14

À un moment, cette semaine-là – avant que Hitch n’arrive, avant que les événements n’échappent à notre contrôle – Ashlee m’a demandé au milieu d’une conversation téléphonique : « Vous vous souvenez de ce conte de Charles Dickens, Un chant de Noël ?

— Oui, pourquoi ?

Je pensais à Kuin, aux Chronolithes et tout. Vous vous rappelez que, chez Dickens, Scrooge assiste dans l’avenir à son propre enterrement ? Et il demande au fantôme quelque chose comme « Est-ce l’image de ce qui doit être, ou de ce qui pourrait être ? »

Exact.

— Eh bien, Scott, les Chronolithes… ce sont des doit être ou des pourraient être ? »

Je lui ai répondu que nul n’en savait rien. Mais si je comprenais bien Sue, les événements commémorés par les Chronolithes déjà existants se classaient sous une forme ou sous une autre parmi les doit être. Il n’existait pas un autre et superbe avenir dans lequel nous stopperions Kuin avant ses conquêtes et transformerions les Chronolithes en d’inoffensifs paradoxes flottant librement. Kuin allait vraiment conquérir Chumphon, la Thaïlande, le Vietnam, le Sud-Est asiatique ; si le temps pouvait être incertain, les monuments eux-mêmes étaient fondamentalement immuables.

Pourquoi alors ne pas céder au désespoir ? Sue répondrait, j’imagine, que la bataille n’était pas terminée. La plupart du monde civilisé restait libre de Chronolithes, ce qui suggérait que les conquêtes de Kuin étaient un processus à étapes connaissant des succès et des revers. Aucun Chronolithe n’était encore arrivé sur le sol nord-américain. Peut-être n’y en aurait-il jamais, si nous faisions ce qu’il fallait. Quoi que ce fût.

Sue m’avait expliqué le concept de « feedback négatif ». Si ce que Kuin créait avec les Chronolithes était une espèce de feedback positif – un signal que renforçaient et amplifiaient le temps et les attentes des hommes –, alors son inverse pouvait représenter la solution. Détruire un Chronolithe qui apparaissait jetterait le doute sur le processus, et l’impression cancéreuse que Kuin était invincible se verrait, sinon anéantie, du moins affaiblie.

Il prendrait peut-être la moitié de la Terre, mais pas notre moitié.

Voilà ce en quoi Sue Chopra avait foi. J’espérais qu’elle avait raison, et j’étais prêt à agir sur la base de cette supposition.

Mais en toute honnêteté, je ne peux affirmer que j’y croyais.

 

Et donc, réapparition de Hitch Paley, qui descendait sur le parking du motel d’une petite Sony cabossée (en tout état de cause, cela aurait dû être d’une moto). Nous étions convenus de nous voir à neuf heures, ce matin-là. Il avait un quart d’heure de retard. Ou dix ans, en un sens.

Il avait peu changé. Je n’ai eu aucune peine à le reconnaître, même à une douzaine de mètres de distance dans l’ombre de la marquise du café-restaurant. J’étais ravi et j’avais peur.

Il portait la barbe ainsi qu’un blouson de cuir caca d’oie. Il s’était un peu empâté, ce qui ne faisait que renforcer son grand nez, ses hautes pommettes et son front néandertalien. Il m’a aperçu, a traversé sur ses jambes arquées l’espace ensoleillé qui nous séparait, et m’a tendu son énorme main droite : « Salut, mon pote ! T’as le paquet que je t’avais demandé de récupérer ? »

 

Quand j’ai marmonné je ne sais trop quoi à propos du paquet, il a souri et m’a flanqué une claque dans le dos : « Je te charrie, Scotty. On en parlera plus tard. » Nous sommes entrés dans le café-restaurant pour nous installer dans un box.

Bien entendu, Sue Chopra savait, pour Hitch. Tous mes efforts pour le protéger – en évitant par exemple de le compromettre durant mon passage au détecteur de mensonge – avaient été évidents et inutiles. Hitch était l’un des « observateurs principaux » de Sue, et avait dû figurer dès le début dans son projet reliez-les-points. Hitch avait été profondément plongé dans la turbulence tau, certainement tout aussi profondément que moi.

