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Édith l’aime. Nous y reviendrons. Peut-être, s’agissant d’un bon à rien qui n’a pas un sou, n’aurait-elle jamais dû ouvrir de relations avec lui. Il semble qu’elle lui envoie des déléguées, ou comment dire, des chargées de mission. Il a des amies, comme ça, un peu partout, mais il n’y a rien de sérieux là-dedans, et encore moins avec la fameuse histoire des cent francs. Jadis il lui est arrivé par pure générosité, par philanthropie, de laisser en d’autres mains cent mille marks. Quand on rit de lui, il rit aussi. Rien que ce trait pourrait déjà paraître inquiétant chez lui. Il n’a pas même un ami. « Depuis le temps » qu’il est ici parmi nous, il n’a pu réussir, et il en est très content, à obtenir du monde masculin une quelconque marque d’estime. N’est-ce pas la preuve d’une absence de talent, des plus criantes qu’on puisse imaginer ? À beaucoup, et depuis longtemps, ses manières polies « tapent sur les nerfs ». Et cette pauvre Edith qui l’aime, et lui, pendant ce temps-là, comme il fait très chaud en ce moment, il va se baigner le soir jusqu’à des neuf heures et demie ! Soit, qu’il le fasse, mais qu’il n’aille pas se plaindre. La peine incroyable qu’on s’est donnée pour le former ! Croit-il donc, ce Péruvien, ou comme il voudra se dire, qu’il pourrait s’en charger lui-même ? « Qu’est-ce que c’est ? » C’est comme cela que des filles du peuple s’adressent à lui, et cet idiot, Dieu sait s’il en a l’air, trouve cette façon de lui demander ce qu’il veut charmante. Cela fait un moment qu’elles le traitent, ici ou là, comme si son cas était réglé, et le comble, c’est qu’il aime ça. Elles le regardent comme si elles allaient dire : « Encore ce type impossible, pour ne pas changer. Ah, quel ennui. » On le regarde de travers, et lui, ça l’amuse. Aujourd’hui il a plu un peu et, ainsi donc, elle l’aime. Elle l’a pris en affection, on pourrait dire du premier coup d’œil, mais lui n’a pas cru que c’était possible. Et maintenant il y a cette veuve morte à cause de lui. Nous reviendrons sans aucun doute sur cette relativement honorable femme, qui possédait un magasin dans une de nos rues. Notre ville ressemble à une grande ferme, tant ses parties forment un joli tout. De cela aussi il y aura plus à dire. De toute façon je serai bref. Croyez bien que je ne vous dirai que des choses convenables. C’est que je me tiens pour un auteur sérieux, en quoi je suis peut-être bien fou. Peut-être y aura-t-il, mêlées au flot, des choses moins sérieuses. Et donc, pour en revenir à ces cent francs, il n’y a rien eu du tout. Comment peut-on être aussi plat que ce rieur incorrigible qui doit se laisser dire par ces porteuses de jolis tabliers, dès qu’elles l’aperçoivent : « C’est le comble. Il ne manquait plus que lui. » Naturellement ce sont des mots qui le font trembler un peu quand il y pense, mais il oublie toujours tout. Il faut être un bon à rien comme lui pour laisser filer ainsi constamment de sa tête tant de choses importantes, belles, utiles. Être toujours fauché, c’est le signe d’un bon à rien. Un jour il était assis comme cela sur un banc dans la forêt. Quand était-ce ? Les femmes de la bonne société sont plus indulgentes avec lui. Serait-ce parce qu’elles le pensent capable d’audaces ? Et que des directeurs lui donnent la main ! N’est-ce pas tout à fait curieux ? À ce brigand ?

 

Le je-m’en-foutisme des piétons dans la rue irrite les automobilistes. Et puis, pour dire les choses rapidement, j’ai là un représentant qui ne m’obéit pas. Je l’abandonne à sa mauvaise tête. Je saurai superbement l’oublier. Mais il y a aussi qu’un type très moyen a eu quelque succès auprès d’Edith. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il porte un de ces élégants chapeaux qui confèrent à tous ceux qui en portent un air à la mode. Je suis moi-même moyen et je me réjouis de l’être, mais le brigand sur le banc dans la forêt ne l’était pas, sinon il lui aurait été impossible de se dire à voix basse :

« Il y a eu un temps où je gambadais dans les rues d’une ville claire en qualité de commis et en proie au délire patriotique. Si ma mémoire est bonne, ma patronne m’envoyait chercher un verre de lampe, ou une chose de ce genre. Je gardais un vieillard à l’époque et j’expliquais à une jeune fille ce que j’avais été avant de faire sa rencontre. Et à présent je vis dans une oisiveté dont la justice m’oblige à dire que l’étranger en est responsable. À l’étranger, sur ma seule promesse de montrer du talent, j’étais payé au mois. Mais au lieu de faire dans la culture, l’esprit, etc., j’allais à la chasse aux distractions. Un jour mon bienfaiteur me fit part de l’inconvenance qu’il lui semblait apercevoir dans l’idée de m’entretenir plus longtemps. Cette nouvelle me rendit presque muet d’étonnement. J’allai m’asseoir à ma jolie table, c’est-à-dire sur le divan. Ma logeuse me trouva en larmes. “Ne t’en fais pas, dit-elle. Si chaque soir tu me racontes quelque chose de beau, tu pourras venir dans ma cuisine te faire cuire gratuitement les côtelettes juteuses que tu aimes. Tout le monde n’est pas naturellement fait pour se rendre utile. Tu fais exception.” Ces mots firent à leur tour que je pus continuer à exister sans rien faire. Le train m’a ensuite conduit jusqu’ici afin que le visage d’Edith me soit terrible. La souffrance qu’elle me cause est pareille à la planche d’une bascule sur laquelle les occasions de rire se balancent. » Ainsi se parlait-il sous un toit de feuilles, après quoi il rejoignit en quelques bonds un pauvre ivrogne qui cacha aussitôt sa bouteille dans son manteau. « Arrête, toi que voilà, s’écria-t-il, confesse le secret que tu dissimules au monde. » L’interpellé se tint immobile comme une colonne, non sans sourire. Ils se dévisagèrent, sur quoi le pauvre homme hochant la tête poursuivit son chemin, en égrenant à voix basse toutes sortes d’expressions relatives à l’esprit du temps. Le brigand les recueillit toutes soigneusement. La nuit s’était faite, et notre connaisseur de la région de Pontarlier rentra chez lui, avec une grande envie de dormir. Pour ce qui est de la ville de Pontarlier, il la connaissait grâce à un livre connu. On y trouve notamment un château fort où un poète ainsi qu’un général nègre logèrent quelque temps agréablement. Avant que notre liseur assidu et grand amateur de la langue française eût regagné son nid ou son lit, il se dit : « Voici longtemps déjà que j’aurais dû lui rendre ce bracelet. » À qui pensait-il donc parlant ainsi ? Étrange monologue sur lequel très probablement nous reviendrons. Il cirait toujours ses chaussures lui-même, le matin vers onze heures. À onze heures et demie il dévalait l’escalier. À midi il y avait généralement des spaghetti, eh oui, et il en mangeait toujours très volontiers. Comme il lui semblait curieux parfois qu’il ne fût jamais las de les trouver à son goût. Hier je me suis taillé une badine. Représentez-vous cela : un auteur se promène dans la campagne du dimanche, cueille une badine, qui lui va colossalement bien, pense-t-il, mange un petit pain au jambon, trouve, tandis qu’il avale ce petit pain au jambon, la serveuse, dont la taille merveilleuse évoque sa badine, faite pour entendre la question qu’il lui pose : « Mademoiselle, voudriez-vous prendre ma badine et m’en donner un bon coup sur les doigts ? » Confuse elle s’éloigne de l’impétrant. Jamais jusqu’alors on ne lui avait fait part d’un vœu semblable. J’entrai dans la ville et touchai de ma baguette un étudiant. D’autres étudiants étaient assis dans un café autour d’une table ronde. Le touché me regarda comme s’il regardait quelque chose de jamais vu encore, et tous les autres étudiants me regardèrent de la même façon. Comme si d’un seul coup ils découvraient n’avoir jamais compris un tas de choses. Qu’est-ce que je dis là ? En tout cas tous firent pour des raisons de bienséance comme s’ils étaient très étonnés, et maintenant le héros de mon roman, ou celui destiné à le devenir, remonte la couverture jusque sur sa bouche et pense à quelque chose. Il avait pour habitude de penser toujours à quelque chose, de gamberger, pour ainsi dire, bien que personne ne le payât pour cela. D’un oncle qui avait passé sa vie à Batavia il reçut une somme de combien de francs ? Nous ne connaissons pas exactement cette somme. Il y a toujours quelque chose de très bien à ignorer les choses. Notre Petrucchio mangeait de temps à autre au lieu d’un déjeuner ordinaire, c’est-à-dire complet, un simple gâteau au fromage accompagné d’un café qu’il se faisait servir. Toutes choses que je ne pourrais vous décrire, si son oncle de Batavia ne l’avait pas aidé. Grâce à cette aide il poursuivait, si l’on peut dire, sa curieuse existence et grâce à cette existence peu commune et tout aussi bien très commune je bâtis ici un livre sérieux duquel il n’y a absolument rien à apprendre. Il y a en effet des gens qui veulent tirer des livres des enseignements pour la vie. Pour cette sorte de gens très respectables je dois donc dire qu’à mon immense regret je n’écris pas. Si c’est dommage ? Et comment ! Ô toi le plus sec, le plus solide, le plus brave, le plus bourgeois, le plus aimable, le plus tranquille de tous les aventuriers, dors bien maintenant. Le nigaud, qui se contente d’une mansarde au lieu de crier à pleine voix : « Alors, où est le palais que vous avez le devoir de mettre à ma disposition ? » Il ne sait pas y faire, voilà tout.

 

Je ne sais pas si j’ai ou non qualité pour dire, comme ce prince Wronsky dans le livre Humiliés et Offensés du Russe Dostoïevski, qu’il me faut de l’argent et des relations. Il est possible que je mette très bientôt une annonce matrimoniale dans une de nos gazettes locales. Le soir où ce goujat, après son dîner qui consistait pour l’essentiel de poulet et de salade, jeta son pourboire sur la table devant elle si gracieuse, si belle. Vous aurez deviné, mes amis, que je parle du brigand et de son Edith, qui de temps à autre faisait la serveuse dans ce restaurant très chic. Un démon pourrait-il traiter l’objet de sa vénération d’une façon plus grossière, plus brutale, plus dépourvue d’égards ? Vous n’imaginez pas la quantité de choses que j’ai à vous dire. Nécessaire, disons important, serait pour moi éventuellement d’avoir un ami solide, bien que je tienne l’amitié pour irréalisable, parce qu’elle représente une tâche trop difficile, semble-t-il. Sur ce point spécialement il y aurait toutes sortes de réflexions à faire, mais mon petit doigt m’enjoint de ne pas m’éparpiller. J’ai vu aujourd’hui un orage merveilleux dont le fracas m’enivrait. Bon, bon. Je crains déjà d’avoir terriblement ennuyé le lecteur. Où sont donc passées toutes ces « idées fameuses », comme celle, par exemple, du moment où le brigand loge chez la femme qui a ce goitre énorme ? Le mari de cette femme était cheminot, ils habitaient sous le toit. Au rez-de-chaussée il y avait un marchand de musique, et dans les bois qui dominaient la ville demeurait une vagabonde dont les lèvres n’exhalaient pas le meilleur parfum, ce qui ne l’empêchait pas de les couvrir de courageux baisers, lui, qui de la femme au goitre vint directement à Munich dans l’idée de s’y établir, sait-on jamais, comme génie. Au clair de lune il traversa le lac de Constance. Il s’agit, dans cette affaire de voyage à Munich et de femmes goitreuses, d’événements anciens. À Munich il s’acheta, c’était le moins, une paire de gants glacés. Il n’en porta plus jamais par la suite. Le Jardin anglais lui faisait l’effet d’être presque trop délicat. Il était plus habitué aux broussailles qu’au gazon tondu. Quant aux goitres, on n’en voit plus guère remuer en public de nos jours. De ce point de vue, des changements visibles ont eu lieu. Très peut, au cours d’une promenade avec les parents, je vis une fois un mendiant assis par terre. Une main énorme présentait un chapeau aux promeneurs pour qu’ils y jettent leur aumône. Cette main était une vraie motte de bleu et de rouge. Aujourd’hui on n’autoriserait plus guère une main aussi voyante à se faire remarquer. Il est vrai qu’entre-temps la médecine a fait des progrès, de sorte que des excroissances comme sont les goitres et les mains de Cyclope peuvent être étouffées dans l’œuf. La femme au goitre souhaita à l’aventurier prenant congé d’elle tout le bien possible pour sa carrière. Elle avait même des larmes dans les yeux. N’était-ce pas gentil de sa part de se conduire comme une mère dans une séparation de hasard, et maintenant je cherche, comme ce prince russe dans le roman du célèbre romancier, toutes sortes de choses aussi agréables que possible pour moi, et mon petit brigand devra s’excuser auprès de son amie pour s’être écrié à pleine voix en sa présence et celle d’autres clients : Vive le communisme ! Je faciliterai l’accomplissement d’un devoir qu’il reconnaît en l’accompagnant, car il souffre d’un manque d’assurance. Beaucoup d’audacieux manquent de courage, et beaucoup de fiers, de fierté, et beaucoup de faibles, de la force d’âme de reconnaître leur faiblesse. Et on voit donc souvent des faibles se présenter comme des forts, des moroses comme des gais, des humiliés comme des fiers, des vaniteux comme des modestes, comme moi, par exemple, qui par pure vanité ne me regarde jamais dans la glace, laquelle glace me fait l’effet d’être insolente et désagréable. Il n’est pas exclu que je m’adresse par courrier à une représentante de nos dames, en l’assurant principalement de ma volonté bonne et entière, mais peut-être serait-ce mieux de ne rien assurer du tout. On pourrait penser que je me crois mauvais. Sur ma table il y a des revues. Peut-on être médiocre quand on a été nommé abonné d’honneur ? Je reçois souvent des lettres par paquets, ce qui montre clairement qu’ici et là on pense vivement à moi. Si je devais rendre visite ici, où une visite veut dire quelque chose, je prendrais un air ravi, déférent, et pour le reste, je ferais un peu comme si je gardais une main dans la poche, un rien de gaucherie donc. C’est amusant de paraître un peu maladroit, je trouve que cela suggère quelque chose de beau. Pauvre brigand, je te néglige complètement ! On dit qu’il aime beaucoup la bouillie de semoule, et si vous lui faites un bon rösti, il vous aimera. Je le calomnie un peu en disant cela, mais un type pareil n’est pas à cela près. Parlons à présent de cette défunte veuve. En face de moi il y a une maison dont la façade est un poème. Les troupes françaises qui entrèrent en 1798 dans notre ville ont déjà pu voir le visage de cette maison, à supposer qu’elles se soient donné la peine ou aient eu le temps d’y faire attention.

 

C’est irresponsable, à la fin, d’être oublieux à ce point. N’y a-t-il pas eu jadis cette rencontre que fit le brigand dans un petit bois blême de novembre, juste après qu’il eut fait son apparition dans une imprimerie où il avait bavardé une petite heure avec son propriétaire, de la femme peinte par Henri Rousseau, habillée toute en brun ? Il resta saisi devant elle. L’idée lui traversa l’esprit que jadis au cours d’un voyage en chemin de fer, la nuit, s’adressant à une femme qui voyageait avec lui, il avait eu, si je puis dire, ce mot express « Je vais à Milan ». De la même façon, avec la soudaineté de l’éclair, il pensait à présent aux täfeli qu’on achète dans les épiceries. Les enfants aiment beaucoup cela et monsieur le brigand en mangeait lui-même encore volontiers, de temps à autre, comme si l’amour des täfeli était une obligation liée à l’état de brigand. « Ne mens pas ! » dit alors la dame en brun, ouvrant à cette occasion une bouche charmante. Intéressant, n’est-ce pas, cette bouche charmante, et elle poursuivit : « Tu veux toujours faire croire à tous ceux qui t’entourent et qui voudraient faire de toi quelque chose de valable, qu’il te manque la chose qui importe à la vie et ses agréments. Mais te manque-t-elle, cette chose essentielle ? Non, puisque tu l’as. Simplement tu n’y prends pas garde, tu fais comme si c’était un fardeau. Durant toute ta vie tu as ignoré le bien que tu possédais… – Je ne possède, répondis-je, aucun bien dont je n’aurais pas eu envie de faire usage. – Si, tu en possèdes un, mais tu es indiciblement paresseux. Des plaintes par centaines, qu’elles soient injustes ou motivées, font comme un long serpent ou comme une très sombre traîne qui s’attache à tes pas. Mais tu ne sens rien. – Très honorée et très chère femme d’Henri Rousseau, vous vous trompez, je suis seulement ce que je suis, j’ai seulement ce que j’ai, et ce que j’ai ou n’ai pas, je suis le mieux placé, je pense, pour le savoir. Peut-être les caprices du destin eussent-ils dû faire de moi un cow-boy, il est vrai que je suis extrêmement léger. » La dame répondit : « Tu es trop paresseux pour même penser que tu pourrais rendre quelqu’un très heureux grâce aux dons que tu possèdes. » Mais lui contesta ce point : « Non, je ne suis pas trop paresseux pour une pensée semblable, mais je n’ai pas l’outil qu’il faut pour infuser le bonheur » et il s’éloigna. Le bois lui parut s’assombrir devant son refus de croire aux allégations de la dame en brun. « Il n’y a que la foi qui sauve, dit la ténébreuse. N’êtes-vous pas égoïste en un mot ? –

Pourquoi voulez-vous absolument que je possède ce dont je ressens vivement moi-même que cela me manque ! – Mais vous n’en avez quand même pas été privé. Vous ne l’avez pas perdu d’un moment à l’autre. – Pas du tout, non. Je n’ai pas pu perdre ce que je n’ai jamais eu. Ni l’avoir cédé, ni en avoir fait cadeau, et il n’y a rien en moi que j’aie négligé. Mes dons ont été régulièrement exploités, je vous prie de me croire. – De vous je ne croirai jamais rien. » Les choses délicates étaient toujours ce qui l’intéressait. Elle avait décidé une fois pour toutes qu’il était traître à lui-même, à une partie de ses facultés, et l’assurance qu’elle se trompait ne pouvait aucunement lui ôter l’idée qu’il se détruisait lui-même, qu’il galvaudait ses meilleures chances, qu’il se traitait lui-même comme un gueux. « Je suis gérante d’hôtel », expliqua-t-elle, à un détour du chemin. Les arbres sourirent de cette déclaration sincère. Le brigand rougissant ressemblait à une rose et la femme à une femme juge ; comme si les femmes juges, dans leur ardeur à ne pas renoncer à leur fonction de juge, ne pouvaient jamais être dans l’erreur. « Fais-tu donc partie de ces petites âmes, qui se sentent mal à la seule idée de devoir penser qu’il pourrait encore exister quelque part un trou perdu, socialement sous-développé ? Dommage que la mentalité boutiquière soit désormais si répandue. Tu vois bien que je me contente d’être comme je suis. Est-ce cela qui te mécontente ?

