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En février 2022, Janice et Kaitlin ont déménagé dans un agréable logement coopératif de banlieue, loin du travail de Janice mais au voisinage des bonnes écoles. Le divorce, prononcé en décembre, m’accordait la garde de Kaitlin en moyenne une semaine par mois.
Janice s’était montrée raisonnable sur le partage de Kait, et j’avais pas mal vu ma fille depuis l’automne. Je devais justement l’avoir ce samedi-là. Mais un « jour passé ensemble » accordé par un jugement de divorce n’est pas un « jour passé ensemble » ordinaire. C’est quelque chose d’autre. Quelque chose d’étrange, d’embarrassant et d’inconfortable.
J’ai sonné chez Janice à neuf heures moins le quart, par un samedi matin ensoleillé mais d’un froid brutal. Janice m’a invité à l’intérieur et informé que Kait regardait les dessins animés du matin chez une amie en attendant l’heure convenue.
Une agréable odeur de moquette neuve et de petit déjeuner flottait dans l’appartement coopératif. Janice, vêtue du jean et de la blouse qu’elle portait les matins de week-end, m’a servi une tasse de café. J’avais l’impression qu’elle et moi étions parvenus à une espèce de rapprochement… voire que nous aurions pu apprécier de nous revoir, sans ce bagage de souffrances et de récriminations que chacun de nous mettait en présence de l’autre. Et sans l’affection meurtrie, les espoirs perdus et les peines muettes.
Janice s’est assise de l’autre côté de la table basse, sur laquelle elle laissait traîner, comme par désinvolture, quelques-unes de ses antiquités. Elle collectionnait les magazines imprimés du siècle dernier : Life, Time, etc. Ils reposaient là dans leur emballage de plastique rigide, comme une publicité pour une époque révolue ou des talons de billets du Titanic. « Toujours chez Campion-Miller ? m’a-t-elle demandé.
— On m’a renouvelé mon contrat pour six mois. » Et accordé une prime de réembauche de trois mille dollars. À ce rythme, mon revenu net allait tôt ou tard passer directement de celui de débutant à celui de subalterne. J’avais dépensé la majeure partie de cette prime dans un panneau de divertissement 16/9 afin que Kait et moi puissions regarder des films ensemble. Jusqu’à Noël, je n’avais pour cela que la station portable sur laquelle je travaillais.
« Ça ressemble à du long terme, alors.
— Pour l’instant, oui. » J’ai pris une gorgée de la tasse quelle m’avait donnée.
« Ton café est infect, à propos.
— Ah oui ?
— Tu n’as jamais su en faire du bon. »
Elle a souri. « Et c’est maintenant que tu me le dis ?
— Mm-mm.
— Mon café t’a débecté pendant toutes ces années ?
— Je n’ai pas dit qu’il me débectait, juste qu’il était mauvais.
— Tu n’en as jamais refusé une tasse.
— Non, c’est vrai. »
Kait est rentrée de chez les voisins – elle a franchi en trombe la porte d’entrée, bottes en plastique dégoulinantes aux pieds et veste d’hiver plissée sur le dos. Ses lunettes se sont embuées en un instant. Elle en portait depuis peu. Elle ne souffrait que d’une légère myopie, mais n’avait pas encore atteint l’âge où cela s’opérait. Elle a essuyé ses verres de ses doigts et m’a regardé comme un hibou.
Avant, elle me souriait toujours largement quand elle me voyait. Elle me souriait encore. Mais plus aussi souvent.
« Tu as vu tes dessins animés, ma chérie ? a demandé Janice.
— Non. » Les yeux de Kait restaient plantés dans les miens. « M. Levy voulait voir les infos. »
Il ne m’est pas venu à l’esprit de demander pourquoi le voisin de Janice avait tenu à regarder les infos.
Remarquez, si j’avais posé la question, je me serais sans doute privé d’un après-midi avec Kait.
« Amuse-toi bien avec Papa, a dit Janice. Tu n’as pas besoin de passer aux toilettes avant d’y aller ?
— Non ! a répliqué Kaitlin, choquée par cette indélicatesse.
— Très bien. » Janice s’est redressée et m’a regardé.
« Tu me la ramènes à huit heures, Scott ?
— Tapantes », ai-je promis.
Nous sommes partis dans ma voiture d’occasion, que les protocoles de proximité ont soigneusement insérée dans le trafic intense du samedi. J’avais promis à Kaitlin de l’emmener dans un parc d’attractions, et déjà elle passait de l’allégresse à l’abattement et vice versa, remplissant de son caquetage de longues portions du trajet avant de se laisser aller sur le dossier avec une expression désespérée genre on n’est toujours pas arrivés ?