J’avais de plus supposé qu’il resterait introuvable, mais il avait sans doute traîné dans la région de Chumphon plus longtemps qu’il ne s’y serait risqué s’il s’était douté de la minutie avec laquelle on enquêtait sur les témoins – il y avait en tout cas traîné assez longtemps pour que le FBI cible sa signature Internet ou même dissimule un dispositif de localisation sur sa personne. Bref, ils l’avaient retrouvé.

Ils l’avaient retrouvé, et Sue lui avait donné le choix entre être arrêté immédiatement et accepter le boulot qu’elle lui proposait. Hitch avait fait le choix le plus sensé.

« Ce n’est pas vraiment un emploi de bureau, m’a-t-il précisé. C’est bien payé, avec des voyages, sans entourloupes. On m’a promis un casier judiciaire vierge à la fin, encore que la fin ne soit pas encore en vue. Ils ont commencé par m’envoyer dans le bassin du Pacifique recueillir des rumeurs sur Kuin, mais ça n’a rien donné de substantiel. Mais j’ai eu de quoi m’occuper, Scotty. Des reconnaissances des sites d’atterrissage, tu vois le genre, à Ankara ou Istanbul, des petits trucs officieux à droite et à gauche, des conversations avec des kuinistes – et dernièrement avec des gamins de chez nous. Des copperheads et des hadjis.

— Tu es un espion ? »

Il m’a gratifié d’un regard acerbe. « Ouais, c’est ça, je suis un espion. Je bois des martinis et je n’arrête pas de jouer au baccara.

— Mais tu es au courant de cette histoire de hadj.

— J’en sais plus sur cette histoire de hadj que la plupart des gens. Je la connais de l’intérieur. Et je vais faire mon maximum pour t’aider à retrouver Kait. »

Je me suis appuyé au dossier du box en me demandant si c’était ce que je voulais. Si c’était bien prudent.

« Tu sais, a dit Hitch, quand je pense à Kaitlin, je la revois à Chumphon. Avec sa façon de courir sur la plage dans ce maillot une pièce rosé que Janice aimait lui mettre… elle laissait derrière elle des empreintes de pied dans le sable, on aurait dit de minuscules traces d’oiseau. Nous aurions dû mieux nous en occuper, Scotty. »

Il disait « nous » pour se montrer aimable. Il parlait de moi.

 

Hitch ne s’est pas étendu sur le passé et n’a pas perdu de temps. Ramone Dudley lui avait déjà fourni les données du problème, et pendant que nous étudiions le menu, j’y ai ajouté le peu que j’avais appris de mon côté.

« Le Mexique, ce n’est pas une mauvaise idée, a-t-il dit. Mais on a besoin de davantage d’informations avant d’en arriver aux conclusions. »

Il a suggéré une nouvelle entrevue avec Whit Delahunt. J’ai accepté, à condition d’éviter d’inquiéter Janice. « Et on devrait parler aussi à Ashlee Mills. Si elle est chez elle, on peut la prendre en allant voir Whit.

— Mieux vaut éviter d’impliquer trop de personnes à la fois, a répondu Hitch.

— Ashlee est tout autant impliquée que moi. En fait, elle m’a plus aidé que la police.

— Tu t’en portes garant, Scotty ?

— Sans problème.

— OK. » Il m’a regardé d’un œil critique. « Tu as l’air de ne pas manger correctement. Ou bien de ne pas dormir correctement.

— Ça se voit ?

— Tu devrais essayer le steak à cheval.

— Je n’ai pas faim.

— Le steak à cheval, Scotty. Disons que c’est pour Kait. »

Je ne voulais pas manger, mais la nourriture que la serveuse nous a apportée avait l’air appétissante. J’ai été surpris de finir aussi facilement mon assiette.

« Tu te sens mieux ? a demandé Hitch.

— Ce que je sens surtout, ce sont mes artères qui durcissent.

— N’importe quoi. Le corps a besoin de protéines. Nous avons du boulot à abattre, et pas seulement aujourd’hui. »

Je me suis entendu demander : « On peut vraiment la retrouver ?

— On va la retrouver. Tu peux y compter. »

 

Ashlee a marqué un temps d’arrêt en découvrant Hitch Paley, puis elle m’a regardé l’air de dire : vous avez des gens comme ça parmi vos amis ?

