4
Le martyr
Kundalimon avait maintenant le droit de circuler librement dans la cité. L’assignation à résidence avait été levée par une décision de Husathirn Mueri, à la requête de Curabayn Bangkea. Il pouvait quitter quand il le désirait sa cellule de la Maison de Mueri pour se promener dans n’importe quel quartier de la cité et il avait même accès aux édifices du culte et aux bâtiments administratifs. Nialli Apuilana le lui avait clairement expliqué.
— Personne ne t’arrêtera. Personne ne te fera de mal.
— Même si je vais dans la chambre de la Reine ?
— Tu sais bien que nous n’avons pas de Reine, dit-elle en riant.
— Ta… mère ? La femme qui vous gouverne ?
— Oui, ma mère.
Kundalimon avait encore des difficultés avec des concepts tels que « mère » et « père ». Il n’assimilait que très lentement ces notions propres au peuple de chair. La mère était la faiseuse d’Œufs ; le père le donneur de Vie. L’accouplement, cette chose si agréable qu’il faisait avec Nialli Apuilana, était le moyen utilisé par le peuple de chair pour féconder les œufs. C’était un moyen similaire à ce qui se faisait dans le Nid, mais pourtant très différent, profondément différent.
— Que veux-tu dire à propos de ma mère ? demanda Nialli Apuilana.
— Elle n’est pas la reine de la cité ?
— Elle porte le titre de chef et non de reine, expliqua Nialli Apuilana. C’est un titre ancien, qui remonte à l’époque où nous n’étions qu’une toute petite tribu vivant dans un trou, au flanc d’une montagne. Elle gouverne la cité – avec l’aide de mon père, de la femme-offrande et du conseil des princes – mais elle n’est pas notre reine. Elle n’a pas la nature de la Reine, telle que nous la connaissons, toi et moi. C’est ma mère, en effet, mais ce n’est pas la mère de l’ensemble des habitants de la cité.
— Alors, si je vais dans sa chambre, personne ne m’arrêtera ?
— Cela dépendra de ce qu’elle est en train de faire. Mais, en règle générale, oui, tu pourras y entrer. Tu peux aller où bon te semble. Mais je suppose qu’on te surveillera.
— Qui ?
— Les gardes. Les hommes de Curabayn Bangkea n’ont pas confiance en toi. Ils te prennent pour un espion.
Kundalimon ne comprenait pas très bien. Une grande partie de ce que disait Nialli Apuilana restait un mystère pour lui. Même après plusieurs semaines de leçons quotidiennes, alors que son esprit était imprégné de la langue du peuple de chair et qu’il lui arrivait même de penser avec leurs mots et non avec les mots du Nid, une partie de la substance de ce qu’elle disait lui échappait. Mais il écoutait attentivement, il essayait de tout fixer dans sa mémoire et ne désespérait pas de comprendre à la longue.
En tout cas, il était en train de remplir sa mission et c’était ça l’important. Il était venu apporter l’amour de la Reine et il s’acquittait de sa tâche. Tout d’abord avec Nialli Apuilana, tout acquise à l’amour de la Reine depuis son séjour dans le Nid ; et maintenant, maintenant qu’il était libre d’aller et venir à sa guise dans la cité, il allait le répandre sur tous les autres, ceux qui étaient totalement dépourvus de la conscience du Nid.
Il s’attendait à être terrifié le premier jour où il sortirait seul. Nialli Apuilana l’avait accompagné plusieurs fois pour lui montrer les grandes artères et lui expliquer la disposition des rues, mais, un matin, il s’était aventuré dehors sans elle. C’était une simple expérience destinée à s’assurer qu’il serait capable de faire plus que quelques pas timides dans la rue sans éprouver le besoin de regagner précipitamment l’abri de la Maison de Mueri.
La cité était immense, avec ses rues innombrables et la multitude d’êtres de chair qui allaient et venaient en tous sens. Avec cette chaleur humide, cette touffeur du sud, si différente de ce dont il avait l’habitude dans le nord froid et sec. Avec ces odeurs suaves et inconnues. Avec l’absence totale du lien du Nid. Avec l’angoisse de découvrir dans le regard des habitants de la cité le mépris ou la haine.
