VI

 

L’Angleterre, enfin, songeait Colin Watson. Alors qu’en fait, ça n’avait rien à voir, pas vrai ? Le cargo canadien remontait à toute vapeur le large estuaire de la Tamise, fendant les eaux couleur de thé vert refoulées par la marée : on se fût cru sous les tropiques, du moins à cette époque de l’année. En voyage à Bombay ou à Bihar. Certes pas en train de rentrer chez soi.

Dans la cale se balançait la cargaison. Du charbon d’Afrique du Sud, d’Inde, d’Australie, marchandise précieuse en ces temps de rébellion et d’Empire décomposé. Des outils et des pièces détachées du Canada. Des centaines de fusils Lee-Enfield entassés dans des caisses, en provenance de l’usine d’Alberta, tous à destination de la Folie de Kitchener – la nouvelle Londres ; ils établiraient un abri dans ces contrées sauvages, en prévision du jour où un souverain anglais retrouverait le trône d’Angleterre.

Watson en était directement responsable. À peine le bateau ancré aux quais primitifs, il ordonna à ses hommes – une poignée de Sikhs et de Canadiens grommelants – de sangler les palettes puis de les tirer de la cale, pendant qu’il descendait à terre signer le manifeste des autorités portuaires. Il régnait une chaleur suffocante, dans cette ville en bois primitive qui ne ressemblait pas, même de très loin, à Londres. Y poser le pied rendait palpable la réalité de la conversion européenne, qui n’avait jusqu’alors été pour Watson qu’un événement lointain, aussi étrange et intrinsèquement incroyable qu’un conte de fées, bien que des millions de gens y eussent laissé la vie.

Ce n’était certes pas le pays qu’il avait quitté une décennie plus tôt. Après le lycée, où il ne s’était pas particulièrement distingué, il avait suivi l’entraînement de l’Officer Corps de Woolwich, quittant un dortoir pour un autre, les déclinaisons latines pour les manœuvres d’artillerie. Dans sa naïveté, il s’était préparé à la réalité de G.A. Henty[2], à un héroïsme digne, à des Ndébélés rebelles fuyant devant son épée. Au lieu de quoi il avait trouvé au Caire une caserne poussiéreuse, où la lie des fantassins s’ennuyait profondément. Puis une nuit, le ciel s’était empli d’une lumière scintillante et la terre avait tremblé, renversant, entre autres, le protectorat britannique établi sur l’Égypte. La vie de Watson, quoique sans but, lui avait offert quelques compensations : l’amitié, l’alcool et, plus discrets, Dieu et la Patrie ; jusqu’à ce que 1912 montrât clairement que Dieu était un mystère et que s’Il existait bien, Il détestait les Anglais.

La Grande-Bretagne avait consacré les restes de sa puissance militaire à étayer ses droits sur ses possessions indiennes et sud-africaines. La Rhodésie du Sud était tombée, Salisbury brûlant tel un feu de joie en automne ; l’Égypte et le Soudan avaient succombé aux rebelles musulmans. Watson, secouru dans les ruines hostiles du Caire, s’était retrouvé sur un transport de troupes hideusement surchargé en partance pour le Canada. Un baraquement perdu de Colombie-Britannique l’avait abrité des mois durant, avant son transfert dans une ville de la prairie où le gouvernement en exil de lord Kitchener avait construit une usine d’armement de petit calibre.

Jusqu’à 1912, Watson ne s’était distingué en rien. Avait-il changé, ou était-ce l’armée qui avait évolué ? Il s’était montré un excellent délégué d’usine ; avait vécu comme un moine, surmonté des hivers cruels, des étés arides, débilitants, avec une patience surprenante. Savoir qu’il eût aussi bien pu être décapité par des mahdistes lui avait donné une certaine humilité. Enfin, on l’avait appelé à Ottawa, où la reconstruction, prenant de l’ampleur, nécessitait la présence d’ingénieurs militaires.

