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Il y a peu, j’ai visité deux endroits importants.
Voyager ne m’est pas facile ces temps-ci. Les médicaments maîtrisent mes diverses affections gériatriques – à soixante-dix ans, ma santé est meilleure que celle de mon père à cinquante –, mais l’âge porte en lui sa propre lassitude. Je nous vois comme des seaux de chagrin, qui finissent par se remplir à ras bord.
Je suis allé seul dans le Wyoming.
De nos jours, le cratère du Wyoming est un monument aux morts mineur, quoique unique. Pour la plupart des Américains, le Wyoming ne représente que le début de la guerre des Chronolithes, une guerre de vingt ans. Pour cette génération-là, celle de Kait et de David, la première bataille de Pékin, les batailles du golfe Persique, de Canberra et de la province de Canton sont celles qui comptent. Après tout… il n’y a pas eu beaucoup de morts au Wyoming.
Pas beaucoup.
Il y a désormais une clôture autour du cratère, qui est géré comme un monument national. Les touristes peuvent monter sur une plate-forme au sommet du promontoire pour admirer les ruines au loin. Mais je voulais me rapprocher davantage. J’avais le sentiment d’en avoir le droit.
J’ai dû expliquer au garde du Service des parcs en faction à l’entrée principale avoir été présent en 2039 et lui montrer la cicatrice courant de mon oreille gauche à mes tempes de plus en plus dégarnies pour qu’il cesse de m’affirmer que cela serait impossible. C’était un vétéran – les blindés, Canton, le sanglant hiver 2050. Il m’a dit d’attendre que le centre d’accueil ferme, à dix-sept heures, qu’il verrait à ce moment-là ce qu’il pouvait faire pour moi.
Ce qu’il a fait, c’est me permettre d’accomplir avec lui sa tournée d’inspection du soir. Nous avons pris place à bord d’un véhicule de la taille d’une voiturette de golf, dans lequel nous avons descendu un chemin escarpé pour nous garer près du cratère. Le garde a ouvert un journal et fait semblant de ne pas me surveiller tandis que je me promenais quelques minutes au milieu des ombres longues.
Il était tombé plus de deux centimètres de pluie au cours de ce mois de mai. Au fond du cratère, peu profond, s’étalait une minuscule mare brune, et de l’armoise fleurissait sur ses parois ravinées et érodées.
Il restait quelques fragments intacts de la pierre de Kuin.
Ils s’étaient érodés aussi. L’instabilité tau et le démêlage des complexes nœuds Calabi-Yau avaient transformé la substance finale du Chronolithe en un simple silicate fondu : un verre bleu graveleux, presque aussi fragile que le grès.
La région avait connu des frappes aériennes durant la Sécession occidentale, lorsque les kuinistes américains la tenaient sous leur contrôle. Les milices avaient revendiqué l’État durant les heures les plus sombres de la guerre et avaient vraisemblablement (on n’avait retrouvé aucun survivant pour en témoigner) tenté de corriger l’histoire en reconstruisant et en réémettant l’énorme kuin du Wyoming. Mais ils avaient été mal conseillés. Par quelqu’un. Quelqu’un qui les avait convaincus de pousser au-delà de ses limites l’enveloppe de stabilité.
L’histoire n’a pas retenu le nom de ce bienfaiteur.
Un secret est un secret.
Mais, ainsi qu’aimait également dire Sue, les coïncidences n’existent pas.
Je me suis approché d’un fragment de la tête de Kuin, un morceau avec un bout de sourcil érodé et un œil intact. L’accumulation de poussière et de pluie dans la pupille, une dépression concave de la taille d’un pneu de camion, avait permis à un chardon sauvage d’y pousser.
Les Chronolithes s’étaient révélés imperméables à l’histoire tout autant qu’ils l’étaient à la logique. L’acte de création d’un tel emblème renferme tant de turbulence tau et de paradoxe absolu – la cause et l’effet sont tellement entremêlés – qu’aucune ligne narrative simple n’en a émergé. Le passé (la « glace de Minkowski » chère à Ray, je suppose) est immuable, mais sa structure a été finement fracturée, ses couches compressées et retournées, à des endroits devenus chaotiques et réfractaires à toute interprétation.
La pierre était froide au toucher.
Je mentirais en disant avoir prié. Je ne sais pas prier. Mais dans l’intimité de mon esprit, j’ai prononcé quelques noms, des mots adressés à la turbulence tau, s’il en restait quelque chose. Le nom de Sue, entre autres. Je l’ai remerciée.
Puis j’ai demandé aux morts de me pardonner.
Le garde du parc a fini par perdre patience. Il m’a raccompagné à la voiturette alors que le soleil touchait l’horizon. « Vous ne devez pas manquer de choses à raconter, j’imagine », a-t-il dit.
J’en ai quelques-unes, en effet. Et d’autres que je n’ai jamais racontées. Jusqu’à aujourd’hui.
Y a-t-il jamais eu un seul Kuin réel – un Kuin humain, je veux dire ?
Si oui, il reste une figure insaisissable, qu’éclipsent les armées ayant combattu en son nom et inventé son idéologie. Il y a forcément eu un Kuin original, mais je le soupçonne d’avoir été renversé par un grand nombre de ses successeurs. Peut-être, comme Sue l’avait supposé, chaque Chronolithe devait-il avoir son propre Kuin. « Kuin » est devenu un peu plus qu’un nom pour désigner le vide au cœur de la tornade. Le roi n’est pas encore né, vive le roi.