Mais il n’avait pas éprouvé la moindre crainte. Il était passé devant les gardes revêches et goguenards pour descendre la rue Minbain revêtue de pavés ronds, puis il avait tourné à gauche pour déboucher sur un marché à ciel ouvert, dans une petite rue qu’il n’avait jamais prise avec Nialli Apuilana. Il était passé d’étal en étal, regardant les fruits et les légumes, et aussi les pièces de viande suspendues au-dessus des éventaires. Il avait observé tout cela avec sérénité, puis, estimant que la promenade avait assez duré, il avait retrouvé sans difficulté le chemin de la Maison de Mueri.
Après cette première expérience, il était sorti tous les jours ou presque. C’était follement excitant. S’arrêter tout simplement à un carrefour, écouter des chanteurs de rue, le discours d’un prédicateur ou les boniments d’un marchand de jouets… C’était tellement différent de la vie du Nid ! Entrer dans un restaurant et regarder avec émerveillement la viande qui cuisait sur le gril, la montrer du doigt en souriant et se voir servir avec le sourire une tendre portion de la nourriture du peuple de chair. C’était merveilleux et il se sentait transfiguré ! Il avait le sentiment de vivre un rêve d’une étonnante netteté.
La nourriture du peuple de chair qu’il absorbait maintenant jour après jour avait des effets visibles sur son apparence. Sa fourrure était devenue beaucoup plus épaisse et plus sombre. Il avait grossi et lorsqu’il pinçait sa peau, il sentait rouler entre ses doigts un bourrelet de chair, ce qui ne lui était jamais arrivé. Cette nourriture plus riche pénétrait également à l’intérieur de son âme et il éprouvait une vigueur nouvelle. Il était agité, presque fébrile, et se sentait rempli d’une énergie singulière. Il lui arrivait parfois, dès que Nialli Apuilana entrait dans sa chambre, de sauter sur elle sans presque lui laisser le temps de dire un mot et de l’entraîner sur le lit ou de rouler par terre avec elle. Quand il se promenait dans la rue, il marchait à longues enjambées et prenait plaisir à sentir le contact des pavés sous la plante de ses pieds. C’était encore une sensation inconnue de marcher sur un sol revêtu d’un pavement. Tout était nouveau, tout était tellement excitant.
Tout le monde semblait savoir qui il était. Les gens le montraient du doigt et chuchotaient entre eux à son passage. Quelques-uns lui adressaient la parole, courtoisement mais en hésitant, comme s’ils ne savaient pas très bien s’il était prudent de l’aborder. Avec les enfants, c’était différent. Il en avait toujours une armée pendue à ses basques. Il semblait y avoir des enfants partout et Kundalimon avait parfois l’impression que la cité n’était peuplée que de garçons et de filles. Ils le suivaient en gambadant et l’accompagnaient de leurs cris et de leurs rires.
— Hjjk ! Hjjk ! Voilà le hjjk !
— Dis-nous quelque chose dans ta langue, le hjjk !
— Hé ! Hé ! Le hjjk ! Où est passé ton bec ?
Ils ne cherchaient pas à se moquer de lui. Ce n’étaient que des enfants et ils gardaient un ton enjoué et taquin.
Il se retournait vers eux et leur faisait signe de s’approcher. Ils demeuraient méfiants au début, à l’image des adultes, puis ils s’avançaient et se pressaient autour de lui. Certains lui abandonnaient timidement leur main quand il la prenait délicatement dans la sienne.
— Tu es vraiment un hjjk ?
— Je suis comme toi. Un être de chair, comme toi.
— Alors, pourquoi dit-on que tu es un hjjk ?
— Les hjjk m’ont enlevé quand j’étais très jeune, dit doucement Kundalimon en souriant. Et ils m’ont élevé dans leur Nid. Mais je suis né ici, dans cette cité.
— C’est vrai ? Qui est ton père ? Qui est ta mère ?
— Marsalforn, répondit-il. Ramla.
Il fouilla dans sa mémoire pour s’assurer que c’était bien cela. Nialli Apuilana lui avait dit que la mère, la faiseuse d’Œuf, s’appelait Marsalforn et que le père, celui qui avait fécondé, s’appelait Ramla. À moins que ce ne fût l’inverse. Dans le Nid, peu importait qui étaient la faiseuse d’Œuf et le donneur de Vie. Tout le monde était en réalité l’enfant de la Reine. Sans son contact, il ne pouvait y avoir de nouvelle vie et tout le monde accomplissait la volonté de la Reine.