Ce n’était que justice. Hitch ressemblait toujours à un criminel à la petite semaine – on aurait pu le prendre pour un dealer à la Cheever Cox, ou peut-être pour un de ces types imposants chargés de recouvrer les créances douteuses. J’ai esquissé une partie de notre passé et répété une partie de ce que Hitch m’avait raconté. Ashlee a hoché la tête mais, visiblement, sans cesser de soupçonner Hitch d’être plus que les oreilles de Sue Chopra dans les milieux occultes.

Elle m’a pris à part : « Il peut nous aider à retrouver Kait et Adam ? C’est tout ce que j’ai besoin de savoir.

— Je crois qu’il peut, oui.

— Alors, allons voir ce Whitman Delahunt. »

C’est moi qui ai conduit. Cet après-midi-là, une petite brise soufflait sous le ciel que balayaient des nuages d’altitude. Hitch a gardé le silence dans la voiture. Ashlee a fredonné une mélodie que j’ai reconnue pour une vieille chanson de Lux Ebone, une chanson triste. Datant de l’époque où les chansons avaient encore de l’importance, où tout le monde connaissait les mêmes.

Pour moi, toutes les chansons populaires de cette année-là ressemblaient à des marches militaires : des percussions, des cymbales et des trompettes qui noyaient leurs notes dans leur propre écho. Mais j’imagine que chaque décennie a la musique qu’elle mérite.

Les marques de nicotine sur les doigts d’Ashlee n’ont pas échappé à Hitch. « Allez-y, vous pouvez fumer, lui a-t-il dit. J’en ai rien à foutre. »

 

La maison qu’habitaient Whit et Janice n’avait pas particulièrement bien vieilli, et le quartier non plus, mais l’une et l’autre restaient bien au-dessus de la moyenne nationale. Dans le coin, les gens pouvaient se permettre de faire enlever leurs ordures, même pendant la grève des éboueurs. Les pelouses étaient vertes. Ici ou là, des robots paysagistes piqués de rouille rampaient entre les haies tels des tatous apathiques. En plissant un peu les yeux, on pouvait oublier que dix ans s’étaient écoulés.

Whitman a ouvert la porte et reculé en me voyant. L’apparence de Hitch et d’Ashlee ne lui a pas davantage plu. Il a adopté une expression neutre pour me dire : « Janice est en haut, Scott. Veux-tu que je l’appelle ?

— Nous voudrions seulement te poser deux ou trois questions, ai-je répondu. Inutile de déranger Janice. »

Il n’avait manifestement aucune envie de nous inviter à entrer, mais la perspective de discuter de ses idées copperheads à portée d’oreille d’un voisin qui passerait dans la rue ne devait pas l’enchanter davantage. Nous nous sommes avancés dans la pénombre fraîche de la maison. J’ai présenté Hitch et Ashlee sans préciser pourquoi ils m’accompagnaient. Une fois à l’écart de la porte, Hitch a pris l’initiative. « Scotty m’a parlé du club auquel vous appartenez, M. Delahunt. Nous avons maintenant besoin de la liste des autres membres adultes.

— Je l’ai déjà donnée à la police.

— Ouais, mais il nous en faut une aussi.

— Vous n’avez pas le droit de l’exiger.

— Exact, a reconnu Hitch, et vous n’êtes pas obligé de nous la donner, mais cela nous aiderait à retrouver Kaitlin.

— J’en doute. » Whit s’est tourné vers moi. « J’aurais pu parler de toi à la police, Scott. J’aurais même dû.

— Pas de problème, ai-je dit. Je lui ai parlé moi-même.

— Tu vas à nouveau avoir affaire à elle si tu persistes à…

— À quoi ? l’a coupé Hitch. À tenter de sauver votre fille du pétrin où elle s’est fourrée ? »

Whit a eu l’air de vouloir taper du pied. « Je ne vous connais même pas ! Qu’est-ce que vous avez à voir avec Kaitlin ? »

Hitch a ébauché un sourire. « Elle avait une cicatrice sous le genou gauche, qu’elle s’était ouvert en tombant sur un tesson de bouteille devant le Haat Thaï. A-t-elle toujours cette cicatrice, monsieur Delahunt ? »

Whit a ouvert la bouche pour répondre, mais une voix l’a devancé.

