Quinze

Sue Sampel se remettait à apprécier les week-ends, malgré le blocus persistant.

Pendant un temps, cela avait été blanc bonnet et bonnet blanc : les jours de la semaine occupés mais ternis par les crises et bizarreries de son patron, samedi et dimanche calmes et moroses parce qu’elle ne pouvait pas sauter dans sa voiture pour aller se détendre à Constance. Au début, elle s’était défoncée du début à la fin du week-end, jusqu’à ce que sa réserve personnelle donne des signes de faiblesse. (Encore un article que les camions noirs ne livraient pas.) Ensuite, elle avait emprunté une poignée de romans de Tiffany Arias à une autre employée de Hubble Plaza, cinq épais volumes se passant en temps de guerre à Shiugang et consacrés à une infirmière déchirée entre son amour pour un pilote de reconnaissance militaire et sa liaison secrète avec un trafiquant d’armes alcoolique. Ces livres lui avaient plu, mais ne valaient pas à ses yeux le cannabis Fille Verte label canadien (importé régulièrement mais en toute illégalité du Protectorat économique du Nord), dont il lui restait une dizaine de grammes à l’intérieur d’une petite boîte à biscuits cachée dans son tiroir à chaussettes.

Puis Sébastian Vogel s’était présenté à sa porte avec un billet de logement signé Ari Weingart et une valise marron cabossée.

Au premier abord, il semblait peu prometteur. Mignon, peut-être, mais d’une manière plutôt lutin de Noël, frisant la soixantaine, avec un peu d’embonpoint, une couronne de cheveux gris autour de son crâne dégarni et brillant, et une barbe touffue gris-rouge. Il était sans aucun doute timide – il bredouilla en se présentant – et pire, Sue eut l’impression d’avoir affaire à une espèce de pasteur ou de prêtre à la retraite. Il promit de ne « pas la déranger du tout » et elle craignit qu’il ne tienne parole.

Le lendemain, elle avait interrogé Ari à son sujet. Il lui apprit que Sébastian était un universitaire à la retraite, et non un prêtre, l’un des trois journalistes de l’équipe bloquée à Blind Lake. Sébastian avait écrit un livre appelé Dieu & le vide quantique – dont Ari lui prêta un exemplaire : un ouvrage beaucoup plus austère qu’un roman de Tiffany Arias mais aussi beaucoup plus substantiel.

Sébastian Vogel n’était néanmoins qu’une présence silencieuse dans la maison jusqu’à ce qu’il la surprenne un soir en train de se rouler un joint sur la table de la cuisine.

« Oh », fit-il depuis la porte.

Trop tard pour cacher la boîte ou les feuilles. L’air coupable, Sue essaya de plaisanter. « Euh, vous en voulez ?

— Oh non, je ne peux pas…

— Non, je comprends tout à fait…

— Je ne peux pas abuser ainsi de votre hospitalité. Mais j’en ai vingt grammes dans mes bagages, si cela ne vous gêne pas de les partager avec moi. »

Ensuite, cela commença à aller mieux.

 

Il avait quinze ans de plus que Sue et son anniversaire tombait le 9 janvier. Le temps que cette date arrive, ils dormaient dans le même lit. Sue l’appréciait beaucoup – et il était bien plus marrant qu’elle n’aurait pu l’imaginer – mais elle se doutait aussi qu’il s’agissait d’une simple « aventure de blocus » (elle avait entendu cette expression à la cafétéria du personnel). Les aventures de blocus fleurissaient dans toute la ville. Le mélange de traumatisme de réclusion et d’angoisse permanente s’avérait un aphrodisiaque puissant.

L’anniversaire de Sébastian tombait un samedi, et Sue le préparait depuis des semaines. Elle tenait à ce qu’il ait un gâteau, mais on ne trouvait plus de préparation rapide en boîte au magasin et elle ne se sentait pas de se lancer dans de la véritable pâtisserie. Elle s’était donc rabattue sur quelque chose de presque aussi bien : elle avait mis en œuvre son ingéniosité.

