19

Au cours des sept années précédentes, j’avais beaucoup parlé à Ashlee de Sue et de ses amis. Ce n’est pas pour autant qu’elle apprécierait de trouver à son retour deux de ces éminentes personnes sur le canapé du salon.

Après Portillo, il m’avait semblé évident que j’aurais à choisir entre vivre avec Ashlee et travailler pour Sue. Sue persistait à croire qu’avec la bonne technologie ou même le degré adéquat de compréhension, on pouvait stopper l’avance des Chronolithes. Dans mon for intérieur, j’en doutais. Considérez le mot lui-même, « Chronolithe » – un affreux mot-valise forgé peu après Chumphon par un journaliste sans oreille, un mot qui ne m’avait jamais plu mais dont j’avais fini par apprécier la pertinence. Chronos, le temps, et lithos, la pierre, n’était-on pas là au cœur du problème ? Le temps rendu solide comme un roc. Une zone de déterminabilité absolue entourée d’une écume d’éphémère (les vies humaines, par exemple) qui se déformait pour en épouser les contours.

Je refusais d’être déformé. Je voulais vivre avec Ashlee la vie que les Chronolithes m’avaient volée. Nous étions revenus de Tucson, Ash et moi, panser nos plaies et puiser l’un en l’autre la force que nous étions capables de donner. Qu’aurais-je pu donner à Ashlee en continuant à travailler pour Sulamith Chopra, à plonger dans la turbulence tau tout en m’obstinant à devenir un instrument du destin ?

Nous n’avions pas totalement rompu les ponts. Sue me consultait de temps à autre par téléphone, même si, n’ayant pas accès à ses incubateurs de code aux normes militaires, je ne pouvais lui être très utile sur le plan professionnel. Le plus souvent, elle appelait pour me tenir au courant, partager ses enthousiasmes ou ses coups de cafard, bavarder. Elle prenait, je pense, un plaisir par procuration à la vie que je m’étais créée – comme si ma vie avait quelque chose de spécial, comme s’il n’existait pas des millions de familles identiques à la mienne qui essayaient de s’en sortir en cette époque difficile. En tout cas, je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle frappe un jour à ma porte dans le plus pur style des romans d’espionnage.

Ash avait échangé quelques mots au téléphone avec Sue mais ne lui avait jamais été formellement présentée, et Ray lui était totalement inconnu. Je me suis chargé des présentations avec un enthousiasme peut-être un peu trop visiblement forcé. Ashlee a hoché la tête et serré les mains avant de battre en retraite dans la cuisine pour « préparer le café », autrement dit pour évacuer les soucis que lui causait leur présence.

Ce n’était qu’une visite, insistait Ray. Sue continuait à maintenir le contact avec ce qu’il restait de son réseau de chercheurs sur les Chronolithes, et elle profitait de son voyage dans l’Ouest pour nouer quelques relations. Dans son flux et son reflux vasculaire, le financement fédéral lui était redevenu favorable, même si elle gardait des détracteurs au sein du Congrès. Ces derniers temps, a-t-elle dit, tout son travail était furtif, à moitié caché, dissimulé à une agence par une autre, noyé dans des rivalités bureaucratiques qu’elle comprenait à peine. Certes, elle était à Minneapolis en voyage d’affaires, mais au fond, elle souhaitait juste un endroit accueillant où demeurer un soir ou deux.

« Tu aurais pu prévenir.

— C’est vrai, Scotty, mais va savoir qui écoute. Entre les Copperheads non déclarés parmi nos parlementaires et les cinglés de la rue…» Elle a haussé les épaules. « Si cela pose un problème, nous irons à l’hôtel.

— Tu vas rester ici, ai-je affirmé. Je demandais juste par curiosité. »

Visiblement, ce n’était pas qu’une simple réunion entre amis. Mais ni elle ni Ray n’ont spontanément fourni de détails, et je suppose que cela me convenait, du moins pour le premier soir. Sue avec toute sa fureur et son obsession me semblait de l’histoire ancienne. Beaucoup de choses avaient changé depuis Portillo.

