Chapitre veuf
Juliette Blondeau, assise dans le noir, frissonna en voyant surgir sur l'écran le visage terrifiant de Scream.
Elle sentit une main lui frôler la cuisse et ne put réprimer un hoquet d'angoisse.
— N'aie pas peur, Juliette, chuchota une voix rassurante. C'est moi.
— Nicolas ! s'exclama la jeune fille, en se tournant vers son voisin.
— Chut ! Retrouve-moi aux toilettes.
— Mais… le film ?
— Tu as déjà vu le 1 et le 2. C'est toujours pareil… Un vieux copain, ou un cousin, qui s'affuble du masque. J'y vais. Je t'attends.
Il s'éloigna dans l'obscurité, ombre plus angoissante encore que le héros fantasmatique qui s'agitait sur la toile blanche. Juliette hésita un instant puis se leva à son tour et rejoignit Nicolas. Elle le trouva plus beau que jamais, fort de cette arrogance qu'elle prenait pour de l'assurance.
— Qu'est-ce que tu as au nez ? demanda la fille.
Nicolas sourit en caressant son sparadrap.
— Je me suis battu avec un flic.
Emerveillée, Juliette lui donna un baiser furtif sur la joue.
— Et tu t'es enfui ! J'ai lu ça dans la presse.
— Tu ne vas pas me dénoncer ?
— Jamais ! Mais comment tu m'as retrouvée ici, dans ce cinoche ?
— Je me suis mis en faction à Saint-Jean-Nivers, devant la ferme de tes parents. J'ai vu partir ta petite Saxo… C'était qui, le type que tu emmenais ?
— José, le commis à mon père.
— De ton père ! ne put s'empêcher de rectifier Nicolas. Tu couches avec lui ?
— Tu déconnes, c'est un Portugais !
— Tu sais que les Portugais se laissent pousser la moustache pour ressembler à leur mère ?
— Il n'a pas de moustache, répondit Juliette, réfractaire à l'humour.
— Je t'ai vue le déposer dans la banlieue de Nogent-le-Rotrou et je t'ai suivie jusqu'ici, poursuivit Nicolas.
— C'est quoi, ton problème ? demanda la gamine.
Nicolas embrassa Juliette avec fougue et avec la langue.
— Il faut que je me planque, dit-il en reprenant son souffle.
— Et tu comptes sur moi ?
— Tu es la seule personne au monde qui puisse m'aider.
Juliette était une fille ravissante, brune tendance « aux-burnes » comme dit Béru, avec des yeux noisette qui donnaient envie de rencontrer son écureuil. Elle avait tout juste dix-neuf ans. Et ne fêterait jamais ses vingt ans 29 .
— Tu veux que je fasse quoi ? questionna-t-elle.
— J'ai abandonné ma voiture dans un parking. Tu vas m'emmener chez toi et me cacher dans ta ferme le temps que mes affaires s'arrangent, O.K. ?
— O.K. ! Viens, on va passer par l'issue de secours.
— Attends ! J'aimerais que tu me fasses une petite pipe, comme dans le bon vieux temps…
Nicolas obligea la fille à s'agenouiller.
— Regarde, le cadeau que j'ai pour toi…
— Elle est en forme, admit Juliette, mais on pourrait nous surprendre.
*
* *
Martha avait préparé une blanquette de veau, sa spécialité. Juliette l'avait aidée à émincer les oignons et couper les carottes. Selon son habitude, Anatole était rentré tard, après avoir soigné les bêtes et accompli les rudes tâches qui étaient son lot quotidien. Avant de passer à table, il avala d'un trait un pastis presque sans eau et déboucha la bouteille de cidre qui accompagnerait son souper.
Juliette avait toujours su profiter de son statut de fille unique. Ses parents la couvaient avec plus de soins qu'un œuf de dinosaure. Elle leur rendait cette affection en les considérant comme des rescapés du paléolithique. Le conflit des générations n'est pas grave lorsqu'il s'échelonne sur des millénaires.
Après le repas, elle attendit qu'Anatole et Martha fussent couchés, que sa mère commençât à gémir (Blondeau ne badinait pas sur la bagatelle) pour retourner à la cuisine. Elle emplit une gamelle de blanquette et la couvrit de riz. En ajoutant une demi-baguette et un litre de rouge, Nicolas serait rassasié.