Elle lui apporta le gâteau, garni d’une seule bougie, dans la salle à manger. « Joyeux anniversaire », dit-elle.

Ce n’était pas vraiment un gâteau, mais cela en avait la valeur symbolique.

La petite bouche de Sébastian se plissa en un sourire dont sa moustache ne dissimula qu’une partie.

« C’est trop gentil ! Merci, Sue.

— Il n’y a vraiment pas de quoi.

— Non, c’est très bien ! » Il admira le gâteau. « Je n’avais pas vu de nourriture de luxe depuis des semaines. Où as-tu déniché ça ? »

En réalité, ce n’était pas un gâteau, mais un DingDong décoré d’une bougie d’anniversaire. « Tu n’as pas besoin de le savoir », répondit-elle.

 

Ayant convenu de déjeuner ce samedi-là avec ses amis au Viwyer’s, Sébastian demanda à Sue de l’accompagner.

Elle accepta, mais non sans réserve. Sue avait décroché une licence de sciences une vingtaine d’années plus tôt, mais cela ne lui avait guère permis d’obtenir qu’un vulgaire travail de gratte-papier à Blind Lake. Elle avait été tenue à l’écart de trop nombreuses discussions techniques pour envisager de gaieté de cœur un après-midi de bavardages entre journalistes scientifiques. Sébastian l’assura que cela ne se passerait pas ainsi. Ses amis étaient des auteurs, pas des savants. « Avec leur franc-parler, mais pas snobs. »

Peut-être bien qu’oui, peut-être bien qu’non.

Sue conduisit Sébastian, qui n’avait pas de voiture, au Sawyer’s, où ils se garèrent sous de petites rafales de neige. Le vent était vif et le soleil perçait parfois entre les canyons de nuages. Il régnait dans le restaurant une soporifique atmosphère chaude et humide.

Sébastian la présenta à Élaine Coster, une femme maigre à l’air acerbe, un peu plus âgée qu’elle, et à Chris Carmody, beaucoup plus jeune, grand et un peu sombre, mais bel homme dans le genre ébouriffé. Chris se montra amical, mais Élaine, après une poignée de main molle, dit : « Eh bien, Sébastian, on ne s’attendait pas à cela de votre part. »

Sue fut surprise par l’animosité de son ton, presque un ricanement, et par l’indifférence manifeste avec laquelle Sébastian y réagit.

Durant le déjeuner – de la soupe et des sandwiches, comme toujours depuis le début de la quarantaine –, Sue produisit des bruits gracieux mais se contenta surtout d’écouter les autres discuter. Ils parlèrent de la politique de Blind Lake, se livrant à quelques conjectures sur Ray Scutter, et s’inquiétèrent de la sempiternelle question du blocus. Ils évoquèrent des gens dont Sue n’avait jamais entendu parler jusqu’à ce qu’elle commence à se sentir ignorée, même si sous la table la main de Sébastian restait sur sa cuisse qu’elle pressait de temps en temps d’une manière rassurante.

Le bavardage finit par aborder un sujet par lequel elle se sentit concernée. Il se trouvait que Chris logeait chez l’ex-femme de Ray Scutter et que deux semaines plus tôt, Ray s’était livré pour la galerie à une espèce de numéro de macho devant la clinique de Blind Lake. Le genre de conneries typique de Ray Scutter, et Sue le leur dit.

Élaine la fixa d’un long regard troublant. « Que savez-vous de Ray Scutter ?

— Je m’occupe de son bureau pour lui. »

Les yeux d’Élaine s’écarquillèrent. « Vous êtes sa secrétaire ?

— Son assistante personnelle. Bon, ouais, sa secrétaire, au fond.

— Jolie et douée », dit Élaine à Sébastian, dont la réaction se limita à son impénétrable sourire. Elle reporta son attention sur Sue, qui refréna l’envie de se recroqueviller face à ce regard laser. « Vous en savez beaucoup, au juste, sur Ray Scutter ?