Oh, je suivais toujours les avancées de Kuin aux infos, quand la bande passante me le permettait, et je me demandais encore à l’occasion ce que « turbulence tau » voulait dire et comment cela avait éventuellement pu m’affecter. Mais cela relevait plus de peurs nocturnes, du genre de pensées qui vous tournent dans le crâne lorsque le sommeil vous fuit et que la pluie tape à la vitre comme un visiteur indésirable. J’avais renoncé à essayer de comprendre quoi que ce soit de toute cette histoire en utilisant le vocabulaire de Sue – à tout coup, ses conversations avec Ray dérivaient trop rapidement vers la géométrie C-Y, les quarks noirs et autres sujets ésotériques du même tonneau. Quant aux Chronolithes… devais-je avoir honte d’avouer avoir abouti avec eux à une paix personnelle et séparée ? M’être résigné à n’avoir aucune influence sur ces grands et mystérieux événements ? Peut-être s’agissait-il là d’une petite trahison. Mais cela semblait n’être que du bon sens.

Pourtant, je me suis senti mal à l’aise en présence de Sue, dont les obsessions brillaient toujours avec autant d’éclat. Elle s’est montrée aimable pendant que nous discutions du passé et de nos connaissances communes. Mais son regard s’est éclairé et sa voix a pris de l’ampleur dès que la conversation a abordé le récent avènement du Chronolithe de Freetown ou l’avancée des armées kuinistes au Niger.

Je l’ai observée en train de parler. Sa couronne de cheveux frisés merveilleusement incontrôlable avait grisonné au niveau de la frange. Ses sourires plissaient la peau au coin de ses yeux en rides complexes. Elle était très mince et semblait un peu soucieuse chaque fois que faiblissait l’éclat de sa ferveur.

Si incroyable que cela paraisse, Ray Mosely était toujours amoureux d’elle. Il ne l’a pas dit, bien sûr. Je soupçonne Ray d’avoir vécu son amour envers Sulamith Chopra comme une humiliation personnelle, à jamais invisible du monde externe. Sauf qu’il n’était pas invisible. Et peut-être Ray avait-il trouvé un moyen de s’accommoder de la situation : mieux valait aimer en vain qu’admettre l’absence d’amour. Barbu, d’une maigreur confinant à l’anorexie, la chevelure s’estompant tel un souvenir d’enfance, Ray continuait à regarder Sue avec révérence et à sourire quand elle souriait, à rire quand elle riait, à prendre sa défense au premier signe de critique.

Et quand, avec un geste du menton en direction d’Ashlee dans la cuisine, Sue a dit : « Je t’envie, Scotty. J’ai toujours eu envie de m’installer avec une femme gentille comme ça », Ray a docilement gloussé. Tout en grimaçant.

Avant d’aller me coucher, j’ai ouvert le canapé-lit et déplié draps et couverture de rechange. Quelle torture cela a dû être pour Ray, de dormir ainsi à côté de Sue dans une chasteté totale et indiscutable, d’écouter le bruit de sa respiration. Mais c’était tout ce que j’avais à offrir, à part le plancher.

Avant de regagner ma chambre, j’ai pris Sue à part. « Je suis content de te revoir, lui ai-je dit. Vraiment. Mais si tu veux plus de moi que quelques nuits sur un clic-clac, il faut que tu me le dises.

— Nous en parlerons plus tard, a-t-elle tranquillement répondu. Bonne nuit, Scotty. »

Ashlee, au lit, n’a pas fait preuve d’autant d’optimisme. Elle s’est dite ravie de rencontrer ces personnes qui avaient tant compté dans ma vie : cela donnait de la substance à tout ce que je lui avais raconté. Mais en même temps, ils lui faisaient peur.

« Peur ?

