VIII
La Navy avait envoyé à Jeffersonville un vapeur à faible tirant d’eau qui emmènerait l’expédition Finch jusqu’à la limite du Rhin navigable, mais le départ fut retardé, le pilote et la majeure partie de l’équipage ayant contracté la fièvre continentale.
« C’est une maladie des marais, expliqua Sullivan à Guilford, qui ignorait presque tout du sujet. Épuisante mais rarement mortelle. Nous n’attendrons pas bien longtemps. »
De fait, quelques jours suffocants plus tard, ils étaient prêts à lever l’ancre. Guilford installa sur le quai de bois flottant ses deux appareils, le gros à plaque sèche comme celui à bobine de pellicule. La photographie n’avait que peu évolué depuis le miracle ; les longues luttes des ouvriers, en 1915, s’étaient soldées par la fermeture d’Eastman Kodak pour la plus grande partie de cette année-là, tandis qu’Hawk-Eye Works, à Rochester, avait entièrement brûlé. Guilford possédait cependant des outils de travail aussi modernes et parfaitement agencés que possible. Ayant coloré lui-même plusieurs des plaques rapportées de son expédition dans le Montana, il avait bien l’intention d’en faire autant avec celles consacrées à la Darwinie, aussi prit-il des notes détaillées :
Quatorze membres de l’expédition, quai de Jeffersonville, Europe : Premier plan dr. debout Preston Finch, Charles Curtis Hemphill, Avery Keck, Tom Gillvany, Kenneth Donner, Paul Robertson, Emil Swensen ; premier plan dr. à genoux Tom Compton, Christopher Tuckman, Ed Betts, Wilson W. Farr, Marion (« Diggs ») Digby, Raymond Burke, John W. Sullivan.
Arrière-plan : le Weston, bâtiment de la Navy, coque gris métal ; eaux turquoise port J-ville sous ciel bleu profond ; marais rhénans dans léger vent nord, vert & or & ombres nuages, 8 h mat. Départ.
Ainsi commença le voyage (une fois de plus, songea Guilford ; ce n’était qu’un éternel commencement), sous un ciel d’un bleu cru, les joncs-araignées s’agitant sur les berges marécageuses tels des épis de blé. Une fois ses affaires rangées dans le minuscule espace dépourvu de hublot qui lui avait été attribué, le jeune homme remonta sur le pont voir si le spectacle avait changé. Au crépuscule, les marais laissèrent la place à des rives plus sèches, sablonneuses, les plantes du bord de mer à des buissons-pagodes touffus et à des troncs en tuyaux d’orgue dans lesquels le vent soufflait des notes discordantes à la Calliope. Après un coucher de soleil clinquant, la région alentour devint une immensité nocturne sans limites. Trop vaste, trop vide, signe trop évident d’une machinerie divine indifférente.
Guilford dormit dans son hamac d’un sommeil agité, pour se réveiller fiévreux le lendemain matin. En se levant, il se découvrit mal assuré sur ses jambes – la tôle du pont valsait sous ses pieds, et l’odeur de cuisine suffit à l’écarter du petit déjeuner. À midi, il était assez malade pour appeler le médecin de l’expédition, Wilson Farr, lequel diagnostiqua la fièvre continentale.
« Je vais mourir ? s’enquit Guilford.
— Vous frapperez peut-être à la porte », répondit Farr, les yeux plissés derrière des verres de lunettes guère plus larges que des bagues de cigare, « mais je serais surpris qu’on vous ouvre. »
Sullivan vint rendre visite au jeune homme dans la soirée. La température de Guilford montait toujours, un érythème rosé lui avait envahi les membres, et focaliser son regard sur le botaniste lui fut difficile. Leur conversation erratique évoqua un navire à la dérive, le scientifique s’efforçant de distraire son compagnon par ses théories sur la vie darwinienne, notamment la structure physique des invertébrés les plus communs.