« Oui. »

La voix de Janice, depuis l’escalier. Elle avait suivi la conversation. Elle a fini de descendre, royale dans son chagrin. « Elle y est toujours, mais presque effacée. Salut, Hitch. »

Cette fois le sourire de Hitch était sincère. « Janice.

— Tu aides Scott à retrouver Kaitlin ? » Il a confirmé.

« Très bien. Whit, voudrais-tu donner à ces personnes les informations qu’elles demandent ?

— C’est absurde ! Ils ne peuvent pas débarquer comme ça en exigeant ce genre de choses !

— Ils m’ont plutôt eu l’air de demander. Et s’ils peuvent venir en aide à Kait, le reste n’a pas d’importance, tu ne crois pas ? »

Whit a ravalé une protestation. La voix de Janice recelait de la férocité, une ancienne et puissante colère. Peut-être a-t-elle échappé à Hitch et à Ashlee, mais pas à moi. Ni à Whit.

Cela a pris un peu de temps, mais il a fini par nous remettre une liste manuscrite à peu près lisible de noms, d’adresses et de numéros de terminal.

« Évitez de parler de moi », a-t-il marmonné.

Hitch a serré Janice très fort dans ses bras, et elle en a fait autant avec lui. Elle ne l’avait jamais beaucoup apprécié, probablement avec raison, mais qu’il soit venu à la recherche de Kait avait dû redorer son blason. Elle a pris ma main alors que nous partions : « Merci, Scott. Vraiment. Je te demande pardon pour ce que j’ai dit l’autre jour.

— Inutile de t’excuser.

— La police persiste à croire Kait en ville. Mais c’est faux, n’est-ce pas ?

— Sans doute, oui.

— Mon Dieu, Scott, tout ça est si…» Elle n’a pu trouver le terme approprié. Elle a porté sa main à sa bouche. « Sois prudent, a-t-elle dit. Je veux dire, trouve-la mais… en faisant attention. »

Je le lui ai promis.

« Janice sait qu’elle est mariée à un connard ? m’a demandé Hitch en sortant de la maison.

— Elle commence à s’en douter », ai-je répondu.

 

Nous sommes allés dîner et mettre au point une stratégie chez Ashlee.

J’ai donné un coup de main à Ashlee dans la cuisine tandis que Hitch passait quelques coups de fil sur son terminal portable, Ashlee a préparé ce qu’elle appelait « le pilaf du pauvre », un plat à base de riz et de poulet pour lequel elle a soigneusement coupé le poulet cru en cubes à l’aide d’un couperet métallique bon marché. Elle a voulu savoir combien de temps j’étais resté marié avec Janice.

« Environ cinq ans. Nous étions très jeunes.

— Alors vous êtes divorcés depuis longtemps.

— Je n’ai pas toujours l’impression que cela remonte à si loin.

— Elle m’a semblé très équilibrée.

— Elle l’est, mais elle manque parfois de flexibilité. Ça a été dur, pour elle.

— Elle a plutôt de la chance de vivre ce genre de vie. Elle devrait l’apprécier.

— Je ne pense pas qu’elle ait le sentiment d’avoir de la chance en ce moment.

— Non, je ne voulais pas dire que…

— Je comprends, Ashlee.

— J’ai encore foutu les pieds dans le plat. » Elle a dégagé ses cheveux de devant ses yeux.

« Je vous coupe ces carottes ? »

Elle a méticuleusement assaisonné le pilaf juste comme il faut. Nous l’avons laissé cuire et sommes allés rejoindre Hitch.

Il avait posé ses grands pieds bottés sur la table basse d’Ashlee. « Voilà ce que nous avons, a-t-il récapitulé. De Whitman et de quelques autres, dont ce flic, Ramone Dudley. Cette merde de club copperhead auquel appartient Whit compte vingt-huit membres réguliers à jour de leurs cotisations, dont dix sont cadres supérieurs dans la compagnie qui l’emploie, donc il ne ment peut-être pas en prétendant y avoir adhéré pour favoriser sa carrière. Vingt-huit adultes, dont dix-huit célibataires ou sans enfants. Dix membres ont des enfants d’âges variés mais il se trouve que neuf seulement ont inscrit leur progéniture au groupe de jeunesse. Dont un frère et une sœur, ce qui fait dix gamins plus six venus de l’extérieur, comme Adam qui a demandé de lui-même à en devenir membre. Mais il y avait un noyau de huit qui s’impliquait énormément, dont Kait et Adam. Ce sont ceux-là qui ont disparu.