— De la même manière que Kait a peur de la conscription. Et pour la même raison. Ils veulent quelque chose de toi, Scotty.

— Ne t’inquiète pas pour ça.

— Je suis forcée de m’en inquiéter. Ce ne sont pas des idiots. Ils ne seraient pas venus s’ils ne pensaient pas pouvoir te convaincre de… de faire ce qu’ils veulent que tu fasses.

— Je ne suis pas si facile à convaincre, Ash. » Elle s’est tournée de l’autre côté en soupirant.

 

En sept ans, Kuin n’avait toujours pas planté de Chronolithe sur le sol américain, du moins pas au nord de la frontière mexicaine. Avec l’Europe du Nord, la partie méridionale de l’Afrique, le Brésil, le Canada, les Antilles et diverses autres régions, nous restions une des constituantes d’un archipel de santé mentale dans un monde assiégé par la folie. L’impact de Kuin sur les Amériques avait été plus économique que politique. Le chaos global, surtout en Asie, avait asséché la demande étrangère en produits finis. L’argent avait déserté les industries de biens de consommation pour se canaliser dans la défense. Ce qui menait à un taux de chômage assez bas (à part chez les réfugiés de Louisiane) mais à de nombreuses pénuries ponctuelles et à un peu de rationnement. Les copperheads criaient à la soviétisation progressive de l’économie, et peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort, du moins sur ce point-là. Il n’existait toujours pas de réelle tendance pro-K au Congrès ni à la Maison-Blanche. Nos kuinistes (et leur contrepartie radicale A-K) étaient des combattants de rue, pas des organisateurs. Du moins, jusqu’ici. Quant aux copperheads respectables à la Whit Delahunt, c’était autre chose : on les trouvait partout, mais avançant à pas feutrés.

J’avais lu une partie de la littérature copperhead, les auteurs académiques (Daudier, Pressinger, le Groupe de Paris) tout autant que les écrivaillons populistes (Les Habits de l’Empereur de Forrestall au moment où il avait atteint la liste des best-sellers). J’avais même goûté aux travaux des musiciens et romanciers qui représentaient la face publique du mouvement underground kuiniste. Si impressionnantes que certaines de ces œuvres puissent paraître de prime abord, elles m’avaient paru au mieux comme un souhait, au pire comme un moyen de permettre à la nation ou plus probablement à leurs auteurs de s’insinuer dans les bonnes grâces d’une inéluctable autocratie kuiniste.

Et on n’avait toujours aucune preuve directe de l’existence de Kuin lui-même. Il existait, il n’y avait aucun doute à ce sujet, probablement quelque part dans le sud de la Chine continentale, mais la majeure partie de l’Asie était fermée aux médias et aux télécommunications, souffrant d’une infrastructure complètement délabrée ainsi que de famine et de troubles qui avaient provoqué des millions de morts. Le chaos qui contribuait à créer Kuin servait aussi à le protéger d’une exposition prématurée.

La technologie nécessaire à la création d’un Chronolithe se trouvait-elle déjà aux mains de Kuin ?

Probablement, m’a dit Sue.

En ce dimanche matin, Ashlee, toujours nerveuse, était partie à Saint Paul rendre visite à sa cousine Alathea. (Celle-ci gagnait tout juste sa vie en vendant au porte-à-porte des pots en cuivre décoratifs. Ashlee allait chaque dimanche chez elle par pure dévotion familiale, car Alathea était une femme désagréable aux convictions religieuses excentriques et aux talents domestiques inexistants.) Je me suis assis avec Sue à la table de la cuisine pour grignoter un petit déjeuner et plus généralement savourer mon jour de congé, tandis que Ray sortait se procurer du café frais – nous avions épuisé les réserves de la maison.