« Vous devez être fatigué », déclara enfin Sullivan. Le photographe se sentait en effet indiciblement las. « Mais avant de vous quitter, je vais vous confier une dernière pensée, Mr. Law. D’après vous, comment un microbe miraculeux, vecteur d’une maladie purement darwinienne, peut-il croître et multiplier dans les corps de mortels ordinaires tels que nous ? La coïncidence ne vous semble-t-elle pas un peu forte ?
— Sais pas », murmura le jeune homme, avant de se tourner vers la cloison.
Au plus fort de la maladie, il se rêva soldat allant et venant à la limite d’un champ de bataille étouffant, couvert de poussière, sentinelle des morts guettant un ennemi invisible, s’agenouillant parfois pour boire l’eau de flaques tièdes du fond desquelles l’observait son image, reflet incroyablement ancien détenteur d’épuisants secrets.
Le rêve se fondit ensuite en un long vide ponctué d’éclairs nauséeux, mais le lundi, la fièvre vaincue, Guilford entrait en convalescence. Il se sentait même assez bien pour prendre quelque nourriture et s’irriter de sa réclusion, tandis que le Weston s’enfonçait toujours plus avant dans les terres. Farr lui apporta un exemplaire de la Gnoséologie diluvienne et biblique, de Finch, ce qui permit au photographe de se perdre pour quelques heures dans les multiples âges de la Terre ; le Déluge avait laissé ses traces, reformations cataclysmiques du manteau, tel le Grand Canyon – à moins que, Finch l’admettait, ces caractéristiques ne fussent « des créations antérieures, auxquelles leur Créateur avait accordé l’apparence de l’antiquité ».
La Création modifiée par une inondation mondiale qui avait déposé des fossiles à diverses altitudes ou les avait ensevelis dans la vase et la boue, comme avait été enseveli l’Éden lui-même. Guilford avait déjà lu tout cela, mais Finch étayait sa théorie d’une multitude de détails, dont la classification d’une centaine d’alluvions et éluvions ou les tableaux géologiques dans lesquels les espèces disparues figuraient par catégories bien distinctes. Pourtant, ces simples mots, « l’apparence de l’ancienneté », mettaient son lecteur mal à l’aise. Ils sous-entendaient que le savoir était par nature conditionnel : le monde se réduisait à un décor, peut-être construit la veille, équipé depuis peu de montagnes, d’ossements de mastodontes et de souvenirs humains. Le Créateur manifestait une envie indécente de tromper Ses créatures, puisqu’il n’existait nulle différence pratique entre l’œuvre du temps et celle d’un miracle. Guilford trouvait cela d’une complexité inutile – mais, à bien y réfléchir, pourquoi l’Univers eût-il été simple ? Sans doute se fût-il avéré plus choquant qu’on pût le condenser, avec toutes ses étoiles et ses planètes, en une seule équation (comme, disait-on, Einstein, un mathématicien européen, avait tenté de le faire).
Finch eût expliqué que Dieu avait donné les Écritures à l’homme pour cette raison même : afin qu’il trouvât un sens à un monde désorientant. Guilford reconnaissait d’ailleurs que les travaux du scientifique ne manquaient ni de poids ni de poésie, voire d’une logique contournée. Le jeune homme ne s’y connaissait pas assez en géologie pour les discuter… quoiqu’il en retirât l’impression d’une vaste cathédrale érigée sur quelques petites poutres grinçantes.
De plus, la question de Sullivan l’obsédait. Si le nouveau continent était une Création indépendante, comment avait-il attrapé une maladie darwinienne, lui ? Tant qu’on y était, comment les hommes parvenaient-ils à digérer certains végétaux et animaux darwiniens ? D’autres – bien trop – se révélaient empoisonnés, mais quelques-uns étaient nourrissants, voire délicieux. Cela n’impliquait-il pas une similarité cachée, une origine commune, quoique lointaine ?
Ou, pour le moins, un Créateur commun. Des ancêtres communs, avait sous-entendu Sullivan. Mais c’était évidemment impossible. La Darwinie existait depuis un peu moins d’une décennie… ou depuis beaucoup plus longtemps, mais sans avoir été perceptible sur Terre de quelque manière que ce fût.