— Où vivent-ils, ta mère et ton père ? demanda une petite fille. Est-ce que tu vas les voir ?
— Ils vivent ailleurs maintenant. Ou peut-être ne vivent-ils plus nulle part. Personne ne sait où ils sont.
— Oh ! Comme c’est triste ! Si tu n’as plus ton père et ta mère, veux-tu venir voir les miens ?
— J’aimerais beaucoup, dit Kundalimon.
— Comment es-tu venu ici ? demanda une autre fillette. Es-tu venu en volant comme un oiseau ?
— Je suis venu à dos de vermilion, dit-il en décrivant d’un grand geste des deux bras un animal d’une taille gigantesque. Je suis venu du nord, là où se trouve le Nid des Nids, et j’ai voyagé jour après jour, semaine après semaine. Sur mon vermilion, vers cette cité, la cité de Dawinno. C’est la Reine qui m’a envoyé. Elle m’a dit : va à Dawinno. Elle m’a envoyé pour que je vous parle. Pour que je fasse connaissance avec vous et vous avec moi. Pour que je vous apporte Son amour, et Sa paix.
— Est-ce que tu vas nous emmener dans le Nid avec toi ? demanda un garçon au dernier rang. Est-ce que tu vas nous enlever, comme toi, on t’a enlevé ?
Kundalimon en resta tout interdit.
— Oui ! Oui ! s’écrièrent les enfants. Es-tu venu pour nous emmener chez les hjjk ?
— Cela vous ferait plaisir ?
— Non ! se mirent-ils à hurler en chœur, si bruyamment que ses oreilles bourdonnèrent. Ne nous emmène pas ! S’il te plaît, ne fais pas ça !
— Moi, j’ai été enlevé. Vous voyez bien qu’on ne m’a pas fait de mal.
— Mais les hjjk sont des monstres ! Ils sont affreux et dangereux ! Ce sont d’horribles insectes géants !
— Ce n’est pas vrai, dit Kundalimon en secouant la tête. Vous ne pouvez pas comprendre, car vous ne les connaissez pas. Personne ici ne les connaît. Ils sont gentils, ils sont affectueux. Si seulement vous saviez. Si seulement vous pouviez ressentir le lien du Nid. Si seulement vous pouviez connaître l’amour de la Reine.
— Il a l’air fou, lança un petit garçon. Qu’est-ce qu’il raconte ?
— Chut ! Chut !
— Venez, dit Kundalimon. Asseyez-vous avec moi, ici, dans le parc. Il y a tant de choses que je voudrais vous apprendre. Je vais d’abord vous raconter la vie dans le Nid…
Il ne restait plus rien de la Cité de Yissou que Thu-kimnibol avait connue dans sa jeunesse. Il avait assisté à la destruction des huttes grossières bâties au temps de Harruel et à leur remplacement par les premières constructions de pierre de la cité de Salaman, mais il ne subsistait même plus le moindre vestige de cette deuxième cité. Une autre, plus imposante, y avait été superposée, et il ne restait plus trace de tout ce qui l’avait précédé, maisons, palais, tribunal…
— Cela te paraît bien, non ? demanda Salaman. On dirait une vraie cité, n’est-ce pas ?
— Cela ne ressemble pas du tout à ce que je m’attendais à trouver.
— Plus fort ! ordonna Salaman. Parle plus fort ! Je ne comprends pas la moitié de ce que tu dis !
— Mille pardons, dit Thu-kimnibol en haussant fortement la voix. C’est mieux comme cela ?
— Tu n’as pas besoin de hurler, j’entends fort bien. Mais ce sont tous ces affreux mots Beng que tu emploies. On dirait que tu parles avec des casques plein la bouche. Comment suis-je censé y comprendre quelque chose ? Je suppose que si je vivais entouré de Beng comme vous le faites…
— Nous ne formons plus qu’un seul Peuple maintenant, dit Thu-kimnibol.