Juliette trottina jusqu'à la grange où elle avait installé son copain dans le plus grand secret. Elle fut surprise de ne point l'y trouver. Sans doute avait-il profité de la nuit tombante pour aller se dégourdir les jambes. Elle lui avait pourtant recommandé la plus grande prudence car son père bourlinguait dans la ferme à toute heure. Elle déposa la pitance sur un cageot et ressortit, tracassée. Elle fit quelques pas en direction de la colline, contourna la mare à purin, déclencha les grognements des cochons qui somnolaient dans les stalles de la porcherie. Elle s'apprêtait à rebrousser chemin lorsqu'un craquement dans son dos la fit sursauter.
Juliette se retourna en poussant un cri de surprise. Elle eut l'impression de se retrouver dans l'horrible scène du film qu'elle avait vu l'après-midi même.
— Arrête de déconner, Nico ! souffla-t-elle.
Elle n'eut pas le temps de préciser sa stupeur. Une douleur violente lui arracha un hurlement et une main puissante s'appliqua sur sa bouche tandis qu'un poignard l'éventrait.
*
* *
— Juliette Blondeau, une gamine de dix-neuf ans, ablation des ovaires et de l'utérus, les seins lacérés… Toujours le même rituel.
— Où ça ? demandé-je à Roykeau.
— Dans le Perche, à Saint-Jean-Nivers, une petite commune proche de Nogent-le-Rotrou. Le père a découvert sa fille au petit matin, au bord de son champ.
— Des agriculteurs, aussi ?
— Oui, mais pas du même niveau que les Godemiche. Quelques vaches, des cochons, une basse-cour… la petite exploitation familiale.
— Je ramasse Béru et j'arrive, conclus-je avant de raccrocher.
Mes narines explosent lorsque je déboule chez le Gravos. On jurerait que la pompe à merde de sa chanson vient de dégazer dans les parages. Je me précipite à la fenêtre et l'ouvre en grand. Je m'apprête à vilipender le misérable, mais en constatant son abattement, je sursois à mon ire.
Ça ne va pas, Gros ?
— Pire encore !
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
Alexandre-Benoît largue une ultime louise, sans conviction.
— Mon patron, l' député…
— Tibère Landoffi ?
— Il est en taule. J' serai jamais payé pour mes cours. Et pourtant, j' répétais fort, crois-moi !
— Ah, ça ! admets-je en évitant de renifler.
— Va falloir que j' rempile chez les matuches, soupire le Mastard.
— Ça tombe bien, parce que j'ai besoin de toi !
*
* *
C'est avec mon Audi, enfin ex-fourriérée, que nous regagnons la maison Parapluie de Nogent-le-Rotrou. Le commissaire Lémiche nous reçoit avec les égards dus à notre harangue. Sont également de la partouze Roykeau et sa paluche enrubannée, plus son adjoint Franco Deport. Ces messieurs ont effectué les premières constatations d'usage, mais ils m'ont habilement délégué le soin de diligenter l'enquête. Je leur en sais gré.
Pour la première fois de sa vie, l'immonde Béruroche, plein de vague à l'âne, s'excuse après avoir lâché une perlouze.
— 'mande pardon, j' récitais !
Très vite, on passe aux choses sérieuses. Lémiche débouche une bouteille de champ' qui piétinait dans le frigo et Deport nous fait un rapport circonstancié de la situation. Je vais te la faire brève, car je sais que tu dois aller tirer la blondasse rencontrée avant-hier dans le métro. Ne proteste pas, j'y étais. Je t'ai vu lui frôler les miches à l'occasion d'un freinage un peu brutal. Comme elle a eu l'air d'apprécier, tu lui as franchement carré un doigt dans l'oigne. Je ne t'en fais pas grief, mais ce n'est pas une raison pour ligoter mes bouquins à la va-vite.
En résumé : Juliette Blondeau a été massacrée, mais pas violée, idem la ravissante Suzie. Mélanie, elle, a connu plusieurs rapports sexuels la nuit de sa mort, cependant le viol n'est pas établi. Ces éléments nous incitent à penser que notre serial killer, même s'il effémine 30 ses victimes n'obéit pas à des pulsions sexuelles.
Autre élément d'importance, la Clio blanche d'Aimé, empruntée par Nicolas, a été retrouvée à Nogent-le-Rotrou, c'est-à-dire tout près du lieu de ce nouvel assassinat.