Tel était le paradoxe de la nouvelle Europe. En cherchant le miracle, on trouvait l’Histoire ; en cherchant l’Histoire, on tombait la tête la première dans le miracle.
La pluie poursuivit l’expédition un jour et demi, enveloppant les rives du fleuve d’une brume argentée. Après avoir ondulé à travers des forêts sauvages, sylves d’un vert mousse particulièrement profond, le Rhin finit par s’engager dans une plaine moelleuse, tapissée de plantes à larges feuilles que Tom Compton appelait des mains. Leurs minuscules fleurs dorées, toutes épanouies, donnaient à la région l’éclat d’un automne précoce. Bien que le spectacle fût attirant, pour la Darwinie, le broussard expliqua à ses compagnons qu’il ne fallait pas se promener sans bottes parmi les mains, car leur suc jaune astringent donnait de l’urticaire. Des insectes planants, les ortillers, emplissaient la plaine durant la journée, mais malgré leur aspect barbelé, ils ne s’intéressaient nullement à la chair humaine. Il leur arrivait même de se percher sur le doigt qu’on leur tendait, leur corps translucide se découpant dans la lumière en un filigrane aérien, telle une décoration de Noël miniature.
Le Weston jeta l’ancre au milieu du fleuve. Guilford, tout juste guéri, encore un peu faible, accompagna Sullivan, qui gagnait la berge afin de collecter quelques mains et autres espèces végétales de prairie. Le botaniste passa ensuite les échantillons prélevés dans sa presse à plantes, avant de les enfermer, aplatis et séchés, au fond d’une boîte enveloppée de toile cirée. Il montra au jeune homme une fleur d’un orange particulièrement vif, commune sur la berge sablonneuse.
« Cette plante a quasiment la même structure que le coquelicot, expliqua-t-il, sauf qu’elle est toujours mâle. Les insectes dispersent son pollen en dévorant ses étamines, littéralement. La fleur femelle – en voilà une, vous voyez ? – n’a de fleur que le nom, au sens conventionnel du terme. C’est un simple bâtonnet enduit de miel. Un pistil immense, à structure ciliée, qui transporte le pollen mâle jusqu’au gynécée. Les insectes s’y retrouvent souvent englués, et le pollen avec eux. Ce mode de fonctionnement, quoique inconnu parmi les espèces terrestres, est courant en Darwinie. La ressemblance physique, bien réelle, est donc pure coïncidence. On dirait que le même processus évolutif s’est appliqué par des canaux différents – comme dans le cas de ce fleuve, qui ressemble au Rhin en général mais pas dans les détails. Il passe en gros par les mêmes contrées pour aller se jeter dans le même océan, mais ses coudes et méandres sont totalement imprévisibles. »
Ainsi que ses tourbillons, ajouta Guilford en son for intérieur. Ou ses rapides. Jusqu’ici, cependant, le fleuve s’était montré relativement tranquille. Celui de l’évolution offrait-il semblables dangers ?
Les journées appartenaient à Sullivan, Gillvany, Finch et Robinson – Digby, le cuisinier de l’expédition, les appelait « Chou, Pou, Caillou et Genou » –, les nuits à Keck, Tuckman et Burke, géomètres et navigateurs, avec leurs sextants, leurs étoiles, leurs cartes éclairées par les lampes. Guilford aimait demander à Keck où se trouvait au juste l’expédition, parce qu’il obtenait toujours des réponses aussi étranges que merveilleuses :
« Nous pénétrons dans la baie de Cologne, Mr. Law. À moins que le monde soit sens dessus dessous, nous ne tarderons pas à arriver en vue de Düsseldorf. »
Weston ancré dans un large méandre au courant très lent. Le « lac de la Cathédrale », Tom Compton dixit. Rhin sortant d’un rift adouci ; à l’est, duché de Berg, montagnes ; quelque part en amont, gorges du Rhin. Terrain abondamment arboré : arbres-mosquées (plus grands qu’en Angleterre), immenses pins-sauges kaki, sous-bois mélangé. Peut-être des risques d’incendie par temps sec. Région houillère dans l’ancienne Europe ; d’après Tom Compton, il y a des foreurs aux environs, des galeries à flanc de coteau & des mines peu profondes sont déjà en activité (limitée) ; avons remarqué des routes grossières & un certain trafic fluvial. Finch affirme voir des preuves de la présence de charbon à coke ; estime que cette zone sera un jour un centre de travail du fer et de fabrication de l’acier, si Dieu le veut, grâce à la fonte brute des escarpements oolithiques situés sur les coteaux de la Moselle, surtout si les U.S.A. évitent que le continent soit « défendu par des frontières ».