— OK, ai-je dit.

— Supposons maintenant qu’ils ont quitté la ville. Ils auraient été trop facilement repérables en voyageant ensemble en avion ou en bus. Et je doute que ces gamins de banlieue aient accepté de faire de l’autostop, avec le nombre de paumés adultes déjà sur la route. Ce qui nous amène à un moyen de transport privé. Probablement assez spacieux. Entasser huit personnes dans une berline n’est pas impossible, mais pas sans attirer l’attention ni porter sur les nerfs de tout le monde.

— Cela fait pas mal d’hypothèses, ai-je dit.

— Ouais, mais écoute-moi encore une minute. S’ils conduisent, ils conduisent quoi ?

— Certains d’entre eux doivent posséder leurs propres voitures, a avancé Ashlee.

— Exact. Et Ramone Dudley a enquêté dans cette direction. Quatre des huit possèdent effectivement un véhicule à leur nom, mais aucun ne manque à l’appel. Aucun parent n’a porté plainte pour vol d’automobile, et en fait quasiment toutes les voitures volées en ville depuis la disparition des gamins l’ont manifestement été soit par un professionnel, soit pour un « rodéo », et ont fini brûlées ou en morceaux. Voler une bagnole n’est plus aussi facile qu’autrefois. Même si vous arrivez à passer les serrures personnalisées : chaque automobile importée ou assemblée ces dix dernières années émet systématiquement son numéro de série et ses coordonnées GPS. En général, on s’en sert pour la retrouver dans le parking, mais cela complique aussi considérablement le vol. De nos jours, un voleur d’automobiles est un technicien qui s’y connaît en décryptages divers et variés, pas un lycéen.

— Donc ils ne se sont servis ni de leurs voitures personnelles, ni d’une qu’ils auraient volée, a dit Ashlee. Super. Ce qui nous laisse avec rien. Peut-être bien qu’ils sont toujours en ville, après tout.

— C’est ce que pense Ramone Dudley, mais cela n’a aucun sens. Il me semble plutôt évident que ces gamins sont en hadj. J’ai donc demandé à Dudley de revérifier les quatre automobiles qu’ils possèdent. Il l’a fait.

— Ah… et il a trouvé quelque chose ?

— Que dalle. Aucun changement. Trois sont exactement au même endroit que la semaine dernière. La seule à s’être déplacée depuis la disparition a effectué quelques allers-retours à l’épicerie locale, c’est-à-dire moins de trente kilomètres en tout au compteur. Le gamin avait laissé un jeu de clés à sa mère.

— On n’est pas plus avancés.

— Sauf sur un point. Cette maman qui va faire des courses avec la voiture de son fils… D’après la liste de Whit, elle s’appelle Eleanor Helvig, membre très estimée du club copperhead, comme son mari Jeffrey. Jeff est second vice-président à Clarion Pharmaceuticals, quelques niveaux au-dessus de Whit. Il se fait pas mal de fric ces temps-ci, et il y a trois véhicules enregistrés au nom de la famille : la sienne, celle de sa femme et celle de son fils. Et pas n’importe lesquelles : deux Daimler plus une Edison d’occasion pour Jeff Jr.

— Et alors ?

— Et alors, pourquoi madame prend-elle l’Edison pour aller à l’épicerie alors qu’elle a une Daimler, autrement dit un grand véhicule utilitaire avec plein de place à l’arrière ?

— Elle peut avoir toutes sortes de raisons, a dit Ashlee.

— Ouais… mais on devrait lui poser la question, vous croyez pas ? »

 

Le dîner était excellent – j’ai félicité Ashlee – mais nous ne pouvions pas nous attarder pour le savourer. Ashlee a préféré rester chez elle pendant que Hitch et moi allions sur le terrain, mais nous a fait promettre de l’appeler dès que nous aurions du nouveau.

« Pour ce paquet…, ai-je dit dans la voiture.

— C’est vrai, le paquet. Laisse tomber, Scotty.

