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Ce qui me frappe maintenant – si vous permettez à un vieillard de comprendre après coup ce qu’il écrit dans ses mémoires –, c’est à quel point l’avènement des Chronolithes a dû paraître étrange à la génération devenue adulte après la chute de l’Union soviétique… à la génération de mon père, même si lui n’a pas vécu assez longtemps pour en connaître le pire.
Les dictatures du tiers-monde suscitaient au sein de cette génération plus d’impatience que d’indignation. Elle ne voyait dans les palais et les monuments grandioses que l’héritage embarrassant du passé, des maisons hantées que les vents puissants soufflés par le Nikkei et le NASDAQ ne tarderaient pas à mettre bas.
L’ascension de Kuin l’a prise complètement au dépourvu. Elle n’en a pas sous-estimé les risques mais est restée sourde à ses charmes. Elle pouvait imaginer qu’un million d’Asiatiques sous-alimentés fassent acte d’allégeance au nom de Kuin. C’était au moins vaguement plausible. Mais quand ses propres enfants et petits-enfants l’ont rejetée, elle a perdu toute confiance.
Dans l’ensemble, elle a couru chercher refuge dans l’armement. Pour sembler magiques, les monuments de Kuin n’en prédisaient pas moins des conquêtes militaires dont ils étaient en fin de compte des produits dérivés, et une nation bien défendue ne pouvait être conquise. C’est du moins ce qu’elle pensait. L’arrivée de Jérusalem a engendré une deuxième vague d’investissement fédéral : dans la recherche, dans des batteries de satellites de détection, une nouvelle génération de drones chasseurs de missiles, des mines intelligentes ou des robots de combat et de soutien. La conscription a été réinstaurée en 2029, ce qui a accru l’effectif militaire d’un demi-million d’appelés (et plus ou moins permis de masquer le déclin de l’économie civile provoqué par la crise aquifère, l’état calamiteux du commerce asiatique et le début d’un désastre qui allait durer des années, celui du bassin d’Atchafalaya.)
Nous aurions bombardé Kuin alors qu’il était encore enfant, si seulement nous avions su où le trouver. Mais il n’y avait plus personne aux commandes de la Chine méridionale ni de la plus grosse partie de l’Asie du Sud-Est, où la barbarie régnait. Des chefs militaires, circulant en tout-terrain blindés, y terrorisaient les paysans affamés. N’importe lequel de ces petits tyrans pouvait être Kuin, et la plupart prétendaient d’ailleurs l’être. Sans doute Kuin n’était-il aucun d’eux. On ne savait même pas avec certitude, loin de là, si Kuin était chinois. Il pouvait se trouver n’importe où.
Il semble (maintenant) évident que c’était justement parce qu’on ignorait qui était Kuin que cela le rendait dangereux. Son programme se réduisait à la conquête, son idéologie à la victoire ultime. En ne promettant rien, il promettait tout. Tous les démunis, les privés du droit de vote ou simplement les malheureux étaient tentés de s’identifier à lui. Kuin, celui qui aplanirait les montagnes et transformerait les vallées en hauteurs. Celui qui parlerait en leur nom, puisque personne d’autre ne le faisait.
Pour la génération qui a suivi la mienne, Kuin représentait une nouveauté radicale, le renversement des anciennes structures d’autorité et l’ascension de puissances aussi froides et aussi implacablement modernes que les Chronolithes eux-mêmes.
En résumé, il nous a pris nos enfants.
Quand Janice (qui avait masqué la fenêtre vidéo de son téléphone pour dissimuler ses larmes) m’a appris la nouvelle, pour Kait, j’ai compris qu’il faudrait que je quitte Baltimore, et que j’y parvienne sans que Morris Torrance me file à travers sept États.
Ce serait difficile, mais peut-être moins qu’avant Jérusalem. Avant Jérusalem, Sue Chopra supervisait les recherches sur les Chronolithes sous une généreuse administration fédérale. Elle avait compromis cette prérogative par sa dévotion aux aspects purement théoriques de l’étude des Chronolithes – son obsession des mathématiques de la turbulence tau, par opposition aux problèmes pratiques de détection et de défense – et par sa désastreuse comparution devant le Congrès en juin 28. Au cours d’une audition publique, elle avait en effet refusé de prendre en compte la théorie du sénateur Lazar, pour qui le Chronolithe de Jérusalem pourrait être le signal de la fin des temps. (Elle avait traité le sénateur de « mal instruit » et la notion d’une apocalypse imminente de « mythologie absurde qui encourage précisément ce que nous nous efforçons de contenir ».) Lazar, un ancien républicain devenu homme de main du Parti fédéral, l’avait quant à lui qualifiée d’« athée dans sa tour d’ivoire » qu’il fallait « sevrer du sein public ».
