. Ce genre de coiffe péruvienne est à la mode chez certains marginaux.
— Il est chouette, ton bonnet.
— C'est à moi !
— Evidemment qu'il est à toi. Tu l'as piqué à qui ?
La frime du gars se fripe comme le cul d'une grand-mère qui se masse à l'extrait de morille.
— Ben… Au Chinois ! Pendant qu'y téléphonait…
— Quel Chinois ?
Gymnastique cérébrale chez mon locuteur.
— Le gars qui s'est disputé avec M'selle Mélanie.
Inutile de te dire que mes oreilles s'évasent en écoutilles.
— C'était quand, ça, mon petit Martial ?
— Ben… Le soir de la danse.
— Tu étais de la fête ?
Le garçon se recroqueville et regarde autour de lui comme s'il craignait quelque représaille. J'insiste.
— A moi, tu peux le dire… Je suis un copain. Tu as dansé ?
Martial éclate d'un rire benêt.
— Eh non ! J'sais pas danser. (Il se rembrunit aussitôt). Mon père y voulait pas que j'alle. Mais je m'ai sauvé par la fenêtre !
— Tu es vraiment un malin, toi. Tu pourrais me parler un peu du Chinois qui s'est disputé avec Mélanie ? A qui il téléphonait ?
Instantanément, le gamin se bute.
— J'sais pas ! J'le connais pas ! Faut demander à M'sieur Nicolas. Il était là, lui…
— Qui c'est Nicolas ?
Je ne tirerai plus rien de Martial car une ombre vient de se profiler, le pétrifiant sur place.
— Tu as autre chose à faire que bavarder ! gronde l'arrivant. L'hiver approche et le bois, ça n'attend pas.
— Oui, Popa.
Subjugué, le crétin ramasse la hache et reprend sa tâche bûcheronne. Et ran ! Et rrran !
J'attire le père à l'écart.
— C'est vous Aimé, le contremaître ?
Le type me considère avec autant d'aménité que si je venais d'entailler son prépuce et le lardais de piments rouges.
— Et vous, vous êtes qui ?
— Un flic qui veut trouver l'assassin de Mélanie. Ça vous dérange ?
Il me mate et sa moue se meut en mimique molle 10 .
— Au contraire. Si je tenais ce fumier, je n'hésiterais pas à lui faire tâter de la hache de mon fils.
— A propos, qui est ce Nicolas dont m'a parlé Martial ?
Le contremaître n'est à l'évidence pas une balance car c'est du bout des lèvres qu'il me bave sa réponse.
— Le cousin germain de Mélanie, je suppose. Je ne connais pas d'autre Nicolas.
— Quel genre de type ?
— Un peu distant…
— Il habite ici ?
— Non. Le château de la Vieille-Nave.
— C'est loin ?
— A trois kilomètres, sur la route de Branlay-le-Vicomte.
Je me dis que le commissaire Roykeau aimerait faire analyser le bonnet andin. De cette manière, la casquette de mon Antoine ne serait plus la seule pièce à conviction.
— Dites-moi, Aimé. Si je réquisitionne le bonnet de votre fils, je ne risque pas de me faire fendre la tronche à coups de hache ?
— Essayez toujours.
*
* *
Tu as déjà écrasé un lapin, un chat ou un chien avec ta caisse ? Désagréable, hein ? Alors un cheval, tu imagines ? C'est exactement ce qui est en train de m'arriver. Un grand bourrin jaillit d'un sous-bois et se précipite vers mon Audi au triple galop.
Le grand jars qui le monte ne parvient plus à le maîtriser.
J'accepte beaucoup de la vie et même le pire, sauf qu'on esquinte ma tire. La manœuvre que j'entreprends s'inspire d'Alesi, le plus grand pilote du monde s'il avait un minimum de baraka. Je braque, je georges-Braque, je bric-à-brac, je brique mon braque… Bref, j'évite de justesse le canasson et termine sans trop de dommages sur un terre-plein boueux.