— Ta modestie n’est rien d’autre qu’une laborieuse pirouette. J’affirme, les yeux dans les yeux, que tu es malheureux. Tu t’arranges simplement pour toujours paraître heureux. – Cet arrangement est si réussi que j’en suis heureux. – Tu ne remplis pas ton devoir de membre de la société. » Celle qui parlait ainsi avait les yeux les plus noirs, pas étonnant donc que ses paroles fussent si sévères, si noires. « Vous êtes docteur ? » demanda le fuyard. Le brigand fuyait devant la dame en brun comme une jeune fille. La scène se passait en novembre. La campagne était glacée. On avait du mal à croire à des chambres chauffées, et c’est donc ainsi que le mangeur de tâfeli, l’amateur de bâtonnets chocolatés, fuyait devant l’administratrice de l’assistance communale, qui de son côté pensait surtout à elle-même. « J’ai entendu une fois un grand concert consacré à Beethoven. Le prix des places était tout simplement monumental. J’étais assis à côté d’une princesse. – C’est du passé, cela. – Mais, avec ton aimable permission, cela ne pourrait-il pas vivre encore dans mon souvenir ? – Tu es un ennemi de la société. Tu me dois de la tendresse. Au nom de la civilisation tu dois absolument croire que tu es comme fait pour moi. Je remarque en toi des vertus maritales. Tu as les reins solides, il me semble. Tes épaules sont larges. » Il le contesta, avec ces mots dits à voix basse : « Mes épaules sont ce qu’on a fait de plus fragile dans le genre. – Tu es un Hercule. – Ce n’est qu’une apparence. » C’était ce fuyard qui se promenait habillé en brigand. Il portait un poignard à la ceinture. Le pantalon était large et d’un bleu mat. Une écharpe ceinturait sa taille mince et pendait sur le devant. Le chapeau et la coiffure prêtaient une apparence au principe de la vaillance. La chemise était ornée d’un volant de dentelle. Le manteau, à vrai dire, était un peu usé, mais bordé de fourrure cependant. La couleur de cette pièce de son costume était un vert pas trop vert. Ce vert-là devait avoir produit un excellent effet sur fond de neige. Le regard était bleu. Il y avait aussi d’une certaine façon du blond dans ces yeux, qui se prétendaient avec une extrême insistance frères des joues. Cette assertion devait se révéler conforme à la simple vérité. Le pistolet qu’il tenait à la main riait de son propriétaire. Il paraissait décoratif. Quant à lui, il était égal en tout au produit d’un aquarelliste. « Épargne-moi, de grâce », pria-t-il l’ouvreuse des hostilités. Celle-ci avait acheté Sentiers de femmes de Dora Schlatter à la librairie et mis tout son zèle à l’étudier. Et elle l’aimait, mais le brigand ne pouvait contourner Edith. Il la voyait très haut devant lui constamment, elle lui était infiniment précieuse. Et maintenant passons à Rathenau.

 

Quelle différence n’y a-t-il pas entre notre galopin et un Rinaldini, qui en son temps a tout de même fendu la tête à des centaines de bons citoyens, qui soutirait aux riches leurs richesses pour en faire profiter les pauvres ! Quel idéaliste quand on y songe ! Celui d’ici, le nôtre, se contentait, lui, de mettre à mal, par exemple, au café viennois et aux accents d’un orchestre hongrois, la tranquillité d’âme d’une belle fille assise près de la fenêtre, grâce au rayon perçant de ses yeux candides et à des transmissions de pensée insistantes. Il savait magistralement bien en écoutant de la musique être malheureux au-delà de toute expression et mettait comme cela en danger mortel les personnes sensibles. Un instituteur était toujours préposé à sa surveillance, chargé de le suivre jusqu’à ce qu’il soit pris sur le fait. Un jour, un de ces tuteurs ou gardiens s’adressa à Orlando : « Faible en religion, pas vrai ? », en accompagnant ces mots d’un sourire de résignation. Le brigand avait beaucoup de défauts. Nous en parlerons plus tard, c’est promis. Commençons par l’accompagner dans sa promenade sur le Gurten, du nom d’une montagne toute proche. Si cela ne tient qu’à moi nous pourrons là-haut au grand air parler tout à souhait de politique. Des impératrices de son imagination il sera certainement encore question. Nous n’oublions pas davantage la veuve décédée, y compris son ménage. Comme nous sommes de toutes parts vigilant ! Certains pourraient croire que c’est terriblement fatigant, mais c’est tout le contraire. Faire attention a en soi quelque chose de très rafraîchissant. C’est l’inattention qui épuise. Il est dix heures du matin ; descendu de vertes prairies, il revient dans la ville, où une affiche lui annonce l’assassinat de Rathenau, et qu’est-ce qu’il fait, ce merveilleux, cet étonnant jean-foutre, il bat des mains, au lieu de tomber à la renverse de saisissement et de tristesse en apprenant la bouleversante nouvelle. Qu’on essaye donc de nous expliquer ces battements de main. La démonstrative approbation pourrait bien avoir quelque rapport avec une petite cuiller. Dommage, soit dit en passant, que je n’aie plus le droit désormais de franchir le seuil du buffet de deuxième classe où j’ai fait scandale en tendant mon chapeau de paille au garçon pour qu’il l’accroche au portemanteau, un geste d’homme du monde qui encourut le blâme de toute la salle. Cet air divin dans la montagne, les exercices de respiration dans le bois de sapins, et par-dessus le marché cette aubaine de pouvoir lire qu’un grand s’est fait avoir par quelques petits. Car enfin si l’on suit Friedrich Nietzsche, assister, participer au spectacle d’une tragédie, n’est-ce pas au sens le plus raffiné et le plus haut une joie, un enrichissement de la vie ? « Bravo » s’est-il même exclamé en prime, avant de se rendre au café. Comment expliquer ce barbare bravo ? Un nœud pas facile à défaire, ça, essayons tout de même. C’est qu’avant qu’il n’ait résolu de monter sur le Gurten, dieu de l’exactitude, donne-moi la force de mettre jusqu’au bout les points sur les i, il léchait, dans la pensée qu’il était son page, la susdite petite cuiller de la veuve. Cela se passait dans la cuisine. Dans la cuisine régnait une grande et belle solitude, une solitude d’été, et il est possible que la veille le brigand eût vu dans la vitrine d’une librairie et galerie d’art une reproduction du tableau Le Baiser à la dérobée de Fragonard. Ce tableau ne pouvait que l’enthousiasmer. C’est bien aussi l’un des plus gracieux qui aient jamais été peints. Et à présent donc il n’y avait âme qui vive dans cette cuisine à part lui. Près de l’évier reposait et rêvait dans une tasse la petite cuiller dont la veuve s’était servie pour boire son café. « Elle s’est introduit cette petite cuiller dans la bouche. Sa bouche est très jolie. Tout le reste chez elle est cent fois moins joli que sa bouche justement, et je pourrais encore hésiter à honorer cette part jolie d’elle par un baiser que je donnerais en quelque sorte maintenant à cette cuiller ! » De cette tenue était la forme littéraire de ses propos. Il écrivait, pour ainsi dire, en parlant, un spirituel essai et naturellement y trouvait du plaisir. Tout le monde aime cela de se croire en forme et intelligent. Une fois il était tombé sur la veuve au moment où elle s’apprêtait à se laver les pieds. Sur ce bain de pieds il faudra absolument revenir. Ne fût-ce que pour le renom de notre chère et belle ville, et pour l’amour qu’elle porte à la vérité. Car nous entendons bien régler une fois nos comptes au plus juste sur ce point. Ah, si seulement je pouvais m’y mettre tout de suite à ce bain de pieds ! Mais c’est repoussé, malheureusement. Un bond de joie, pour le moins, a dû suivre ce baiser donné à la petite cuiller. Quels yeux elle aurait faits, si elle avait tout vu ! Mieux vaut ne pas même essayer d’y penser. J’ajoute que la cuisine en question était dans une sorte de pénombre, une lumière incertaine et constamment poétique, une nuit qui n’en finit pas, quelque chose à vous rendre jeune, et peut-être est-ce là et nulle part ailleurs que le brigand devint un jeune homme, de sorte qu’on peut dire qu’il venait d’accomplir là une sacrée performance dans le domaine de l’érotisme, lui qui s’était montré jusqu’alors constamment faible dans cette discipline et même insuffisant, et c’est après cela qu’il avait allègrement escaladé sa montagne, la tête remplie de sa petite cuiller, alors qu’au même moment, loin d’ici dans le Reich, un héros de la pensée rendait l’âme du fait de quelques personnes bien-pensantes qui l’avaient abattu. Le battement de mains n’en reste pas moins une énigme. Pour ce qui est du bravo, nous le mettons sur le compte de son effronterie vaste comme le bleu du ciel. Nous avons manifestement affaire à un désert de pensée où il n’y a plus que du soleil. Ou faut-il dire que la mort de Rathenau lui paraissait belle et, pour cette raison, prophétique ? Une thèse qu’il serait difficile d’étayer. Presque comique cette étroite juxtaposition d’ustensiles pour veuves et d’aussi remarquables événements du jour qui méritent bien l’appellation d’historiques. D’un côté une histoire de tasses de café, la conduite délicieusement secrète d’un page, de l’autre une nouvelle dans le journal qui secoue, qui fait trembler l’ensemble de la communauté culturelle. A quoi il faut encore ajouter l’aveu suivant : Rathenau et le brigand se connaissaient personnellement. La connaissance remontait à la période où l’ultérieurement devenu ministre ne l’était pas encore. Le lieu en était une maison de campagne dans la marche du Brandebourg, où notre brigandeau si épris d’amourettes rendait visite au riche fils d’industriel. Sur le Potsdamerplatz de Berlin, au milieu d’une incessante circulation d’hommes et de voitures, ils s’étaient en effet rencontrés une première fois tout à fait par hasard. C’est alors que le célèbre avait invité le peu important à lui rendre visite un jour, invitation à laquelle il fut donné suite. Cela allait quasiment de soi. Dans le salon de thé recouvert de tapisseries chinoises ils avaient donc pris ensemble le thé de l’après-midi. Un vieux serviteur qui éveillait presque le respect entra dans l’étrange pièce, aussi allemande qu’exotique, pour disparaître ensuite docilement, léger comme une ombre, comme si l’empressement était la seule chose vivante en lui, comme s’il n’avait d’autre sens que celui des convenances. Après la collation on visita le parc. Durant la promenade on parla d’îles, d’écrivains, etc., et à présent il y avait cette effrayante nouvelle, et ce commentaire du brigand : « Grandiose cette fin de carrière ! » Il est possible naturellement qu’il ait aussi pensé d’autres choses. Mais il y avait surtout, nous aimerions dire quelque chose de charmant dans sa façon d’être en arrêt face à la saisissante nouvelle, elle-même marquée par la gaieté. Une gaieté grecque, rappelant la vie des légendes antiques. En ce temps-là déjà, à Berlin, le brigand s’était conduit un jour comme une vraie jeune fille. Cela se produisit dans une compagnie de messieurs. Le brigand fut en cette occasion très, très humilié. Aujourd’hui il se rappelle cette humiliation avec une espèce de sourire, ce qui prouve bien qu’il est parvenu à une certaine sérénité. Il se réconciliera toujours plus avec sa nature. Dans la susdite compagnie de messieurs, il s’était laissé aller à un emportement, une audace un peu trop audacieuse, une brusque brusquerie, ou comme vous souhaiterez que je l’appelle. Cette trop vive vivacité était de nature à le trahir, c’est-à-dire à donner une information indirecte sur sa constitution. Deux ou trois messieurs ont peut-être de façon imprudente, ou disons un peu cavalière, dédaigneusement souri de la figure du brigand. Le sourire dédaigneux fit l’effet d’une fontaine, qui lui mouillait copieusement la frimousse. Par chance il ne mourut pas de cet humectage. Il ne manquerait plus que cela s’il fallait tout de suite mourir d’une petite leçon. Mais maintenant, avec votre permission, parlons d’une servante et d’un baiser sur le genou et d’un livre qui fut remis dans un chalet.

 

Il semble que pour ce qui est de boire du vin il s’y entende à l’égal de Sancho Pança, dont les parents étaient vignerons. Dans le vin il y a comme un droit à la supériorité. Quand je bois du vin, je comprends les siècles passés, je me dis qu’ils étaient faits eux aussi de choses présentes et du plaisir d’y trouver place. Le vin rend connaisseur de l’âme et de ses états. On considère alors à la fois tout et finalement rien. Dans le vin on voit les reflets du tact. Si tu es un ami du vin, tu es aussi un ami des femmes et le protecteur de ce qu’elles aiment. Les relations, même les plus compliquées, qui existent entre un homme et une femme sortent du verre simples comme des fleurs. Toutes les chansons qu’on a faites sur le vin disent la vérité. « Pour un Dätel ce n’est pas convenable », me suis-je entendu dire voici quelque temps dans une maison. Depuis, je ne regarde plus cette maison que de loin, avec appréhension et comme un endroit bizarre. Dätel, c’est le titre qu’on donne à un soldat. Pendant mon service militaire en effet j’étais simple soldat. Ce détail me cause naturellement un tort énorme. En ces temps d’éveil on regarde à tout, et pourquoi pas spécialement aux grades militaires. Je suis tout à fait d’accord. La maison où il ne va pas de soi qu’un Dätel puisse entrer possède un jardin, où mon brigand lui aussi était déjà venu se reposer des fatigues du brigandage. Merveilleuses étaient alors les boucles de cheveux qui tombaient de sa tête d’Enfant-Jésus rappelant celui du temple. Des mains de serveuses compatissantes glissaient à travers leur emmêlement. À propos de ces cheveux, qu’il lavait constamment avec soin, on pourrait parler de cascades plongeant dans l’abîme de sa nuque. Quelles chutes dans les failles de saintes lassitudes. Bien qu’on ne comprenne pas vraiment cette expression, les mots n’en sonnent peut-être pas trop mal. Le brigand se plaignait en ce lieu de ne plus savoir se plaindre et pour le reste s’exerçait à la politesse qui selon lui consistait à forcer sa bouche à paraître gracieuse. Quand il mangeait il prenait toujours bien soin de garder les lèvres jointes : « Les dents, disait-il, ne doivent pas se montrer quand elles travaillent la nourriture. » Il faut dire aussi que de toutes parts on s’est donné de la peine pour lui, et souvent trop peut-être. Mais après tout c’est une preuve d’amour que d’exagérer le bien. Il était assis dans le susdit jardin, enlacé de lianes, empapillonné de sons et entourloupé des entourloupettes de son amour pour la plus belle des filles de bonne maison qui ait jamais sauté du ciel de la tutelle parentale dans le domaine public afin de percer le cœur d’un brigand vaincu par ses charmes. Elle avait fait de lui un cadavre, mais un cadavre tel qu’il n’avait jamais encore été aussi vivant. Le soir, avant de se mettre au lit, il s’agenouillait sur le plancher de sa mansarde asymétrique, afin de prier Dieu pour elle et pour lui, et tôt le matin il l’accablait d’actions de grâces éperdues et de cent mille, disons plutôt d’innombrables, compliments. La nuit, la lune était témoin de ses façons amoureuses. Ô merveille, permets-nous de t’appeler Wanda, bien que le hasard veuille que ce soit également le nom d’une servante, que je n’ai d’ailleurs plus revue depuis une éternité. Il semble qu’elle se soit mariée. Notre brigand fit au demeurant sur une de nos promenades la connaissance aussi d’un garçon international, qui présentait le défaut de ciller et de cligner des yeux. Les défauts nous touchent. Il demanda à ce garçon : « Puis-je être ta servante ? Cela me plairait bien. » Le garçon lui fit la leçon en lui marquant combien il était nécessaire de garder son bon sens. Quand le garçon sautait sur ses pieds, le brigand sautait après lui et quand il se rasseyait, le brigand se rasseyait aussi. Ce garçon venu de loin possédait, outre son très joli visage où luisaient de petits yeux verts, une culotte courte qui laissait paraître ses genoux, et ce sont ces genoux-là que la brigande servante embrassa. Nous sentons le besoin de rapporter ce trait, qu’il lui soit compté à charge ou non. Pour ma part je ne le ferais pas. Le brigand demeura de deux heures de l’après-midi à sept heures du soir le fidèle sujet du garçon étranger. Des passants étaient témoins. Il n’y avait rien de secret dans tout cela. Des infirmières plissaient la bouche, voyant le manège de la servante et de son jeune maître, en un sourire qui savait tout et donc pardonnait tout. Quant à la remise du livre, voici l’affaire : le brigand avait reçu un livre prêté par une dame aux cheveux blancs, jeune par les sentiments. Pourquoi dois-je penser maintenant à une foule de manteaux de dames ? Ou faut-il les ranger ? Des lueurs me viennent et s’éteignent. Et que le brigand de temps à autre se prenait pour une espèce de Fabrice del Dongo. N’est-ce pas idiot ? Attendez. Laissez-moi réfléchir. Bon, ça va, ça va. Pour le livre aussi, ce livre rendu, nous pourrions éventuellement y revenir plus tard. L’important, c’est qu’il nous donne une direction, un chemin. Le brigand accompagna ensuite le garçon là où il habitait, et resta debout avec le respect obligé d’une servante devant la maison, jusqu’à ce que le garçon eût dîné et que son vêtement japonais fût apparu au balcon. Entre autres choses il lui apprit la profession qu’exerçait son oncle. Le garçon en effet habitait provisoirement chez sa tante et son oncle. J’avoue que ce sont là des choses bien anodines. Une chance que nous ayons au moins pour ainsi dire dépassé cette affaire de livre. Celle de la servante ne doit pas non plus nous préoccuper davantage pour le moment. Nous dirons du brigand qu’il était le fils d’un fonctionnaire employé aux écritures. Il quitta tôt la maison, prit la fuite dans toutes sortes d’emplois, ne se souvenant qu’obscurément du mérite de son ascendance, sans non plus jamais apprendre à se connaître vraiment. À quatre ans déjà il jouait des sonates en déchiffrant les notes sous la surveillance de sa maman. Elle a dû être énormément gentille avec lui. Aujourd’hui encore il a pour son image la plus grande estime. Tout près des jeux et des exercices de ses jeunes années passe une rivière qui gronde et qui bouillonne, avec ses mêmes choses simples, vertes et bleues, éternellement jeunes, éternellement vieilles. Ah oui, il y a aussi qu’un soir, au terme de longues marches à pied, il était assis dans un presbytère hospitalier, juste après que dans un village prenant appui sur une colline, une liseuse, pour le remercier de la fidélité qu’il avait montrée à l’égard de lui-même, lui avait serré la main. La fille du pasteur lui montra des photos. La femme du pasteur rêvait, tandis qu’elle regardait sa fille et devait convenir de la sympathie que celle-ci éprouvait pour le brigand malgré ses manières un peu étranges, d’une idylle substantielle. Que viennent faire à la surface ces pensées englouties ? Mais voici encore une fois du nouveau.