D’après Sullivan, la présence de charbon démontre l’ancienneté de la Darwinie : c’est une séquence stratigraphique due au soulèvement du plateau rhénan survenu durant l’ère tertiaire. La question, dit-il, est de savoir si la géologie darwinienne est identique à celle de la vieille Europe, les changements n’étant dus qu’au climat et aux modifications des cours d’eau ; ou si elle ne s’en rapproche que d’assez loin, dans les grandes lignes seulement – ce qui risquerait d’affecter notre reconnaissance des Alpes : une gorge inattendue près du Montgenèvre ou du Brenner nous renverrait, domptés, à J-ville.
Beau temps, ciel bleu, courant un peu plus fort, à présent.
Cela ne pouvait durer, Guilford en était conscient, cette croisière paresseuse avec une cuisine bien pourvue, ces longues journées de photographie et de pressage de plantes, ces plages gravelées dépourvues d’insectes et autres animaux nuisibles, ces nuits aussi riches en étoiles que les plus belles qu’il avait connues dans le Montana. Le Weston remontait toujours le rift rhénan ; les parois de la gorge devenaient plus abruptes, les reliefs plus spectaculaires, jusqu’à ce que le jeune homme en vînt à imaginer sans difficulté la vieille Europe et ses monuments disparus (« L’abbaye d’Eberbach », eût psalmodié Keck. « Le Marksburg, Sooneck, château Pfaltz… »), ses chevaliers Teutoniques massés sur les rives, arborant lances et heaumes à aigrettes.
Mais ce n’était pas la vieille Europe, il en trouvait la preuve dans le moindre recoin : poissons épineux flottant au-dessus des hauts-fonds, odeur de cannelle des forêts de pins-sauges (ni des pins ni de la sauge, mais de grands arbres dont les branches formaient une plate-forme spiralée), cris nocturnes d’animaux encore sans nom. L’homme était certes arrivé jusqu’ici – les voyageurs croisaient parfois un radeau, découvraient de temps à autre les traces d’une corde de remorque, des cabanes de trappeurs, de la fumée, des barrages à poissons – mais à une date récente.
Guilford puisait une sorte de réconfort dans la solitude de la contrée qui s’étendait autour de lui, dans l’anonymat à la fois terrible et merveilleux qu’il y trouvait, dans l’idée qu’il imprimait ses pas où nul ne l’avait jamais fait, tout en sachant que ce qui l’entourait aurait bientôt effacé ses traces. Le continent ne demandait rien, ne donnait rien d’autre que lui-même.
Mais ces jours insouciants ne pouvaient durer. Les chutes du Rhin attendaient, qui obligeraient le Weston à battre en retraite. Alors les explorateurs sauraient ce qu’était la réelle solitude, dans un monde inconnu de pierre et de bois.
Les chutes du Rhin, ou de Schaffhouse, but de notre navigation. Compton n’est jamais allé plus avant. D’après lui, quelques trappeurs prétendent avoir gagné à pied le lac de Constance, mais les trappeurs sont enclins à la vantardise.
Les chutes ne sont guère spectaculaires comparées à celles, par exemple, du Niagara, mais elles n’en barrent pas moins le fleuve avec efficacité. Une brume lourde les enveloppe, énorme nuage d’orage blanchâtre suspendu au-dessus des rochers trempés & des collines boisées. L’eau coule en flots verts rapides, le ciel s’assombrit, annonçant la pluie. La moindre pierre, la moindre fissure, sont envahies d’une plante semblable à de la mousse ornée de délicates fleurs blanches.