Pendant ses silences, j’examinais ma conscience… mais avec prudence, comme lorsqu’on manipule un serpent venimeux, même s’il est sous sédatifs. Je me suis regardé avec les yeux de Janice et j’ai vu (revu) l’homme qui les avait emmenées, sa fille et elle, dans un pays du tiers-monde, celui à cause de qui elles avaient failli y rester coincées, celui qui les avait exposées à une culture de plage expatriée qui ne manquait certes ni de couleur ni d’intérêt, mais en même temps ravagée par la drogue, dangereuse et irrémédiablement improductive.
Le qualificatif le plus aimable pour un tel comportement est « irréfléchi ». Parmi ses synonymes : « égoïste » et « imprudent ».
Avais-je changé ? Eh bien, peut-être. Mais je devais toujours plusieurs milliers de dollars à Hitch Paley (même si je n’avais pas eu de ses nouvelles depuis six mois et me prenais à espérer ne plus jamais en avoir), et une existence dans laquelle figurait Hitch Paley ne pouvait, par définition, être stable.
Pourtant, Kaitlin était là, avec moi, saine et sauve, à rebondir de temps en temps sur le siège de la voiture tel un singe capucin en harnais. Je lui avais appris à nouer ses lacets. Je lui avais montré la Croix du Sud, par une nuit sans nuages à Chumphon. J’étais son père, et elle tolérait ma présence de bon cœur.
Nous avons passé trois heures au parc, assez pour l’épuiser. Elle a été fascinée, et un peu intimidée, par les clowns dont les costumes et le maquillage s’adaptaient morphologiquement aux personnages. Elle a englouti une quantité impressionnante de nourriture du parc, assisté à deux Surround Adventures d’une demi-heure, et s’est endormie à peine assise dans ma voiture.
Arrivé dans mon appartement, j’ai allumé les lumières pour tenir à l’écart le crépuscule d’hiver qui descendait sur la plaine. J’ai préparé le repas en réchauffant du poulet surgelé et des haricots, de la nourriture de prolo mais qui a embaumé ma petite cuisine, et nous avons regardé des téléchargements en dînant. Et même si Kaitlin n’a pas beaucoup parlé, nous étions bien.
Chaque fois qu’elle tournait la tête vers la droite, elle m’exposait son oreille sourde, confortablement nichée dans sa chevelure dorée. L’oreille n’était pas déformée outre mesure, juste froncée à l’endroit où un tissu cicatriciel rosé avait remplacé la chair rongée par les bactéries.
Un appareil acoustique semblable à un minuscule coquillage poli équipait l’autre oreille de Kaitlin.
Après le dîner, j’ai lavé la vaisselle et, à force de cajoleries, réussi à persuader Kaitlin de lâcher les dessins animés pour basculer sur les infos.
Bangkok faisait la une.
« C’est ça », a dit Kaitlin d’un ton acerbe à son retour de la salle de bains, « que M. Levy voulait voir. »
Vous l’avez deviné, il s’agissait du premier des Chronolithes à ravager une ville, de la première annonce que les événements en Asie du Sud-Est ne se limitaient plus à une simple anecdote digne de Stranger Than Science.
Je me suis assis à côté de Kaitlin et l’ai laissée se blottir contre ma poitrine pendant que je regardais.
L’émission l’a tout de suite ennuyée. Les enfants de son âge manquent de contexte : pour eux, tout ce qu’on voit à la vidéo se vaut. Et ils sont avares de leur attention. Les vues d’hélicoptère montrant les alentours du fleuve, en ruine et recouverts de glace fumante dans la lumière du soleil, l’ont impressionnée, et même désorientée. Mais il n’y avait que très peu de séquences de ce genre, et du coup les chaînes d’information les diffusaient en boucle sur un brouhaha mêlant estimations du nombre de victimes et « interprétations » vides de sens. L’atmosphère de confusion, de peur et d’incrédulité qui imprégnait les commentaires l’a renfrognée quelques minutes de plus, mais elle a bientôt fermé les yeux et sa respiration s’est transformée en petits ronflements flegmatiques.