Pour le cavalier, ça se passe moins cool. Le cheval saute le fossé comme s'il s'agissait de la rivière des tribunes, mesdames et messieurs bonsoir ! Manque de timing, le cocher rate le coche et se retrouve les quatre fers en l'air dans la tranchée tandis que son Pégase se fait la belle. Je sors de ma guinde, me précipite à la rescousse du malheureux jockey et l'aide à s'extraire de son bourbier. Il s'agit d'un garçon d'une petite trentaine d'années, bellâtre de Tassigny avant l'heure, et plus coincé que tes burnes dans une tapette à souris. Le distant décrit par Aimé, c'est forcément lui.
— Ça va ? Vous n'êtes pas blessé ?
Tu vas pas croire sa réaction, au Saint-Martin du canal : à peine l'ai-je-t-il sorti de la fange qu'il me brandit sa cravache.
— Bougre de paltoquet ! On n'a pas idée de rouler à des allures pareilles !
— Cinquante à l'heure sur une départementale, je ne vois pas le problème.
— Le problème, c'est que cette route conduit à mon château !
— Comme mon front à tes naseaux !
Tu ne m'en voudras pas de lui flanquer le coup de boule de l'après-guerre et des hémisphères environnants. Le pif éclaté, il retombe les bras en croix dans le fossé.
*
* *
Un médecin harassé sous le poids de l'alcool achève de soigner le nez de Nicolas Godemiche qui patauge toujours dans des limbes comateux.
— Sûr que vous ne voulez pas porter plainte ? bredouille le toubib d'une voix d'outre-biture.
Jacquemart-André Godemiche distribue des biftons au praticien qui les enfouille à la vitesse d'un caméléon gobant des mouches.
— Le boulot c'est bien, toubib, le zèle c'est trop ! Allez, circulez, y a plus rien à soigner !
Le doc titube vers la sortie et le maître de céans, un joyeux colosse, me claque les endosses.
— Venez ! On va s'en jeter quelques-uns, commissaire.
— Je suis navré d'avoir frappé Nicolas.
— Je sais à quel point il peut être agaçant. J'aurais dû le dérouiller moi-même depuis longtemps. Aujourd'hui, on sait élever les veaux, les truffes et les saumons, mais on ne sait plus comment faire avec ses gosses !
Le bonhomme désigne son fils dont le regard affiche un flou peu artistique.
— Voyez. C'est mon héritier. Je devrais en être fier, non ? Eh bien, les mulots qui bouffent mes récoltes me donnent plus de satisfactions que lui. Ces foutus rongeurs, j'ai envie de les combattre et je sais comment ! Lui, je ne peux quand même pas lui filer de la mort-aux-rats !
Tandis qu'il jacte, le type ouvre le battant d'un bar bibliothèque et sert d'autorité deux verres ras bord de cognac VSOP. Il m'en tend un et liquide presque aussi sec le sien.
Je ne te l'ai pas encore décrit, Sir Godemiche, pourtant il en vaut la peine. Taille de basketteur : deux mètres au garrot ; poids en conséquence : quintal allègrement dépassé ; et ce petit plus qui permet à un mec d'entrer dans la catégorie des vrais sympas : regard pétillant, geste affectueux et paroles avenantes.
On trinque et aussitôt une amitié puissante nous unit, avant même la cuite qui d'ordinaire préside à ce genre de passions.
— Et si tu me disais ce que tu fous par ici, mon vieux.
— Je cherche l'assassin de ta nièce, mon cher Jacquemart.
Il se sert une nouvelle rasade de fine Champagne et vient se culter près de moi.
— Mon frère Léonard et moi, on pesait plus de deux mille hectares sur la région. On aurait pu acheter la préfecture, si on avait voulu. Sa femme s'est plantée en bagnole il y a près de vingt ans. Tu me suis ?