Cascade dûment examinée & photographiée, nous nous replions sur un point de portage : Tom Compton connaît par ici un éleveur qui acceptera peut-être de nous vendre des animaux de bât.
Post-scriptum pour Caroline & Lily : Vous me manquez toutes les deux beaucoup. J’ai l’impression de vous parler quand j’écris, même si je suis bien loin de vous – au cœur du continent perdu (ou du nouveau continent), cerné par l’étrange.
L’éleveur était un Américano-Allemand truculent, qui se présenta sous le nom d’« Erasmus ». Sa ferme grossière, bâtie à quelque distance du fleuve, comprenait un enclos où il avait rassemblé aux fins de croisements un nombre impressionnant de serpents à fourrure.
Ces animaux, Sullivan l’expliqua aux autres membres du groupe, représentaient la ressource darwinienne la plus aisément exploitable, pour l’instant au moins. Il s’agissait d’herbivores vivant en troupeaux, très répandus dans les prairies des hautes terres et, sans doute, à travers toutes les steppes orientales. Donnegan en avait vu dans les contreforts des Pyrénées, ce qui tendait à prouver que leur habitat était fort étendu. Guilford, fasciné, passa presque tout le reste de la journée au corral, malgré l’odeur pénétrante qui constituait une des caractéristiques les moins agréables de ses pensionnaires.
Ils ne ressemblaient pas tant à des serpents qu’à des larves – avec leurs « faces » pâles, gonflées, aux yeux bovins, leurs corps cylindriques, leurs six pattes à demi dissimulées derrière des câbles de poils emmêlés. Ces animaux composaient à eux seuls un véritable catalogue de Sears-Roebuck[4] en fournissant non seulement de la fourrure, mais aussi du cuir, de la graisse à chandelles et une viande comestible quoique fade. Ils représentaient le principal produit commercial rhénan. Sullivan affirmait même que leur fourrure avait fait son apparition parmi la haute société new-yorkaise. Sans doute l’odeur ne résistait-elle pas au tannage, sans quoi nul n’eût voulu d’un tel manteau, même en plein hiver.
Plus important, les bêtes se montraient des porteurs dociles, sans lesquels l’exploration des Alpes s’avérerait beaucoup plus difficile. Déjà, Preston Finch s’était installé dans la cabane en terre d’Erasmus afin de négocier l’achat de quinze ou vingt têtes. L’éleveur devait se montrer âpre au gain, car lorsque Diggs eut achevé de monter la tente du mess, les deux hommes marchandaient toujours – à voix assez haute pour être perceptible.
Enfin, Finch jaillit de la hutte.
« Quel horrible bonhomme, marmonna-t-il, indifférent au repas. C’est un sympathisant partisan. Il n’y a rien à en tirer. »
L’équipage du Weston était resté à bord, prêt à redescendre le Rhin à la voile avec échantillons, spécimens, notes de travail et courrier. Guilford, assis en compagnie de Sullivan, Keck et Tom Compton sur un à-pic au-dessus du fleuve, se régalait de hachis de corned-beef reconstitué en contemplant le coucher de soleil.
« Le problème, avec Finch, c’est qu’il ne sait pas faire de concessions, déclara Sullivan.
— Erasmus non plus, intervint le broussard. Ce n’est pas un partisan, juste un casse-pieds, d’une manière générale. Il a passé trois ans à Jeffersonville, comme courtier en peaux, mais personne ne le supportait bien longtemps. La compagnie de ses semblables ne lui convient pas.
— Les bêtes sont intéressantes », observa Guilford.
Comme les thoats des romans de Burroughs. Les montures martiennes.
« Alors pourquoi ne les prenez-vous pas en photo ? » conclut Tom Compton en levant les yeux au ciel.