— Ha ! Ha ! Vraiment ? Eh bien, essaie de ne pas trop parler Beng, si tu veux que je comprenne ce que tu dis. Nous sommes attachés à la tradition ici. Nous parlons encore la langue pure d’antan, celle de Koshmar, de Torlyri et de Thaggoran. Tu te souviens de Torlyri ? Tu te souviens de Thaggoran ? Mais non, tu ne l’as pas connu. C’était notre chroniqueur, avant Hresh. Il a été tué par les rats-loups, juste après le Départ, pendant la traversée des grandes plaines. Mais tu n’étais pas encore né et tu ne peux donc pas te souvenir de tout cela. J’aurais dû y penser. Je commence à me faire vieux et à perdre la mémoire. Je deviens un vieil homme acariâtre, Thu-kimnibol. Vraiment très acariâtre.
Salaman lui adressa un sourire désarmant, comme pour démentir ses propres paroles. Mais il disait vrai, cela sautait aux yeux. Il était bien devenu acariâtre, irritable et cassant.
Le temps avait apporté autant de changements chez Salaman que dans sa cité. Thu-kimnibol avait gardé le souvenir d’un jeune roi à l’esprit souple, intelligent, clairvoyant, un organisateur habile et brillant, un meneur d’hommes, un être qui inspirait la sympathie. Mais le temps avait fait son œuvre et le nouveau Salaman était revêche et taciturne, exigeant et soupçonneux. Vingt ans plus tard, le processus était très avancé. Le roi semblait distant et morose, en proie à d’amères préoccupations, ou peut-être usé de l’intérieur par le pouvoir absolu qu’il exerçait. Cela se voyait sur son visage, comme ratatiné, les joues rentrées, les tempes creusées, et aussi dans son attitude raide et méfiante. L’âge avait entièrement blanchi sa fourrure et il se dégageait de lui une sorte de dureté glaciale.
La cité qu’il avait créée était à son image. Point de larges avenues ensoleillées, point de tours éblouissantes sur le fond bleu du ciel, point de jardins verdoyants tels que Thu-kimnibol en voyait chaque jour dans la souriante cité de Dawinno. La Cité de Yissou, enclose en son cratère et en sa muraille titanesque de pierre noire, était une ville resserrée et sinistre, aux rues étroites et enfoncées, aux constructions de pierre dont les ouvertures pratiquées dans les murs épais ressemblaient à des meurtrières. L’ensemble évoquait moins une ville qu’une forteresse.
Est-ce là ce que mon père voulait faire quand nous avons quitté Vengiboneeza pour fonder notre propre cité ? se demanda Thu-kimnibol. Cette ville sombre, triste, recroquevillée sur elle-même ?
Dans l’euphorie de la victoire sur les hjjk, en ce jour de funeste mémoire où le roi Harruel avait péri en combattant les hordes d’insectes, Salaman avait déclaré, enivré par le nouveau pouvoir qui était le sien : « Nous nommerons cette cité Harruel, en l’honneur de celui qui fut roi avant moi. » Mais un peu plus tard – à la requête du peuple, prétendit Salaman en affirmant qu’il préférait honorer le dieu qui les protégeait plutôt que l’homme qui les avait guidés jusque-là –, il lui avait redonné son nom primitif. Thu-kimnibol estimait que c’était aussi bien ainsi. Il n’aurait pas aimé que le nom de son père fût attaché pour l’éternité à une ville aussi lugubre que la Cité de Yissou du roi Salaman.
Salaman avait pourtant fait l’effort de l’accueillir avec un esprit ouvert et même une certaine jovialité. Rien dans son comportement n’indiquait qu’il avait conservé le souvenir des mots qu’ils avaient eus ensemble. Tandis que les voitures de Thu-kimnibol franchissaient la porte massive donnant accès à la cité, il était descendu de son pavillon perché au sommet de la muraille et avait attendu calmement, les bras croisés, que Thu-kimnibol s’avance. Puis, son visage sévère et fermé s’épanouissant en un large sourire, il avait fait quelques pas à son tour, les bras grands ouverts, les mains tendues vers celles de Thu-kimnibol.
— Mon cher cousin ! Après tant d’années ! Est-ce à dire que tu es de retour pour reprendre avec nous ton ancienne vie, si brusquement interrompue ?