On appelait « reconstruction », mais aussi « Folie de Kitchener », la fondation d’une nouvelle Londres sur les rives d’un fleuve qui ne ressemblait que de loin à la Tamise. L’érection de cette Jérusalem au sein d’une sinistre contrée verdoyante. Ce n’était qu’un geste, disaient les détracteurs de l’Angleterre, mais ce geste même eût été impossible sans la Royal Navy, toujours puissante quoique diminuée. Les États-Unis avaient déclaré avec arrogance que l’Europe devait être « librement ouverte aux colons et dépourvue de frontières » – la prétendue doctrine de Wilson, qui impliquait en pratique l’hégémonie américaine, un nouveau monde américain. Les restes des gouvernements français et allemands, affaiblis par des prétentions conflictuelles à la légitimité et par la perte des ressources européennes, avaient battu en retraite après quelques passes d’armes. Kitchener était parvenu à négocier une exception en ce qui concernait les îles Britanniques, suscitant d’autres protestations. Toutefois, les survivants éloignés de la vieille Europe, privés de base industrielle, étaient bien incapables d’affronter les puissances combinées de la Royal Navy et de la White Fleet.

Statu quo, donc. Mais pas stable du tout. Exemple : le cargo civil avec son chargement militaire. Watson avait pour mission de veiller sur cette marchandise clandestine de Halifax à Londres. On remplissait certainement l’armurerie anglaise : ce n’était pas la première cargaison de ce genre embarquée sur les ordres personnels de Kitchener, ni, sans doute, la dernière. Le lieutenant n’avait pas la moindre idée des raisons pour lesquelles le nouveau monde avait besoin de ces fusils, ces mitrailleuses, ces mortiers… à moins que la paix ne fût pas aussi paisible qu’il y paraissait.

Le voyage s’était déroulé sans incident. Les flots étaient calmes, les cieux si flamboyants qu’ils eussent pu être en métal bleu martelé. Le militaire avait profité de ce long repos pour réfléchir à sa destinée. Comparé à d’autres, il avait émergé presque indemne de la tragédie de 1912. Ses parents étaient morts avant la conversion, il n’avait ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfant à pleurer. Seulement un mode de vie. Un bagage de souvenirs pâlissants. Le passé se détachant de lui, les années, dépourvues de poids comme de repères, avaient passé terriblement vite. Peut-être alors était-il naturel que le hasard le ramenât enfin en Angleterre : une nouvelle Angleterre, une pseudo-Angleterre, fiévreuse, aux autorités portuaires prosaïquement installées dans une cassine de briques brûlante, grise de poussière. Il se présenta, et on le guida jusqu’à une arrière-salle où l’attendait un marchand sud-africain corpulent, qui avait offert d’abriter les munitions dans son entrepôt en attendant que l’Armurerie fût prête à les recevoir. Pierce, oui, c’était cela. Jered Pierce.

« Ravi de faire votre connaissance, Mr Pierce », déclara Watson en tendant la main.

L’autre l’emprisonna dans son énorme patte.

« Moi de même, monsieur. »

 

Caroline avait peur de la ville, mais elle s’ennuyait dans le petit magasin inconfortable de son oncle. Quoiqu’elle eût pris en charge certaines tâches en principe dévolues à sa tante, ce qui était parfait, il lui fallait aussi s’occuper de Lily. La jeune femme se refusait à la laisser jouer seule dans la rue sale, aux caniveaux indescriptibles, mais à l’intérieur, la fillette représentait un véritable fléau, traquant le chat ou organisant des thés avec les poupées en porcelaine de Chine d’Alice. Aussi, lorsque cette dernière s’offrit à la surveiller, le temps pour sa nièce d’apporter à déjeuner à Jered, sur les quais, la proposition fut-elle acceptée avec reconnaissance. Caroline se sentit soudain libre et délicieusement seule.