— Pas question que je laisse tomber une vieille dette. Tu m’as filé le fric dont j’avais besoin pour quitter la Thaïlande. En échange d’un service que je ne t’ai pas rendu.

— Ouais, mais au moins tu as essayé, pas vrai ?

— Je suis allé là où tu m’avais dit.

— Chez Easy ? » Hitch souriait, maintenant, de ce sourire qui me mettait si mal à l’aise autrefois (et me mettait d’ailleurs toujours mal à l’aise).

« Je suis allé chez Easy, mais…

— Tu as donné mon nom au type ?

— Ouais…

— Un vieux aux cheveux gris, plutôt grand, couleur café ?

— Ça y ressemble. Mais il n’y avait pas de paquet, Hitch.

— Quoi, c’est ce qu’il t’a dit ?

— Oui oui.

— Il te l’a dit poliment ?

— Loin de là.

— Il s’est un peu énervé, hein ?

— Il a failli sortir un flingue. » Hitch hochait la tête : « Bien… bien.

— Bien ? Le paquet était en retard, ou quoi ?

— Non. Scotty, il n’y a jamais eu de paquet.

— Mais celui que tu m’as demandé de récupérer pour toi ?…

— … n’existe pas. Désolé.

— Mais cet argent que tu m’as donné…

— En gros, sans vouloir te vexer, j’ai pensé que tu serais plus en sécurité à Minneapolis. Je veux dire, tu étais là, coincé sur la plage, loin de Janice et Kaitlin, tu commençais à picoler pas mal, et Chumphon n’est pas un bon endroit pour un Américain saoul, surtout avec tous ces journalistes qui se faisaient régulièrement dévaliser. Alors j’ai eu pitié de toi. Je t’ai filé le fric. J’en avais de côté, les affaires marchaient bien. Mais je pensais que tu refuserais que je te le donne, et je ne voulais pas te le prêter : tu aurais essayé de me retrouver pour me le rendre, comme un bon petit scout. C’est ce que tu aurais fait, pas vrai ? Alors j’ai inventé cette histoire de colis.

— Tu l’as inventée ?

— Je suis désolé, Scotty, j’imagine que tu as cru convoyer de la drogue ou quelque chose de ce genre, mais en plus j’ai trouvé ça marrant, connaissant l’image de diplômé bien propre sur soi que tu te fais de toi-même, je veux dire. J’ai pensé qu’un petit dilemme moral pourrait mettre un peu de piment dans ta vie.

— Non, ai-je dit. Tu te fiches de moi. Le type chez Easy a reconnu ton nom… et tu viens de me le décrire. »

Je roulais vers le soleil couchant et les lumières du tableau de bord venaient de s’allumer. Il entrait par la vitre un air frais assez doux. Hitch a pris son temps pour répondre.

« Laisse-moi te raconter une petite histoire, Scotty, a-t-il fini par dire. Quand j’étais gamin, je vivais à Roxbury avec ma mère et ma petite sœur. Nous étions pauvres, mais à l’époque les allocations suffisaient à s’en sortir, en faisant attention. Ce n’était pas spécialement dur pour moi, du moins je ne savais rien d’autre qu’être heureux avec ce que j’avais, en ajoutant peut-être un peu de vol à l’étalage. Sauf que Maman se sentait seule, et donc, quand j’avais seize ans, elle a épousé un tas de vieille merde coriace nommé Easy G. Tobin. Easy possédait une affaire de boîtes aux lettres et vendait de la coke et de la meth sous le manteau. Je reconnais qu’il n’a jamais levé la main sur ma mère, ni sur ma sœur et moi, d’ailleurs. Ce n’était pas un monstre. Et il ne se servait jamais de la maison pour son commerce de drogue. Mais c’était un méchant. Il parlait méchamment. Il était assez futé pour ne jamais avoir besoin d’élever la voix, il lui suffisait de quelques mots pour te descendre, parce qu’il avait le talent de découvrir ce que tu détestais en toi. Il me l’a fait à moi et il l’a fait à ma sœur, mais nous jouions en division d’honneur. Il l’a surtout fait à ma mère, et le temps que je sois prêt à quitter la maison, quelques années plus tard, je l’avais vue pleurer plus que je ne l’aurais voulu. Elle voulait se débarrasser de lui mais ne savait pas comment s’y prendre, surtout qu’il fréquentait d’autres dames. Alors avec une bande de potes, on l’a suivi chez une de ses copines, on est rentrés et on l’a puni un peu. On ne l’a pas, tu sais, passé à tabac, mais on lui a fichu la trouille, on l’a malmené et on lui a dit de virer son cul de la maison de ma mère ou alors on lui ferait pire. Il a répondu que c’était d’accord de son côté, qu’il en avait marre de moi et de ma sœur et qu’il en avait fini avec ma mère – ce sont ses mots –, et que de toute façon il voulait partir, et j’ai dit que ça posait pas de problèmes du moment qu’il le faisait, que je l’aurais à l’œil. Il m’a répondu « j’aurais oublié ton nom la semaine prochaine, petit merdeux », alors je lui ai promis qu’il entendrait parler de moi de temps en temps, qu’il ferait bien de ne pas oublier mon nom parce que moi je n’oublierais pas le sien. Et nous sommes partis. Mais pendant quelques années, j’ai tenu à ce qu’il tombe effectivement sur mon nom, au moins de temps en temps, de temps à autre. Une carte, un coup de téléphone, comme pour lui rappeler un souvenir, mais pas un bon. Juste pour qu’il ne dorme pas sur ses deux oreilles. Et il n’a pas l’air de m’avoir oublié, hein, Scotty ?