 

Deux frères du brigand avaient leurs tombes dans les cimetières de cette ville. Leur souvenir l’occupait naturellement souvent, encore que nous ne prétendions rien affirmer mais indiquer simplement que de temps à autre des pensées graves lui venaient. Certains jugeront que je m’exprime sèchement. Je me soumets à toutes les critiques qu’on voudra me faire à ce propos. Notre cher petit brigand n’aura certes reçu ni de son père ni de sa mère, de famille donc, une quelconque disposition aux pleurnicheries. Son éducation se réduisait à une somme de petites négligences. La famille était nombreuse. L’allusion que nous avons faite plus haut à la manière douce dont on lui avait appris le piano est peut-être due à une humeur passagère et elle manque de vraisemblance. Nous nous dispenserons de fournir d’autres renseignements sur ses origines, un geste généreux que nous accueillons avec reconnaissance. La Genfergasse[1] et le Portugal, comment mettre ensemble ces choses disparates ? Dans quelles difficultés me suis-je mis là ? De tout le temps que j’ai passé assis à une table, jamais encore je n’ai connu une audace, une intrépidité pareille en commençant un livre. Toutes ces phrases déjà jetées sur le papier, et toutes celles qui vont suivre ce qui est déjà écrit. Ô vous que les esprits des navigateurs ont hissées sur les côtes du Portugal au nom de la culture européenne, couleurs ! C’était au quinzième siècle, au temps de la découverte de la route maritime des Indes. On avait dû jusque-là prendre de la peine et du temps pour s’y rendre par les terres. À présent s’ouvraient d’un coup les chemins qui contribuèrent à enrichir au centuple notre marché.

Dans nos ménages bourgeois il y avait désormais un parfum de cannelle. Lentement le café faisait notre conquête à tous. La civilisation se tissait de fils empruntés aux civilisations de l’autre moitié de la terre. Des voiliers cinglaient vers la haute mer. Bien entendu le brigand, qui était au fond un garçon responsable, songeait çà et là à s’organiser, c’est-à-dire aux manières possibles d’épouser l’ordre bourgeois. Il lui arrivait parfois de transporter son ébriété de la Genfergasse jusqu’au beau milieu du casino où le soir il y avait concert. Par chance il le faisait avec toute la grâce désirable. Il arrivait en effet que son sans-gêne fût sincèrement admiré. En revanche nous ne manquons jamais quant à nous de réprimander sèchement ses incartades. Il est avec nous pour ainsi dire en de bonnes mains, et il nous semble aussi qu’il en a besoin. Peut-être cet oncle de Batavia n’aurait-il jamais dû lui faire ce cadeau. Que faisait-il ce jour-là à midi en Arcadie, c’est-à-dire sous les arcades du Käfigturm ? Notre ville possède en effet ce qu’on appelle des arcades, c’est-à-dire des trottoirs couverts. Et maintenant il la voit qui s’avance onduleusement. Qui ? Wanda. Elle porte une petite robe bleue, un chien de manchon la suit en faisant trembler son grelot. Il se précipite vers elle, lui prend la main et dit dans un souffle : « Maîtresse. » Elle lui demande ce qu’il veut : « Je veux être auprès de vous, à chaque instant », clame-t-il avec force et la langueur en même temps d’un malade qui va mourir. Tout à fait comme s’il avait la fièvre. « Allez-vous-en, ordonna-t-elle, je suis enchantée que vous m’aimiez, mais, mon Dieu, que fait maman ? » Et elle jette un regard apeuré autour d’elle. Ah, quand les filles prennent peur, qu’elles sont jolies ! Il l’appelait la Bernermeitschi. Nous devons ajouter, pour qu’on ne se trompe pas sur lui, qu’il l’avait suivie durant quatre mois presque chaque jour, sans avoir trouvé le courage de lui parler. Et maintenant c’était fait. Il se faisait l’effet d’un Portugais, et le lecteur comprend à présent pourquoi nous évoquions auparavant des couleurs pourpres. Son âme frémissante, tenue sous le joug des convenances, était pareille au calme de la mer, et avec l’aide d’un marchand de tapis il s’envola à la découverte de nouveaux continents, s’étant laissé instruire par ce noble jeune homme du nom qu’elle portait, de l’identité de ses parents et de l’endroit où elle habitait. Un royaume s’ouvrit à ses yeux. À cette époque il ne savait encore rien d’Edith. Nous commençons lentement à raconter les choses dans l’ordre. Du beau milieu des forêts vierges, lit-on dans les journaux, surgissent aux yeux de voyageurs stupéfaits des édifices gigantesques. Ainsi surgissait face au cœur du brigand l’édifice né de l’exaltation de sa vie intérieure. Il mourait de désir. Il y avait des jours où il se mettait à danser. Wanda avait l’air d’aller encore à l’école. Tous les soirs il se plantait à présent devant la maison de ses tuteurs. De temps à autre il ne se privait pas d’avoir également une pensée pour la Genfergasse. Et sous le pont coulait l’eau de la rivière d’un vert bleuissant, et parfois il lui semblait que toute la ville s’intéressait à l’édifice d’amour des forêts vierges de sa nature. Une ou deux fois il l’avait vue tenant une badine dans sa petite main. Cette petite main on peut imaginer comme il l’étudiait, c’est-à-dire avec un zèle confinant à la piété. Ses yeux étaient comme deux billes noires. L’Oriental qui l’avait renseigné le mit en garde contre elle. Le brigand crut qu’il ne l’en jugeait pas digne. Les amoureux sont à la fois bêtes et malins, mais cela nous semble trop vite dit. Je veux m’en tenir aux choses effectives, c’est-à-dire suivre le flot de la narration. À plusieurs reprises il reçut des lettres où des gens qui l’estimaient l’exhortaient à continuer d’observer les devoirs de son si utile état. « Où sont passés vos brigandages au butin jadis si recherché et si somptueusement honoré ? » disait-on. En lisant ces choses-là il avait l’impression d’entendre des ventriloques, tant les voix lui paraissaient venir de si bas, de si haut et de si loin. Avant de connaître Wanda, il avait dérobé un grand nombre d’impressions de paysages. Curieux métier, tout de même. Notons également qu’il dérobait des sympathies. Nous y reviendrons. Un affilié des cercles de l’intelligence et du savoir l’invita à souper. On servit des haricots blancs. C’est comme cela et pas plus cher que mangent les membres du comité de défense de la culture. « Il y a longtemps qu’on ne t’a pas vu. On se demandait où tu étais fourré. Tu te mets à l’écart. Espérons que ce n’est pas volontairement. Nous t’aimions tous bien dans le temps ». Ainsi parlait le membre ; le non-membre répondit : « Qui ça ? De qui parles-tu avec ce “nous-tous” ? Mais je te comprends, va. Mais vous n’avez plus besoin de mon aide pour avancer sur un chemin qui vous est tout à fait naturel. Moi, je représente le beau malheur. » Sur ces mots, qui faillirent faire rire le membre du comité pour la diffusion de saines nourritures spirituelles, le brigand ouvrit les revers de son manteau et le membre vit ce qu’il n’eût jamais cru qu’il dût voir un jour, il pâlit. D’un autre côté, il trouvait cette histoire intéressante. Ensuite le membre montra au brigand, que la littérature intéressait toujours, ses nombreux articles publiés. Il y en avait plus de trois cents. « Naguère et aujourd’hui forment un tout, se laissa dire le brigand, je demande en faveur de ce que je suis qu’on n’exagère pas la valeur de ce que j’ai été. C’est si facile. Tout le monde aime faire ce reproche de n’être plus ce qu’on était. Tu as vu ce que je t’ai honnêtement montré à l’instant. » Le membre chuchota quelque chose d’incompréhensible. Il arrive souvent que nous ne voulions pas être entendus, fût-ce de nous-mêmes. Ils restèrent ensemble jusque dans la nuit. C’était comme si l’homme d’avenir qui se nourrissait de petits pois n’avait pas perçu ce qu’il avait aperçu. Il lut à haute voix quelques passages de la Bible. Les questions religieuses paraissaient l’intéresser fortement. Mais de petits enfants souffrent de maladies sans qu’il y ait de leur faute, et c’est pourquoi nous devons quant à nous essayer de vivre un peu mieux, de nous calmer et d’aimer ce qui arrive et de nous contenter de nous aussi longtemps que ça va. Était-ce de la part de l’intellectuel une stratégie professionnelle, un intérêt privé, d’éviter de penser qu’il avait vu ce qu’on lui avait fait voir ? Était-il secrètement envieux de la beauté qu’il y avait dans la destinée du brigand ? « Toi, partout où tu te montres, ta personnalité retient l’attention. » Le brigand dit : « Les gens veulent tous m’aider, et ça les contrarie de ne pas le pouvoir. – Cela vient de ce que tu as un visage d’enfant. » Mais qu’est-ce donc qu’avait honnêtement montré le brigand au membre ? Nous n’en avons pas la moindre idée. Cela reste pour nous une énigme, mais comme indienne-ment belle lui parut la nuit sur le chemin de la maison. Les arbres argentés entonnèrent un hymne muet à l’amitié. Les rues ressemblaient à des caisses tout en longueur. Les maisons avaient l’air de jouets. Il fit la rencontre du jeune monsieur Meier, revenant de chez son amie, qui l’avait chassé parce que l’amour meiereux ne lui paraissait pas suffisamment féerique. Meier ne comblait pas tous ses vœux. Cela ne l’avançait guère de lui avoir dit qu’il avait souvent eu l’intention de se jeter à ses pieds. Se jeter ainsi paraît plus beau à ceux qui se jettent qu’à ceux aux pieds de qui. L’amie de monsieur Meier ces derniers temps ne réservait malheureusement plus à monsieur Meier que des impertinences. C’était la nourriture dont son âme désormais devait contenter sa faim. Paroles fraîches ne font pas un repas de fête. Monsieur Meier allait si loin qu’il avait même pris la résolution de déposer sur la pointe des souliers de la régente de son destin un baiser. Voilà entre autres choses ce qu’avoua monsieur Meier au brigand, qui de son côté avoua franchement à monsieur Meier qu’il pensait devoir lui déconseiller toute rébellion. C’est en effet ce qu’avait presque en tête à présent monsieur Meier, auquel les humeurs de sa maîtresse commençaient à peser. « Elle mérite certainement que vous lui gardiez votre amour », dit-il avec simplicité, et il ajouta : « Parce que si vous vouliez jouer les Américains cela vous coûterait un trop grand sacrifice. C’est une tâche difficile de paraître indifférent envers ceux auxquels en vérité on reste soumis. Si elle vous dit qu’elle vous trouve ennuyeux, eh bien, tenez-vous-le pour dit. N’allez pas vous croire plus courageux que vous n’êtes. » Monsieur Meier s’était exposé par pur enthousiasme au reproche de s’être converti au bolchevisme, mais il n’était pas plus dangereux qu’un paysan. Ils se souhaitèrent la bonne nuit. La femme autrement dite veuve à la petite cuiller était passée par un pénible mariage. Puis-je vous en faire le récit ? Le lendemain soir, fatigué, il était devant la maison de Wanda. Elle avait des amies chez elle. « Elle s’amuse », se dit-il ravi. Les filles dansaient sur une mélodie. Le brigand se haussa devant la grille du jardin sur la pointe des pieds pour mieux les voir. Brusquement on tira le rideau. Il resta encore un moment immobile puis il entra au casino. Il fit parvenir des perles le lendemain à une chanteuse. Envoyer quelque chose à Wanda, ou bien il ne l’osait pas, ou bien il n’y pensait même pas. Quant au joyau dont il fit hommage à l’artiste, il l’accompagna de quelques lignes qui reçurent une réponse aimable.

 

Il y a environ de cela deux ans il était assis un soir entre cinq et six heures dans un de nos cabarets de variétés, et déboursa à cette occasion à peu près cinquante francs. Vous comprendrez qu’on ne va pas dans un cabaret pour faire admirer son avarice. Il se trouve qu’une artiste vient s’asseoir à vos côtés parce qu’elle voit à votre mine que vous êtes ravi de son exhibition. Mais naturellement elle ne s’assied pas à côté de vous pour s’ennuyer, pour mourir de soif et de faim, non, elle s’attend à ce que vous ayez l’idée de commander une bouteille de vin. Le chocolat est pour les chanteuses en général un mets qu’on peut dire de prédilection, on pourra s’en procurer au buffet. Après quoi elle vous adressera la flatteuse prière, justifiée par le fait qu’elle vous regarde avec de si grands et si bons yeux, de lui acheter un paquet de cigarettes. Bon, vous le faites, et naturellement cela coûte tout de suite un peu. Mais autour de vous c’est la vie qui vibre et qui chante. La salle est bourrée de clients, employés de bureau, chimistes, paysans, militaires. L’animateur s’applique à entretenir dans la clientèle aussi bien que parmi les artistes, avec les paroles d’usage, la bonne humeur. S’il est chauve, cela ne peut que convenir à l’exercice de sa charge. L’exemple donné entraîne toujours, et comme on vous voit en compagnie d’une dame de la troupe, d’autres membres de celle-ci ou des parents de la première vous font aussitôt confiance, de sorte que bientôt vous vous trouvez entouré de gentillesses et que vous avez le sentiment d’être comme un lien, un centre de rassemblement, honneur intimement lié à la fréquence avec laquelle vous sortez votre précieux porte-monnaie. La chanteuse chantait magnifiquement. Rien que sa façon de bondir sur la scène jeta le brigand dans le plus délicieux des partis pris. Le rire se répandit sur son noble visage de bandit. L’esprit du oui prenant feu en lui faisait des poèmes. Ce oui jubilatoire accompagnait chaque mouvement de la danseuse. Il avait fait son lit dans les superlatifs. Il produisait de l’électricité sur tout ce qui l’entourait. Sa joie était comme un phare. Qu’elle ait dû lui demander de se calmer un peu est pour nous l’indice qu’il l’avait spontanément embrassée. Il était lui-même, immédiatement. Il adora, c’est le mot, le peigne qu’elle portait dans ses cheveux. Quant à la teinte de ceux-ci il la trouvait merveilleuse. Si vous êtes assis comme cela dans un cabaret, jouissant des fruits de la gaieté qui vous tombent dessus comme d’une corne d’abondance, une fleuriste vous adresse inopinément la prière de lui acheter pour deux, voire cinq, francs de fleurs, et il est impossible de ne pas déranger encore une fois par vos demandes votre tiroir-caisse. Le tiroir-caisse sursaute mais il faut qu’il y passe. Ah, la joie des femmes qui voient qu’on les trouve belles. Beaucoup y pensent trop peu. Maintenant, au cas où votre fortune n’aurait pas suffi à payer l’addition, laissez donc par exemple vos boutons de manchette en or ou votre montre, que vous pourrez toujours dégager le lendemain, qu’il fasse beau ou que le temps soit incertain. Comme il est naturel, les comédiens de théâtre regardent leurs collègues des variétés avec un mépris épicé par l’envie, de même que d’une façon générale un état témoigne à l’autre de tant d’amour et de générosité que c’est à peine s’il lui accorde l’existence. C’était déjà comme cela du temps de Schiller et cela restera comme cela. Quelqu’un qui souffre lui-même d’orgueil m’a appelé un jour impertinent. Nous attribuons facilement nos propres défauts à nos concitoyens, qui ne sont pas vraiment là pour cela. On devrait quand même être capable de faire un bon usage de ses voisins. Il y a parfois des gens qui ne me saluent pas dans la rue, ni au café, et chez qui je vois immédiatement que dans leur âme ils s’inclinent devant moi. Ils n’aiment pas l’avouer malheureusement. Malheureusement ? Je suis bondieusement content qu’on ne me complique pas la vie avec des marques d’estime. A peine suis-je assis à une table que viennent s’y asseoir à leur tour tous ceux qui voudraient me voir plus remuant, aussitôt suivis de tous ceux qui me préféreraient plus tranquille et plus posé, plus mûr et plus calme. Il en allait de même, semble-t-il, pour notre brigand, dont nous sommes à présent en mesure de rapporter qu’il a mangé les miettes de pain que la veuve avait laissées sur la table. Elle y laissait aussi de temps en temps une pomme entamée qu’il s’obligeait ensuite à manger jusqu’au bout. Comment peut-on, direz-vous, enlaidir de cette façon un garçon aussi gentil, mais l’enlaidis-sons-nous en disant cela ? Pas du tout. Il faut dire qu’il était toujours redevable à la Société nationale ou encore helvétique, ou est-ce Association protectrice des archives culturelles, de sa biographie. Il préférait manifestement poursuivre sa formation en coupant du bois dans le grenier plutôt qu’en fabriquant des lettres, des mots et des phrases. Pour son travail à la hache et à la scie il recevait de la veuve chaque fois un « petit quatre heures », consistant en une bouteille de bière et du pâté de foie, en supplément duquel il lui arrivait de dire un « vous êtes charmant ». Dans sa jeunesse, lui raconta-t-elle, on l’avait appelée Simplette. Quand ils s’entretenaient ainsi, les positions étaient telles qu’elle restait assise comme une dame tandis qu’il se tenait debout sur le plancher, droit comme un i et avec l’air d’un serviteur. Une fois en effet qu’il s’était permis de s’asseoir face à son visage rococo, elle avait dit : « Ça ne se fait pas » et à l’instant il avait su que la justice lui imposait de comprendre à quel point elle avait raison. Non pas une seule mais plusieurs fois, il lui avait fait la lecture d’une prose en ferronnerie, nous entendons par là harmonieuse, dans le genre bien balancé en soi et par soi. Elle tenait un salon de mode, où pendant toute la journée des chapeaux étaient essayés et retirés, des chapeaux de dame, bien sûr, et chaque jour le brigand venait vite voir dans le magasin ce qu’elle faisait, si l’occasion était propice de lui raconter n’importe quoi. Elle avait de très fins, gracieux, délicats, gentils, bons, doux petits pieds, auxquels il consacrait des hymnes et au moyen desquels elle était entrée, alors qu’elle pouvait avoir environ vingt ans, dans la déplaisante union conjugale dont nous avons parlé plus haut. Un soir où il était déjà dix heures il lui avoua à la fin d’une discussion qui avait porté sur la Pucelle d’Orléans, les habitudes qu’il avait prises tôt le matin avec sa petite cuiller du soir. Après l’avoir entendu elle garda un silence lourd de reproches, prit une attitude comme ont pu en prendre dans un lointain passé disons des reines, lui tourna le dos, qui lui sembla d’un coup l’expression même du mécontentement, et se retira, sans répondre à son souhait de bonne nuit, dans la paix et la dignité de ses appartements. Comme elle lui parut jolie alors. On peut dire qu’elle avait l’air d’un tableau. Quelque chose d’une gravure, à la manière dont elle disparaissait dans le corridor, indignée mais non sans se sentir en même temps quelque peu flattée, nous en sommes certain. Comme les femmes sont belles quand on leur avoue qu’on les idolâtre. Ce chapitre demeure indiscutablement pour le brigand un beau sujet de honte. Bien entendu nous la lui souhaitons cordialement, il aime bien cela, avoir honte. Pas trop. Un peu seulement. Au moment où il avouait l’affaire de la petite cuiller son propre courage le faisait frémir. Quel lion ! Et donc elle avait été mariée avec un homme comme il y en a des milliers, et comme certainement beaucoup d’autres femmes auraient été passablement heureuses d’en avoir épousé un, mais justement pas elle, parce qu’elle était celle qu’on appelait Simplette. De la simplette qui vivait en elle elle était très, très discrètement fière. Elle se pensait comme celle qui avait en elle cette petite dose de bêtise. La bêtise est très souvent liée à la grâce, on peut même dire que c’est sur cette petite dose de bêtise que repose ce bout de charme. C’était son cas. Elle avait été très malheureuse, dit-elle un jour au lécheur de petites cuillers, auquel elle pardonna ce zèle d’écolier en faisant comme si elle l’ignorait. Été malheureuse ? Une simplette pouvait-elle même être malheureuse ? Cette question devait plus tard occuper longtemps l’esprit du bon, du tendre et doux garçon, nous parlons de notre brigand. N’y avait-il donc vraiment partout rien d’autre que conflits et histoires conjugales ? Pourquoi est-ce que ça cloche si souvent dans les ménages, se demandait-il. « Pourquoi étiez-vous malheureuse avec votre mari ? » demanda-t-il. Mais elle évita le tour direct de la question en répondant : « Je ne veux pas vous parler de cela. Vous ne le comprendriez peut-être pas du tout, et moi, de répéter ce que j’ai vécu dans mon mariage, cela me ferait peur, peur de moi. On doit pouvoir continuer à s’aimer. – Vous étiez méchante dans votre mariage ? – Ne soyez pas si curieux. – Dans le cas présent, c’est plus un désir d’apprendre que de la curiosité. – Comment pouvez-vous penser que j’aie jamais pu être une femme méchante ! – Naturellement vous avez toujours été gentille, mais quelquefois on est méchant justement parce qu’on est très gentil. » Elle garda le silence et du coup quelque chose l’envahit, qu’on voit flotter sur une femme dessinée par Durer, quelque chose de farouche comme un oiseau de nuit volant dans l’obscurité au-dessus des mers, quelque chose de plaintif qui s’enfonce en soi. Il n’apprit plus rien sur ce mariage. Les simplettes peuvent comme personne s’obstiner dans le mutisme, ce sont des championnes dans le plaisir qu’elles prennent à faire preuve de tact. Elles poussent dirait-on jusqu’au défi, jusqu’à la provocation cette démonstration de tact, et elles consommeront le malheur accumulé par leurs désillusions morceau par morceau dans une constante dignité. Précisément les soi-disant simplettes sont capables de cela. Aimeraient-elles leur souffrance ? Mais les simplettes aiment aussi rêver, et le malheur de ce mariage pourrait très bien n’avoir tenu qu’au fait que son mari ne correspondait pas à ses rêves, qu’il n’était ni si gentil, galant, chevaleresque, gai, pieux, respectueux, spirituel, intelligent, bon, courageux, inébranlablement confiant, amusant, sérieux, croyant et incroyant aussi, que l’époux qu’elle se représentait dans ses pensées. Il faut très peu de chose parfois pour faire un grand malheur. Et Simplette à présent, portant des traces de sa gentillesse d’antan, était assise à table, un morceau de saucisson sur son assiette, dont elle mangea une partie ou dont elle mangea tout, ne laissant sur l’assiette que la peau qu’un page ensuite avala parce qu’il lui semblait amusant de jouer un peu à son tour les simplets, et dans la cour il y avait du soleil, et souvent elle était aussi tranquille que le fond de la mer, comme si toutes les maisons et toutes les choses qui s’y passaient étaient plongées dans une eau immuablement claire, magnifiquement transparente, qui les rendait visibles et impénétrables, changeantes sans qu’on puisse les changer. Et le brigand fit ensuite main basse sur des Histoires, c’est-à-dire qu’il lisait toujours ces petits livres populaires et qu’avec les récits qu’il avait lus il en fabriquait d’autres tout à fait personnels, ce qui le faisait rire. Peut-être qu’en Simplette sommeillait une moitié d’homme et que c’est pour cela qu’elle ne supportait son mari qu’au détriment de son âme ? Au moins avait-elle maintenant par chance une gentille servante. Elle recevait beaucoup de voyageurs de commerce venus de Paris. Elle ne s’en tirait pas toujours facilement avec eux. L’été elle s’habillait tout en blanc, et de Richard Wagner elle disait modestement qu’elle pensait qu’elle ne le comprenait pas. Il fallait connaître la musique pour apprécier Wagner. Et une fois elle traita son brigand d’idiot. Une gifle à présent nous attend. Vous allez tout de suite savoir où et comment. Quant au chapeau d’Edith, nous le laissons provisoirement à sa couleur allègrement verte.

