III
Le port grossier établi dans l’estuaire marécageux de la Tamise était un labyrinthe de charbonniers, de pétroliers, de cargos et de voiliers venus des lointaines colonies de l’Empire. Guilford, sa famille, les membres de l’expédition Finch, leurs compas, alidades, nourriture séchée et autres affaires quittèrent l’Odense pour un bac qui remontait le fleuve jusqu’à Londres. Guilford surveilla en personne le transbordement de son équipement photographique – les plaques en verre de huit pouces sur dix emballées avec soin, les lentilles des appareils et le trépied.
Le bac, un bateau à vapeur aussi bruyant que glacial, était par chance doté de nombreuses fenêtres. Pendant que Caroline réconfortait Lily, mécontente des bancs de bois dur, Guilford s’abandonnait au spectacle des berges qui défilaient devant lui.
C’était son premier véritable aperçu du nouveau monde. L’embouchure de la Tamise constituait, avec Londres, le territoire le plus peuplé d’Europe, le plus connu, le plus vu, le plus photographié. Pourtant, il n’en restait pas moins sauvage – prétentieux de sauvagerie, même. La rive lointaine était couverte d’une épaisse végétation étrangère, arbres-flûtes creux et roseaux qu’obscurcissaient les ombres grandissantes de cet après-midi froid. Leur étrangeté brûlait Guilford aussi violemment qu’un charbon ardent. Après ses innombrables lectures et rêveries, ils lui apparaissaient dans toute leur réalité et leur impossibilité ; il ne contemplait plus une illustration sur papier, mais une mosaïque vivante d’ombres, de lumière et de vent. L’eau tourna au vert à cause des faux lotus, dont les dômes feuillus dérivaient par grappes : une gêne pour la navigation, disait-on, surtout en été, lorsque les fleurs descendues des Cotswolds en paquets denses bloquaient les hélices des vapeurs. Le jeune homme vit Sullivan, sur le pont-promenade aux parois transparentes. Quoique le botaniste fût venu en Europe en 1918, prélever des échantillons à l’embouchure du Rhin, il n’était de toute évidence pas blasé pour autant ; il fixait sur ce qui l’entourait un regard d’une telle intensité qu’engager la conversation paraissait impensable.
Assez vite, des traces d’occupation humaine apparurent sur la berge, des cabanes grossières, une ferme abandonnée, une fosse à ordures fumante ; puis ce furent les faubourgs de Londres proprement dits, ce qui éveilla jusqu’à l’intérêt de Caroline.
La cité, assemblage disparate établi sur la rive nord, taillée dans la jungle par les soldats et les volontaires loyalistes que lord Kitchener avait rappelés des colonies, ne ressemblait guère au Londres de Christopher Wren : elle ne se distinguait pas des autres villes-frontières, agrégats enfumés de scieries, d’hôtels, de quais et d’entrepôts. Guilford reconnut la silhouette de son seul monument célèbre, une colonne de marbre d’Afrique du Sud, sculptée en mémoire des pertes de 1912. Le miracle n’avait pas été tendre avec l’humanité. Il avait remplacé la roche par la roche, la flore par une flore bizarre, la faune par une faune à peu près équivalente – mais nul n’avait jamais trouvé trace des populations humaines disparues ni d’autres espèces pensantes.
Dominant le pilier commémoratif, de grandes grues d’acier draguaient le port afin d’en améliorer les aménagements. Plus frappant encore, le squelette de la nouvelle cathédrale Saint-Paul se dressait à l’arrière-plan, à cheval sur ce qui devait être Ludgate Hill. Nul pont n’enjambait la Tamise, bien qu’on parlât d’en construire un ; toutes sortes de bacs se chargeaient de la circulation fluviale.
Lily tira son père par la manche.
« Regarde, papa, dit-elle, solennelle. Un monstre.
— Comment ça, Lil ?
— Regarde ! »
La fillette, les yeux écarquillés, tendait le doigt vers l’amont, par bâbord avant.
Guilford lui apprit le nom du monstre, alors même que les battements de son cœur s’accéléraient : un serpent de vase, voire un serpent d’eau, comme l’avaient baptisé les immigrants. Caroline lui prit l’autre bras bien serré, tandis que les bavardages s’interrompaient. Le serpent de vase leva la tête au-dessus de la proue du bateau en un mouvement étonnamment doux, compte tenu du fait que son crâne évoquait un coin émoussé de la taille d’un cercueil d’enfant attaché à un cou de six mètres de long. C’était un animal inoffensif, Guilford le savait – un placide mangeur de lotus, littéralement – mais d’une taille effrayante.