— Non, sire, répondit posément Thu-kimnibol, je suis venu en qualité d’ambassadeur. J’apporte des messages de Taniane et nous avons un certain nombre de questions à discuter. Ma place est à Dawinno maintenant.
Mais il avait répondu à l’étreinte de Salaman et s’était baissé pour donner l’accolade au roi. Cela n’avait guère été facile, mais uniquement parce que Salaman était beaucoup plus petit que lui.
À son grand étonnement, Thu-kimnibol n’avait pas eu de mouvement de recul en serrant Salaman sur sa poitrine et il ne l’avait pas fait hypocritement. Ce devait donc être vrai : la rancune qu’il avait nourrie, ou cru nourrir, contre Salaman avait fini par s’effacer au fil du temps. Les affronts, ou ce qu’il avait pris pour des affronts, que lui avait fait subir Salaman n’avaient plus d’importance.
— Nous t’avons préparé notre plus belle chambre, poursuivit le roi. Que dirais-tu d’un grand festin dès que tu seras installé ? Et après, nous discuterons. Pas encore d’affaires officielles, nous avons le temps. Juste une conversation entre deux hommes qui furent autrefois de bons amis. Qu’en dis-tu, Thu-kimnibol ?
Cela lui paraissait raisonnable et tout à fait sympathique. Il se laissa conduire à sa chambre. Esperasagiot se mit en quête d’une écurie pour les xlendis et Dumanka d’un logement pour la suite de l’ambassadeur tandis que Simthala Honginda allait s’entretenir avec des représentants de la cité afin de se familiariser avec le protocole diplomatique en vigueur à Yissou.
Ce n’est que beaucoup plus tard, dans l’immense salle de réception du palais royal, après le banquet trop arrosé et après la remise à Salaman des cadeaux de Taniane, draps blancs de toile fine et porcelaines vertes ; de Hresh, un volume des chroniques richement relié ; et des présents qu’il faisait à titre personnel, tonnelets de vin de ses vignes, peaux d’animaux rares du Grand Sud, fruits en conserve et d’autres encore, ce n’est donc qu’après tout cela que des tensions commencèrent à se faire jour entre le roi et l’ambassadeur. Peut-être était-ce à cause du problème de la langue qui, dès l’abord, l’avait agacé que Salaman s’emporta. Le roi, qui parlait la pure langue Koshmar, semblait sincèrement irrité par le vocabulaire et les intonations Beng que Thu-kimnibol avait coutume d’employer. Thu-kimnibol n’avait jamais remarqué à quel point la langue du Peuple avait changé à Dawinno depuis l’union et combien l’apport du Beng était important. Salaman n’avait jamais aimé les Beng, surtout depuis que les porteurs de casque à la fourrure dorée avaient décliné son invitation à s’établir à Yissou après avoir été chassés de Vengiboneeza par les hjjk, préférant rejoindre la cité de Dawinno nouvellement fondée par Hresh. Puisque le simple son de tournures Beng dans la bouche de Thu-kimnibol l’offensait, il devait toujours leur en tenir rigueur.
Thu-kimnibol fut quand même pris par surprise quand, après toute une soirée de joyeuses libations et alors qu’ils étaient confortablement installés côte à côte sur de riches divans, il entendit Salaman lui déclarer sans ambages :
— Par les Cinq, j’admire ton culot ! Oser remettre les pieds à Yissou après tout ce que tu m’as dit avant ton départ !
— Mes paroles te sont donc restées sur le cœur ? demanda Thu-kimnibol en se raidissant. Après toutes ces années ?
— Tu as dit que tu me jetterais du haut du mur ? Hein ? Tu ne l’as pas oublié, Thu-kimnibol ? Par les Cinq, je ne l’ai pas oublié, moi ! Comment crois-tu que j’aie pris tes paroles, hein ? Comme une plaisanterie ? Non, pas du tout ! Le mur était beaucoup plus bas à l’époque, mais j’ai pris cette déclaration comme une menace contre ma vie. Et je pense que c’est bien ce dont il s’agissait.
— Je ne l’aurais jamais fait.
— Tu n’aurais pas pu le faire ! Chham et Athimin te surveillaient constamment. Si tu avais levé la main sur moi, ils t’auraient découpé en morceaux !