— Je te précède ! murmuré-je en sirotant une gorgée de mon délicat breuvage.
— Bien. Mon frangin s'est remarié avec Mathilde. Et là, tout a changé. Cette pute l'a détourné de sa famille, lui a filé des idées de voyages dans la tête. Et pourtant nous, les gars de la terre, on est plutôt du genre casanier. Elle lui a fait apprécier la cuisine chinoise, les massages thaïlandais et tout un tas de conneries exotiques. Bref, Léonard et moi, on ne se voyait plus guère qu'à l'occasion des grandes chasses.
— Et c'est au cours de l'une d'elles que ton frère a trouvé la mort, n'est-ce pas ?
— Un accident ! J'étais à l'affût à moins de deux cents mètres de lui. La balle qui l'a traversé n'a jamais été retrouvée. N'importe qui peut avoir tué mon frère. Sauf moi, parce que je n'ai pas tiré une cartouche ce jour-là. Heureusement. Le doute m'aurait tué à mon tour. Je n'ai plus jamais revu ma belle-sœur depuis.
— Pourtant ton fils Nicolas et Mélanie sont restés liés.
— C'est leur problème.
— De quoi est morte ta femme ?
— D'un crabe mal placé. Il y a sept mois.
Jacquemart-André semble soudain en proie à un terrible abattement. son visage se décompose, ses mains se mettent à trembler et tout son corps est agité de soubresauts convulsifs. Je lui secoue l'épaule.
— Calmez-vous… Calme-toi…
Mes mots ne servent à rien. Le type vibre comme un Concorde en phase de décollage.
Ses yeux chavirent. Je lui balance quelques claques sonores, mais rien n'y fait. Il plonge dans un trip incontrôlable que j'identifie comme une crise d'épilepsie.
— Ne vous affolez pas !
C'est Nicolas, avec son naze bandé qui vient de sortir du coltard. Il s'approche, farfouille dans les poches de son père et en sort une tablette. Il en extrait trois pilules et les enfourne dans la bouche crispée de son vieux.
— Ça va aller. Depuis la mort de ma mère, il a ce genre de crises. Il s'en est toujours sorti indemne.
En effet, l'agitation de Jacquemart s'apaise doucement et une certaine sérénité réintègre son visage. Rassuré, je me tourne vers Nicolas.
— Désolé pour le coup de tête.
— Quel coup de tête ? demande le môme en palpant le pansement qui lui tient lieu de tarbouif.
Inutile d'entrer dans les détails, non ?
— Je t'expliquerai. Mais je voudrais surtout que tu me parles de votre rave-party.
— C'était une idée de Mélanie, se défausse-t-il lâchement.
— Tu y as quand même participé, non ?
— Pour accompagner. Ne pas laisser Mélanie se dépatouiller toute seule.
— Oui, j'ai remarqué, tu es du genre cavalier servant.
J'enchaîne aussitôt :
— Tu l'as déjà baisée, ta cousine ?
Je lui aurais flanqué une douche d'acide sulfurique, il ne gigoterait pas davantage, le Nicolas.
— Qu'est-ce que vous… vous… insinuez ? bredouille-t-il.
— J'ai dit baisée, mais j'aurais pu aussi bien dire niquée, grimpée, enfilée, compostée… On ne va pas passer en revue le dictionnaire du cul ?
— Mais…
— Réponds !
— Je vous interdis de proférer de telles ignominies. En quoi cela vous regarde-t-il, d'abord, vous êtes de la police ?
— Un peu, oui !
Je lui plante ma brème sous le museau.
— Fallait le dire.
— Je le dis.
Nicolas Godemiche a un sursaut de défense.
— Attendez… Pourquoi me persécutez-vous ? Le coupable, vous savez qui c'est ? Un jeune homme qui a signé son crime en abandonnant sa casquette sur place. C'est encore mieux que des aveux, non ? Est-ce que vous l'avez arrêté, au moins ?