 

Une institutrice a dû se laisser dire dans la ville qu’elle n’était pas une bonne institutrice, qu’elle ne connaissait pas son métier. Elle en fut à ce point découragée qu’elle se dit à elle-même : « Je pars à la campagne », où dans le silence et le calme, et parce qu’elle avait affaire là à des gens qui lui laissèrent le temps de maîtriser son caractère peut-être un peu déconcertant, elle devint une très bonne institutrice. « Chers concitoyens, ne vous refusez donc pas si vite les uns aux autres l’estime. Ne vous contentez pas de parler de difficultés, tenez-en réellement compte. Si vous faisiez cela, il y aurait je ne sais combien de fois plus de citoyens et de citoyennes reconnus et par là même heureux et productifs. Qu’on soit rapide quand il s’agit de servir, mais quand il s’agit de juger aussi lent que pour commander et pour diriger. Quelqu’un qui dirige n’y mettra jamais assez de soin. Diriger et commander sont d’ailleurs deux choses différentes. Et qu’on mette la même prudence à élever qu’à rabaisser. » Mais, mille bon Dieu, j’ai perdu à tout jamais le droit d’entrer au café des dames. Je vous expliquerai pourquoi plus tard. En compagnie d’un professeur de lycée, qui avait vécu pendant un trimestre un triste mariage et au bout de ce temps avait décidé de divorcer étant donné que sa femme ne tenait pas assez ou pas du tout compte de sa personnalité, le brigand entreprit une promenade à travers champs par le plus ensoleillant des soleils. « Que pensez-vous de ce professeur Glorreich qui paraît si extraordinairement s’intéresser à vous ? » Le brigand répondit : « Ce qui est sûr en tout cas, comme j’en garde aujourd’hui encore le plus joyeux souvenir, c’est que son chien m’a mordu les mollets, le jour où je suis venu pour un entretien dans sa très chic villa dominant le lac et les montagnes. – Il est plutôt bien disposé à votre égard ? – Monsieur l’enseignant, dit le brigand, monsieur le professeur dont vous parlez est certainement bien disposé en premier lieu à son propre égard. C’est notre cas à tous. Si par exemple vous n’aviez pas été bien disposé à votre égard, vous auriez été incapable de fuir votre ancienne femme. Vous vous faisiez pitié à vous voir vivre diminué comme vous l’étiez. C’était une pitié absolument fondée. Le professeur Glorreich a lui aussi de la pitié et de l’indulgence pour lui-même. Moi-même, qui suis là à parler avec vous, je m’inflige aussi peu de dommages que possible, en m’obstinant notamment à croire en moi avec une fermeté inouïe. » L’enseignant posa un regard attentif sur l’éloquent brigand, puis il dit : « Cette promenade a vraiment quelque chose d’hölderlinement clair et beau », ce que son vis-à-vis confirma en ajoutant cette remarque : « Les avantages suivent des lignes parallèles. Notre bonne humeur peut facilement et joliment bien nous accompagner où nous allons. La gloire de votre monsieur le professeur me réjouit, je veux dire que pour nous qui vivons aujourd’hui il est de la plus grande importance d’apprendre à nous délivrer de cette vieille peur qui nous fait croire que les avantages des autres sont un obstacle sur notre propre chemin, alors qu’il n’en est rien. L’excellence d’un concitoyen me permet de produire moi-même quelque chose plutôt qu’elle ne me l’interdit. Et puis d’après ce que nous savons, pas plus les désavantages que les avantages ne sont assurés de la continuité, ils cessent bien plutôt d’agir de fois en fois, d’occasion en occasion. Le nuisible commence le plus souvent avec l’épuisement de l’utile. Je veux dire par là que toute chose utile peut se transformer en nuisible et que sur toute chose nuisible peut pousser l’utilité. L’avantage d’un autre n’est donc pas mon désavantage, parce que l’excellence ne dure pas. Il n’y a pas de perfection dont la valeur persiste. Les valeurs se succèdent. Les gens parlent aujourd’hui d’un haut fait et le lendemain d’un autre. Ce qui nous empêche d’aller joyeusement de l’avant, ce sont nos susceptibilités. Nos sentiments sont à beaucoup d’égards nos ennemis, mais nos concurrents ne sont pas nos ennemis. Nos prétendus adversaires ne sont vraiment nos adversaires que lorsque nous craignons leur valeur, qui doit pourtant bien être chaque jour renouvelée, reconquise chaque fois, si elle ne veut pas perdre ses couleurs. » De nouveau l’enseignant examina son compagnon d’un œil attentif. En ce temps-là le brigand habitait dans une chambre où par une lucarne comme celle de Frédéric avant la bataille de Rossbach il regardait le lointain. On lui avait demandé un jour un rapport de lecture de l’histoire de Frédéric le Grand par Kugler, et à présent il frédériquait tout seul. On ne lui en voudra pas.

 

Comme toutes ces impressions insistent pour entrer en moi. En lui aussi sans doute. Jointes à ces exposés de principes, de divergences d’opinions. Sans compter la discrétion qui entoure l’achat d’un Weggli. Weggli, Stängeli, Ringli, Gipfeli sont des noms de gâteaux. Comme l’ombre des arbres nous fait du bien. C’est la racaille qu’on voit traîner dans les cafés, entendit un jour le brigand dans un café justement et de la bouche d’un éméché, peut-être « racaille » lui-même par conséquent. Cela prenait un air d’ironie, de dérision. Les mots mêmes contenaient l’issue propre à faire sortir de sa confusion celui qui les prononçait. Ceux qui n’ont pas envie de travailler refusent de croire à cette envie chez les autres, une façon en somme de se libérer, de s’auto-justifier à peu de frais. Le brigand pensa au projet qu’il avait eu d’écrire sous les yeux d’Edith, en présence donc de celle qu’il aimait, c’est-à-dire dans la salle où elle servait, le roman que depuis si longtemps ses amis attendaient de lui. Quelle romantique résolution, vouée à l’échec naturellement. Et puis ces gérants aussi, qui tantôt le saluaient poliment, et la fois d’après lui tournaient le dos, au gré de leur humeur apparemment. Il avait en effet l’habitude d’aller voir les filles aux ordres de ces gérants en qui elles voient leurs supérieurs. S’il prenait auprès de ces filles le rôle de l’homme réfléchi, qui sait mieux les choses, il s’attirait à coup sûr les sympathies de la direction. Mais s’il choisissait la sympathie des filles, montrait quelque chaleur pour ces créatures, les visages de la direction devenaient aigres comme des choux aigres et hostiles comme le froid mépris en personne. Une fois il accompagna une femme jusque devant le seuil où sa marche l’avait conduite, en portant sa valise, et pour ce service reçut de sa main gantée un franc. La serviabilité dont il avait fait preuve ne plut pas seulement à la dame mais à lui-même aussi. Une jolie conduite nous rend joli, pas seulement à l’intérieur de nous-même mais extérieurement aussi. Quand notre façon d’agir est agréable, cela s’imprime dans les traits de notre visage, qui prennent un air gentil que l’on ressent. Tous les huit jours il prenait une douche, sous le jet de laquelle il jouait au petit nègre que la pluie fait danser sur place. De cette douche nous reparlerons peut-être tout à l’heure. Mais maintenant je me permets d’ajouter au fait la raison pour laquelle je n’ai plus le droit d’aller au café des dames. Une Argovienne, là même et aux accents d’une musique langoureuse, me présenta sur une assiette le jeune Gœthe. Comme il me paraissait invraisemblable sous cette forme sautillante, je n’en voulus pas. Faire de Gœthe en sa jeunesse une marionnette, une poupée, merci bien ! Cette erreur aurait encore pu passer, seulement, voilà qu’un jour parut une des plus belles jeunes femmes que j’aie vues de ma vie, une Brésilienne, avec laquelle, comme elle s’était assise auprès de moi, je m’engageai dans les nœuds d’une conversation. Elle me dit qu’elle possédait cinq cents nègres. Comme je ne voulais pas croire à ces nègres et à leur scrupuleuse obéissance en toute occasion, elle m’appela un paysan, à voix suffisamment haute pour que l’ensemble de l’honorable assemblée, consistant en un magnifique bouquet de beautés féminines, l’entendît. J’étais anéanti. Une méconnaissance de Gœthe qui frise l’impertinence en faisant de ce poète un pantin qui salue et ne serait rien d’autre que gentil, et ma résistance à une conception juponesque de l’Afrique sont les motifs auxquels je dois mon exclusion des cercles de l’élégance. Je bois à présent ma bière dans la ville basse et je m’en trouve bien. Du reste je rôde quand même tous les jours dans la ville haute. Les remarques caustiques que je récolte au passage ne m’importent pas. J’ai été moi-même souvent caustique et je sais par expérience qu’on ne pense absolument rien quand on se permet des audaces en paroles. C’est donc maintenant au tour du brigand de voir descendre vers lui ces grandes duchesses de la finance, comme si elles venaient s’informer à son sujet, et il se sent tranquille alors qu’auparavant il avait toujours l’air d’un écolier réprimandé. Nous mettons tout cela de côté dans l’intérêt de ce qu’il y a d’intéressant dans la réserve. Durant la première année de son séjour dans notre ville, qu’il se mit à aimer comme aucune autre auparavant, il travaillait par périodes en qualité d’employé aux écritures dans un département de l’administration, à savoir les archives, où il était principalement chargé de composer des catalogues. De temps en temps on lui donnait des commissions à faire et le dimanche il s’envolait comme un oiseau dans la campagne environnante, zigzaguant pardessus champs, à travers bois, jusqu’à ce qu’il trouve une hauteur pour se poser. « Bizarre qu’on puisse occuper un brigand avec de la copie », disait le chef en souriant. Avec ce chef il s’entretenait, aussi souvent que l’occasion s’en présentait, de l’essence de l’homme. Le brigand tenait alors derrière son pupitre des propos sombres, peut-être à cause de l’humeur qu’il éprouvait sourdement à être là debout ou assis un temps interminable. Mais le chef le consolait en lui exposant sa conviction qu’il y avait autant de gens serviables et attentifs aux autres que de gens avides et incapables de s’associer à des efforts communs. La chambre qu’il habitait alors appartenait à une famille Stalder, composée de la mère et de deux filles qui aimaient lui chercher querelle, parce que chercher querelle leur paraissait en soi une marque d’intelligence. Le brigand était censé apprendre auprès de ces jeunes bourgeoises les bonnes manières, des façons de penser, etc., mais il ne put jamais vraiment croire en elles. Parfois oui et parfois non. Elles le traitaient parfois de radin, parfois de m’as-tu-vu. Il était parfois trop déluré, et parfois beaucoup trop timide. Ce qu’elles lui reprochaient avant tout était son goût de l’exactitude. S’il devenait nerveux en leur compagnie, elles s’en réjouissaient. Il était clair en somme qu’elles ne tenaient pas tellement à ce qu’il aille bien. Ce n’était pas très beau de leur part. Vous vous étonnez de nous voir prendre ici la défense du brigand. Il sera encore question de cette famille, en toute gentillesse bien entendu. Le brigand était à cette époque quelqu’un de très silencieux et ces deux filles s’étaient mis en tête de l’avoir tous les soirs rien que pour elles, quatre heures durant, à causer et papoter. Pour leur faire plaisir il s’y résignait. Mais s’il lui arrivait de se retirer pour se retrouver seul avec lui-même, pour lire, ce n’était pas bien. On disait alors qu’il n’était qu’un grognon, un ennuyeux, quelqu’un donc qui accablait ces deux sœurs d’ennui et n’avait que des choses fades à leur offrir. Il n’avait donc pas en elles la confiance désirable, tout en les estimant naturellement pour le degré de culture qu’elles lui paraissaient avoir. Bon, ce genre d’estime, oui, mais jamais par tous les diables il n’eût voulu être amoureux d’elles. Or, c’est ce que précisément elles souhaitaient. L’une d’elles lui montra ses épaules découvertes, l’autre alla même jusqu’à lui offrir un aperçu, à vrai dire plutôt mince et limité, du royaume féerique de ses dessous, un jour qu’elle était montée sur une table. Comme il disait qu’il avait connu une serveuse de restaurant qui avait épousé un colonel, elles se mirent toutes deux à rire, mais d’une manière forcée, comme si elles s’étaient senties blessées en leur qualité de bourgeoises, une qualité qu’elles aimaient et que d’un autre côté elles n’aimaient pas du tout. L’aînée parlait beaucoup de Jeremias Gotthelf, auquel elle se raccrochait, si on peut dire, comme s’il avait été affecté à son service au titre de saint patron, comme si elle s’était dit qu’elle était elle-même une sorte de personnage de Gotthelf. La famille, racontait-elle, avait déménagé à Zurich, mais comme aucun personnage de Gotthelf ne hantait cette ville, elles avaient préféré revenir dans le canton de Berne, où malheureusement il ne s’en trouvait pas davantage, malgré toute l’attention et le soin qu’elles mettaient à en chercher. Je reviendrai plus tard, comme j’ai dit, à l’examen de cette famille, car elle le mérite. La sœur aînée en particulier donnait au brigand une impression de sérieux mais, non moindre, une impression aussi d’immaturité. Malgré les airs d’indépendance qu’elle prenait, elle lui paraissait en même temps dépendante, et avec toutes ses originalités, sans originalité. Au mieux je dirais ceci : il la respectait mais il n’y avait rien en elle qui l’attirât. Le brigand dans ces conditions n’est-il pas entièrement innocenté ? Son visage était comme un ordre : tu m’aimes, ou bien je vais le dire à ma maman, qui pensera que tu es un vaurien. Mais la maman, qui avait été témoin plusieurs fois du manège entre sa fille et lui, lui dit un jour doucement : « Elles devraient être beaucoup plus légères, moins curieuses de tout, moins angoissées, moins spéculatives. » Elle parlait de ses filles, qui voulaient là à toute force obtenir une chose, comme si de tendres sentiments et l’immensité que cela comporte pouvaient être obtenus par l’intelligence ou par l’art ou par des mots d’esprit. Les deux filles Stalder avaient beaucoup de relations, des couturières, comme par exemple la Ber-gemmi. « Quelqu’un qui se frotte à tous les jupons et qui traîne dans tous les cafés comme vous. » Qui parle ainsi ? L’une des sœurs ? Mais qu’est-ce que c’est que ce ton grincheux ? Elle aurait dû commencer par être un peu charmante avec lui et il lui serait demeuré attaché, au lieu d’aller comme il fit ensuite dans une mansarde chez la veuve que l’on sait, et de faire ainsi cette très étrange connaissance. Ajoutons qu’une fois il fut avec l’une des filles Stalder d’une franche grossièreté. Nous reviendrons spécialement et délibérément sur ce point car nous voulons cette fois le montrer « comme il est », avec tous ses défauts. Froisser le chapeau d’une demoiselle. Quand même ! Et en pleine rue encore. Elle perdit presque connaissance. Nous la comprenons. C’est terrible. D’un autre côté il eut de nouveau un cordial entretien avec un rédacteur qui s’intéressait vivement à lui. Il trouva non seulement qu’il n’y avait rien à dire au costume mais même qu’à son avis il s’accordait parfaitement avec le caractère du brigand. Mais n’est-ce pas le moment où revient cette Wanda ? Et ne fréquentait-il pas aussi en ce temps-là le musée ? Et l’Aar n’enserre-t-elle pas notre ville comme un homme qui prend soin de celle qu’il aime ?