Comme elle s’était promis de ne pas penser à Guilford de l’après-midi, elle s’efforça de se concentrer sur autre chose. Une bande de gamins crasseux – dire que le plus jeune était peut-être en ces lieux cauchemardesques ! – passa près d’elle en courant. Un des garçonnets traînait derrière lui, au bout d’une ficelle, un bondisseur dont les six pattes vert pâle s’agitaient frénétiquement et qui roulait des yeux terrifiés. Peut-être cette terreur était-elle une bonne chose. Peut-être était-ce une bonne chose que, dans ce monde en partie inhumain, les deux camps connussent la peur. Jamais Caroline n’eût pu partager pareilles pensées avec Guilford.

Mais Guilford était parti. Bon, songea-t-elle, fais-toi une raison. Seul un désastre le ramènerait avant l’automne, et encore, rien n’était moins sûr. Sans doute le jeune homme s’était-il déjà enfoncé dans l’arrière-pays darwinien, auprès duquel cette ombre sinistre de Londres pâlissait.

Caroline ne se demandait plus pourquoi. Il le lui avait expliqué patiemment une douzaine de fois, de manière en apparence raisonnable. Mais elle savait qu’il avait d’autres raisons, passées sous silence, aussi fortes que les marées. Fasciné par l’appel des terres vierges, il avait couru à elles, oublieux des bêtes sauvages, des rivières indomptées, des fièvres et des bandits. Il s’était enfui de chez lui tel un petit garçon malheureux.

Abandonnant Caroline dans son sillage. Elle haïssait cette Angleterre, et jusqu’au simple fait de lui donner ce nom. Elle en haïssait les bruits, le vacarme de l’activité humaine comme les sons de la nature (bien pires !) qui s’infiltraient la nuit par sa fenêtre, des sons dont la source lui restait mystérieuse. Cliquetis évoquant des insectes ; couinements rappelant de petits chiens blessés. Elle en haïssait la puanteur, les forêts empoisonnées et les rivières hantées. Londres était une prison gardée par des monstres.

La jeune femme s’engagea dans la rue longeant le fleuve. Caniveaux et égouts lâchaient goutte à goutte leur charge d’ordure dans la Tamise ; des mouettes criardes filaient au-dessus de l’eau. Caroline contempla d’un œil distrait les bateaux qui passaient. Loin dans les flots boueux, un serpent de vase leva la tête, son cou parcheminé incurvé en point d’interrogation. La promeneuse regarda les grues du port vider un voilier – le prix du charbon avait ressuscité l’ère de la voile, bien que cette voilure particulière fût pour l’heure serrée sur un labyrinthe de mâts. Des hommes enturbannés ou tête nue emportaient des caisses sur d’immenses charrettes ; des chariots éclaboussés de soleil allaient se reposer dans des baies de chargement comparativement obscures. Caroline atteignit l’ombre du bâtiment des autorités portuaires, où l’air, quoique stagnant, était un peu plus frais.

Jered vint à sa rencontre prendre le panier-repas. Il la remercia, l’esprit visiblement ailleurs, avant d’ajouter :

« Dis à Alice que je rentrerai pour le dîner. Et de préparer une autre chambre. » Un homme de haute taille, tiré à quatre épingles malgré l’usure de son uniforme, se tenait un peu en retrait, les yeux franchement fixés sur la jeune femme. Jered finit par s’en apercevoir. « Lieutenant Watson ? Je vous présente ma nièce, Caroline Law.

— Mademoiselle, dit gravement l’officier, inclinant son visage émacié.

— Madame, corrigea-t-elle.

— Le lieutenant Watson occupera l’arrière-boutique un petit moment. »

Vraiment ? s’étonna Caroline, jetant au militaire un regard plus attentif.

« La caserne est bondée, poursuivit son oncle. Il nous arrive de prendre des locataires. Pour le roi, la patrie, ce genre de choses. »

Ce n’est pas mon roi, protesta-t-elle en son for intérieur. Ni ma patrie.

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