Sous la ligne de flottaison, il devait être ancré dans la vase. Ses pattes n’étaient que des crampons cartilagineux dépourvus d’os qui lui servaient à résister au courant. Des taches d’un vert d’algue se découpaient sur sa peau d’un blanc huileux. Fasciné, semblait-il, par l’activité humaine qui régnait sur la berge, il tourna tour à tour les deux yeux vers les grues du port, cligna des paupières et ouvrit la gueule sans produire un son. Puis, remarquant un conglomérat de lotus, il le goba d’un seul mouvement adroit avant de replonger dans la Tamise.
« Que le Seigneur nous vienne en aide, murmura Caroline en se cachant le visage contre l’épaule de son mari. Nous sommes arrivés en Enfer. »
Lily demanda si tel était bien le cas. Guilford l’assura que non ; ils se trouvaient tout simplement à Londres, la nouvelle Londres du nouveau monde, bien que l’erreur fût peut-être normale, devant le coucher de soleil criard, le port résonnant, le monstre des eaux et cetera.
Stevedores entreprit de décharger le bac, pendant que Finch, Sullivan et les autres membres de l’expédition se rendaient à l’Imperial, le plus grand hôtel de la ville. Guilford, qui quittait le port en compagnie de Caroline et de Lily, jeta aux carreaux entourés de plomb et aux balcons en fer ouvragé de l’établissement un regard de regret. La famille Law avait emprunté un taxi londonien, une carriole au toit de tissu et à la suspension médiocre, pour se rendre chez l’oncle de Caroline, Jered Pierce. Ses bagages suivraient le lendemain matin.
Un allumeur de réverbères parcourait les rues obscures au milieu d’une foule bruyante. Le photographe se fit la réflexion que, si ce ramassis de marins et de femmes braillardes était représentatif de la population, il ne devait pas subsister grand-chose de la célèbre bienséance britannique. Londres était de toute évidence une ville-frontière, habitée pour l’essentiel par les membres les plus frustes de la flotte royale. On y manquait peut-être de charbon et de pétrole, mais les tavernes paraissaient y faire de l’or.
Lily, posant la tête sur les genoux de son père, ferma les yeux. Caroline, elle, restait vigilante. Elle saisit la main de Guilford pour l’étreindre avec force.
« D’après Liam, ce sont de braves gens, mais je ne les ai jamais vus. »
Elle pensait à son oncle et à sa tante.
« Ce sont des parents. Je ne doute pas qu’ils soient très gentils. »
Le magasin des Pierce, sis dans Market Street, une rue commerçante brillamment éclairée, n’en semblait pas moins comme le reste de la ville construit de bric et de broc, délabré. Jered, l’oncle de Caroline, bondit du seuil pour serrer la jeune femme dans ses bras, secoua avec vigueur la main de Guilford puis souleva Lily de terre, afin de l’examiner tel un sac de farine d’une qualité exceptionnelle. Enfin, il introduisit les arrivants dans la bâtisse, où ils grimpèrent l’escalier de fer menant à l’appartement, au-dessus de la boutique. Les petites pièces n’étaient que peu meublées, mais un poêle à bois les réchauffait, et une nouvelle tournée de baisers y attendait les Law, dispensée par la femme de Jered, Alice. Guilford, souriant, laissa Caroline faire la majeure partie de la conversation. La terre ferme enfin retrouvée, il se sentait épuisé. Lorsque Jered jeta dans le feu une bûche creuse, le jeune homme remarqua qu’en Darwinie, même le feu de bois avait une odeur particulière : il dégageait un parfum à la fois âcre et doux, un peu comme le chanvre indien ou l’essence de rose.
Au moment du miracle, la famille Pierce avait été très dispersée. Caroline s’était trouvée à Boston, en compagnie de Liam, le frère de Jered ; ses parents en Angleterre, au chevet de son grand-père agonisant ; Jered et Alice au Cap, qu’ils avaient habité jusqu’aux émeutes de 1916. Cette année-là, en août, ils avaient mis à la voile pour l’Angleterre, où un prêt généreux de Liam leur permettrait d’ouvrir une épicerie-quincaillerie. C’étaient tous deux des gens durs à la peine, pour lesquels Guilford se prit aussitôt d’amitié.