Bien entendu, elle avait trop de valeur pour qu’on la mette complètement à l’écart. Mais elle a cessé de figurer au centre de la coordination des recherches sur les Chronolithes. On a préféré l’éloigner du regard du public. Elle restait le principal expert de la nation dans le mystérieux domaine de la turbulence tau, mais n’était plus son chouchou.
Le bon côté de la chose, c’est que le FBI s’intéressait moins au menu fretin comme moi, même si mon dossier traînait toujours dans les catacombes numériques de l’immeuble Hoover.
Morris Torrance avait préféré démissionner plutôt qu’accepter une autre affectation. Morris avait la foi. Il croyait en la divinité de Jésus-Christ, en la bonté de Sulamith Chopra et en la véracité de ses propres rêves. L’époque des Chronolithes avait rendu possibles de telles conversions. Je pense aussi qu’il était un peu amoureux de Sue, sans pour autant (contrairement à Ray Mosely) s’être jamais fait d’illusions sur sa sexualité. Il est resté comme garde du corps et chef de la sécurité, pour un salaire qui ne pouvait être qu’une misère par rapport à son traitement de fonctionnaire.
Sue et Morris tenaient à ce que je reste dans les parages, Sue parce que je figurais dans son schéma évolutif de coïncidences significatives, Morris parce qu’il me croyait important pour Sue. Qu’ils disposent de moyens de pression légaux pour m’empêcher de partir était devenu moins vraisemblable. Morris n’était plus qu’un civil, mais je ne doutais pas pour autant qu’il me poursuivrait si j’annonçais mon départ. Peut-être même tirerait-il quelques ficelles pour que je reste à ma place. Morris m’appréciait, à sa manière précautionneuse, mais il était avant tout loyal à Sue.
Entre-temps, Sue essayait de remonter sous forme d’un cercle Internet son projet Chronolithe fragmenté : elle partageait toutes les données non classées par le ministère de la Défense, approfondissait et développait les mathématiques de la turbulence tau. En février 2031, elle a dû lever d’autres fonds suite au refus du ministère de l’Énergie de continuer à la financer, alors que l’argent coulait à flots dans les projets phares comme le collisionneur à laser gamma de Stanford ou le groupe Matière exotique basé à Chicago.
J’ai occupé ma matinée à nettoyer du code que j’avais cultivé pour elle, une petite routine qui parcourait le monde à la recherche de synchronicités pertinentes dans les nœuds médiatiques, selon un algorithme de tri de noms concocté par Sue elle-même. Morris est passé une fois ou deux dans mon bureau, l’air plus maigre – et plus vieux – qu’avant. Mais toujours aussi obstinément de bonne humeur.
J’ai frappé à la porte du bureau de Sue afin de l’informer de mon départ. Pour déjeuner, voulais-je dire, mais quelque chose dans ma voix a dû lui mettre la puce à l’oreille. « Un long déjeuner ? Tu comptes aller jusqu’où, Scotty ?
— Pas loin.
— Nous n’en avons pas fini, tu sais. »
Elle parlait peut-être du code que nous développions, mais j’en doutais.
Sa jambe était guérie depuis des années, mais Jérusalem lui avait laissé d’autres cicatrices. Jérusalem, m’avait-elle confié un jour, lui avait dessillé les yeux sur les risques de son travail, lui avait montré qu’en se plaçant à proximité du centre de la turbulence tau, elle mettait en danger non seulement elle-même, mais aussi son entourage.
« J’imagine que je ne peux pas l’éviter, avait-elle ajouté tristement. Et c’est bien là le pire. À rester sur une voie ferrée, on finit tôt ou tard par rencontrer un train. »
Je lui ai dit que je finirais de déboguer dans l’après-midi. Elle m’a dévisagé d’un long regard sceptique. « Tu voulais me parler d’autre chose ?
— Pas pour l’instant.
— On en rediscutera. »
Comme souvent, sa prophétie allait s’accomplir.
Morris m’a proposé de déjeuner avec lui, mais j’ai décliné, prétendant avoir des courses à faire et risquer fort de me contenter de ne manger qu’un sandwich au passage. S’il a trouvé cela suspect, il n’en a rien laissé paraître.