 

En plus chacune s’imaginait être celle qu’il aimait, avait dit, toujours à propos de ces amourettes, la plus mûre des demoiselles Stalder, et elle avait eu en même temps un rire presque strident, c’est-à-dire tragique, comme si elle raillait tout en les plaignant « ces pauvres sottes », ces toquées. Au fait, un jour, à une gentille brunette qui travaillait comme caissière, il avait présenté, mais avec une détermination qui avait déjà presque quelque chose de fugace, une demande en mariage qui n’avait pas été prise au sérieux et avait par conséquent été repoussée. Et maintenant on le persécutait. Le persécutait-on à cause de la fugacité de ses demandes en mariage ? À cause de sa façon brouillonne d’être sérieux ? À cause de ce qu’il y avait de tragique dans son comique ou bien à cause de son nez insignifiant ? Ou bien parce que ce nez, il l’avait plus d’une fois mouché en se servant de ses doigts au lieu d’employer pour cette opération son petit mouchoir de poche ? Méritait-il d’être persécuté ? Était-il même au courant ? Oui, il le savait, il le devinait, il le sentait. Ce savoir se perdait, puis lui revenait, il se brisait pour rassembler ensuite joliment ses morceaux. Était-il persécuté parce qu’il fumait trop de cigarettes ? Le brigand avait trouvé une fois dans la soupe qu’on lui avait servie à table un cheveu de fille et n’avait pas hésité à le consommer comme si ç’avait été quelque chose de comestible. Était-ce pour un pareil péché qu’on lui empoisonnait la vie, déjà difficile sans cela ? Le pauvre. Certaines filles prenaient très à cœur son grand et pauvre destin, car de loin déjà son accablement se voyait. Ses yeux quand il était en compagnie se mettaient à vibrer, à papilloter comme des lumières que le vent dérange, du silence traversé par un courant d’air. Ses yeux étaient une ronde de petits lévriers. N’est-ce pas excellemment dit ? Wanda, il vaut mieux que je la retienne encore pour le moment. Comme elle piétine, comme elle frétille dans son désir effréné qu’on parle d’elle. Nous comptons la traiter dans la plus stricte justice. Personne, personne ne savait qui était et comment s’appelait celle pour qui le brigand brûlait. Mais laissons cela provisoirement inéclairci. Ils avaient tous l’air de prétendre le savoir, mais personne ne l’apprit. Quelle tension. La tension allait parfois jusqu’à la limite du déchirement, comme si on s’arrachait un drap, mais le drap était plus fort que tous ceux qui tiraient dessus. « En une seule nuit vos poux disparaissent. – Un garçon désireux d’apprendre sérieusement l’agronomie trouverait un logis et un enseignement en tout ce qu’il souhaite apprendre chez Machin Chouette. » L’huile d’olive, le savon de toilette, etc., autant de réclames qui retenaient l’attention du brigand quand il lisait le journal. Rien que le fait de lire de petites annonces, n’était-ce pas déjà presque immoral en soi ? Et puis il y eut cette personne connue de la ville qui entra dans le néant à cause de lui en ouvrant comme sans le faire exprès, comme par distraction, le robinet à gaz, à la suite de quoi elle tomba à la renverse et trouva la mort. Quelques-uns prétendaient qu’il y avait cinq petits garçons vivant ici et là qui le réclamaient comme étant leur papa. Restons sérieux. Le persécutait-on en somme parce qu’il était un peu trop le préféré ? Ce n’est pas invraisemblable. Mais en disant cela on est encore loin d’avoir répondu à toutes ces questions. « On te persécute », dit je ne sais quelle personnalité d’importance en s’adressant au plus innocent de tous ceux qui ont part aux effets et aux tâches de notre civilisation. Il se répétait ce mot singulier. Il sonnait comme un avertissement montant d’un abîme. « Laisse tomber, se contenta-t-il toutefois de répondre, je le sais depuis longtemps, mais je n’y attache absolument aucune importance, vois-tu. Être persécuté n’a rien d’essentiel en soi. Je verrais plutôt cela comme quelque chose de tout à fait accessoire, quelque chose qui ne mérite même pas qu’on le remarque, qu’on en tienne compte. C’est quelque chose de sérieux qu’on ne prend pas au sérieux. Cela chatouille de temps en temps, un peu. » Après quoi le sujet sembla épuisé. Incroyable légèreté. Et puis, tremblant pour lui, toutes ces dames sensibles, capables des plus fines perceptions. Et entre-temps il se faisait instruire par un lieutenant qui n’avait pas fait la guerre, dans l’art de ne pas perdre sa gaieté. Et puis il y a encore cette fille d’un restaurateur qu’on dit avoir souffert de troubles, parce qu’elle avait sans résultat conçu et placé trop de confiance en lui. En plus du reste, donc. Et puis, encore ceci : le brigand dressa durant un certain temps une femme de ménage à s’habituer à l’idée qu’il aimait bien qu’elle lui dise des choses comme « Sors de cette chambre » ou « Viens ici ». Ces choses-là et d’autres ont comme on dit transpiré, ont donné lieu à des rumeurs et complètement détruit la réputation de notre excellent brigand. Eh oui, il a beaucoup, beaucoup fauté, ce jeune homme. Et nous n’en avons toujours pas fini de faire le compte de ses erreurs. Est-ce même possible ? Quelques petits extraits du registre de ses péchés devraient simplement vous suffire. Il a attiré l’attention d’une servante sur des possibilités de se montrer arrogante et c’est pour cela qu’il est à bon droit persécuté. En quoi consistent alors les persécutions ? On essaye de l’user, de le décourager, de le rendre nerveux, irritable. On a essayé en un mot de lui implanter de la morale. Y réussira-t-on, c’est encore la question, car tout comme avant il porte assez haut la tête, sans pour autant provoquer. On ne peut pas dire qu’il ait l’air fier de lui. Il a tout simplement su rester gai. C’est tout. Le lieutenant mentionné mérite à ce propos pleine considération. Ce point très précisément ne souffre aucun doute. Lentement, précautionneusement, j’en viens toutefois à parler maintenant d’une étrange affaire. Je voudrais presque m’interdire de même la mentionner, mais cela doit, doit absolument être dit. Que cela sorte enfin, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’une chose qui est peut-être drôle. Cette femme de ménage avait des tüpfli, de petites taches de rousseur sur les bras. Un jour qu’elle lui servait son repas elle l’étreignit avec cette peau de velours et sa parure de tüpfli. La peau était chaude et froide, sèche par l’usure et humide en même temps. Avec une peau pareille on imagine le succès que remportait cette servante ou femme de journée. Nous devons absolument insister là-dessus, en d’autres termes, il est indispensable de faire remarquer, par exemple, que cette personne originaire de la Poméranie, voyant un portrait d’Edith qui était posé sur le bureau ou le secrétaire du brigand, le prit dans sa peau de velours et devant ses yeux le déchira en morceaux, afin qu’il sût jusqu’où elle se croyait en droit d’aller. Elle voulait là tout simplement lui faire un affront et elle le fit avec le plus grand calme, car elle savait à quel point il était de bonne composition, c’est-à-dire qu’elle le connaissait, elle savait déjà depuis longtemps son goût pour les airs de supériorité pris envers lui, car en cela, en la connaissance de cet aspect de sa nature, il l’avait, il faut bien le dire, instruite avec le plus grand soin. Comme instructeur il s’était même glorieusement distingué. Et maintenant voilà que le portrait d’Edith, un dessin au crayon, gisait sur le plancher luisant de propreté. Le brigand ramassa les lambeaux pour s’allonger ensuite sur le sofa, tandis que les yeux verts de sa femme de ménage braqués sur lui ne cessaient de briller. Et cette affaire étant devenue publique avait produit une mauvaise impression, d’autant plus qu’il n’y avait toujours rien du côté de ce billet de cent mentionné au commencement. C’est aussi à cause de ces cent francs, qui étaient célèbres depuis longtemps déjà, qu’on le persécutait, et avec raison naturellement. Nous pouvons seulement indiquer que le père d’Edith avait été en son temps ce qu’on appelle un homme instruit. Pour le moment il vivait dans le monde souterrain, c’est-à-dire qu’il avait cessé d’appartenir en tant que membre utile au monde terrestre. De son vivant il dispensa à sa gracieuse fille l’enseignement du latin. Il semble que nous soyons dans le vrai quand je prétends d’elle qu’elle parle nos trois langues nationales. Pour être exact, elles sont quatre, mais la dernière ne compte pas pleinement, parce que c’est une sorte de langue fossile, qui n’a plus cours que dans quelques vallées. Comme notre patrie se distingue là joliment des pays voisins. Nous parlerons de cela plus amplement par la suite. Nous songeons ici au monument d’un aviateur qui fut le premier avec son appareil à survoler les Alpes. Les épingles à cheveux, etc. le touchaient toujours quand il en trouvait, abandonnées à leur manière. Edith et Wanda eurent à un certain moment, auquel nous sommes encore loin d’être arrivés, une rencontre que je m’accorderai la liberté de vous décrire. On ne devrait pas dire décrire, mais plutôt présenter. Et maintenant venons-en à cette surveillée à laquelle le brigand, un soir qu’elle se tenait là contre un poteau, avait adressé la parole et avec laquelle le lendemain matin sous un ciel radieux de printemps qui peignait en bleu le monde entier, il avait eu une rencontre. Ils se promenèrent en longeant dans un sens puis dans l’autre la lisière du bois. C’était un dimanche. Jamais notre protégé n’aurait dû se montrer familier avec cette isolée, cette éliminée, cette marginale. C’est une grosse faute de l’avoir fait, et le voir en pareille compagnie nous fait de la peine. Nous en assumons toutefois la responsabilité à sa place dans une mesure qu’on peut dire complète. Sous le vent léger du matin les feuilles susurraient. Là où ils se promenaient se promenaient aussi d’autres gens. La ratée lui montra au moment où elle s’asseyait avec lui sur un banc ses souliers, qui en eux-mêmes ne pouvaient guère présenter d’intérêt. « J’étais une beauté jadis, lui déclara-t-elle. – Tu ne te considères donc plus comme telle aujourd’hui », répondit-il. Elle fit comme si elle n’avait pas saisi l’objection. « Je viens d’une maison de riches. Mon père possédait une usine. N’oublie pas cela. – Je fais de mon mieux pour ne pas t’exposer à une complète absence de considération de ma part », dit-il. Il dit cela d’un ton sec et gentil. D’ailleurs elle ne prêtait aucune attention à ce qu’il disait. « À présent je suis devenue une pauvre, poursuivit-elle et elle ajouta : Quand j’étais encore jeune fille, j’ai épousé un Sagittaire, un très bel homme. – Vous faisiez un beau couple alors. » Elle ignora une fois de plus le commentaire du brigand et poursuivit : « Mais à l’usage il ne valait pas grand-chose. Il était endormi et moi j’avais un tempérament du tonnerre… – Et alors tu t’es moquée de lui. » La narratrice poursuivit en ces termes : « Il était comme un arbre couvert de feuilles d’or. – Il semble que tu ne l’aies donc pas trouvé assez vert pour toi. Je te comprends. » Celle qui avait pris la parole passa la langue sur ses lèvres et continua : « Il se mit à s’en vouloir parce qu’il ne me procurait aucune satisfaction et à m’en vouloir à moi parce qu’il n’avait pas de plaisir. Je me donnais le plus grand mal pour paraître contente de lui. Mais il m’en voulait à nouveau de ce mal que je me donnais. – Il y voyait clair. » Elle regarda devant elle, sortit de son sac à main un poudrier ainsi qu’un petit miroir, se poudra les joues qui déjà n’étaient plus très belles à voir, examina son visage dans la glace et déclara alors que la vie conjugale avec le bel homme était devenue impossible, sur quoi elle entreprit de démonter les rouages d’une véritable tragédie pour demander enfin au brigand : « Avoue-le. Tu es de la police. – Absolument pas », répliqua le brigand et il se leva pour partir. Du bois venait le son d’une harpe, comme si des angelots faisaient dans les buissons une musique d’église, et de la ville venaient toujours davantage de promeneurs. « Tu reviens ici demain matin, tu entends », ordonnât-elle presque. En la quittant, le brigand – qu’elle commençait semblait-il à apprécier – lui fit l’hommage de s’incliner gracieusement, ce qui bien entendu le fit un peu rire intérieurement. Ses façons distinguées à l’égard de l’exclue l’amusaient. Le même jour, plus précisément à quatre heures de l’après-midi, il vit pour la première fois Wanda. La voir et l’idolâtrer ne firent qu’un. En ce temps-là Edith respirait déjà dans sa petite salle, mais le brigand ne savait encore rien d’elle. Le sens de la justice nous oblige à ajouter ceci : le brigand avait quelque part sur invitation rendu public le résumé de sa vie jusqu’à ce jour, et les auditeurs avaient suivi son exposé tout à fait désarmant avec un intérêt apparemment extrême. Il est maintenant possible que cette conférence l’eût déjà dans une certaine mesure secoué et qu’à cette occasion quelque chose qui dormait en lui ait repris vie. Il avait été on peut dire longtemps mort. Ses amis le plaignaient et se plaignaient eux-mêmes d’avoir à se plaindre à cause de lui. Ainsi donc quelque chose en lui s’était éveillé, comme si c’était le matin qui se levait. C’est du reste à la même époque que dans un petit parc il avait lui aussi joué au cerceau. On se gardera toutefois de donner trop d’importance, bien sûr, à cette affaire de cerceau. Et puis c’est aussi en ce temps-là, très juste, qu’il avait accompagné une jeune fille au théâtre. On n’y donnait rien de moins que le Fidelio de Beethoven, un opéra prodigieux, comme on sait, d’une beauté exceptionnelle de la première à la dernière note. Ce sont des choses que je n’aurais pas besoin de vous dire, vous les savez. Et maintenant voici du pittoresque. En voyant Wanda, qui fit son entrée comme si de petits nuages blancs soutenaient ses pieds jeunes et délicats, afin que tout fût bien doux à chacun de ses pas, sans rien qui fatigue, il fit d’elle en un tour de main – c’est-à-dire qu’ici ses pensées lui donnaient pleins pouvoirs, pleins pouvoirs dont on pourrait discuter la légitimité, il est vrai – il fit d’elle l’impératrice de Russie et, tandis qu’une musique de casino lui caressait le front, il la voyait, dans un carrosse tiré par six, voire douze chevaux, à la stupéfaction virant bientôt à l’enthousiasme de toute la population, parcourir les rues de Saint-Pétersbourg. Ce n’est pas pour rien qu’on a pu dire par la suite au brigand : « Tu délires, mon vieux. » Les violons lui suggèrent immanquablement des révolutions. Passons. Qui a l’esprit vivant délire de temps en temps, c’est comme cela. D’une façon générale, il y a toute raison de croire qu’il était persécuté parce que cela allait presque de soi, parce que c’était facile. Ne le voyait-on pas toujours sans la moindre compagnie, si lamentablement seul ? On le persécutait pour qu’il apprenne à vivre. Il s’y exposait tellement. Il était comme la feuille qu’un enfant arrache d’un coup de baguette à sa branche, parce qu’il a remarqué son isolement. Il provoquait en somme la persécution. Et il finit par aimer cela. La suite au prochain chapitre. « Les enfants sont malins », entendisse quelqu’un dire un jour dans la rue. Il se trouvait intéressant d’être ainsi observé. L’idée le flattait qu’on lui fît l’honneur d’être pour ainsi dire l’objet d’un contrôle, d’une surveillance. Sans cela il se serait peut-être depuis longtemps trouvé lui-même ennuyeux. Cette ainsi nommée persécution représentait pour lui la résurrection d’un monde englouti, nous voulons dire son monde à lui, dont lui-même pensait qu’il manquait de vie. Puisqu’on lui prêtait attention, qu’on s’occupait de lui, on le comprenait. Cela le réconfortait naturellement. En même temps il constatait qu’en vérité pas une âme ne se souciait de lui. On se contentait de lui barrer constamment un peu la route, mais peut-être était-ce déjà quelque chose, beaucoup même, car les obstacles nous remuent, nous animent, nous élèvent, c’est bien connu. Il se disait qu’il devait faire attention ; du plus agité qu’il eût pu devenir il devenait l’homme le plus tranquille. Mais pour cela il prenait son temps.

« Vous n’êtes jamais nerveux », lui dit une fille, comme si elle voulait lui en faire presque un petit reproche. Il ne se liait à personne. C’est surtout cela dont on l’accusait. Et puis, comme il traînait des pieds quand il aurait eu besoin d’objets du genre peignes ou valises. Il se déplaçait toujours avec le même ridicule petit coffret de dame modèle Stucki, dont une femme lui avait jadis fait cadeau. Jamais il n’aurait dû, comme il le faisait alors, repriser lui-même ses pantalons. Quelle à jamais irréparable transgression. Et pour comble, cette affaire à présent avec l’exclue. Cela, jamais on ne l’oublia. Non, on ne pouvait pas passer là-dessus. On aurait pu tout lui pardonner, mais pas cela.