Quant au 4 × 4 de Nicolas, les flics de Saint-Quentin-en-Yvelines l'ont débusqué dans la cour d'une H.L.M. voisine du R.E.R.
Mes collègues se perdent en conjonctivite car je ne leur ai pas dit que selon toute vraisemblance c'était Antoine qui avait chouré la caisse japonaise dans la cour de la Vieille-Nave. Comme n'importe quel père lambda, je suis rassuré à l'idée que mon fils a certainement regagné la capitale et qu'il ne saurait être compromis dans le meurtre de la malheureuse Juliette.
Tu vas voir que j'ai tort de me réjouir.
*
* *
La ferme des Blondeau est occupée par une escouade de képis lorsque nous débarquons. Un gradé nous salumilitarise d'importance.
— Maréchal des logis Dalors ! se présente-t-il.
Sa qualité de chef se lit sur sa moustache drue comme un balai de chiottes et dans son regard de fouine enfumée au fond d'un terrier.
Le bourdille nous escorte à travers le modeste domaine qui se compose de trois bâtiments disposés en U. Au centre un corps d'habitation à colombages colombinés par les pigeons, bâtisse d'un étage.
Sur la droite, un hangar encombré d'instruments aratoires divers et rouillés, de fourches, de bêches, de bidons et de toutes les vieilleries qu'on entasse au cours d'une vie agraire. Un tombereau est accroché à un tracteur américain qui devait être neuf le jour du débarquement d'Omaha Beach.
Sur la gauche, l'étable est flanquée d'une grange à foin. Non loin de là, une fosse a été creusée pour stocker le lisier qui constitue un excellent engrais et ne s'en cache pas au niveau olfactif. Je remarque que Béru écrase une larme.
— Tu repenses à ta jeunesse à Saint-Locdu-le-Vieux ? lui demandé-je.
— Non, c'est l'odeur du purin, gémit le Mastard. Ça m' rappelle mes leçons de pétomanie.
Suivant les pas du sergent chef Dalors, nous contournons la mare fécale et empruntons un chemin qui grimpe à l'assaut d'une agréable colline.
— C'est ici que le corps de la petite a été retrouvé, explique le moustachu à œil de fouine.
Les contours du cadavre ont été tracés à la chaux sur le sol. Ce misérable dessin décoré d'une flaque de sang séché me déchire le cœur.
— A quelle heure Juliette a-t-elle été tuée ?
— D'après le légiste, elle venait juste d'achever son dîner. Donc, vers neuf heures du soir. Les parents étaient couchés. Ce n'est que ce matin dès l'aube…
« … à l'heure où blanchit la campagne », récité-je dans l'intimité de ma mémoire.
— … que le père a fait la macabre découverte, achève Omer Dalors, lequel ne recule jamais devant un cliché bien senti.
— Pas d'empreintes de pas, constate Béru.
— Le sol est sec et gelé…
— L'arme du crime ? hasardé-je.
— Une lame courte et large : couteau de cuisine ou poignard.
— Ce céréale enculé ne laisse aucun indice derrière lui ! tempête le Gros.
La moustache du maréchal des logis ondule légèrement et son regard de mustélidé frise.
— Il y a quand même un truc bizarre, fait-il, énigmatique. Suivez-moi.
Nous gagnons la grange à longues enjambées. Dalors pousse la porte et nous désigne des victuailles disposées sur un cageot retourné servant de table basse. Il s'agit d'une platée de viande blanchâtre et figée recouverte de riz, d'un quignon de pain que les mulots ont déjà grignoté et d'une bouteille de vin rouge pleine à ras bord. Emu jusqu'en ses entrailles profondes, Béru se précipite sur l'assiette, chope la fourchette qui est plantée dedans et s'apprête à dévorer le tout.
— Il s'agit d'une pièce à conviction ! s'insurge le gendarme.
— Et alors ? proteste l'Ignoble, on bouffe bien les pièces montées.
Le regard fustigeant que je lui balancetique le dissuade, il repose l'assiette en rigolant.
— Z'aviez pas compris qu' j' blaguais ? N'anmoinsse, un kil de pinard, qu'y soye vide ou plein, ça reste une pièce à conviction valab', non ?