Le lendemain matin, il devint évident que les négociations avaient bel et bien échoué. Finch, qui refusait d’adresser la parole à Erasmus, supplia néanmoins le pilote du Weston de rester au moins un jour de plus. Sullivan, Gillvany et Robinson partirent à la chasse aux échantillons dans la forêt alentour, espérant apparemment que tout s’arrangerait par miracle avant leur retour. Guilford, lui, installa son appareil photographique près du corral.
Aussitôt, Erasmus jaillit d’un pas lourd de sa hutte de terre bancale, tel un nain en furie. Le jeune homme, qui ne lui avait pas été présenté personnellement, s’efforça de réprimer un sursaut.
L’éleveur – à peine plus d’un mètre soixante, le visage mangé par les boucles d’une barbe biblique, portant bleu en jean rapetassé et gilet en peau – s’immobilisa à bonne distance de lui, les sourcils froncés, le souffle bruyant. Guilford, après l’avoir salué d’un signe de tête poli, poursuivit l’installation de son trépied. Au Vieil Homme de la Montagne de faire le premier pas.
Il fallut un long moment, mais Erasmus finit par prendre la parole.
« Qu’est-ce que vous trafiquez au juste ?
— Je veux photographier les animaux, si cela ne vous dérange pas.
— Vous auriez pu demander avant. »
Guilford restant coi, Erasmus souffla quelques minutes de plus, avant de demander :
« Alors cette chose est un appareil photographique ?
— Oui, monsieur. Un Kodak à plaques.
— Vous prenez des photos sur plaques ? Comme dans le National Geographic ?
— Exactement comme dans le National Geographic.
— Vous connaissez ?
— J’ai travaillé pour eux.
— Hein ? Quand ça ?
— L’année dernière. Le canyon de Deep Creek, dans le Montana.
— C’étaient vos photos ? Décembre 1919 ? »
Le jeune homme jeta à l’éleveur un regard plus attentif.
« Vous faites partie de la Société, Mr. euh… Erasmus ?
— Appelez-moi Erasmus tout court. Vous êtes… ?
— Guilford Law.
— Eh bien, Mr. Law, je n’appartiens pas à la Société du National Geographic, mais le magazine remonte le fleuve de temps en temps. Je l’accepte comme monnaie d’échange. C’est dur de trouver quoi que ce soit à lire. J’ai vos photographies. » Erasmus hésita. « Celles-là, avec mes bêtes, elles seront publiées ?
— Peut-être. Ce n’est pas moi qui décide.
— Je vois. » Il pesa les choses un moment, avant d’inspirer une grande goulée d’air lourd. « Voulez-vous me raccompagner à ma cabane, Guilford Law ? Maintenant que Finch n’est plus là, nous allons peut-être pouvoir discuter. »
Le jeune homme admira la collection de National Geographic de l’éleveur – quinze numéros en tout, pour la plupart tachés et cornés, certains ne devant qu’à la ficelle qui les entourait de ne pas tomber en pièces. Ils partageaient leur étagère en bois avec des cartes postales obscènes en aussi piètre état, des westerns bon marché et un Argosy de fraîche date que Guilford n’avait pas encore vu. Il célébra cette maigre bibliothèque, passant sous silence le sol de terre battue, la puanteur de peaux mal salées, la chaleur de four et la lumière parcimonieuse, de même que la table à tréteaux répugnante, où les repas d’un passé déjà lointain avaient laissé de multiples traces.
Les questions d’Erasmus ramenèrent à la surface les souvenirs du canyon de Deep Creek, de la Gallatin, des minuscules crustacés fossiles de Walcott : des écrevisses tirées du schiste siliceux, incroyablement anciennes pour qui n’acceptait pas les déclarations de Finch quant à l’âge de la Terre. Ironiquement, les ruisseaux du Montana présentaient pour Erasmus, vieux colon darwinien né dans le Milwaukee et installé au pied des chutes étrangères du Rhin, un attrait exotique.
La conversation finit cependant par rouler sur Preston Finch.
« Sans vouloir vous vexer, ce type n’est rien de plus qu’un vantard gonflé de suffisance, affirma l’éleveur. Il veut vingt têtes à dix dollars du bout, c’est dire.