Lily alla se coucher la première, dans une chambre d’amis si minuscule qu’elle pouvait tout juste prétendre au titre de placard. Guilford et Caroline étaient installés à l’autre extrémité du couloir. Leur lit en cuivre à colonnes se révéla extraordinairement confortable. La famille Pierce avait sur la fabrication des matelas les idées beaucoup plus larges que les fournisseurs parcimonieux de l’Odense. Comme il risquait de passer bientôt un long moment sans connaître couche aussi civilisée, Guilford s’était promis d’en profiter, mais à peine avait-il fermé les yeux qu’il sombrait dans le sommeil. Puis, bien trop tôt, ce fut le matin.
L’expédition Finch attendit à Londres une deuxième cargaison de matériel, dont cinq embarcations Stone-Galloway de six mètres de long, à fond plat et moteur extérieur, qui devaient arriver par le bateau suivant en provenance de New York. Guilford passa deux jours dans un obscur bâtiment des douanes à établir un inventaire, tandis que Preston Finch se chargeait de remplacer l’équipement manquant ou abîmé – une poulie, une toile goudronnée, une presse à feuilles.
Ensuite, le jeune homme se trouva libre de rester en compagnie de sa famille. Il donna un coup de main au magasin ; il regarda Lily dévorer ses œufs au petit déjeuner, ses saucisses au dîner et beaucoup trop de gâteaux secs ; il admira le certificat de Volontaire de l’Empire, signé de la main même de lord Kitchener, accroché en bonne place dans le salon. Le moindre Anglais revenu au pays en possédait un, mais Jered, qui prenait ses devoirs de volontaire très au sérieux, parlait sans la moindre ironie de reconstruire l’Empire.
Tout cela, bien qu’intéressant, n’appartenait pas à l’Europe que Guilford brûlait de découvrir – le nouveau monde brut, vierge de toute intervention humaine. Il finit par expliquer à Jered qu’il eût volontiers consacré une journée à l’exploration de la ville.
« J’ai bien peur qu’il n’y ait pas grand-chose à voir, répondit son compagnon. La promenade de Candlewick à Saint-Paul est agréable, quand il fait beau, de même que Thames Street, derrière les quais. Plus à l’est, les rues sont de véritables bourbiers. Et ne vous approchez pas des clairières.
— La boue ne me dérange pas, affirma Guilford. Je vais sans doute en voir mon content dans les mois qui viennent. »
Jered fronça les sourcils, mal à l’aise.
« Sans doute », acquiesça-t-il.
Le jeune homme laissa derrière lui les étalages du marché ainsi que le port retentissant. Le soleil du matin brillait, radieux, l’air était d’une fraîcheur délicieuse. Chevaux et charrettes ne manquaient pas, mais les automobiles s’avéraient rares. Le génie civil de Londres était encore à l’état d’ébauche : dans les quartiers les plus récents couraient des égouts à ciel ouvert. Un chariot de nettoiement empestant les ordures, tiré par deux bidets[1] ensellés, descendit Candlewick Street à grand bruit. Certains Londoniens nouaient des mouchoirs blancs sur leur nez et leur bouche, pour une raison que Guilford avait découverte aussitôt après l’accostage du bac : la ville répandait par moments une odeur épouvantable, remugles d’excréments animaux et humains mêlés à la fumée de charbon et aux répugnantes exhalaisons du moulin à papier installé sur l’autre rive du fleuve.
Toutefois, c’était aussi une cité chaleureuse, vivante, où les passants se saluaient gaiement. Guilford s’octroya un en-cas dans un pub de Ludgate, d’où il ressortit délassé en plein soleil. Au-delà de la nouvelle cathédrale Saint-Paul, la ville se réduisait à des cabanes de papier goudronné, puis à des clairières où se dressaient des fermes et, enfin, à des lambeaux de forêt sauvage. La route n’était plus qu’un chemin de terre creusé d’ornières ; des arbres-mosquées ombrageaient l’herbe de leurs couronnes verdoyantes, tandis que l’air devenait soudain plus frais.