 

« Idiot », siffla-t-elle sur son passage. Comme il faut qu’elle ait intérieurement souffert à cause de lui pour lui dire une grossièreté aussi agressive. Tout près d’un kiosque à journaux et parmi la foule que le mélange des couleurs rendait pareille à un bouquet de fleurs, il croisa cette furieuse. Nous expliquerons, nous éclaircirons cette affaire plus tard. Un certain nombre de choses dans ces pages paraîtront encore mystérieuses au lecteur, comme nous l’espérons bien, disons-le, car si tout était déjà bien en place, ouvert à la compréhension, le contenu de cet écrit vous ferait déjà bâiller. Lui dit-elle ce mot parce qu’il exigeait toujours si peu, se déclarait content comme il était, n’entreprenait aucune offensive contre les dames et autres objets désirables ? Ne se mettait pas sur le devant de la scène, ne trouvait pas nécessaire, semblait-il, de « devenir quelqu’un » ? Oh comme les yeux appartenant au visage dont la bouche proférait ce mot méprisant grondaient merveilleusement. Une gronderie si molle, si douce, qu’elle lui paraissait belle à elle toute seule. La colère de cette « fleur de l’Orient » venait-elle de ce qu’il enfilait toujours les arcades de notre ville au pas de gymnastique et dans l’extase ? Marcher à travers la foule déjà suffisait à le rendre heureux, à trouver cela formidablement drôle. À part cela il semblait ne penser à rien, sinon de temps à autre et très vite à des dessins de Beardsley ou à n’importe quoi d’autre du vaste royaume de l’art et de la culture. Il pensait toujours à quelque chose. Sa tête était constamment occupée par une idée quelconque et lointaine. Que les gens qui l’entouraient et qui remarquaient cela ne l’aient pas très bien pris, vous le comprendrez facilement. Le proche, le lointain, et à présent encore cette « Tour de la faim » dans le poème de Dante qu’on appelle La Divine Comédie, et nous n’en avons toujours pas terminé avec la remarque que cette personnalité de poids s’adressant au brigand avait laissé tomber : « On te persécute, mon cher. » Le brigand certes oublia pour sa part cette chose dite en passant, nous aimerions dire : immédiatement, mais nous, nous, elle nous préoccupe. Quel enfant ! Est-ce à cause de son côté enfantin qu’on le persécutait ? Lui en savait-on mauvais gré peut-être ? C’est bien possible. Et puis encore ceci qu’il ne faut pas perdre de vue : « à cette époque », quand il arriva dans notre ville, il était certainement malade, manquant étrangement d’équilibre, de calme. Il y avait comme pour dire des voix intérieures qui ne le laissaient pas en paix. Venait-il chez nous pour se guérir, pour se transformer en citoyen parmi les autres, serein et content de son sort ? Ce qui est sûr, c’est qu’en plus il souffrait de crises qui consistaient à penser que « tout » allait mal pour lui. Assez longtemps après il était resté extrêmement méfiant. Se croyait persécuté. Soit, il l’était en fait, mais peu à peu il réapprit à rire. Cela faisait assez longtemps en effet qu’il ne pouvait plus rire du tout. Est-ce qu’en revanche il rirait trop aujourd’hui ? Non, tout de même. Les filles Stalder aussi le martyrisaient, si l’expression est permise. Mais si elles le martyrisaient, c’était bien pour l’unique raison que la vie de son côté martyrisait les filles Stalder. Nous nous faisons mutuellement souffrir, parce que nous souffrons tous de quelque chose. On est plus porté à se venger quand on ne va pas bien soi-même. On se venge donc moins par méchanceté qu’à cause d’un mal, et nous sommes faits de telle sorte qu’aucun de nous n’est à l’abri de tout mal. Je crois que je me fais bien comprendre ici. Déjà les filles Stalder bâillaient assez souvent en la présence du brigand. Ce bâillement lui semblait voulu et l’était sans doute aussi, mais si au début il l’avait haï, par la suite cela ne lui faisait plus rien. Un jour dans la rue, comme un monsieur de bonne apparence lui bâillait au nez sans plus de façons, il jeta son mégot de cigarette dans ce trou de bâille que l’autre lui ouvrait. Vous pouvez vous imaginer les yeux que fit l’homme-cendrier. Cette action pourrait s’intituler : « La Vengeance du brigand ». Par chance elle était de nature plutôt espiègle. En lui bâillant au nez on essayait de le troubler, de le rendre perplexe. On a toujours essayé de provoquer en lui un sentiment de doute, de division, de désaccord avec lui-même. On voulait qu’il s’énerve, on voulait le voir bondir, sauter en l’air, bref, enrager, on voulait le voir en colère. Mais le brigand vit clair dans ces intentions. Aussi tous ces remueurs de mains, ces gesticulants l’avaient toujours passablement énervé au commencement. Mais c’était fini depuis longtemps. Je parle des gens qui exécutaient tout près devant ses yeux des gestes avec la main, comme s’ils jetaient ce qu’ils ne jugeaient pas bon. Ces façons de jeter l’avaient plus d’une fois terriblement irrité. C’est que dans un premier moment, il avait l’impression que c’était lui, le brigand, qu’on jetait ainsi. Susceptibilité optique naturellement. Bâiller, jeter, et quoi encore ? Et puis ces rubans noirs qu’on voyait toujours aux manches de gens qui avaient eu un mort quelconque et tenaient à faire savoir ainsi le regret qu’ils en avaient. Comme ces regrets sur rubans pouvaient irriter le brigand. Et aujourd’hui, est-ce qu’ils l’irritent encore ? Non ! Peut-être un tout petit reste en train de disparaître. Sinon ces signes de deuil n’endeuillent plus son humeur. Cette façon qu’elle avait eue de lui dire « idiot ». Une véritable agression. On pouvait croire qu’elle l’avait attendu là exprès à côté du kiosque pour lui lancer ce mot. Elle est un peu plantureuse. Un peu trop, ce qui est dommage naturellement. Et elle ne se tient pas droite avec l’énergie nécessaire. Mais quel visage délicat. Elle était la compagne obligée de Wanda et le brigand dans ses amours wandaïennes montrait un inépuisable et incomparable zèle. Il est tout de même passé un jour sans plus de cérémonie chez l’autre. À ce propos eut lieu entre lui et une demoiselle une assez longue conversation, dont nous reproduirons le contenu, car cela nous paraît indispensable. Pour le moment donc, il était encore « sous » Wanda, soumis corps et âme au pouvoir de Wanda et voici ce qu’il disait un soir dans sa chambre : « Tours de la faim, hébergez-moi pour l’éternité, et vous, hamacs, laissez-la sans fin se balancer en vous, afin qu’elle ne cesse d’aller aussi bien que cela pourrait aller mal pour moi, car elle est le kitsch le plus aimable qui soit sur la terre du pôle sud au pôle nord, et j’aime cette adorable expression d’inculture et d’éducation un peu négligée, je l’aime jusque dans les profondeurs où nichent les vautours de la démence. » Ainsi parlait-il en s’enthousiasmant et en se faisant bien rire tout ensemble, car elle était à peine capable d’écrire une lettre, alors que lui était une espèce de notaire. « Tu es joli et rien d’autre, et tu ne fais rien d’autre que d’être entiché de moi », lui dit-elle dans l’endroit public où ils se rencontrèrent. Il leva les yeux au ciel, c’est-à-dire au plafond, et rit silencieusement. Et ce matin d’hiver quelle mine gelée elle avait. Elle passa à côté de lui les yeux baissés. Un jour qu’il la saluait, elle se tourna vers son amie en lui demandant : « Tu le connais ? » L’autre répondit « Non. » Mais ce non ne sonnait pas naturellement, ne sonnait pas juste. Il y avait de la gêne en lui. Toutes les deux le connaissaient fort bien, mais c’était leur idée à présent de ne pas le connaître. Et puis un autre jour, c’était elle qui mendiait : « Viens donc et amuse-toi avec nous. » Lui faisait alors comme s’il ne l’avait jamais vue. « Donne-lui une gifle », suggérait l’autre, mais le ton n’y était pas. Il avait quelque chose de timide. Un jour, la maison était pleine de monde, je veux dire la salle dans laquelle des gens de toutes sortes de milieux s’étaient réunis pour écouter chanter un chanteur. Il n’y avait plus une place de libre. Le brigand occupait confortablement la sienne. Arrivèrent alors Wanda et ses parents. Ils regardèrent de tous côtés à la recherche de sièges, mais sans résultat. Wanda jeta un œil sur le petit brigand mais celui-ci ne broncha pas, ne se leva pas poliment pour demander la permission de dégager les lieux. Cette lèche ! Wanda tremblait de colère et du sentiment de sa dignité offensée. Enfin elle repartit en donnant aux battants de la porte un coup qui les fit valser sur leurs gonds. « J’en aime déjà une que je ne connais pas encore, disait une voix dans l’âme du brigand. – Tu feras sa connaissance », tonna en réponse l’âme du monde. Une actrice lui écrivit. Ames de tous ceux qui sont morts au combat, pardonnez à ce garçon qui court d’un magasin à l’autre pour choisir les cravates propres à le faire briller aux yeux de la petite Wanda, qui le prenait pour un enfant sans qu’elle pût rien savoir des qualités de cet enfant. Une fois elle était ravissante en vert et rose, mais on peut être ravissant sans que cet air ravissant ait sur un brigand comme lui d’autre effet qu’une forme limitée de contentement. L’air ravissant ravit, il est fait pour cela, mais du ravissement à l’amour il y a tout un ciel, l’amour c’est autre chose. Mais ce brigand n’avait donc pas de tâches sociales ? Pour le moment pas encore, semble-t-il. Il n’y avait rien de pressé non plus. Est-elle méchante, Wanda ? C’est une question qu’un petit garçon lui avait posée de sa fenêtre. Le brigand fit cette étrange réponse : « Elle n’est pas assez méchante et c’est pour cela que je ne suis pas gentil avec elle. » Ah, si une effacée pouvait être tout pour moi. Les jours viendront-ils jamais, et les semaines, qu’emplira de toute sa gloire la sans gloire ? « Viens donc », dit Wanda sur un ton câlin, tandis que le brigand feuilletait une revue théâtrale. Elle était en velours brun le jour où elle le priait si gentiment, mais c’est un tout autre « viens donc » qui se mit à vivre en lui, un vœu suppliant qu’il avait toute raison d’exprimer, car depuis combien de temps déjà gaspillait-il un temps précieux ? Devait-il se faire précepteur ? Wanda avait les lèvres un peu épaisses. Peut-être sont-ce ces lèvres un peu boursouflées qui firent qu’il perdit le respect qu’il avait pour elle. Lui qui lui avait si souvent couru après, couru à son devant, pour s’immobiliser dans sa course, attendant de voir les gestes qu’elle allait faire, se dit plus tard : « C’est elle qui me poursuit. » Et quand en plus elle parvint à l’âge où elle porta des robes longues, elle cessa de lui plaire. Elle avait perdu ce qu’elle avait eu de drôle, son côté clochette, délicat, maniéré. Elle changea aussi de coiffure. Dans ses boucles qui tombaient sur ses épaules elle ressemblait à un prince travesti, à une apparition venue d’un pays merveilleux, comme si elle arrivait du Caucase ou de la Perse. Mais à cette époque il avait déjà fait la connaissance de l’autre. On ne peut pas admirer deux filles au même degré. Il écrivit : « J’allai vers l’autre dans un état de distraction, parce qu’à cause de Wanda j’étais toujours en route, sans du tout prévoir que l’autre allait devenir beaucoup plus pour moi. Où peut bien être Wanda ? Ai-je du remords à cause d’elle ? En aucune façon. » Et en plus d’Edith il y avait aussi cette Julie qu’il trouvait jolie. Mais à présent et décidément, parlons d’Edith.

 

À supposer, qui sait, que je réussisse à écrire ce modeste livre, en quoi cela pourrait-il faire tort à l’écrivain chef Dubi de Dubendorf, lui qui avec ses pièces de théâtre accumule les succès et remplit les salles ? Serions-nous autre chose que les ouvriers de la vigne de nos efforts communs, puisque la chance veut que nous nous efforcions à quelque chose. Tous les soucis qu’une mère se fait pour ses enfants ! Comme c’est bien, que les enfants ne s’en fassent aucune idée. Une soirée à l’opéra va maintenant en lieu et place convenable apparaître toute en rouge. Ce rouge donnait une impression de douceur et de bien-être, je suppose. Était-ce juste, était-ce humain de la part de ces impitoyables sœurs Stalder d’obliger un être aussi bon, aussi inoffensif que notre brigand, à dormir dans un lit au cœur si dur ? Le lit était dur comme une planche, alors que tout le monde sait que les convictions du brigand sont souples comme des nouilles dans leur beurre. Comme ce pauvre rêveur livré aux yeux et à la présence de femmes nous fait de la peine, encore que nous ne puissions tout à fait exclure ici le plaisir de l’asticoter. Jamais ces jamais assez prisées sœurs Stalder n’auraient dû poser sur sa commode un napperon sur lequel était brodé que les gens raisonnables relèvent toujours la tête, c’est-à-dire ne perdent jamais courage. Hélas, comme lui-même souvent n’en perdait pas moins le sien. Ne lui arrivait-il pas souvent de s’écrouler presque de découragement ? « Quand le matin blêmit, ouvre l’œil et souris », disait ce merveilleusement moral dessus de cheminée ou de buffet. Ne voit-on pas mieux après cela à quel point il se trouvait littéralement encerclé dans le sein de la famille Stalder ? Sur cette idée d’encerclement nous trouverons bien l’occasion de revenir. La position enfermée du brigand ne laisse place à aucun doute. C’est dans le seul et unique but de lui faire perdre son humour, ce cadeau des dieux, que des gens, qui eux-mêmes n’en montraient pas toujours, lui demandaient : « Qu’avez-vous fait de votre humour ? Où l’avez-vous laissé s’enfuir ? » Dans des moments pareils il avait besoin de toute la force de sa confiance en lui-même pour garder son équilibre. Dieu merci il parvenait contre toutes les recommandations qui lui étaient faites à ne pas être un philistin ou un sec avocat et à sourire en ouvrant l’œil à l’aube de chaque matin, une chose qu’il faisait du reste instinctivement. Faut-il donc rappeler aux bouchers leur boucherie, aux boulangers leur boulange, aux serruriers la serrurerie, aux bons vivants qu’il fait bon vivre, aux pieux la piété et aux enfants leur enfance ? C’est le bon moyen pour ôter aux professionnels ce qu’ils aiment dans leur profession et aux joyeux le goût de la joie. Faut-il rendre les jeunes spécialement attentifs à leur jeunesse ? C’est nécessaire ? Nécessaire qu’un humoriste ne soit toute la sainte journée rien d’autre que de bonne humeur ? Pour devenir l’image du parfait rigolo ? Combien de fois par la suite le brigand ne vit-il pas cette demoiselle Stalder sans la moindre trace d’humour dans le visage. Il ne l’en laissa pas moins être comme elle était, ne l’aborda pas pour lui reprocher son air maussade, revêche, et il ne l’exhorta pas non plus à relever la tête un peu mieux que ça. Il y a malheureusement beaucoup trop de gens chez nous qui veulent jouer les maîtres d’école. Ne pourrait-on déceler dans notre nation, si estimable par ailleurs, une propension à faire la morale sans nécessité ? Si c’était le cas, il s’agirait d’une particularité qui devrait nous faire baisser le nez presque jusqu’à terre, car la morale faite mal à propos, sans raison, peut provoquer le mal et l’a certainement déjà en maintes occasions allumé et propagé. Mais chaque nation a son caractère et c’est comme cela. On doit s’en accommoder docilement et c’est aussi ce qu’on fait. Si je dis à quelqu’un : « Tu n’es qu’un sot », il s’empressera de commettre une sottise, aussi sûr et certain que deux et deux font quatre. Vais-je dresser une bête, par exemple, en en restant à ma conviction qu’une bête n’est rien d’autre qu’une bête stupide ? Le dressage consiste à prendre en charge la bête stupide, loyalement, à la former et du même coup à me former moi-même. Quand quelqu’un de cultivé essaye de transmettre sa culture à un inculte, il s’applique en même temps à une plus grande perfection de lui-même. La mère Stalder taquinait le brigand parce qu’il continuait à étudier. La taquinerie n’était qu’une feinte, un artifice. Ce qui lui aurait plu, c’est qu’il épouse hardiment l’une des filles, voire les deux d’un coup, qu’il fonce en somme dans l’inconnu, qu’il s’envole dans l’azur des optimistes et jusqu’en haut du Stockhorn, qui est une montagne des Alpes bernoises dont le sommet ressemble à une corne. Une fois installé là le brigand aurait pu tous les matins sonner à pleins poumons de sa corne de détresse, tandis qu’une des filles Stalder ou les deux à la fois n’auraient plus eu qu’à peindre, écrire des poèmes, chanter, faire de la musique, danser et exulter, et tout cela aurait fait un vrai petit chalet suisse avec mademoiselle Stalder en mère Stauffacher[2] prenant des allures féministes. En réalité elle n’était qu’une espèce d’Eliseli, une petite commère faisant la cultivée, comme celle que nous représente un auteur qui n’est autre que Gotthelf dans Uli, le valet, n’ayant en tête que d’améliorer, instruire, affiner, corriger ledit Uli et qui pour punition de sa sottise eut un sot mari. Le brigand était par moments un veau tout aussi doux et borné qu’Uli. Tout comme lui il avait tendance à croire intelligent un chien stupide, et gentil un chien méchant, raison pour laquelle la moindre baudruche, le moindre m’as-tu-vu, allais-je dire, se permettait de se moquer de lui. Mais Fritz n’est pas comme cela, je parle de ce jeune homme pas très sûr de lui qui habite là-haut dans les montagnes, où il passe son temps à cirer des chaussures. Son frère est instituteur et se sent un peu esseulé. Oui, il y a encore des hommes qui grandissent, qui ne sont pas devenus en un tour de main, à une vitesse à faire peur, des produits finis extérieurement et intérieurement, comme si les hommes étaient des petits pains qu’on fabrique en cinq minutes et qu’on vend aussitôt afin qu’ils soient consommés. Il y a encore, Dieu merci, des gens qui doutent, certains même qui ont l’instinct d’hésitation. Comme si tous ceux qui y vont carrément, qui savent mettre l’affaire dans le sac, qui font valoir des prétentions, étaient pour nous un exemple à suivre et, pour le pays auquel ils appartiennent, de bons citoyens. Eh bien justement non ! Et il y a des non-prêts mieux préparés que les déjà prêts, et des inutiles souvent beaucoup plus utiles que les utilisables, et finalement il n’est pas besoin que n’importe quoi soit immédiatement ou dans les plus brefs délais mis à la disposition des besoins. Je souhaite, moi, joyeuse vie, dans notre temps aussi, à un certain luxe de l’homme, et une société tombe entre les mains du diable quand elle prétend éliminer toute forme de nonchalance et de relâchement. Ici se dresse brusquement devant les yeux du brigand la figure de la rejetée, de l’éliminée de tout à l’heure. Il s’agit d’être prudent avec une femme comme ça. Sinon le lecteur atteint dans sa pudeur pourrait tousser ou même, qui sait, cracher d’indignation et me laisser choir. Il y avait déjà bien assez sans cela de nez qu’on mouchait en présence du brigand. Comment expliquer ce nombre de gens qui, quand il les croisait, mettaient un soin particulier à se nettoyer le nez avec leur mouchoir, comme si le son nasillard qu’ils produisaient voulait dire : « Tant pis pour toi. » Nous reviendrons amplement sur ces doigts dans le nez et autres crachats. Le temps dont nous disposons nous le permettra certainement. J’ai déjà consacré un soin touchant aux filles Stalder. Mais à présent je pense à cette jolie femme, qui posait son petit doigt sur la bouche, comme si elle avait voulu signifier par là au brigand : « Sois doux et calme comme un rocher dans les brisants. » Cette très jolie femme cessa dans la suite de poser son doigt sur la bouche, comme si « ça ne servait plus à rien ». Spécialement cette femme aimable, le brigand l’avait regardée cent fois au fond des yeux quand il la rencontrait, comme s’il avait cherché à y lire ce que signifiait pour lui la gaieté, l’espérance, etc. Quant à nous, nous n’attribuons à cette femme aucune importance particulière. Bien que nous ne puissions là être sûr de rien. Je la tiens en tout cas pour une gentille, une bonne. Mais les bons peuvent en certaines circonstances trop en faire.