— Ce n’est pas un bon prix ?
— Oh, si. Le prix, ça va – ça fait même plus qu’aller ; là n’est pas la question.
— Vous ne voulez pas vendre vingt têtes ?
— Mais si. À ce prix-là, je serais tranquille tout l’hiver.
— Alors, si je puis me permettre, où est le problème ?
— Finch ! Voilà le problème ! Il arrive ici en tordant le nez, et il me parle comme à un gamin. Finch ! Je ne lui vendrais pas de la crotte pour une fortune, même si je mourais de faim. »
Guilford réfléchit un instant à cette impasse, avant de déclarer :
« Nous irons sans doute plus loin et ferons plus de choses avec ces animaux que sans. Et plus notre expédition sera réussie, plus vous aurez de chances de voir mes photos publiées. Peut-être dans le National Geographic.
— Mes bêtes ?
— Elles et vous, si vous acceptez de poser pour moi. »
L’éleveur se caressa la barbe.
« Ma foi, il se pourrait que j’accepte. Mais ça n’y changera rien : je refuse de vendre à Finch.
— Je comprends. Si je vous demandais de me vendre, à moi ? »
Erasmus cligna des yeux, et un lent sourire vint jouer sur ses lèvres.
« Alors nous réussirions peut-être à passer marché. Mais écoutez, Guilford Law, ce n’est pas tout. Les serpents emporteront vos bateaux au sommet des chutes. Ensuite, vous parviendrez sans doute à remonter le fleuve jusqu’au lac de Constance. Seulement, si vous voulez que les bêtes vous accompagnent dans les Alpes, il vous faudra quelqu’un pour les emmener de la cascade au lac.
— Vous y arriveriez, vous croyez ?
— J’y suis bien arrivé jusqu’à maintenant. Beaucoup de troupeaux passent l’été là-haut. C’est de là que viennent mes propres serpents. Je le ferais sans problème – pour un certain prix.
— Je ne suis pas habilité à négocier, Erasmus.
— Sottises. Discutons les conditions. Ensuite, vous n’aurez plus qu’à aller marchander avec le trésorier ou je ne sais qui.
— D’accord… mais un dernier détail.
— Oui ?
— Accepteriez-vous de vous séparer de votre Argosy ?
— Hein ? Non. Pas facilement. À moins que vous n’ayez quelque chose à offrir en échange. »
Guilford se fit la réflexion que le professeur Farr ne regretterait sans doute pas trop son exemplaire de la Gnoséologie diluvienne et biblique.
Ferme d’Erasmus, sous les chutes du Rhin. Corral, serpents à fourrure. Erasmus avec le troupeau. Nuages d’orage arrivant du N-O ; Compton dit qu’il va pleuvoir.
Post-scriptum. Avec l’aide de nos « mulets martiens », il nous sera possible de transporter nos bateaux pliants à moteur – petites embarcations légères, bien conçues, en pin du Michigan et chêne blanc, cinq mètres de long, compartiments de rangement étanches et skags détachables. Ensuite, en partant du haut des chutes, sans doute pourrons-nous naviguer jusqu’au lac de Constance (qu’Erasmus appelle die Bodensee). Tout ce que nous avons rassemblé et appris jusqu’à maintenant part pour J-ville sur le Weston.
Je crois que Preston Finch m’en veut de mes pourparlers avec Erasmus – il me regarde par-dessous son casque colonial à la manière d’un Jéhovah colérique – mais Compton m’a paru impressionné : à présent, au lieu de simplement me tolérer, par respect pour Sullivan, il accepte de discuter avec moi. Il m’a même proposé de tirer sur sa célèbre pipe engorgée de salive, faveur que j’ai poliment refusée, bien que cela me ramène peut-être à mon point de départ – il a pris l’habitude d’agiter dans ma direction le sac de toile cirée où il range ses feuilles séchées, en riant de manière à vrai dire peu flatteuse.
Nous partons demain matin, si le temps le permet. Je me sens plus loin de chez moi que jamais encore, & tout alentour devient chaque jour plus étrange.