C'est à mon tour de ne pas être trop à l'aise dans mes baskets.
— Disons que… oui… il… il est actuellement à la police.
Difficile de lui expliquer qu'il y est en tant que flic et non comme inculpé. Je déclare urgent de changer de sujet.
— Parle-moi d'un Chinois qui participait à votre petite fête.
Sa bouille exprime l'incompréhension d'un sourd-muet écoutant le kamasoutra en braille.
— Un Chinois ? Attendez ! Il y avait plus de deux mille personnes à la soirée, alors forcément d'après les statistiques une sur quatre devait être d'origine asiatique.
— Je ne parle pas de statistique, mais d'un mec coiffé d'un bonnet péruvien, ça ne te dit rien ?
Là, le play-boy de la céréale percute.
— Oui ! Un Sud-américain… type Inca, avec les cheveux huileux et une longue cicatrice sur la joue gauche. Je vois de qui vous parlez.
— Quel âge ?
— Une bonne trentaine.
— Tu le connaissais ?
— Première fois que je le voyais.
— Il paraît qu'il s'est disputé avec ta cousine.
— Tout le monde se querellait avec elle.
— Tout le monde, je m'en tape, c'est ce gus qui m'intéresse.
— Ne vous fâchez pas, j'essaie de me souvenir. Non ! Je ne l'ai pas vu se disputer avec Mélanie. Pour moi c'était un participant comme les autres… A moins que…
Je n'ose proférer une parole, par crainte de troubler la mécanique qui se déroule sous sa coiffe.
— Pablo ! lance-t-il soudain ? Ou Paco ! c'est sûrement lui.
— Lui qui ?
— Un Péruvien. Un ami dont Mélanie m'avait parlé.
— Tu vois, quand tu veux.
Notre attention est attirée par son dabe qui vient d'émerger à son tour, subitement frais et dispos comme si rien ne s'était passé.
— Ça va mieux, Jacquemart ? lui demandé-je.
— Impeccable. Tiens, je vois que mon fils a récupéré. Ça s'arrose !
Il attrape sa boutanche de Cognac et distribue de larges rasades.
— Ce que je voulais te dire, San-A, c'est que ma belle-sœur Mathilde a sûrement fait tuer Mélanie. Ainsi, elle gère toute la fortune de mon frère !
— Papa ! comment peux-tu proférer des horreurs pareilles ? s'insurge Nicolas.
Le môme se détourne, écœuré. Je récupère son attention d'un claquement de doigts.
— Le Péruvien, il paraît qu'il a téléphoné de chez ta cousine, le soir du crime.
— C'est possible… élude le jeune type, l'air aussi franc qu'un candidat à la présidentielle lorsqu'il promet de supprimer les impôts, la pollution, l'insécurité, la guerre et la maladie sitôt qu'il sera élu.
— Réfléchis ! Tu as même assisté à ce coup de fil. C'est Martial qui le dit, et un garçon comme Martial, ça n'invente pas.
Le visage de Nicolas est soudainement éclairé par la révélation. Il se met à ressembler à une enluminure représentant Saint Thomas frappé par la foi.
— Exact. Il téléphonait depuis le poste de la cuisine. Je lui ai dit de ne pas se gêner. Il m'a fait comprendre que son portable était déchargé. J'ai laissé faire, d'autant que ce moricaud n'avait pas l'air commode.
— Tu as entendu ce qu'il disait ?
— Trois mots…
— En quelle langue ? Espagnol, je présume.
Nicolas esquisse une grimace.
— Non ! En italien, plutôt. Il a fini par « ciao » !
— Ciao, c'est international.
— Oui, seulement il a prononcé deux fois le mot « terminato ». J'ai fait de l'espagnol et en espagnol, on dit…
— … Terminado avec un « d » ! Bien analysé. Pourrais-tu me dire vers quelle heure ton Pablo ou Paco a passé ce coup de fil ?