— Sur sa vie privée, rien. Sur son travail, à peu près tout.

— Il vous en parle ?

— Mon Dieu, non. Ray prend bien soin de ne jamais dévoiler son jeu, en premier lieu parce qu’il détient l’as de l’incompétence. Vous avez déjà vu des gens qui ont perdu pied brasser du vent, histoire d’avoir au moins l’air utiles ? Eh bien, c’est tout à fait le genre de Ray. Il ne me dit rien, et une fois sur deux, il faut que je lui explique son boulot.

— Il y a des rumeurs qui courent sur Ray, vous savez », dit Élaine.

Ou peut-être, pensa Sue, est-ce moi qui ai perdu pied. « Quel genre de rumeurs ?

— On dit que Ray veut s’introduire dans les serveurs de la direction pour en lire les courriers électroniques.

— Oh. Eh bien, c’est… »

Un bourdonnement s’éleva. Chris sortit son téléphone de sa poche, se détourna en chuchotant. Élaine lui décocha un regard venimeux.

Lorsqu’il se tourna à nouveau vers eux, il dit : « Désolé, tout le monde. Marguerite a besoin de moi pour garder sa fille.

— Bordel, fait Élaine, tout le monde se met en ménage, ici ? T’es devenu baby-sitter, ou quoi ?

— C’est plus ou moins une urgence, m’a dit Marguerite. » il se leva.

« Eh bien vas-y ! » Elle roula des yeux. Sébastian salua d’un aimable signe de tête.

« Ravi d’avoir fait votre connaissance, dit Chris à Sue.

— De même. » Il semblait plutôt sympa, bien qu’un peu distrait. Il était certainement de meilleure compagnie qu’Élaine et sa vision à rayons X.

Qui se braqua sur elle dès que Chris s’éloigna de la table.

« Donc, c’est vrai ? Ray se livre à du piratage illicite ?

— Illicite, je n’en sais rien. Il prévoit de rendre cela public. L’idée étant que les messages arrivés avant le blocus sur les serveurs de la direction pourraient nous faire entrevoir la cause de cette histoire.

— Si un message quel qu’il soit est passé avant le blocus, comment se fait-il que Ray n’en ait pas reçu une copie ?

— Il n’était pas bien haut dans la hiérarchie avant que tout le monde parte à la conférence de Cancun. En plus, il est nouveau, ici. Il avait des contacts à Crossbank, mais pas ce qu’on pourrait appeler des amis. Ray ne se fait pas d’amis.

— Cela lui donne le droit de s’introduire dans des serveurs sécurisés ?

— Il le pense.

— Il le pense, mais dans les faits, est-il passé à l’action ? »

Sue réfléchit à sa position. Parler à la presse serait un excellent moyen de se faire virer. Nul doute qu’Élaine lui promettrait un anonymat total. (Ou de l’argent, si elle en demandait. Ou la lune.) Mais les promesses étaient comme les chèques en bois : faciles à remplir et difficiles à encaisser, je suis peut-être stupide, mais pas autant que cette femme semble le penser, loin de là.

Elle examina Sébastian. Voulait-il quelle en parle ?

Elle lui adressa un regard interrogateur. Sébastian s’appuya à son dossier, les mains sur le ventre, la barbe ornée d’une tache de moutarde. Énigmatique comme une chouette empaillée. Mais il lui fit un signe de tête.

D’accord.

D’accord. Elle le ferait pour lui, pas pour cette Élaine.

Elle se lécha les lèvres. « Shulgin était dans le bâtiment hier avec un type de l’informatique.

— À pirater les serveurs ?

— À votre avis ? Mais ce n’est pas comme si je les avais pris sur le fait.

— Ils ont obtenu des résultats ?

— Aucun, pour autant que je sache. Ils y étaient encore quand je suis partie vendredi soir. » Ils y sont peut-être toujours, pensa Sue. Passant le silicone au tamis du chercheur d’or.