L’explication la plus communément acceptée, en ce qui concernait le miracle, était qu’il s’agissait tout simplement de cela : une intervention divine à une échelle colossale. Preston Finch y croyait, alors qu’il n’avait rien d’un idiot. D’ailleurs, il fallait le reconnaître, l’argument était inattaquable. Un événement avait eu lieu, en contradiction avec tout ce qu’on considérait d’une manière générale comme les lois naturelles ; il avait fondamentalement transformé en une seule nuit une généreuse portion de la planète. Les seuls précédents étaient bibliques. Après la conversion de l’Europe, qui pouvait douter du Déluge, par exemple, surtout lorsque des naturalistes tels que Finch étaient prêts à en arracher la preuve aux annales géologiques ? L’homme proposait, Dieu disposait ; Ses motivations étaient peut-être obscures, Sa signature n’en restait pas moins évidente.
Pourtant, Guilford, environné de plantes étrangères qui se balançaient doucement, ne parvenait pas à croire qu’elles n’avaient pas une histoire.
Certes, l’Europe avait été recréée en 1912 ; certes encore, ces arbres mêmes étaient apparus en une nuit, de huit ans plus jeunes qu’il ne les découvrait à présent. Ils n’avaient cependant pas l’air récents. Ils produisaient des graines (ou, plus précisément, des spores, dites germinae dans la nouvelle taxonomie), ce qui impliquait un héritage, une histoire, une descendance, voire une évolution. Lorsqu’on les coupait, on ne découvrait pas seulement huit anneaux de croissance, loin de là. Quant à ces anneaux, leur épaisseur variable témoignait des températures et de l’ensoleillement saisonniers variés qui leur avaient donné naissance… des températures et un ensoleillement que ces plantes avaient connus avant d’apparaître sur Terre.
Alors, d’où venaient-elles ?
Guilford s’arrêta au bord de la route, à l’endroit où poussait un bouquet de fleurs des fossés qui lui arrivaient presque à l’épaule. Un filaiguille rampait dans un bourgeon en forme de coupe, parmi des hampes staminées bleues. Le moindre mouvement de l’insecte se traduisait par le relâchement, dans l’air printanier adouci, d’un minuscule nuage de poussière germinale. Qualifier cela de « surnaturel » revenait à nier l’idée même de nature.
D’un autre côté, une intervention divine était-elle limitée ? Non, sans doute. Si le Créateur de l’Univers désirait donner à une de Ses créations l’apparence d’une histoire, il le ferait, tout simplement ; la logique humaine devait être le cadet de Ses soucis. En fait, Il pouvait aussi bien avoir créé le monde la veille, l’avoir modelé à partir de poussière stellaire et de volonté divine, sans oublier d’y ajouter les souvenirs humains. Qui eût pu le dire ? César et Cléopâtre avaient-ils réellement existé ? Et les disparus de la conversion ? Si le miracle avait enveloppé la planète entière, la réponse eût forcément été non – non à la réalité de Guilford Law, de Woodrow Wilson, d’Edison, de Marconi ; de Rome, de la Grèce, de Jérusalem ; de l’homme de Neandertal. Ainsi que d’Adam et Ève.
Dans ce cas, songea Guilford, la Terre est un asile de fous. La véritable compréhension d’un phénomène, quel qu’il fût, était impossible à jamais… sauf, peut-être, pour Dieu.
Alors autant baisser les bras. La connaissance s’avérant au mieux provisoire, la science devenait sans but. Mais le jeune homme se refusait à le croire.
Une odeur de fumée le tira de ses réflexions philosophiques et de la contemplation des fleurs. Il grimpa une colline à la pente douce, jusqu’à une clairière où des arbres-mosquées et arbres-cloches, coupés, avaient été entassés avec des broussailles sèches puis enflammés. Un groupe d’ouvriers noirs de suie surveillait les foyers depuis le bord de la route.
Un homme massif, en combinaison et vareuse – sans doute le chef d’équipe –, écarta l’arrivant d’un geste impatient.
« Je regrette, mais ça vient juste de prendre. Restez derrière nous ou faites demi-tour. Si ça se trouve, il en passera un ou deux.
— Un ou deux quoi ? » interrogea Guilford.
La question provoqua un éclat de rire général. Une demi-douzaine d’ouvriers étaient armés de gros pieux en bois à l’extrémité émoussée.
« Vous êtes américain ? » demanda le contremaître.
Le visiteur l’admit volontiers.
« Vous ne devez pas être dans le coin depuis bien longtemps.
— Non, en effet. De quoi suis-je censé me méfier ?