Thu-kimnibol but une grande rasade de vin, le vin doux et fort de la région, qu’il n’avait pas eu l’occasion de goûter depuis de longues années. Il regarda le roi à la dérobée, par-dessus son gobelet. Il ne restait plus personne d’autre dans la salle que quelques danseuses épuisées et affalées contre le mur du fond. Les détestables fils de Salaman étaient-ils tapis derrière les tentures, prêts à bondir pour laver dans le sang l’affront lointain qu’il avait fait à leur père ? Ou bien les danseuses allaient-elles se relever brusquement, armées de poignards et de cordes pour l’étrangler ?
Non, décida-t-il, Salaman est simplement en train de s’amuser avec moi.
— Toi aussi, tu m’as menacé, reprit-il. Tu m’as annoncé que je serais déchu de mon rang et de mes privilèges et que tu m’enverrais balayer le marché.
— J’ai dit cela sous l’empire de la colère. Si j’avais eu toute ma présence d’esprit, j’aurais décidé d’envoyer un grand gaillard comme toi travailler sur le mur, et non au marché.
Les yeux du roi se mirent à pétiller. Il semblait enchanté de son propre humour.
Il vaut mieux ne pas relever l’insulte, se dit Thu-kimnibol.
— Pourquoi ressuscites-tu ces vieux souvenirs ? demanda-t-il.
Salaman se caressa le menton en souriant. De longues touffes de poils blancs y poussaient, qui lui donnaient une apparence étrangement débonnaire et presque comique, ce qui n’était certainement pas volontaire.
— Nous ne nous sommes pas parlé depuis… Combien, vingt ans ? Vingt-cinq ? Nous pourrions au moins essayer de clarifier les choses.
— C’est ce que tu veux faire ? Clarifier les choses ?
— Bien sûr. Crois-tu que nous pouvons faire comme s’il ne s’était rien passé ? Comme si de rien n’était ?
Salaman remplit son verre et celui de Thu-kimnibol. Puis il se pencha vers lui et le regarda au fond des yeux.
— Voulais-tu vraiment devenir roi à ma place ? demanda-t-il à voix basse.
— Jamais. Je revendiquais seulement les honneurs qui m’étaient dus en tant que fils de Harruel.
— On m’avait dit que tu avais l’intention de me renverser.
— Qui t’avait dit cela ?
— Peu importe. Ils sont tous morts maintenant… Si, c’était Bruikkos. Te souviens-tu de lui ? Konya aussi.
— Oui, dit Thu-kimnibol. Ils m’en ont voulu, quand je suis devenu adulte, parce que j’avais rang avant eux. Qu’espéraient-ils d’autre ? Ils n’étaient que des guerriers, quand j’étais le fils d’un roi.
— J’oubliais Minbain, dit Salaman.
— Ma mère ? dit Thu-kimnibol en clignant des yeux.
— Oui, ta mère. Elle est venue me voir et elle m’a dit : « Thu-kimnibol est très agité. Thu-kimnibol est avide de pouvoir. » Elle redoutait que tu ne commettes une bêtise et que je ne sois dans l’obligation de te faire mettre à mort, ce qui lui aurait naturellement causé un profond chagrin. Elle m’a dit aussi : « Parle-lui, Salaman, tranquillise-le, donne-lui au moins l’impression qu’il a ce qu’il désire, afin qu’il ne lui arrive rien. »
Et le roi sourit.
Thu-kimnibol se demanda quelle part de vérité il y avait dans tout cela et dans quelle mesure c’était une invention tortueuse et cruelle. Certes, il se pouvait fort bien que Minbain eût été inquiète au sujet de son fils et qu’elle eût pris les devants pour éviter une issue fatale. Mais cela ne lui ressemblait guère ; elle lui aurait d’abord parlé. En tout cas, il n’était plus question de lui demander ce qui s’était réellement passé.
— Je n’ai jamais rien fait pour te déposer, Salaman. Tu peux me croire. Je t’avais fait serment d’allégeance… Pourquoi l’aurais-je rompu ? Je savais que j’étais trop jeune et trop impétueux pour être roi et tu étais indélogeable.