La bonté ne résout pas tout. Si seulement, une bonne fois pour toutes, ces nez et ces cannes pouvaient nous laisser en paix. J’ai beau écrire ici comme un préposé aux écritures, je n’ai toujours pas dépassé ce duel que le brigand livra à un monsieur en pleine rue au retour d’une promenade. Le cher soleil était haut dans le ciel. Allez-vous-en maintenant, les nez, nous en sommes à présent à un revolver, qui du reste n’existait peut-être pas. On l’en menaçait peut-être simplement. Il n’avait pas laissé le passage à une dame qui marchait à côté de ce monsieur dont elle paraissait être la femme. Seigneur Dieu, cet empressement pour son épouse ! Si seulement tous les maris faisaient la même chose. Il aurait fallu le voir se précipiter sur le brigand tout en s’exclamant : « Toi, je vais te montrer ce que c’est que la politesse ! » Mais le brigand révéla un cœur de lion. Les voilà déjà tout près l’un de l’autre. Le brigand reçut un coup de canne sur la main. L’instant d’après il se jetait sur l’agresseur d’une façon qui fit que la pauvre femme poussa un cri : « Pour l’amour du ciel, Willi ! » Le cri fendit l’air comme un véritable appel au secours. Le militant pour le respect des règles du savoir-vivre sur la voie publique se vit arracher sa canne. « Va-t’en ou je tire », cria, ou seulement s’écria, monsieur Toutun ou Toudemême. Car il semblait tout de même un homme sincère, dévoué à sa femme. Le hasard fait que notre brigand a très peur des pistolets. En vertu de cette faiblesse et parce qu’il devait bien reconnaître qu’il était en faute, il quitta la place. Cette retraite provoqua le sourire victorieux de l’épouse apeurée. Son Willi avait gagné. Mais le brigand s’en fut la tête haute comme si le champ de bataille s’appelait Marignan et qu’il se fût tiré d’une grande affaire sans avoir perdu sa dignité. Une délicieuse élasticité courait dans tous ses membres. Cette journée comptait parmi les plus amusantes, et la main qu’il avait dû pour ainsi dire sacrifier en expiation de sa faute, qui avait pris le coup d’un homme animé par une vertueuse colère, un peu vive tout de même pouvait-on dire, une fois à la maison, il l’embrassa. Le brigand admirait cette main patiente, et il tenait à la caresser comme un enfant qui aurait été puni sans avoir été coupable. Car enfin cette pauvre main n’y était pour rien si le brigand ne s’était pas conduit comme un habitué des salons. N’est-ce pas merveilleux que nous ayons des mains qui prennent les coups destinés à la tête, le trône où siège l’orgueil ? Pardon d’avoir dévidé un peu longuement cette histoire de canne, dans l’idée qu’elle méritait l’attention. Il regarda donc sa main et lui dit : « Eh oui, ce sont les bons qu’on humilie… » Et il se moqua d’elle d’avoir été punie. Pourquoi l’avait-elle protégé ? Pourquoi tant d’empressement à lui servir de bouclier ? Parce qu’elle était sa servante naturelle ? Les serviteurs sont-ils tout juste assez bons pour jouer les paratonnerres, les parasols et quoi encore ? Faut-il toujours que les gentils trempent leur pain dans la soupe des méchants et des sans-gêne ? Comme il se trouvait lui-même méchant de rire. « Mais tu es la mienne », se dit-il et lui dit-il. C’est donc parce qu’elle était sienne qu’elle allait mal. Mais peut-être s’en réjouissait-elle ? Il y a des âmes qui ne s’ouvrent à la joie et n’en prennent conscience, longtemps après, que parce qu’elles ont pu contribuer à empêcher un malheur, parce qu’elles ont su endurer la souffrance, parce qu’elles ont eu la chance d’épargner à un être supérieur une disgrâce qu’elles ont prise sur elles, le mépris et l’humiliation qu’elles ont essuyés à sa place. Des âmes comme celles-là ne trouvent leur beauté et la fraîcheur, l’apaisement de leur soif, que sous une pluie d’injustices qui les transperce. Et la main paraissait elle-même heureuse, paraissait sourire à l’absence de ménagement de son possesseur. S’il pouvait y avoir beaucoup d’âmes semblables à celle qui habitait cette main muette, et que ces âmes pussent être éveillées, mises à la disposition d’un seul tout ! Que de forces sont négligées, brûlent d’être employées, brûlées, de vivre et de mourir en plein effort. Mais pourquoi à présent le brigand adresse-t-il à la bonne main cette petite tape de contentement ? Comme nous aimons tous jouer aux grands, aux protecteurs. Gens insensibles. Rien ne nous fait autant croire à notre efficacité qu’une certaine pauvreté d’esprit, de sensibilité. Peut-être avons-nous raison sur ce point. Quand on se maîtrise, c’est qu’on a déjà évacué ses sentiments. Se maîtriser, cela signifie justement dépasser le sentiment, qu’il faudra pourtant bien retrouver, qu’on veut retrouver. Et en ce sens la maîtrise serait instable. Et les serviteurs, ceux qui prennent les coups, seraient les plus forts, les mieux remplis d’eux-mêmes. Et les maîtres seraient les inquiets, ceux qui ont besoin d’aide. Quant aux souffrances, elles seraient de deux sortes, heureuses et malheureuses. Et dominer représenterait une tâche qui dépasserait leurs forces et ainsi les rendrait malades. Et peut-être un grand se trouverait-il soulagé de tomber à mes pieds. Oh, comme cela le faisait rire de penser cela. Il n’a pas tout son bon sens. Et pourtant, si seulement un de ces grands parvenait au moins à rire une bonne fois. Il y eut comme cela une fille de roi qui ne riait jamais. Elle avait l’air d’une pierre. Immuablement la même. Elle avait été éduquée à cela depuis sa jeunesse, à être immuablement la même. Quand elle voyait les autres soupirer, rire, s’amuser du monde, etc., cela provoquait en elle une angoisse inexplicable. Elle avait carrément peur d’elle-même. Elle mit alors une annonce disant que celui qui pourrait la faire rire un bon coup, elle le prendrait pour mari, et il se présenta. C’était un apprenti artisan et il avait l’air un peu bête. À peine l’avait-elle vu qu’elle ne put s’empêcher de rire aux éclats. Mais de là à devenir sa femme, il n’en était plus question. Sa fierté se cabrait haut à l’idée d’épouser un tailleur. Mais on le lui donna quand même et elle le prit. Ceci nous amène aux travaux manuels. Ce sera la matière du chapitre suivant. Comme mes mains et mes jambes tremblaient ce matin, rien que de songer que j’allais devoir lui présenter un mal élevé. Présenter à qui ?

 

Avec la tranquille aisance d’un critique je poursuis mon compte rendu et te déclare sans ambages, chère Edith, que si tu n’es pas encore célèbre, tu le deviendras avec le temps, car à ton propos circulent dans les salons de capitales étrangères les histoires les plus élégantes. Réjouis-toi donc et ne fais pas « une tête » comme s’il ne faisait que pleuvoir depuis des semaines. Sans faillir à la politesse, toutefois, je veux à présent régler quelques petits comptes avec toi. Où peux-tu bien être, c’est une question qui nous dépasse. Ne pourrait-on presque dire que tes apparitions publiques se font un peu trop rares ? La dernière fois qu’on te vit, c’était avec un chapeau noir orné de longs rubans dévalant sur ton dos merveilleux. Ne va pas te négliger. Ce que nous voudrions te faire savoir ici, c’est l’absolue prévention où nous sommes à ton égard. Avec le brigand, dont tu es l’aimée, il en va autrement. Il est sous notre protection, et c’est à notre demande qu’il nous raconte jusque dans le plus menu détail ce qui s’est passé entre lui et toi de romantique, etc. Il prétendit d’abord qu’il t’avait fait cadeau de diamants que de ton côté tu avais acceptés sans broncher. Par la suite il nous avoua qu’il avait un peu menti. Nous n’omîmes pas de l’en blâmer. À ce propos et selon toute apparence, tu ne connais pas l’île de Rügen dans la mer Baltique, que le brigand a mesurée de ses pas en long et en large. Il a voyagé dans le monde plus loin que toi qui n’es même pas allée jusqu’à Paris. L’avantage principal dont tu peux faire état est et demeure d’avoir été dans cette petite salle ce qu’on pouvait nommer la plus belle. Tout établissement de ce genre a chaque fois sa « plus belle ». Mais que dire de tes manières ? Nous n’allons pas nous gêner devant toi. Nous sommes entourés de gens importants qui sont nos amis. Tu ne peux rien contre la direction des choses, qui est entre nos mains. Le brigand nous a assuré qu’il t’avait témoigné toutes sortes d’attentions. Nous le défendons dans la mesure où il nous paraît le mériter. Du reste n’aie absolument aucune peur de ce que nous disons. Une bonne moitié du monde, de celui en particulier qui s’intéresse à la littérature, est pénétrée de ton charme. Une foule de femmes déjà s’intéressent à toi. Elles sont toutes d’avis que le brigand t’a mal traitée. Mais moi, qui le surveille, je suis d’un autre avis. Il t’a aimée et t’aime encore aujourd’hui, comme nul ne pourra t’aimer ou ne t’a déjà aimée. Il te fît parvenir ensuite par une tierce personne des roses qui coûtaient douze francs et qu’il te plut de garder. Étrange conduite, cette façon d’accepter des dons sans juger digne d’un regard le donateur. Dis-nous, trésor, où as-tu appris ces manières ? Le brigand, il faut que tu le saches, c’est quelqu’un qui est allé un grand nombre de fois chez une institutrice qui, chaque fois qu’elle s’entretenait avec lui ou qu’il s’entretenait avec elle, posait un revolver chargé sur la table pour répondre à toute inconvenance par l’usage d’une arme. Il semble que tu ne t’en sois jamais doutée. Lorsqu’il recherchait tes faveurs, il recherchait dans le même temps les faveurs d’une autre qui dans une autre petite salle faisait aussi figure de la belle. En savais-tu quelque chose ? Nous te prions de ne pas essayer de punir l’auteur de ces lignes en prenant des airs, cela n’aurait aucun sens, cela ne ferait tout au plus que de te conférer une touche de provincialisme. Tu ne veux tout de même pas paraître à tout prix une provinciale à nos yeux de voyageur ? Nous te prions d’y songer. Au brigand, l’autre, celle dont il recherchait les faveurs, dit ceci : « Vous êtes vraiment trop gentil. » C’était une très aimable, une reconnaissante. Un jour, dans cette autre petite salle, il a mangé un poulet, arrosé de Dôle. Nous disons cela simplement parce que rien de plus important pour le moment ne nous vient à l’esprit. Une plume préfère écrire une chose incongrue plutôt que de se reposer ne fût-ce qu’un moment. Peut-être est-ce là un des secrets d’une écriture de qualité, c’est-à-dire qu’il faut toujours que quelque chose d’impulsif entre dans l’écriture. Si tu ne nous comprends pas très bien ici, c’est sans importance. L’autre un beau jour s’en alla, plus précisément elle déménagea dans une autre ville. En ce qui concerne la fidélité, l’infidélité, etc., il s’agit là de notions bourgeoises dont Amor se moque royalement. Tu nous feras le plaisir de comprendre cela. Tu avais en ce temps-là le plus charmant petit nez de toute la ville. Nous espérons que cette char-manterie-là t’est restée. Mais le plissement du front n’a jamais été ton fort. Le brigand nous a dit que de ce point de vue tu laissais plutôt à désirer. Tu ne te donnais manifestement pas le mal nécessaire. Ne savais-tu pas assez que c’est un enfant, et en même temps quelqu’un qu’on persécute parce qu’il a jadis permis à un capitaine anglais de lui pincer la jambe ? Il était cinq heures du soir dans un corridor de château, et c’était en décembre, où le jour commence tôt à s’assombrir. Le brigand était en train d’allumer les lampes et pour ce faire était monté sur une chaise, en frac de surcroît, car il était domestique, bien que ce ne fût qu’en second. C’est alors que vint à pas rapides cet Anglais, qui se permit ce geste aimable, et le même jour, tous deux se retrouvaient dans la chambre du brigand au rez-de-chaussée, vite avant le souper, plus exactement le dîner, puisque le repas qu’on prend d’habitude à huit heures du soir s’appelle dîner. Et là, l’Anglais posa au brigand une question délicate, et nous, nous te demandons délicatement, Edith, si tu n’es pas tout près de croire que tu as été un peu lâche à l’égard du brigand. Il faut dire qu’il l’a certainement été aussi à ton égard. Pour quelle raison particulière, à propos, as-tu nettoyé un jour en ce temps-là tes chaussures de toile avec la serviette ? Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir signifier ? Dis-nous-le à l’occasion. Le brigand y a songé durant des jours, voire des semaines, sans être capable de trouver la réponse. Il lui est arrivé une fois de ramasser pour toi sur le sol des sous-tasses ou des petites assiettes et tu lui as dit d’une voix lasse et en français : « Merci. » Tu aimais d’une façon générale jouer à être lasse, tu te penchais comme un lys contre le pilier qui servait à soutenir le plafond, mais quant aux cent francs, tu ne les as jamais reçus. Si le brigand te les avait donnés, tu ne l’en aurais guère estimé, car les cent francs, disons-le, auraient été d’une nature complètement littéraire, académique. Il a en effet raconté un jour, dans un manuscrit, qu’il avait mis cent francs dans la petite main d’une serveuse, et depuis lors toutes les serveuses de cette ville ont attendu la remise de cet argent poétique. Mais le brigand n’est tout de même pas, il s’en faut encore de beaucoup, ce veau docile. Mais pourquoi après ce bouquet de roses n’as-tu pas échangé le moindre mot avec lui ? Ça lui a fait un choc énorme. Pendant longtemps il n’a pu bien dormir après cela, et il est si nécessaire aux enfants de jouir d’un bon sommeil. Ne voyais-tu pas comme en ta présence, à ta vue, qui le ravissait tant, tout ce qu’il avait d’enfantin se mettait à vivre, à sortir de lui ? Pourquoi ne lui donnais-tu pas au moins de temps en temps ta main, ou ne le prenais-tu par la sienne en lui disant : « Ne parle plus » ? Que t’aurait coûté cette simple mesure qui lui aurait suffi pour être tout à fait content de toi et de lui-même. De toi, il l’était déjà sans cela, mais non de lui. Tu dois donc admettre à ta charge que jamais ni d’aucune manière tu ne l’as compris. Tu t’es présentée une fois devant lui avec un chapeau vert, mais c’est bien tout ce que tu as fait pour lui, lui dont l’âme en fin de compte ne saurait se contenter de chapeaux verts pour être rassasiée. D’une façon générale tu étais très paresseuse. Le brigand t’imita et le devint pareillement. Il nous a dit qu’il t’estimait des millions de fois plus que les précédents objets de sa flamme. C’est à toi qu’il aurait peut-être dû dire cela, mais toi, tu n’avais toujours en tête que ces misérables stupides cent francs littéraires, et du coup tu voyais dans le brigand assis en face de toi non pas un homme mais un débiteur, un oisif. N’as-tu pas dit une fois en t’adressant à quelques messieurs de ton entourage : « Il est un peu lourd, quoi. » Mais en gros tu le tenais pour brave. Tu n’as pas honte de n’avoir su rien trouver d’autre en lui que ce petit bout d’honorabilité ? Il est quelque chose de bien plus précieux, bien plus original, plus riche que ce qu’on entend simplement par un honnête garçon ou un brave homme. Un soir il était en visite chez une personnalité d’un poids non négligeable, et cette personnalité dit entre autres choses dans la conversation : « Quand on ne s’épanouit pas sexuellement, l’esprit s’atrophie. » On assistait à une sorte de gâtisme, selon son expression. Possible aussi qu’il ait dit cela autrement. Mais pour le sens c’était cela. Pour en revenir à l’Anglais du château, qui vite avant qu’on ne passe à table pour le repas du soir parlait avec le brigand, il lui demanda : « Vous fréquentez les filles ? », à quoi le questionné répondit : « Non. – Quel est votre plaisir alors dans l’existence ? » Au lieu de lui dire comment il s’amusait ou comment il s’arrangeait pour se passer d’amusements, il se pencha vers la main de l’Anglais et la baisa. Appliquer à cet homme tout simplement, comme cela, par commodité, l’adjectif « brave », cela ne témoigne-t-il pas d’une forme de mépris dont on n’est pas soi-même conscient, à moins qu’il ne s’agisse d’une bouffée de bienveillance, mais cela ne témoigne pas en tout cas d’un intérêt bien profond. Le brigand lui-même, qui possède un cerveau plus fin que la moyenne, avait toujours ressenti ce qualificatif comme presque insultant, et nous devons lui donner absolument raison. Et pourquoi donc le persécuterait-on s’il n’était rien d’autre que brave ? Pourrais-tu l’expliquer ? Non, Dieu merci, il n’était pas toujours brave. Il devrait se sentir honteux s’il n’avait jamais été plus que cela. Comme si tu avais voulu l’étiqueter mitron ou tonnelier ou je ne sais quoi, voilà comme tu trouvais bon de le qualifier. Nous exigeons de toi que sur ce mot petit-bourgeois sorti de ta bouche tu t’expliques en bonne et due forme devant nous. Il se montrait très timide avec toi et c’est sans doute la raison pour laquelle tu le jugeais d’une façon terriblement superficielle. Du reste il est possible que ta conduite fût la bonne. Il nous avoua avec un accent très sincère qu’il te devait beaucoup. Il n’avait, disait-il, avant de t’avoir rencontrée, jamais connu les larmes, mais maintenant il savait ce qu’on ressent quand on pleure, la douleur de l’âme lui était apparue comme un paradis. Nous étions loin de comprendre ce qu’il voulait dire, mais lui-même devait bien savoir ce qu’il nous racontait, et son visage pendant ce temps avait un air de franchise qui ne pouvait tromper. Tu as donc bien été son ange, sans le savoir, mais c’est justement pour cela que tu l’étais. Un jour tu lui refusas quelque chose, ou plutôt tu le repoussas à l’occasion d’une demande, et là-dessus il prit la fuite mais il revint aussi. Cela n’aurait donc pas eu d’importance. Tu es donc bien l’aimée au-delà de toute parole, mais simplement tu ne l’as jamais compris, parce que l’importance qu’on nous donne nous dérange. Chacun de nous préfère être aimé au sens moyen. C’est le bien-être, qui nous plaît. Personne n’a envie d’être un saint pour l’autre, il faudrait être une statue autrement. Être un exemple, rien de plus ennuyeux, non ? Voilà pourquoi, chère Edith, tu n’es rien de moins qu’une grande, grande pécheresse. Je trouverais très gentil de ta part que tu le comprennes, mais naturellement tu ne le comprendras jamais, pour la raison déjà que tu n’en as jamais le temps. Au demeurant, rassure-toi, le brigand a tout ce qu’il lui faut. Il m’a dit qu’il avait le sentiment d’avoir grâce à toi appris à marcher, une chose qu’il n’avait pas su encore bien faire auparavant. Nous trouvons ici une fois de plus une allusion à son côté enfantin. Il se rendit, au temps où tu repoussais sa requête, chez un écrivain qui avait une femme qu’on peut dire très intelligente, qui est pianiste et qui, alors que tous trois, l’écrivain, le brigand et la femme de l’écrivain, avaient pris place ensemble, débattant de toutes sortes de sujets intéressants, se leva de son siège, alla dans la chambre voisine, en ressortit immédiatement avec une pile de livres sur les bras et rejoignit les parleurs en s’écriant joyeusement : « Voici toutes les œuvres parues jusqu’ici de mon brave mari. » L’écrivain fixa pensivement le plancher, comme si tout un cortège de souvenirs resurgissait devant lui. Le brigand prit sur ses genoux l’opus de l’écrivain, en tourna des pages et dit : « Je suis ravi. » Moi aussi, je suis ravi, mais c’est à l’idée du chapitre qui va suivre.