On y est allés tous les deux, Kait, ai-je pensé. Vus d’en haut, les décombres de Bangkok ressemblaient à une carte routière mal imprimée, j’ai reconnu les méandres du Chao Phraya à travers la ville, le quartier Rattanakosin dévasté et l’ancienne Cité royale, où le Klong Lawd se jette dans le fleuve. Cette zone verte était probablement ce qu’il restait du parc Lunipini. Mais le quadrillage des rues avait été réduit à un terrain vague incompréhensible empli de briques, de poutrelles, de fer-blanc et de carton sur de l’asphalte épaissi de givre, le tout scintillant de glace et balayé par le brouillard. La glace n’avait pas empêché un certain nombre de conduites de gaz brisées de s’embraser, créant des îlots de flammes au milieu des débris gelés. Il y avait eu énormément de victimes, comme les commentateurs ne se lassaient pas de le répéter. Une partie des gros objets que l’on voyait partout dans les rues ne pouvait guère être que des cadavres humains.
Sauf à aller dans les faubourgs, il n’y avait qu’une seule structure intacte, dressée au cœur même du désastre : le Chronolithe.
Il ne ressemblait pas beaucoup à celui de Chumphon. Il était plus haut, plus majestueux, avec des détails plus complexes et une facture plus fine. Mais je n’ai pas manqué de reconnaître, là où le givre une fois disparu la rendait visible, sa surface bleue translucide, sa peau singulière et indifférente.
Le monument était « arrivé » (d’une manière explosive) à la nuit tombée, heure de Bangkok. Les séquences qu’on nous montrait étaient plus récentes : certaines avaient été filmées au cours de cette nuit de chaos ; la plupart dataient du matin. Petit à petit, les chaînes d’information ont relayé davantage de prises de vue aériennes. On nous a montré une sorte de montage dans lequel le nouveau Chronolithe se dépouillait de sa couverture d’humidité condensée et gelée pour évoluer de ce qu’il semblait être – une colonne blanche d’un volume inhabituel et d’une taille monstrueuse – à ce qu’il était en réalité : la représentation stylisée d’une silhouette humaine.
En le voyant, on songeait aussitôt aux monuments publics de la Russie stalinienne, comme la Victoire ailée à Leningrad. Ou bien au Colosse de Rhodes, jambes écartées au-dessus du port. À ces structures intimidantes par leur taille démesurée mais aussi par l’extrême froideur de leur style. Ce n’était pas une image mais un schéma d’être humain, jusqu’au visage arrangé pour évoquer une espèce de perfection eurasienne hors de portée du monde réel. Des croûtes de glace restaient accrochées aux dômes des yeux, aux crevasses des narines. Malgré son apparence masculine, la silhouette pouvait être celle de n’importe qui. Du moins, de n’importe qui doté à la fois d’une confiance infinie et d’un pouvoir absolu.
Kuin, ai-je supposé. Tel qu’il voulait qu’on se le représente.
Son torse fusionnait dans la structure colonnaire fondamentale du Chronolithe. La base du monument, d’environ quatre cents mètres de diamètre, chevauchait le Chao Phraya, formant une couche de glace à l’endroit où il touchait l’eau. Le soleil brisait cette couche et le courant l’emportait, minuscules icebergs tropicaux qui se heurtaient à la coque des barges touristiques à moitié coulées.
À dix heures, Janice a appelé et exigé de savoir ce que j’avais fait de Kait. J’ai consulté ma montre, grincé des dents et l’ai priée de m’excuser. Je lui ai raconté notre journée et expliqué que je m’étais laissé distraire par le Chronolithe de Bangkok. « Ah, ce truc-là », a-t-elle dit comme si c’était déjà de l’histoire ancienne. Et peut-être cela en était-il à ses yeux : elle avait déjà classé les Chronolithes parmi les menaces symboliques générales, terrifiantes mais distantes. Cela semblait lui déplaire que j’aborde le sujet.
« Je peux te ramener Kaitlin ce soir, ai-je proposé, ou alors je la garde jusqu’à demain matin, comme tu veux. Elle dort sur le canapé, pour le moment.
— Trouve-lui un oreiller et une couverture », a répondu Janice comme si je n’y avais pas déjà pensé. « J’imagine que c’est aussi bien qu’elle passe la nuit chez toi. »
J’ai fait mieux : j’ai porté Kaitlin dans le lit et me suis installé sur le canapé. J’ai regardé la télé quasiment toute la nuit, le son baissé au maximum. Je n’entendais pas les commentaires, mais cela valait sans doute mieux. Il ne me restait que les images, de plus en plus complexes au fur et à mesure que les équipes de reporters progressaient dans les ruines. Au matin, des nuages couronnaient la vaste tête de Kuin et la pluie s’était mise à mouiller la cité en flammes.
Cet été-là (l’été où Kaitlin a appris à faire du vélo sur celui que je lui avais offert pour son anniversaire), un troisième Chronolithe a arraché le cœur de Pyongyang, et la Crise asiatique a commencé pour de bon.