Il n’y avait dans le monde, m’a dit Sue, qu’une poignée de gens maîtrisant suffisamment la théorie moderne sur les Chronolithes pour imaginer les moyens d’en créer un. Il se trouvait qu’elle en faisait partie. D’où cet intérêt si ambivalent du gouvernement fédéral, qui hésitait entre la soutenir et lui mettre des bâtons dans les roues. Mais ce n’était pas le plus important, du moins pour le moment. Notre principal problème, a-t-elle expliqué, venait du gouvernement chinois qui, de plus en plus désespéré, avait des années auparavant lancé ses propres programmes intensifs de recherche appliquée aux moyens de courber le tau, pour interdire ensuite toute communication entre ces labos de recherche et la communauté internationale.

Et pourquoi cela était-il gênant ?

Parce que le gouvernement chinois, divisé, avait fini par s’effondrer sous le poids de son insolvabilité, et qu’on supposait désormais ces labos de recherche sous le contrôle direct des insurgés kuinistes.

« Tout se met donc en place, a-t-elle continué. Kuin se trouve quelque part en Asie et il dispose de la technologie. Nous ne sommes qu’à quelques années de la conquête de Chumphon, qui paraît tout à fait du domaine du possible. Et nous n’y pouvons rien. Le sud-est de l’Asie est entièrement aux mains de divers mouvements d’insurgés kuinistes – il faudrait une armée colossale pour occuper les collines qui dominent Chumphon, et par conséquent déplacer des troupes et des fournitures actuellement positionnées en Chine, ce à quoi personne ne tient. Tout se met donc en place très, très proprement… pour ainsi dire, inexorablement.

— Ce sont les ombres des choses qui doivent être.

— Voilà.

— Et nous ne pouvons rien pour l’empêcher.

— Eh bien, je n’en suis pas sûre, Scotty. Je peux peut-être bien faire quelque chose. » Elle a souri, d’un sourire à la fois malicieux et triste.

Mais parler de tout cela me mettait mal à l’aise, aussi ai-je essayé de changer de sujet en lui demandant si elle avait des nouvelles récentes de Hitch Paley. (Pour ma part, je n’en avais eu aucune depuis Portillo.)

« Nous sommes toujours en contact, a-t-elle répondu. Il va passer en ville dans quelques jours. »

 

Je suppose qu’on peut mettre sur le compte du charme inné (quoique particulier) de Sue le fait que, le soir suivant, Ashlee, assise à ses côtés sur le canapé, l’écoutait d’un air captivé donner son interprétation de l’Âge des Chronolithes.

Quand je les ai rejointes, Ash disait : « Je ne comprends toujours pas pourquoi vous estimez si important d’en détruire un. »

Sue a pesé sa réponse avec l’air intensément sérieux d’un fanatique religieux.

Ce qu’elle était peut-être, du moins selon elle. Lors de ses séminaires de vulgarisation de physique à Cornell, elle se plaisait à comparer le zoo des particules (hadrons, fermions et toutes les variétés de quarks qui les constituaient) aux déités du panthéon hindou – toutes différentes et en même temps représentant chacune un aspect d’une seule et même divinité globale. Sue n’était pas religieuse au sens conventionnel du terme et n’avait même jamais mis les pieds dans le Madras natal de ses parents, elle usait de cette métaphore de façon peu rigoureuse et souvent comique. Mais je n’avais pas oublié sa description des deux visages de Siva : le destructeur et celui qui amène la vie, le jeune ascétique et celui qui engendre avec son lingam – Sue avait détecté la présence de Siva dans chaque dualité, dans chaque symétrie du quantum.

Elle a joint le bout des doigts. « Dites-moi, Ashlee, comment définiriez-vous le mot « monument » ?

— Eh bien, a répondu Ashlee d’un ton hésitant, c’est une chose, une structure, par exemple un immeuble. C’est, euh, de l’architecture.

— Quelle différence avec une maison ou un temple, alors ?

— J’imagine qu’on n’utilise pas un monument de la même manière qu’une maison ou une église. Il est simplement là, plus ou moins à s’annoncer lui-même.