Le charme du passé dans ces petites villes anciennes de la côte baltique, comme Ribnitz, par exemple, avec ses églises fines et ses aristocratiques couvents qui évoquent l’obéissance et une hautaine piété, et aussi ces lacs bordés de montagnes, en Styrie, que le brigand trouvait reproduits dans des journaux de mode et qui l’enthousiasmaient. Edith lui avait tenu une fois ce spirituel propos : « Oh, à Magglingen là-haut ça doit être beau et puis aussi au bord du lac de Bienne. » Les jeunes filles, et les belles en particulier, ont-elles l’obligation d’être pleines d’esprit ? Comme si ce n’était pas la charge exclusive du beau monde masculin, qui fait constamment preuve d’un zèle touchant au service de la culture ? Cette allusion à la station de Magglingen, située à mille mètres au-dessus du niveau de la mer, rappela au brigand le souvenir de Walther Rathenau qui lui avait dit un jour qu’il connaissait aussi Magglingen, et qu’il avait trouvé que c’était un peu calme là-haut. Quant à moi, j’ai rencontré à Magglingen un grand nombre d’officiers français en civil. C’était peu de temps avant que n’éclate notre grande guerre que nous avons encore en mémoire, et tous ces jeunes messieurs, qui étaient venus chercher le délassement là-haut dans ces alpages fleuris et l’avaient en effet trouvé, durent suivre après cela l’appel de leur nation. Des flots bleus du lac de Bienne surgit également, on y songe aussitôt, la célèbre île Saint-Pierre avec son cadre idyllique, réputée comme lieu de vacances. Je dis tout cela d’une façon bien prosaïque, mais peut-être y a-t-il justement dans cette sobre description un bout de poésie. J’adresse aux sains d’esprit l’appel suivant : ne lisez donc pas toujours et exclusivement ces livres sains, faites donc aussi connaissance avec la littérature dite malade, où vous pourriez peut-être puiser un essentiel réconfort. Les gens sains devraient constamment prendre des risques en quelque manière. A quoi bon sinon, tonnerre de Dieu à la fin, être sain ? Simplement pour qu’un beau jour la mort vous en sorte, de cette bonne santé ? Fou-trement sinistre destin… Je sais aujourd’hui plus intensément que jamais que dans les cercles cultivés il y a beaucoup de petits-bourgeois, j’entends des froussards du point de vue moral et du point de vue esthétique. Or la frousse est quelque chose de malsain. Le brigand se trouva, un jour qu’il se baignait, à deux doigts de sa plus belle mort, par noyade. Au prix d’un valeureux effort avec les vagues, etc., il parvint en agile travailleur qu’il était à soustraire sa vie au pouvoir de l’humide, c’est-à-dire qu’il put regagner l’abri du sec. Mais il était presque à bout de souffle. O comme il remercia Dieu en silence. Un an plus tard il y eut cet apprenti de la laiterie qui se noya dans la même rivière. Le brigand sait donc par expérience ce qu’on ressent quand les ondines vous tirent par les pieds. Il connaît la force de l’eau qui emporte et il a senti à cette occasion la rude manière qu’a la mort de faire notre connaissance. Comme il a trimé, lutté pour sa vie, crié en silence, la gorge déjà presque étouffée, sans voix, glacé et bouillant, ça valait la peine d’être vu. Trois jeunes le virent, ils étaient pétrifiés, et après cela il a encore ri comme un fou, cet idiot. Mais il priait tout en riant, il exultait et se moquait dans le même temps. Une nuit il s’est improvisé danseur. Il dansait à petits pas sur le parapet d’un de nos ponts. Il dansait très bien, comme en se jouant, et les spectateurs témoins de son audace entrèrent en colère. Et c’est ce casse-cou qui tremblait devant le visage d’Edith. C’est à s’en arracher les dents, à mourir de rire. En présence d’Edith il lui arrivait de lire des feuilletons, en bon français des articles. Sa présence faisait que presque tous les éditoriaux lui paraissaient divins, et des étudiants chantaient des chansons et il était alors de temps à autre sous le charme d’un garçon culotté de bleu. Il jugeait permis, voire presque nécessaire, qu’autour de son Edith, qui lui était inaccessible ou peut-être dont il voulait lui-même qu’elle lui fût inaccessible, il y ait aussi des coups de cœur, des beautés secondaires pour ainsi dire, des choses de second ordre qui prêtent à rire doucement, afin qu’il ne devînt pas sentimental, ce qu’il eût dû trouver dégoûtant et qui l’eût été en effet. L’infidélité est du point de vue moral très supérieure à la fidélité sentimentale qui s’accroche, jusqu’au pire imbécile devrait bien s’en douter. Ah, quelle pitié de voir un enfant hier, qui criait et ne voulait pas obéir. Pour se venger du refus de céder, il faut bien pleurer et brailler. Il braillait à faire pitié, le gentil petit enfant. Pour la maman ce n’était pas un enfant gentil, un méchant bien plutôt, parce qu’il ne voulait pas écouter, parce qu’il n’était pas heureux chez sa maman. Une maman exige toujours qu’un enfant soit aux anges d’être chez elle. Comme il se défendait de toutes ses petites forces contre sa puissante maman. On aurait dit d’un combat et naturellement l’enfant fut facilement vaincu. La maman le tira après elle, que cela lui plaise ou non. Les yeux de l’enfant étaient inondés des larmes du désespoir, mais la bonne maman n’y prêtait aucune attention. Une maman comme cela ne peut qu’avoir l’avantage, c’est évident. « Mais laisse-moi aller chez papa », suppliait le sot enfant, qui était un sot enfant parce qu’il priait et suppliait aussi sottement. Les supplications ne faisaient qu’indigner la maman, car entre papa et maman, c’est bien connu, il y a toujours une sorte d’envie, une sorte de jalousie en tout ce qui touche les façons d’être avec l’enfant. Une maman naturellement n’aime pas entendre que l’enfant veut aller chez papa, que l’enfant dise en somme à la maman qu’il aimerait beaucoup mieux être chez papa. Ah, comme il pleurait, et comme la maman à la vue de ces pleurs non dissimulés, cette souffrance de ne pas pouvoir aller chez papa, était offensée, et comme cette maman offensée me faisait rire. Mon rire était une insolence, presque aussi peu convenable que les pleurs de l’enfant, je veux dire ses braillements et sa résistance. Et la maman me jeta un regard mauvais et il fallut encore que je rie spécialement de cette lueur mauvaise dans les yeux de maman, que je rie aux éclats en pensant à tous les ennuis qu’un enfant comme cela peut créer à sa maman. Et maintenant j’en viens à parler des travaux manuels et je dis la chose suivante. Chez les écrivains parler représente un travail, mais chez les travailleurs manuels parler, c’est bavarder, par conséquent une façon de se mettre en congé, comme on voit par exemple aussi chez les bonnes et les ménagères quand elles se rencontrent sur le palier. Devrais-je être le seul dans ce pays qui soit incapable d’être méchant ? Dans ce cas je serais le roi Jobard dit le Bon, mais j’y renonce volontiers. Il est clair que sans un petit peu de méchanceté, il n’y a pas d’intelligence du tout. Ceux qui ne sont que bons passeront pour fades. Pardonnez-moi et ne vous privez pas cependant de m’en vouloir à jamais pour cette remarque et croyez-m’en : il n’y a rien de plus fier qu’un maître d’école qui n’a plus envie d’être maître d’école parce qu’il se croit destiné à être quelque chose de mieux. J’en connais un comme cela qui ne me regarde plus depuis qu’il n’enseigne plus aux enfants, depuis qu’il est devenu gentilhomme, qui ne se sent plus quand il accompagne un monsieur qui sort avec une dame. Les gens cultivés sont dix fois plus prompts à tenir quelqu’un pour cultivé que les gens incultes, parce que les incultes cultivent leurs préjugés. Hein, Messieurs, qu’est-ce qu’on vous met ici ! Et un oiseau indigène est toujours beaucoup moins considéré qu’un oiseau exotique par les oiseaux indigènes. Chez les oiseaux exotiques, en revanche, l’oiseau indigène a droit à la parole, parce qu’il est exotique pour les exotiques. Vive l’exotisme donc et non pas les bonnes relations, soyons les inconnus et non pas ceux qu’on-connaît-bien-depuis-longtemps. J’ai honte de ces phrases intelligentes. Je me reproche ma sagacité. Comme c’est vilain de ma part de me mettre ainsi sur la défensive. Mais c’est si terriblement naturel de se défendre. Tout le monde le fait. Et celui qui ne le fait pas s’attire tout simplement la haine générale. Ouais, l’amour ! Les méchancetés font qu’on vous aime, les sentiments amoureux, qu’on vous hait. Mais comme c’était merveilleux, en ce cher et doux hiver, de jouer comme un petit garçon avec ce cher petit garçon aux boules de neige sous les yeux de ses parents. On n’oublie jamais ces petites choses. Et cette nuit-là il eut de ses nouvelles à elle. Je dois toujours prendre garde de me confondre avec lui. Je ne veux rien avoir de commun avec un brigand, est-ce assez clair ? Il entendra encore parler de moi, celui-là. Quand est-ce que le paysage si chaleureux de notre région lui parut l’embrasser le plus fort ? Lorsqu’il se promenait avec l’exclue. Vous voyez ? Et j’aurais le droit de me confondre avec un type pareil ? Ce serait le comble. Il passait au milieu des gens bien avec cette « amie ». Il lui fit cadeau une fois d’une demi-livre de salami. Elle était horrible à voir, et chaque fois qu’elle le regardait, elle disait si naturellement : « Toi ! » Il la pria plus de vingt fois d’y renoncer. Mais elle ne comprenait pas pourquoi. La malheureuse ne lui racontait naturellement que des histoires érotiques, des sottises, pour tout dire. Elle savait tout ce qu’on peut imaginer des choses dont on ne parle pas, et elle les lui déballait, et pendant qu’elle lui racontait ce qu’on ne doit pas savoir, puisqu’on doit faire tout son possible afin de le garder pour soi, il ressentait toute la beauté de nos environs comme jamais, et les nuits ressemblaient à de grandes halles étoilées d’idéalisme et de la joie du sacrifice, et les gens marchaient d’un pas tranquille comme si tous chantaient, et tout ce qu’il y a de bon et de fin prenait le visage de cette innocente promenade, et les histoires que l’évadée racontait au brigand le faisaient rire, et quand nous rions nous sommes bons et nous aimons le beau et nous adorons la nécessité et nous nous soumettons comme si nous étions victorieux, et victorieux nous le sommes, et secourables, et la nuit n’est plus sombre, elle est pareille à la chevelure d’une dormeuse, qui n’est plus en vie mais qui reviendra à la vie, qui ne sait pas comment elle respire, et qui est comme un peuple où des forces sommeillent et qui ne sait pas tout sur lui-même et qui peut travailler parce qu’il a encore des illusions, et qui est heureux, parce qu’il n’en fait pas trop et qu’il se permet le luxe d’avoir du cœur. Et maintenant je n’ai donc plus le droit d’aller chez cette princesse, et pourquoi cela ? Puis-je vous le dire ? Ce n’est pas une princesse naturellement, c’est simplement une de mes connaissances. L’affaire est qu’en sa présence j’avais versé une toute petite, presque invisible, fine et belle à ravir, une larme donc, à cause d’une autre. Elle perçut cette discrète insolence. « Fourbe », dit-elle simplement, et elle me regarda d’un air que je ne peux décrire. Je parle à présent de ce qui pourrait bien être une dépravation. Les dépravations sont appréciées en général. Et ensuite je veux que ce brigand aille enfin chez un médecin. J’en ai définitivement assez de le voir se dérober à tout examen. Si je ne trouve pas de parti convenable pour lui, je veux qu’il retourne au bureau. Cela au moins, c’est clair. Pauvre garçon. Mais c’est bien fait pour lui. Ou alors on le fourrera chez un paysan. Du reste, ce ne sont là bien entendu que des phrases pour le moment.

 

Cela fait bien douze fois, cent fois, que je parcours les arcades, ou plus précisément que je passe en dessous. On doit toujours nuancer un peu ce qu’on dit. De nos jours nous ne supportons plus l’expression à l’état brut. Il y en a qui sont déjà passés huit mille fois sous ces mêmes arcades. On s’étonne quand on y songe. Ce jour-là était une merveille de merveilleux dimanche, alors que le brigand suivait un chemin sous les poiriers, longeant les vagues d’un champ de blé et pensant à Edith qu’il avait perdue. Il ne l’en tenait naturellement pas pour responsable, pas le moins du monde, et pourtant ! Mais nous préférons ne rien dire. Ou plutôt nous préférons le dire plus tard. Donc avec dans la poitrine la balle de pistolet de son amour pour cette fille aux yeux d’or, notre bonne âme de brigand s’éloignait toujours davantage de la ville où vivait celle à laquelle il était soumis. On aurait quelque raison de la nommer une « maîtresse impitoyable », pour parler dans le style du temps passé. Mais parlons plutôt dans le style du temps présent. Des chiens se promenaient aux côtés de leurs maîtres, et tous les arbres se tenaient immobiles et silencieux, et les petits oiseaux attendaient leur ami le soir pour jubiler dans sa fraîcheur. Jusqu’alors le soleil continuerait de briller, comme il faisait avec tant d’éclat à travers l’allée, et le brigand nous permettra de dire qu’il contemplait à ce moment des pieds de pommes de terre qui s’étendaient sur tout un champ. Au bout d’un moment quelque chose se mit à se plaindre en lui, de sorte qu’il se vit contraint de soupirer. Dans le temps cela ne lui serait jamais arrivé. Est-ce à dire que son âme avait crû en beauté ? Nous voulons lui faire ce crédit. Et dans la même minute la belle et chère et fïère Edith pensait peut-être à lui. Peut-être avec un sourire moqueur. Il n’avait d’autre parti que de la laisser sourire, bien que la cruauté de cette pensée le jetât presque à terre. Nous pouvons dire que son âme exhalait l’amour comme un buisson l’arôme de ses fleurs. Et le parfum de ses sentiments l’étourdissait. Quelle rondeur, quelle gaieté n’y avait-il pas à cet instant dans les arbres qu’on voyait frémissant à peine, rêveurs, et une sonnerie de cloches faisait trembler l’air sur son passage, le remplissait de ciel, porteuse du nom d’Edith et comme venue de toutes les églises du monde. Oh comme ces sons lui fendaient le cœur, un cœur ému déjà bien assez. Le chemin était rocailleux à présent. Brusquement du bleu profond du ciel une averse s’abattit sur la tête de l’amoureux, et en cinq minutes le brigand tout entier fut trempé. L’eau lui dégoulinait de partout. Mais bientôt après, le plus beau des beaux temps réapparut, on peut dire qu’il faisait encore plus beau qu’avant. Un carrousel rutilant l’invita à faire un tour de manège, et sa façon d’être assis dans la chaise tapissée de velours, assis ou plutôt étendu de tout son long, était celle d’une nonne composant des cantiques, laissant venir à elle toutes les souffrances et tout le malheur de la terre, et tout ce qu’elle a de beau, de douloureux et de suave. Des garçons et des filles entouraient le carrousel qui était d’or égayé de fleurs de pommiers, temple du plaisir, et sur tout l’horizon dansait en souriant un paysage vert. Le brigand sortit son cœur, l’examina, le remit sous clé et continua sa promenade, vers la vallée à présent, où il y avait un château au milieu d’un parc et une fontaine au milieu d’un étang, où vagabondaient des truites, dont les taches rougeâtres avaient le sourire de jeunes filles fiévreuses, et il entra dans le château et se fit montrer une salle qui donnait à penser, en raison des traces de sang qui après des siècles étaient encore visibles sur le parquet lisse. Il demanda ce qu’elles signifiaient et on lui raconta volontiers tout ce qui concourait à leur explication. Le château était le plus beau, le plus grand de toute la région, et là-dessus notre pacifique ami reprit la route, et les fleurs parmi l’herbe devinrent tout à coup énormes comme les arbres d’une forêt vierge mythique, mais elles revinrent ensuite à leur forme accoutumée. D’un coin d’ombre sortirent trois jeunes filles qui chantaient un chant où il était question de fierté et d’humilité, d’ironie et des caprices du destin, un chant d’amour magnifique que reprenait le chœur des plantes, plantureusement, de sorte qu’il poussait, qu’il montait jusqu’au ciel et charmait l’oreille du brigand tant par la grâce de sa musique que par celle de ses paroles. Il s’approcha des jeunes filles, tira son chapeau et les remercia, et il continua à marcher ; de tous côtés, par tous les chemins, venaient des promeneurs, et dans la rivière d’un vert fluide et paresseux se baignaient des hommes dont les corps luisaient, et des hirondelles voletaient autour d’un vieux pont couvert, et dans le jardin d’une auberge on jouait du théâtre. Le brigand regarda la pièce durant un moment, mangea une portion de jambon, échangea quelques mots avec une fille et revint dans la ville où il resta une heure durant devant la maison où il avait parlé avec Edith quand elle y était encore. Il n’osa pas entrer parce qu’il craignait de l’y trouver et deuxièmement parce qu’il craignait au contraire qu’elle n’y fût pas. Des gens descendaient du tram, d’autres y grimpaient, un bond en haut un bond dedans. Certains étaient assis sur des bancs, d’autres se promenaient dans les deux sens. « Oh, où es-tu ? » demandait-il. Il se prit littéralement d’affection pour cette question, et tout à coup il se souvint d’une chose drôle. Il s’était rendu un soir à une soirée mondaine, presque comme un professeur qui ne trouvait toujours pas le truc ou qui avait trop le trac pour se marier comme il se doit. Il fallait, dans l’idée qu’il s’en était toujours faite, qu’il fût si convenable, ce mariage qui était le sien. Or était assise là sur un canapé une appropriée. En homme sensible il vit cela tout de suite. L’appropriée était donc assise là, montrant à la fois la timidité requise et de l’entrain. Elle pensait : « Est-ce pour ce coup-ci ? » Et naturellement cette question lui faisait en même temps un peu peur. De même que pour le brigand elle faisait figure d’appropriée, le brigand de son côté se présentait et se comportait devant elle comme tout aussi approprié et accordé, c’est-à-dire bloqué au départ. Les deux appropriés faisaient des manières et des mines, sentant bien que toute l’assistance les considérait comme deux qui faisaient parfaitement la paire. Et ils n’avaient plus à présent qu’à faire une bonne fois connaissance, une chose que malheureusement ils n’avaient pour l’instant aucune envie de faire, de sorte que les instigateurs de leur union, les organisateurs du comité de liaison, les regardèrent avec pitié. On plaignit énormément le brigand en particulier. Il fit comme s’il ne comprenait pas. N’était-ce pas de l’insolence ? Dire qu’on les avait si joliment recrutés tous les deux dans le même cercle afin que le petit marché fût conclu aussi vite que possible. À vrai dire, celle dont on trouvait qu’elle lui allait bien n’était pas jolie. C’est du reste pour cela qu’on avait trouvé qu’elle lui allait bien. Et cet âne de brigand ne voyait pas cela, ou est-ce qu’il ne le voyait que trop bien ? Elle lui paraissait même très coupée au carré, celle qu’on avait eu l’extrême amabilité de trouver lui convenir. Peut-être se rendait-elle compte elle-même de ce qu’il y avait d’inconvenant dans tout ce convenable. Elle regardait le sol d’un air perplexe. « Il n’a pas voulu mordre, c’est une muflerie à notre égard », dirent les gens de la soirée mondaine après son départ. En sa présence ils faisaient comme s’ils étaient ravis de sa conduite. Et maintenant ils le critiquaient à cœur joie. Il avait poliment raccompagné l’appropriée chez elle, mais même pendant la route elle n’arrivait toujours pas à lui convenir. Pendant qu’ils marchaient, elle parla heureusement, c’était au moins cela, de Rilke, mais son savoir sur Rilke ne l’appropria pas davantage. Aïe, aïe, aïe !