— Je te crois.
— Si tu m’avais accordé les titres et les honneurs que je revendiquais, il n’y aurait jamais eu le moindre nuage entre nous. Je te le dis en toute sincérité, Salaman.
— Oui, dit le roi d’une voix changée, d’où la dureté et l’irritation avaient disparu. J’ai commis une erreur en te traitant comme je l’ai fait.
Thu-kimnibol se mit aussitôt sur ses gardes.
— Parles-tu sérieusement ?
— Je suis toujours sérieux, Thu-kimnibol.
— C’est vrai. Mais depuis quand un roi reconnaît-il ses erreurs ?
— Cela m’arrive parfois. Pas souvent, mais de temps en temps. C’est le cas aujourd’hui.
Sur ce, Salaman se leva, s’étira et se mit à rire.
— Ce que je voulais, c’était te harceler, te pousser jusqu’à tes limites pour que tu décides de quitter Yissou. Je te trouvais trop encombrant, tu étais un rival trop dangereux et qui le serait devenu encore plus au fil du temps. Mais je me suis trompé. J’aurais dû te cultiver, t’honorer, t’adoucir. Et utiliser ta force à bon escient. Je l’ai compris après ton départ, mais il était trop tard. Enfin, je suis heureux de te revoir, mon cher cousin.
Puis une expression bizarre, mi-joviale, mi-soupçonneuse, passa dans le regard du roi.
— Tu n’es pas revenu pour me prendre mon trône, n’est-ce pas ?
Thu-kimnibol lui lança un regard glacial, mais il parvint à émettre un petit rire et à esquisser un pâle sourire.
— Mon cher vieil ami, dit Salaman en lui tendant la main. Jamais je n’aurais dû te chasser. Je me réjouis de ton retour, même s’il n’est que provisoire. Et si nous allions nous reposer, ajouta-t-il en étouffant un bâillement.
— Excellente idée.
Le roi tourna la tête vers les danseuses assoupies, toujours vautrées dans la même position.
— Aimerais-tu que l’une de ces jeunes filles réchauffe ta couche cette nuit ?
Une nouvelle surprise. L’image de Naarinta, disparue depuis quelques semaines seulement, lui vint aussitôt à l’esprit. Mais il eût été impolitique de refuser la proposition de Salaman. Et puis un accouplement de plus ou de moins, quand on était si loin de chez soi, quelle importance ? Il était fatigué, sur les nerfs après cette conversation bizarre. Un corps jeune et chaud dans son lit, pour la nuit, un peu de réconfort avant de passer aux choses sérieuses… Pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas ? Il n’avait pas l’intention de passer le reste de ses jours dans la chasteté.
— Oui, dit-il. Oui, je crois que cela me ferait plaisir.
— Que penses-tu de celle-ci ? dit Salaman en poussant de son chausson une jeune fille à la fourrure châtain. Debout, petite ! Allez, réveille-toi ! Tu seras au prince Thu-kimnibol cette nuit !
Et le roi s’éloigna à pas lents, d’une démarche légèrement vacillante.
Sans un mot, la jeune danseuse fit signe à Thu-kimnibol de le suivre et elle le précéda jusqu’à la chambre garnie de tentures et de coussins qu’on lui avait préparée à l’autre extrémité du palais. Elle était petite et robuste, avec des épaules très larges pour une jeune fille. Son menton était volontaire et ses yeux gris très écartés. La forme de son visage était familière à Thu-kimnibol qui sentit un affreux soupçon s’insinuer en lui.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.
— Weiawala.
— Tu portes le nom de la compagne du roi, n’est-ce pas ?
— Le roi est mon père, seigneur. Il m’a en effet donné le nom de sa première compagne, mais je suis la fille de la troisième, la dame Sinithista.
Bien sûr ! C’était la fille de Salaman. C’est bien ce qu’il lui avait semblé. Dire que Salaman lui avait refusé un jour une de ses filles et qu’il lui en prêtait maintenant une autre pour s’amuser pendant la nuit ! Était-ce légèreté de la part de Salaman, ou bien le roi avait-il un mobile plus profond ? Les derniers marchands venus de Dawinno lui avaient sans doute rapporté que la fin de la dame Naarinta était proche, mais s’il espérait cimenter les relations entre Yissou et Dawinno par une sorte d’alliance dynastique, il s’y prenait d’une manière bien singulière. Mais Salaman était un être singulier. Il devait avoir de nombreuses filles à présent, trop peut-être.