J’ai fermé mon compte à la Zurich American, transféré la plus grande partie de mon avoir sur une carte de transit et converti le reste en bons vieux billets de banque verts. J’ai conduit encore un peu sans destination précise, histoire d’être sûr que Morris ne me suivait pas, même si cela semblait des plus improbables. Je trouvais plus vraisemblable qu’il ait posé un mouchard sur ma voiture. Aussi me suis-je présenté chez un revendeur Chrysler du centre-ville, ai-je annoncé à la vendeuse que je ne trouvais rien qui me convenait dans les véhicules exposés et lui ai-je demandé si elle verrait un inconvénient à ce que je m’approvisionne chez un autre franchisé. Elle a répondu par la négative et s’est chargée de me présenter l’inventaire virtuel dans leur arrière-boutique. J’ai provisoirement arrêté mon choix sur une Volks Edison au museau retroussé et à la livrée bleu cendré, sans doute l’automobile la plus anonyme jamais construite ; j’ai abandonné ma Chrysler au magasin et accepté qu’on me conduise à l’autre bout de la ville. De près, la Volks paraissait un peu plus usée que dans le virtu, mais sa centrale énergétique était robuste et en bon état, pour autant que je pouvais en juger.
Toutes ces conneries d’espion amateur laissaient bien entendu une trace électronique large comme le Missouri. Mais si additionner deux et deux et retrouver ma piste ne poseraient sûrement pas le moindre problème à Morris Torrance, il ne pourrait le faire assez vite pour m’empêcher de quitter Baltimore. À la nuit tombée, j’avais déjà roulé plus de trois cents kilomètres vers l’ouest et je continuais, les fenêtres ouvertes dans la chaude soirée de juin, tout en me gavant de médicaments alcalins destinés à calmer les bouillonnements de mon estomac.
Il y avait un grand camp de réfugiés à l’intersection de l’autoroute et de l’Ohio, environ un millier de toiles de tentes usées qui claquaient dans la brise printanière et des douzaines de braseros brûlant par à-coups. Ce devait être pour la plupart des réfugiés des plaines alluviales de Louisiane, des ouvriers des raffineries et de la pétrochimie ayant perdu leur emploi, des fermiers chassés de leurs terres par les inondations. Malgré tous les efforts du génie militaire, la solidification de l’argile dans le bassin d’Atchafalaya avait fini par pousser le Mississippi hors de ses deltas ensablés en pattes d’oiseau. Les inondations du printemps avaient déplacé plus d’un million de familles, sans parler du chaos dû à l’effondrement des ponts, au blocage des voies fluviales et aux routes obstruées par la boue.
Sur les bandes d’arrêt d’urgence des deux directions, des hommes en file indienne mendiaient un bout de chemin. Sans trop de succès, l’autostop étant interdit dans la région depuis un demi-siècle. Mais ces hommes (il n’y avait presque pas de femmes) ne s’en souciaient plus. Ils restaient raides comme des épouvantails à cligner des yeux dans la lueur des phares.
J’ai espéré que Kait avait trouvé un abri sûr pour la nuit.
Aux confins de Minneapolis, je me suis inscrit dans un motel. Le réceptionniste, une espèce de vieille tortue, a ouvert de grands yeux quand j’ai sorti du liquide de mon portefeuille. « Il va falloir que j’amène ça à la banque », a-t-il dit. J’ai donc ajouté cinquante dollars pour le dérangement et il a eu l’amabilité de ne pas me demander de pièce d’identité. Il m’a donné une chambre, ou plutôt une alcôve pourvue d’un lit, d’un terminal (compris dans le tarif), et d’une fenêtre donnant sur le parking.
J’avais terriblement besoin de dormir, mais il fallait d’abord que je contacte Janice.
C’est Whit qui a décroché. « Scott », a-t-il dit d’un ton cordial mais dépourvu de joie. Il avait l’air de manquer tout autant que moi de sommeil. « Tu veux des nouvelles de Kaitlin, j’imagine. Rien de neuf, hélas. La police semble la croire toujours en ville, alors on est relativement optimistes. On fait tout ce qu’on peut, bien entendu.
— Merci, Whit, mais là il faut que je parle à Janice.
— Il est tard. Je ne voudrais pas la déranger.
— Je ne serai pas long.
— Eh bien…», a hésité Whit avant de s’éloigner du terminal. Janice est apparue quelques instants plus tard, en robe de chambre mais visiblement bien éveillée.
« Scotty. J’ai essayé de te joindre, mais il n’y avait personne chez toi.
— Normal, je suis en ville. On peut se voir demain pour en discuter ?
— Tu es en ville ? Ce n’était pas la peine de faire tout ce chemin.
— Je crois que si. Janice ? Tu peux me consacrer une heure ? Je peux passer à la maison ou bien…
— Non. Je vais venir te voir. Où loges-tu ?
— J’aimerais mieux qu’on ne se voie pas ici. Que dirais-tu de ce petit grill sur Dunkane, tu vois duquel je parle ?
— Je ne pense pas qu’il ait fermé.
— Rendez-vous là-bas à midi ?
— Disons une heure.
— Essaye de dormir, ai-je dit.
— Toi aussi. » Elle a hésité. « Ça fait quatre jours, maintenant, Scotty. Quatre nuits. Je pense à elle tout le temps.
— On en reparle demain », ai-je dit.