Nicolas ne prend pas le temps de réfléchir.
— En début de soirée. Il n'y avait encore presque personne. Il devait être dix heures trente ou onze heures du soir, pas plus. Après, je n'ai plus revu le Péruvien de toute la nuit.
Qu'est-ce que t'en penses, Hortense, on avance ?
— Vous avez un fax, ici ?
— Bien sûr, répond Jacquemart-André en me désignant l'engin posé sur un bureau à cylindre. Et ça s'arrose ! ajoute-t-il en brandissant sa boutanche.
Trois minutes plus tard, France-Télécom m'adresse la liste détaillée des appels effectués depuis le Pinson-Tournan la nuit du meurtre. Nicolas et son père m'aident à éliminer un certain nombre de numéros bien connus d'eux. Ne reste bientôt qu'un numéro anonyme passé à 22 h 41. Je sens que je brûle, Ursule : ce numéro commence par 00 39. Or 39, c'est l'indicatif de l'Italie.
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* *
Lorsque j'arrive à mon bureau, Antoine m'accueille comme l'avenue de Messine. Je te parie le pucelage de ta petite nièce contre ton dernier ticket de Bingo dûment oblitéré qu'il n'a pas déhotté de la Maison Parapluie depuis notre algarade de la veille. Il a les yeux cernés comme un jeune beur par des C.R.S. le jour où il apporte une bouteille de gaz à sa vieille môman.
— Alors ?
La question, pour concise qu'elle soit, résume à merveille sa pensée.
— Tu me confirmes ne pas avoir tué Mélanie ?
— Toujours, votre Honneur.
— Ça tombe bien, parce que je suis sur la piste d'un type qui se serait disputé avec la victime en début de soirée. Un Péruvien, avec une cicatrice sur la joue gauche, ça te rappelle quelque chose ?
Tu vas voir que mon lardon n'a pas du jus de chaussette à la place des neurones.
— Je n'ai remarqué aucun mec balafré, papa. Mais je me souviens d'un gugusse qui portait un bonnet andin.
— Un demi-crétin ?
— Je dirais même un trois-quarts.
La description est fidèle, il s'agit de Martial, le fils du contremaître. Antoine confirme le témoignage de Nicolas. Après son coup de fil de 22 h 41, le Péruvien (Paco ou Pablo) ne s'est plus manifesté, n'a plus été aperçu et son couvre-chef se baladait sur la tronche amoindrie du roi de la cognée. Question : le Sud-Américain est-il reparti et dans ce cas pourquoi était-il venu dans ce coin paumé de la Beauce sans même participer à la rave-party ? Ou bien est-il resté planqué en attendant le moment propice pour assassiner la fille ?
Ce ne serait pas bête d'aller directement le lui demander, non ? Je refile le numéro de tubophone italien à Antoine et en moins de dix secondes l'ordinateur nous crache l'adresse du correspondant. Il s'agit d'un café-restaurant : Le Chalet Pantarolli, via Flaminia, à Rome.
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Renseignements pris, Béru est en congé de maladie suite à une grippe intestinale, Jérémie Blanc en vacances avec toute sa smala en Sénégal profond. Quant à Mathias, il se morfond au chevet de sa bergère qui parture de son x-ième rouquemoute, celui qui serait de moi selon les dires de la dame, bien que le capuchon de ma queue n'ait pas frôlé ses petites lèvres depuis bientôt quatre ans. Les femmes sont prétentieuses, n'est-il pas ?
Je décide donc de partir tout seul pour la Ville éternelle, plongeant mon Toinet dans un abîme de désespoir, frétillant qu'il était de m'accompagner.
Même si tu me prends pour un fumaga et que tu ne partages pas ma façon d'éduquer mon mouflet, reconnais que ce ne serait pas sain de l'embarquer dans cette enquête dont il est le principal suspect ? T'es pas d'accord ? Et bien va te faire dorer l'œil de bronze.