— Mais il a une utilité, pas vrai ? De même qu’une maison en a une ?

— Je ne sais pas si je dirais qu’il est utile… mais oui, sans doute, il sert à quelque chose. Mais pas à quelque chose de très concret.

— Exactement. C’est une structure avec un usage, un usage non concret, mais spirituel… du moins symbolique. Il proclame le pouvoir et la primauté, ou alors il commémore un événement qui concerne la communauté. C’est une structure physique mais dont toute la signification, l’utilité, est insufflée par l’esprit humain.

— Les Chronolithes aussi ?

— Là est la question. En tant qu’arme destructrice, un Chronolithe est relativement banal. Seul, il n’accomplit rien de particulier. Sa portée relève tout entière du domaine de la signification et de l’interprétation. C’est là que se déroule la bataille, Ashlee. » Elle s’est tapé le front. « L’architecture la plus étrange est tout entière là-dedans. Il n’existe rien dans le monde physique qui puisse rivaliser avec les monuments et les cathédrales que nous construisons à l’intérieur de nos crânes. Une partie de cette architecture est simple et vraie, une autre est baroque, une troisième est magnifique et il y en a une autre encore, affreuse et dangereusement précaire. Mais celle-là compte plus que toutes les autres, parce que c’est avec elle que nous construisons le futur. L’histoire n’est qu’un enregistrement fossile de ce que les hommes et les femmes ont bâti à partir du contenu de leurs esprits. Tu comprends ? Et le génie de Kuin n’a rien à voir avec les Chronolithes ; les Chronolithes ne sont que de la technologie, que des gens qui font sauter la nature dans des cerceaux. Le génie de Kuin consiste à s’en servir pour coloniser le monde de l’esprit, pour construire sa propre architecture directement dans nos têtes.

— À faire en sorte qu’on croie en lui.

— En lui, en son pouvoir, en sa gloire, en sa bienveillance. Mais par-dessus tout en son inéluctabilité. Et c’est cela que je veux changer. Parce que rien de ce qui concerne Kuin n’est inévitable, absolument rien. Nous construisons Kuin jour après jour, nous le façonnons avec nos espoirs et nos peurs. Il nous appartient. C’est une ombre que nous projetons tous ensemble. »

Ce qu’elle disait n’avait rien de neuf en soi. Cette stratégie fondée sur l’attente, sur l’anticipation avait même été débattue dans la presse. Quelque chose pourtant dans son discours m’a donné la chair de poule. L’intensité de sa conviction, la désinvolture de son éloquence. Mais je crois qu’il n’y avait pas que cela. Je crois que, pour la première fois, je comprenais que Sue avait déclaré une guerre privée et très personnelle à Kuin. Mieux : qu’elle croyait se trouver en ce moment même au centre exact du conflit – ointe par la turbulence tau, promue directement dans la divinité.

 

Ce dimanche soir-là, j’ai dîné dehors avec Kaitlin, dans un simple fast-food, qui m’a coûté ce qu’il me restait du profit inattendu du week-end.

L’air courageux mais inconsolable, Kait est descendue de l’appartement sis au-dessus du garage de Whit. Elle venait de passer ses premières nuits sans David, et cela se voyait. Le manque de sommeil lui cernait les yeux et donnait à son visage un teint cireux. Elle m’a adressé un sourire presque furtif, comme si elle n’avait pas à sourire pendant que David était à la guerre.

Nous avons partagé des sandwiches à la pâte de haricots dans un People’s Kitchen aux couleurs autrefois vives mais devenues ces derniers temps indécentes. Kait savait que Sue Chopra et Ray Mosely étaient en ville, et nous en avons un peu discuté, mais elle ne portait manifestement que peu d’intérêt à ce qu’elle appelait « l’ancien temps ». Elle m’a révélé que des cauchemars la perturbaient. Dans ses rêves, elle se trouvait de nouveau à Portillo, mais avec David, cette fois, et David courait un danger mortel dont elle ne pouvait le sauver. Elle y était enfoncée jusqu’aux genoux dans le sable, dominée par le Kuin de Portillo presque vivant, hargneux, malveillant.