Après la mort d’Ashlee, l’année dernière, j’ai dû trier ses effets personnels. Au fond d’une boîte de vieux papiers (coupons de rationnement expirés, formulaires fiscaux, rappels sur papier jaune de facture d’eau ou d’électricité), je suis tombé sur le certificat de naissance d’Adam Mills. La seule chose marquante à ce propos était qu’Adam avait Quinn pour deuxième prénom et qu’Ashlee ne me l’avait jamais dit.
Mais là, à mon avis, il s’agit enfin d’une vraie coïncidence. Du moins, c’est ce que je préfère croire. Je suis maintenant assez âgé pour croire ce que je veux. Ce que je peux supporter de croire.
Cet été-là, Kait a laissé David à la maison et m’a rejoint à Boca Raton pour des vacances impromptues. Nous ne nous étions pas vus depuis l’enterrement d’Ashlee, en décembre. J’étais venu à Boca Raton sur un coup de tête : je voulais voir les chantiers navals tant que je pouvais encore voyager.
Personne ne parle plus du redressement d’après-guerre. Nous sommes comme des patients en phase terminale qui bénéficient d’un traitement miracle. Le soleil a l’air de briller plus fort, le monde (tel qu’il est) nous appartient, et l’avenir brille de mille feux. Nous finirons forcément par être déçus. Mais pas trop, j’espère.
Et il y a deux ou trois choses dont nous pouvons raisonnablement tirer fierté. Les Chantiers navals nationaux, par exemple.
Je me souviens qu’à peu près au moment de l’arrivée de Portillo, Sue Chopra soutenait que la technologie de la manipulation Calabi-Yau engendrerait une série de merveilles plus durables que les Chronolithes. (« Les voyages interstellaires, par exemple, Scotty : ce serait vraiment possible ! ») Et une fois de plus, Sue avait raison. Elle avait une conscience précise de l’avenir.
Kait et moi avons accompli à pas lents la longue promenade menant au niveau d’observation qui surplombe les aires de lancement, une vaste structure en demi-lune ceinte de verre renforcé.
Kait a pris mon bras – il fallait m’aider un peu quand je marchais longtemps. Nous avons discuté, mais pas des grands problèmes de nos vies. Nous étions en vacances.
Tant de choses ont changé. Tout d’abord, bien entendu, j’ai perdu Ashlee. Un anévrisme non pressenti l’a emportée à la fin de l’année dernière, me laissant veuf. Mais nous avons passé ensemble tant d’années de bonheur malgré les privations dues à la guerre et aux crises financières. Elle n’a cessé de me manquer depuis, mais je n’ai pas parlé de cela avec Kaitlin. Ni de la mère de Kait, à la retraite et vivant dans un confort relatif dans l’État de Washington, ni de Whit Delahunt, qui passait le déclin de sa vie dans un HLM fédéral à l’extérieur de Saint Paul, où il purgeait vingt ans d’incarcération à domicile et de travaux d’intérêt général pour sédition. Tout cela appartenait au passé.
Et nous croyons désormais à la possibilité d’un avenir.
Le pont d’observation était bondé d’enfants, venus en voyage scolaire assister au dernier lancement inhabité. Dans son berceau de lancement, à huit cents mètres de là, la sonde se dressait tel un joyau bleu, un glacier sculpté. « Le temps est l’espace, disait notre guide touristique. Si nous contrôlons l’un, nous contrôlons l’autre. »
Sue aurait sans doute contesté le verbe « contrôler ». Mais les gamins s’en fichaient. Ils étaient là pour le spectacle, pas pour suivre une conférence. Ils discutaient et se dandinaient avec nervosité, pressant leurs mains (et certains leurs nez) sur la vitre.
« Ils n’ont pas peur », s’est émerveillée Kaitlin.
Et ils n’ont pas été surpris non plus – du moins pas trop – quand la sonde Tau Ceti s’est élevée lentement et comme par magie de son aire pour glisser sans bruit vers le firmament. Cela les a impressionnés, je pense, de voir un objet si massif monter telle une montgolfière dans le ciel sans nuages de Floride. Les plus perspicaces ont pu en être intimidés. Mais non, ils n’avaient pas peur.
Ils connaissaient si mal le passé.
Je ne veux pas qu’ils oublient. Sur ce point, j’imagine que je ressemble à tous les autres vieux vétérans. Mais ils oublieront. Forcément. Et leurs enfants en sauront encore moins qu’eux, et les enfants de leurs enfants auront du mal à nous imaginer.
C’est très bien ainsi. On ne peut arrêter le temps. Sue m’a appris cela (Ashlee aussi, à sa manière). On peut se donner au temps. Ou être pris par lui.
Une vérité qui n’est pas si difficile à entendre qu’elle en a l’air – surtout par une belle journée radieuse comme celle-ci.
« Ça va ? s’est enquise Kait.
— Ça va. Juste un peu essoufflé. »
Nous avions beaucoup marché, et la journée était chaude.
FIN
[1] Obélisque creux en marbre blanc, haut de 170 mètres, situé à proximité de la Maison-Blanche. (N.d.T.)
[2] « Villes jumelles » : nom donné à la conurbation Saint Paul/Minneapolis. (N.d.T.)
[3] Référence au sommeil qui débrouille les fils noués de souci (Shakespeare, Macbeth, II, 2, ici dans une traduction d’Yves Bonnefoy). (N.d.T.)
[4] Look upon my work, ye mighty, and despair. Extrait d’Ozymandias, célèbre sonnet de Shelley dans lequel un voyageur raconte au narrateur que l’on trouve au milieu d’un désert de son pays les ruines d’une statue colossale dont le piédestal porte ces mots. (N.d.T.)
[5] Le mot copperhead, qui signifie littéralement « tête de cuivre » et désigne un serpent américain très venimeux, le mocassin à tête cuivrée, avait alors servi pour qualifier tout Nordiste partisan du Sud. (N.d.T.)