— Des ensouchés, nom de Dieu. Regardez-moi ça, vous n’avez même pas de bottes ! Ne vous approchez pas des clairières si vous n’êtes pas équipé pour. Tant qu’on coupe et qu’on empile, ça va encore, mais dès qu’on met le feu, ça les fait sortir. Restez derrière les bâtonniers jusqu’à ce que le flot tarisse, et tout ira bien. »
Guilford alla se poster à l’endroit que lui indiquait son interlocuteur, derrière la ligne irrégulière d’ouvriers qui séparait la clairière du chemin. Le soleil était chaud, la fumée épaisse à en devenir étouffante lorsque le vent tournait. Le jeune homme commençait à se demander s’il allait attendre là tout l’après-midi, quand un des travailleurs s’écria : « ’Tention ! » et se figea face à l’éclaircie, les jarrets tendus, tenant d’une main ferme son pieu émoussé.
« Ces saletés vivent sous terre, expliqua le chef d’équipe. Elles sortent parce qu’elles sont en train de cuire. Il ne faut pas se trouver sur leur chemin. »
Devant ses subordonnés, Guilford devina un mouvement sur la terre brûlée. Les ensouchés, si sa mémoire ne le trompait pas, étaient des insectes fouisseurs, de la taille de gros scarabées, vivant en colonies qui s’établissaient souvent parmi les racines des vieux arbres-mosquées. Ils ne posaient en général pas de problème, mais devenaient agressifs quand on les provoquait. Et leur venin était extrêmement toxique.
La clairière devait abriter une douzaine de nids florissants.
Les insectes jaillissaient de terre en masse pour se répandre entre les feux, dans les espaces dégagés fumants, telle une huile noire luisante. La terre dégorgea ainsi plusieurs colonies bien distinctes qui virèrent, se heurtèrent, pivotèrent dans toutes les directions. Les bâtonniers se mirent à marteler le sol avec ensemble, soulevant des nuages de poussière et de cendres, hurlant comme des fous. Le contremaître empoigna fermement Guilford par le bras.
« Ne bougez pas ! rugit-il. Ici, vous êtes en sécurité. Ils s’en prendraient bien à nous, mais ce qui les intéresse le plus, c’est d’éloigner leurs sacs d’œufs des flammes. »
Les hommes, équipés de hautes bottes, continuèrent à battre la terre jusqu’à ce que les insectes leur prêtent attention. Les colonies contournaient les broussailles en feu tels des cyclones vivants, si serrées que le sol en devenait invisible, puis, tournant le dos à l’agitation, elles s’engouffrèrent dans les ombres de la forêt comme l’eau se déversant d’une mare.
« Une colonie sans abri ne survit pas longtemps. Les serpents, les pseudo-souris, les faucons des bois, tout ce qui supporte le poison de ces bestioles s’en prend à elles. On va entretenir le feu un jour ou deux. Revenez d’ici une semaine, vous ne reconnaîtrez pas les lieux. »
Le travail se poursuivit jusqu’à ce que la dernière des créatures eût disparu. Les hommes s’appuyèrent sur leurs bâtons, épuisés, haletants, mais soulagés. Les insectes avaient laissé leur odeur derrière eux, dans l’air enfumé ; un arôme piquant de moisi ou d’ammoniaque. En s’essuyant le nez du dos de la main, Guilford s’aperçut qu’il était tout barbouillé de suie.
« La prochaine fois que vous sortirez de la ville, équipez-vous en conséquence. On n’est pas à New York. »
Il eut un faible sourire.
« Je commence à m’en rendre compte.
— Vous comptez rester longtemps ?
— Quelques mois. Ici et sur le continent.
— Le continent ! Tout ce que vous y trouverez, c’est la jungle et une poignée d’Américains complètement fous, si je puis me permettre.
— Je fais partie d’une expédition scientifique.
— Eh bien, j’espère que vous n’irez pas vous balader avec le genre de bottines que vous portez en ce moment. Les bestioles vous tueront et vous boufferont tout crus.
— Je crois que nous nous baladerons un peu quand même. »
Guilford fut heureux de regagner la maison des Pierce, de se laver et de passer la soirée dans la clarté huileuse de la lampe à pétrole. Après un dîner généreux, Caroline et Alice disparurent dans la cuisine, Lily fut envoyée au lit, et Jered tira de son étagère un ouvrage relié cuir, un atlas de la vieille Europe, celle des nations et des têtes couronnées. Il ne s’était écoulé que huit ans depuis son impression, en 1912, mais ses diagrammes d’une souveraineté imposée à la terre comme par le caprice d’un dieu fou n’avaient plus aucun sens. Les hommes s’étaient fait la guerre pour ces lignes, qui n’étaient plus que géométrie, composantes d’une mosaïque de rêve.