Je l’ai patiemment écoutée vider son sac. Le rêve n’était pas difficile à interpréter. J’ai fini par demander : « Tu as des nouvelles de David ?

— Il m’a appelée quand son bus est arrivé à Little Rock. Rien depuis. Les classes doivent l’accaparer, j’imagine. »

J’imaginais aussi. Je lui ai alors demandé comment sa mère et Whit prenaient la situation.

« Maman me soutient. Quant à Whit…» Elle a eu un geste de la main. « Tu le connais. Il n’approuve pas la guerre et se comporte parfois comme si David en était personnellement responsable, comme s’il avait choisi de recevoir son ordre d’incorporation. Avec Whit, il n’est question que de grands problèmes, il n’y a jamais de personnes impliquées, sauf comme obstacles ou comme exemples à ne pas suivre.

— Je ne suis pas certain non plus que la guerre soit bénéfique, Kait. Si David avait voulu éviter l’armée, je l’aurais aidé à se planquer. »

Elle m’a souri d’un air triste. « Je sais. Et David le savait aussi. Le plus bizarre, c’est que Whit ne voulait pas en entendre parler. Pas par amour de la guerre, juste parce qu’il refuse qu’on contrevienne à la loi, qu’on mette la famille en danger sur le plan légal, ce genre de conneries. David pensait même que s’il essayait de se soustraire à l’incorporation, Whit le dénoncerait.

— Tu crois qu’il l’aurait fait ? »

Elle a hésité. « Je ne déteste pas Whit…

— Je sais.

— Mais oui, je l’en crois éventuellement capable. » Rien d’étonnant à ce qu’elle souffre de cauchemars. « Janice doit passer plus de temps à la maison depuis que son emploi s’est volatilisé, ai-je avancé.

— Oui, et ça m’aide bien. Je sais que David lui manque aussi. Mais elle ne parle ni de la guerre, ni de Kuin, ni des opinions de Whit. Ce sont tous des sujets tabous. »

La loyauté de Janice envers son second mari était remarquable et sans doute admirable, même si j’avais du mal à l’admettre. À partir de quel moment la loyauté devient-elle martyre, à quel point exactement Whitman Delahunt était-il dangereux ? Mais je ne pouvais pas poser ces questions à Kait.

Elle était incapable d’y répondre. Tout comme moi.

 

Quand je suis rentré à la maison, Ashlee était déjà couchée. Sue et Ray ne dormaient pas : ils discutaient à voix basse, penchés sur une carte de l’ouest des États-Unis étalée sur la table de la cuisine. Ray s’est tu quand j’ai traversé la pièce, mais Sue m’a invité à m’asseoir avec eux et à participer à la conversation. Au grand soulagement de Ray, j’ai poliment décliné, préférant rejoindre Ashlee que j’ai trouvée recroquevillée sur le flanc gauche, le drap en boule à ses pieds et l’extérieur de la cuisse hérissé de chair de poule par une brise nocturne.

Devais-je me sentir coupable parce que finalement je n’avais ni cherché ni obtenu un martyre personnel – comme Janice, liée à Whit par son sens du devoir ; comme David, pointé sur la Chine telle une balle de fusil et tout autant jetable ; ou même comme mon père, qui justifiait sa vie par le martyre ? (J’étais avec elle, Scotty.)

Quand je me suis couché, Ashlee a remué, marmonné et pressé contre moi son corps tiède dans la nuit fraîche.

J’ai tenté d’imaginer le martyre allant à l’envers, comme le ferait une horloge détraquée. Quel plaisir de renoncer à la divinité, de descendre de la croix, de voyager depuis la transfiguration jusqu’à la simple sagesse pour parvenir enfin à l’innocence.

 

Les Chronolithes
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