— Il aurait pu me tuer, ai-je dit.

— Ouais, mais je ne pensais pas qu’il le ferait. Et puis je t’avais filé un gros paquet de fric. Je me suis dit que tu comprendrais qu’il y ait une part de risque.

— Ça alors, ai-je dit d’une voix faible.

— Et puis, tu vois ? Comme ça, tu n’as pas besoin de me remercier. »

 

Nous avons eu la chance de trouver Mme Jeffrey Helvig seule chez elle.

Elle s’est présentée à la porte en tenue décontractée, et nous voir dans la lumière de la véranda l’a aussitôt mise sur ses gardes. Nous lui avons annoncé venir à propos de son fils, Jeff Jr. Elle nous a répondu avoir déjà parlé à la police et que nous n’avions certainement pas l’air de policiers, alors qui étions-nous et que voulions-nous vraiment ?

Je lui ai montré assez de pièces d’identité pour établir que j’étais le père de Kaitlin. Elle connaissait Janice et Whit, mais pas très bien, et avait rencontré Kait en une ou deux occasions. Quand je lui ai précisé que je voulais parler de Kaitlin, elle s’est laissé fléchir et nous a fait entrer, mais manifestement à contrecœur.

La maison était d’une propreté méticuleuse. Eleanor Helvig adorait les dessous de verre en liège et les têtières en dentelle. Un dépoussiéreur électrique bourdonnait dans un coin du salon. Mme Helvig se tenait ostensiblement près du panneau de sécurité domotique, où elle pouvait d’un simple geste donner l’alerte et transmettre une vue de la caméra de surveillance au poste de police local. Nous étions probablement déjà filmés. Je me suis dit qu’elle n’avait pas peur de nous, mais qu’elle était très prudente par nature.

« Je sais ce que vous endurez, monsieur Warden, a-t-elle dit. Je l’endure moi aussi. Vous comprendrez que je n’ai pas envie de reparler de la disparition de Jeff. »

Elle se défendait contre une accusation que personne n’avait encore portée. Cela m’a fait réfléchir. Son mari était copperhead – et lui y croyait vraiment, d’après Whit. Elle l’avait accompagné à la plupart des réunions, mais pas à toutes. Elle proférerait sans doute les mêmes opinions que son mari, mais n’était peut-être pas aussi profondément et aussi sincèrement convaincue de leur bien-fondé. J’ai espéré que non.

« Cela vous surprendrait-il, madame Helvig, si je vous disais qu’apparemment votre fils et ses amis sont partis en hadj ? » ai-je demandé.

Elle a cillé. « En tout cas, cela m’offenserait. Utiliser ainsi ce mot est une insulte à la foi musulmane, ainsi qu’à de nombreux jeunes gens sincères.

— Des jeunes gens sincères comme Jeff ?