Il attrape la boutanche et se téléphone le litron sans même reprendre sa respiration. Pour signifier la vidange du kilbus, il émet un rot qui a dû être capté par les sismographes jusqu'au Japon.
— J'aurais p't-être dusse vous demander si vous aviassiez soif ? s'excuse-t-il.
Puis il enchaîne aussitôt :
— Selon tout' la vraisemblance de ma certitude, c'est Juliette qu'a z'apporté cette bouffe à un zigoto qu'elle planquait dans c'te grange pour une raison qui est encore inconnue d' mon insu.
— Logique ! acquiesce Omer Dalors. Cela prouve que la malheureuse enfant connaissait son meurtrier.
— Possible, admets-je. A moins que l'assassin et le destinataire de ce repas aient été deux personnes différentes !
*
* *
Anatole Blondeau est assis dans l'étable sur un tabouret à un seul pied. Il trait une robuste vache blanche et noire dotée de pis qui n'entreraient pas dans le soutien-gorge de Berthe Bérurier. Le lait gicle en produisant un son métallique contre la paroi du seau.
Je m'approche du paysan et m'accroupis à sa hauteur. C'est à peine s'il remarque ma présence.
— Monsieur Blondeau, murmuré-je, je suis le commissaire San-Antonio.
— Enchanté, répond-il, sans interrompre sa traite.
— Je compatis à votre douleur et je vous donne ma parole que j'arrêterai l'assassin de votre fille.
Le type daigne enfin m'accorder un regard.
— Ça me fera une belle jambe ! soupire-t-il.
Qu'objecter à pareille réplique ? Aucune parole ne peut apaiser le désespoir de cet homme. Je me contente de lui presser l'épaule d'une poigne ferme.
— Acceptez-vous de répondre à quelques questions ?
— Si vous me laissez traire mes bêtes. Je suis déjà en retard.
— Je vous en prie… faites.
Je déniche un second tabouret unijambiste et viens me poser près de lui. Pas facile de tenir sur ses sièges de péquenot. Je m'accroche in extremis aux oreilles d'un veau qui me gratifie d'un coup de langue râpeuse. On m'a déjà roulé des pelles plus bandantes.
Malgré son chagrin, Anatole ne peut réprimer un sourire.
— On voit que vous venez de la ville…
Je rigole de bonne grâce et me réinstalle sur mon tabouret.
— Il est vrai que je prends plutôt les dépositions derrière un bureau qu'au cul des vaches !
La glace est rompue entre nous et je peux y aller de mon interrogatoire.
— Dans la soirée d'hier, votre fille s'est comportée comme d'habitude ? attaqué-je.
— Oui et non, fait le gus, n'ayant pas oublié qu'il était de même souche que son troupeau, normand.
— C'est quoi, le non ?
— Elle avait l'air pressée qu'on alle se coucher, Martha et moi.
— Comme si elle avait un rendez-vous ?
— Pas vraiment. Elle sortait quand elle voulait. Elle avait pas à nous demander notre autorisation.
— Alors comme si elle voulait rejoindre quelqu'un… sans vous le dire.
— P' t' êt' ben !
La queue de la vache joue au balancier entre nos deux visages, me fouettant le tarbouif à chaque passage. Je me recule un peu.
— Et dans la journée, rien de spécial ?
— Je dirais… oui et non.
— Et c'est quoi, le oui ?
Anatole Blondeau change de pis.
— Une voiture blanche qu'est restée garée longtemps au coin de la départementale. Je la voyais depuis mon champ. Je l'ai remarquée, c'était la même que celle à mon frère.
Le pouls s'accélère d'un cran sous mes boutons de manchette.
— Une Clio ?
— Ça même !
— Comment s'appelle votre frère ?
— Ben… Blondeau, c'te blague.
— Je parle de son prénom.
— Aimé. Nos parents nous ont tous donné un prénom commençant par un A…
— Il a un fils un peu simplet qui s'appelle Martial, m'exclamé-je, et il travaille comme contremaître à la ferme du Pinson-Tournan ?
— Vous le connaissez ?
Je me dresse d'un bond. Le siège qui tenait debout par mon poids bascule sur le seau et le renverse. Le bon lait percheron se répand dans la rigole et se mêle au purin.
— Je suis navré ! m'excusé-je.