« S’ils trouvent quelque chose d’intéressant, l’information transitera par votre bureau ?

— Non. » Elle sourit. « Mais elle arrivera sur celui de Ray. »

Sébastian eut soudain l’air préoccupé. « Tout ça est très intéressant, dit-il, mais ne laisse pas Élaine t’embarquer dans quoi que ce soit de dangereux. » Il avait reposé sa main sur sa cuisse pour lui communiquer un message qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. « Élaine s’occupe d’abord de sa paroisse.

— Allez vous faire foutre, Sébastian », répliqua l’intéressée.

Sue fut quelque peu choquée. D’autant plus que Sébastian se contenta de hocher la tête et d’afficher à nouveau son sourire de bouddha.

« Il se peut que je voie quelque chose comme ça, dit Sue. Il se peut aussi que non.

— Si vous le voyez…

— Élaine, Élaine… intervint Sébastian. N’exagérez pas.

— J’y réfléchirai, dit Sue. D’accord ? Ça vous suffit ? On peut changer de sujet ? »

 

Ils avaient terminé leur carafe de café et la serveuse n’en avait pas apporté d’autre. Élaine commença à enfiler sa veste.

« Au fait, intervint Sébastian, on m’a demandé de faire une petite présentation au centre communautaire pour une des soirées d’Ari.

— Vous allez leur vendre votre bouquin ? demanda Élaine.

— D’une certaine manière. Ari a du mal à occuper ces tranches du samedi. Je pense qu’il vous sollicitera pour la prochaine. »

Sue vit avec plaisir Élaine se dérober. « Merci, mais j’ai mieux à faire.

— Je vous laisserai le dire vous-même à Ari.

— Je peux le lui mettre par écrit, s’il veut. »

Sébastian s’excusa et se dirigea vers les toilettes. Après un silence gêné, Sue, toujours froissée, finit par dire : « Vous n’aimez peut-être pas ce qu’écrit Sébastian, mais il mérite un peu de respect.

— Vous avez lu son livre ?

— Oui.

— Vraiment ? De quoi parle-t-il ? »

Sue se mit à rougir. « Du vide quantique. Du vide quantique comme moyen de communication pour, euh, une espèce d’intelligence… » Et du fait que ce que nous nommons conscience humaine n’est en réalité que la capacité à capter une infime partie de cet esprit universel. Mais elle ne put commencer à dire cela à Élaine. Elle se sentait déjà terriblement idiote.

« Non, trancha Élaine. Faux, désolée. Il se contente de raconter aux gens des choses simplistes et rassurantes qu’il déguise en conneries pseudo-scientifiques. C’est le livre d’un universitaire à la préretraite qui se fait un tas de fric et qui se le fait de la manière la plus cynique possible. Oh… »

Sébastian était arrivé sans bruit dans son dos, et à en juger par son expression ; il avait tout entendu. « Franchement, Élaine, vous exagérez.

— Ne soyez pas si susceptible, Sébastian. Vos éditeurs vous ont-ils déjà soutiré une suite ? Comment allez-vous l’appeler ? Parvenir au vide quantique en douze étapes ? La Sécurité financière par le vide quantique ? »

Sébastian ouvrit la bouche mais ne dit rien, il n’a pas l’air en colère, pensa Sue. Il a l’air blessé.

« Franchement », répéta-t-il.

Élaine se leva en boutonnant sa veste. « Amusez-vous bien, les enfants. » Elle hésita puis se retourna pour poser la main sur l’épaule de Sue. « Bon, d’accord, je sais, je suis une horrible salope. Désolée. Merci de m’avoir supportée. J’ai bien aimé ce que vous avez dit sur Ray. »

Sue haussa les épaules : elle ne trouvait rien à répondre.

Sébastian garda le silence pendant le trajet de retour. Il boudait presque. Elle avait hâte d’arriver à la maison pour lui rouler un joint.

 

Blind Lake
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