« Les choses n’ont pas changé autant qu’on pourrait le croire, déclara Jered. Les gens sont attachés à leurs origines. Vous avez entendu parler des partisans… »
Les partisans étaient des bandes de nationalistes – des hommes rudes, revenus des colonies afin de revendiquer leurs droits sur des territoires qu’ils considéraient toujours comme français, allemands ou espagnols. La plupart disparaissaient dans l’arrière-pays darwinien, y survivant tant bien que mal ou s’y faisant dévorer par les bêtes sauvages. D’autres pratiquaient le banditisme, prenant pour proie les immigrants, qu’ils traitaient d’envahisseurs. Ils représentaient certes une menace potentielle – le long des côtes, la piraterie, encouragée par divers dirigeants européens en exil, rendait l’approvisionnement problématique. Toutefois, ils n’avaient pas plus que les autres colons pénétré l’intérieur vierge du continent.
« Je n’en suis pas si sûr, répondit Jered à cette remarque. Ils ont de bonnes armes, du moins certains, et j’ai entendu dire qu’il leur arrivait d’attaquer les mineurs indépendants de la Sarre. Et puis ils n’aiment pas les Américains. »
Guilford ne se laissa pas démonter. Donnegan et ses compagnons n’avaient guère rencontré, dans le Bassin aquitain, que quelques partisans en loques menant une existence de sauvages. L’expédition Finch accosterait à l’embouchure du Rhin, en territoire américanisé, puis remonterait le fleuve tant qu’il resterait navigable, si possible au-delà des chutes et jusqu’au lac de Constance. Ensuite, elle chercherait dans les Alpes une passe navigable, au niveau des anciennes voies romaines.
« Ambitieux, commenta Jered d’un ton égal.
— Nous sommes bien équipés.
— Vous ne pouvez anticiper tous les dangers…
— C’est exact. Des gens traversent les Alpes depuis des siècles. Ce n’est pas si difficile, en été. Mais pas ces Alpes-là. Qui sait en quoi elles ont changé ? Nous avons bien l’intention de le découvrir.
— Vous n’êtes que quinze.
— Nous remonterons le Rhin le plus loin possible en vapeur. Ensuite, nous aurons nos bateaux à fond plat ou nous irons à pied.
— Il vous faudra un guide qui connaisse le continent. Le peu qui en soit connu.
— Il y a des trappeurs et des coureurs des bois à Jeffersonville. Ils sont là depuis le miracle ou presque.
— Caroline m’a dit que vous étiez photographe.
— En effet.
— C’est la première fois que vous partez en expédition ?
— Sur le continent, oui, mais l’an dernier, j’ai exploré la vallée de la Gallatin avec Walcott. Je ne suis pas dépourvu d’expérience.
— Vous avez obtenu ce poste grâce à Liam ?
— En partie, oui.
— Il était sans doute persuadé de faire pour le mieux, seulement entre lui et nous, il y a l’Atlantique. Et son argent. Peut-être ne se rend-il pas compte de la situation où il vous a placé. Les passions sont exacerbées, sur le continent. Oh, je connais la doctrine de Wilson : l’Europe est une terre vierge ouverte à tous, etc. C’est une idée qui ne manque pas de noblesse – même si je suis content que l’Angleterre ait été de taille à s’imposer comme exception. Malheureusement, il vous a fallu couler quelques bateaux militaires français et allemands pour obtenir la reddition des derniers gouvernants. Et malgré tout… » Jered entreprit de bourrer sa pipe. « Vous allez au-devant des ennuis. Je ne suis pas sûr que Liam l’ait compris.
— Je n’ai pas peur.
— Caroline a besoin de vous. Lily aussi. Il n’y a pas de honte à se protéger et à protéger sa famille. » Il se pencha vers le jeune homme. « Vous pouvez rester ici le temps qu’il faudra. J’écrirai à Liam pour lui expliquer. Réfléchissez-y, Guilford. » Puis, à voix plus basse : « Je ne veux pas que ma nièce se retrouve veuve. »
À cet instant, Caroline franchit la porte de la cuisine. Ses beaux cheveux décoiffés, elle fixa sur son mari un regard solennel, avant de monter une à une les mèches des lampes jusqu’à ce que la pièce flamboyât de lumière.