— Vous tracassez pas, m'sieur le commissaire. Y a des choses pires que ça dans la vie. Le principal, c'est pas que je vende mon lait, mais que mes bestioles ne me fassent pas une mammite.
— Voyons, monsieur Blondeau, ne savez-vous pas que les deux premières victimes vivaient dans la ferme régie par votre frère ?
— Mélanie et Suzie, je sais.
— Et vous n'en avez pas parlé aux flics ?
— Personne m'a rien demandé.
— La mort de Juliette n'est pas une coïncidence, élevé-je le thon (ce qui n'est pas aisé dans le Perche). L'assassin savait le lien qui vous unissait à Aimé. Il connaissait forcément votre fille.
— Ah bon ?
La question subséquente fleurit mes lèvres.
— Juliette a-t-elle participé à la rave-party organisée par Mélanie Godemiche ?
— Bien sûr. C'étaient des copines de toujours…
— Et Nicolas ? Juliette le fréquentait ?
— Je crois même qu'ils fricotaient ensemble. Lui, c'est vraiment un bon p'tit gars !
J'évite de lui dire que le bon p'tit gars a probablement éventré sa gamine.
*
* *
Lorsqu'il ressort de la cambuse des Blondeau, Béru a l'œil concupiscent.
— Alors ? le questionné-je avec ce sens de la concision qui aurait pu faire de moi un excellent rabbin.
— M'âme Martha est une femme brisée dans la chair de ses os ! se lamente le Gravos, la voix plus gluante qu'une truite fraîchement pêchée.
— Je me doutais bien qu'elle n'allait pas te raconter la dernière blague d'Olive et Marius, fais-je, agacé.
— Tu sais qu' si elle s'fringuait pas chez Rustica, elle s'rait plutôt dans mon genre ?
— Parle-moi de l'enquête, Goret !
A.-B.B. tire une saucisse séchée de sa fouille et la ratiboise en trois coups de mandibules.
— C'est formidable c'qu'y sont capab' de faire de leurs quat' mains, ces paysans. Y tuent leurs cochons, y fument leurs jambons et y fabriquent même leurs sauciflards. En ville, on a perdu l' sens des véritables valeurs vraies !
— Tu as appris quelque chose d'intéressant, oui ou non ? m'emporté-je.
— L'odeur de son fion ! poursuit l'Horrible. T'imagines qu'après z'un drame de cet accablure, Mme Blondeau est actuellement sous sédatif. L'heure étant venue d' son suppositoire, j'y ai admonesté moi-même son médicament, gentelman comme tu m' connais. Ça m'a permille d'apprécier la senteur de sa babasse, toute en délicatesse : un soupçon de marée, une once de sueur, un rien d' violette à la rose, pour finir sur une note légère d'ail et fines herbes. Même chez Guerlain ou Chanel y z'ont pas su trouver des harmonies qui t'interpellent les hormones tant si mieux.
— C'est ton rapport que je veux ! hurlé-je.
— Fâche-toi pas, San-A. Si je dix-graisse, c'est pour ton bien.
Et d'un coup, Béru m'envoie le paquet. Hier matin, tandis que son mari s'activait dans les champs, un inspecteur est venu trouver Martha. Il lui a sorti une carte de lieutenant de police et prétendu mener une enquête de routine. Il voulait savoir si une jeune fille vivait sous ce toit. La paysanne a répondu que oui, mais que sa fille travaillait à mi-temps comme femme de chambre à l'hôtel du village et qu'elle était présentement absente (joli tour de force). Le flic est aussitôt reparti sur sa mobylette.
— Une mobylette ? m'étonné-je.
— Un matuche seul et sur un vélomoteur, c'est pas banal, reconnais, Grand.
— Elle t'a décrit ce policier ?
— Voui ! Très jeune, beau gosse, bien baraqué, brun aux yeux bleus, blouson de cuir, baskets à la mode… Brèfle. J'y ai montré une photo qui quitte jamais la poche arrière de mon futal.
— Photo en sépia ? trouvé-je la force de plaisanter.
— Regarde ! C'était l' jour d' la communion de mon fils Apollon-Jules.
L'Hénaurme me plante le cliché sous le blair (Tony pour les intimes) et souligne d'un ongle fortement endeuillé un personnage de la photo.
— Martha l'a formellement reconnu.
C'est Antoine que Béru me désigne.