— J’espère que Jeff est sincère, mais je n’accepterai aucune explication simpliste quant à ce qui lui est arrivé. Pour parler franchement, ces pères absents qui redécouvrent leurs enfants en période de crise me laissent sceptique. Mais c’est la faute de la société, n’est-ce pas ? Les gens voient en la paternité ou en la maternité un moyen de mélanger leurs gènes, non un lien sacré.

— Vous pensez que Kuin va améliorer cela ? » a voulu savoir Hitch.

Elle a soutenu son regard avec un air de défi. « Je crois qu’il peut difficilement faire pire.

— Savez-vous ce qu’est un hadj, madame Helvig ?

— Je vous ai dit que je n’aimais pas ce mot…

— Mais beaucoup de monde s’en sert. Dont beaucoup d’enfants idéalistes. J’en ai vu quelques-uns. Vous avez raison, le monde dans lequel nous vivons est brutal, surtout pour les enfants. Je les ai vus. J’ai vu des gamins partis en hadj massacrés au bord de la route. Des enfants violés et assassinés, madame Helvig. Ils sont jeunes et sans doute idéalistes, mais ils se font aussi beaucoup d’illusions sur les qualités nécessaires pour survivre hors des banlieues de Minneapolis. »

Eleanor Helvig a blêmi. (Moi aussi, je crois.) « Qui êtes-vous ? a-t-elle demandé à Hitch.

— Un ami de Kaitlin. Vous avez déjà rencontré Kait, madame Helvig ?

— Je crois qu’elle est passée à la maison une fois ou deux.

— Je suis sûr que votre Jeff est un jeune homme solide, mais Kait ? Comment pensez-vous qu’elle va s’en sortir dehors, madame Helvig ?

— Je ne…

— Dehors sur la route, je veux dire, avec tous ces sans-abri et ces soldats. Parce que si ces gamins sont vraiment partis en hadj, ils seront bien plus en sécurité dans une voiture. Même Jeff.

— Jeff sait prendre soin de lui, a murmuré Eleanor Helvig.

— Vous ne voudriez pas qu’il fasse du stop, si ?

— Bien sûr que non.

— Où est la voiture de votre mari, madame Helvig ?

— Il est parti au travail avec. Il n’est pas encore rentré, mais…

— Et celle de Jeff ?

— Dans le garage.

— Et la vôtre ? »

Elle a hésité juste assez longtemps pour confirmer les soupçons de Hitch. « Chez le garagiste.

— Lequel, au juste ? » Elle n’a pas répondu.

« Nous ne sommes pas forcés d’en parler à la police, a dit Hitch.

— Il est plus en sécurité en voiture. Vous l’avez reconnu vous-même. »

Elle chuchotait, désormais.

« Je suis sûr que vous avez raison.

— Jeff Jr. n’a pas parlé de… pèlerinage, mais j’aurais peut-être dû m’en douter quand il m’a demandé la voiture. Son père ne veut pas qu’on en parle à la police, il dit que cela ne servirait qu’à faire de Jeff un criminel. Et peut-être bien nous aussi, pour complicité. Mais il rentrera. J’en suis certaine.

— Vous pourriez nous aider…, a commencé Hitch.

— Vous voyez comme tout est sens dessus dessous ? Est-ce vraiment la faute des enfants ?

— Donnez-nous votre permis de conduire et la signature GPS de la voiture. Nous n’impliquerons pas la police. »

Elle s’est distraitement emparée de son sac, puis a hésité. « Si vous les retrouvez, vous serez gentils avec Jeff ? »

Nous le lui avons promis.

 

Hitch a parlé à Morris Torrance, qui a remonté la trace de la voiture jusqu’à El Paso. Le module GPS se trouvait dans la cour d’un ferrailleur local, le reste de la voiture manquait, vraisemblablement vendu ou troqué contre le passage sans risque de la frontière. « Il est presque certain qu’ils sont partis à Portillo, m’a dit Hitch.

— Alors on y va. »

Il a hoché la tête. « Morris s’occupe de notre avion. Il faut partir dès que possible. »

J’y ai réfléchi. « Ce n’est pas qu’une rumeur, n’est-ce pas ? Pour Portillo, je veux dire. Pour le Chronolithe.

— Non, a-t-il répondu d’une voix éteinte. Ce n’est pas qu’une rumeur. Il faut y aller au plus vite. »

 

Les Chronolithes
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