Aucune importance. Il était tard et la jeune fille était là.
— Approche, Weiawala, dit-il d’une voix douce. Viens près de moi. Comme cela. Oui, comme cela.
— Il prêche les enfants, déclara Curabayn Bangkea. Mes hommes le suivent partout et ils ne perdent pas un de ses gestes. Il fait venir les petits à lui, il répond à toutes leurs questions et il leur parle de la vie dans le Nid. Il affirme qu’il ne faut pas considérer les hjjk comme des ennemis. Il leur raconte des histoires sur la Reine, sur l’amour qu’elle porte à tous les êtres vivants, pas seulement à ceux de sa race.
— Et ils avalent ces histoires ? demanda Husathirn Mueri. Ils le croient ?
— Il est très persuasif.
Les deux hommes se trouvaient dans la salle de réception de l’imposante demeure de Husathirn Mueri, située dans le secteur Koshmar qui dominait la baie.
— J’ai de la peine à imaginer, poursuivit Husathirn Mueri, qu’il réussit à vaincre les préjugés des enfants contre les hjjk. Ils les ont toujours redoutés. Des insectes hideux et monstrueux aux pattes velues qui parcourent furtivement la campagne pour essayer de mettre la main sur des petits garçons ou des petites filles… Qui ne les mépriserait ? Enfant, je les méprisais. Vous aussi, sans doute. Quand j’étais petit, les hjjk me faisaient faire des cauchemars. Je me réveillais en hurlant, couvert de sueur. Et cela m’arrive encore.
— Moi aussi, dit Curabayn Bangkea.
— Alors, quel est son secret ?
— Il est très doux avec eux, très affectueux. Les enfants sentent qu’il est plein de candeur et cela les touche. Ils aiment être avec lui. Il les entraîne dans la méditation et, petit à petit, ils se mettent à psalmodier avec lui. Je pense que c’est par le chant qu’il exerce une influence sur leur esprit. Ils ne se rendent pas compte qu’il leur fait chanter les louanges de monstres repoussants. Ils ne voient que des personnages de conte de fées, doux et bienfaisants. On peut donner aux pires monstres une apparence de douceur si l’on sait comment présenter les choses. Et quand il a extirpé de l’esprit des enfants la crainte et la haine des hjjk, les pauvres petits sont perdus. Ce jeune homme est très habile. Il pénètre dans leur âme et les éloigne de nous.
— Mais il parle à peine notre langue !
— Ce n’est pas vrai, répliqua Curabayn Bangkea en secouant la tête. Il n’est plus le jeune homme fruste que nous avons connu à son arrivée. Plus du tout. Les leçons de Nialli Apuilana lui ont été extrêmement profitables. Tout lui est revenu. Il devait parler notre langue avant sa capture et il s’exprime bien maintenant. La langue maternelle ne s’efface jamais. Il s’assied dans un parc où il aime bien aller et où les enfants le retrouvent, et il leur parle de l’amour de la Reine, du lien du Nid, des pensées du Penseur, de la paix de la Reine, tout l’immonde fatras des hjjk. Et ils gobent tout cela. Votre Grâce. Les premiers temps, ils étaient dégoûtés de savoir que l’on pouvait vivre dans le Nid et s’y plaire, que l’on pouvait toucher des hjjk, se laisser toucher par eux et que c’était une grande marque d’affection. Mais maintenant, ils le croient. Il faut les voir, assis autour de lui, les yeux brillants, à l’écouter débiter ses fadaises.
— Il faut que cela cesse.
— C’est bien mon avis.
— Je vais parler à Hresh. Non, à Taniane. Hresh serait capable de trouver absolument fascinant que Kundalimon bourre le crâne de nos enfants de théories oiseuses sur l’amour de la Reine et le lien du Nid. Il pourrait même applaudir à cette idée. Il est probablement désireux d’en savoir plus lui-même là-dessus. Mais Taniane saura ce qu’il faut faire. Cela l’intéressera de connaître la vérité sur celui que nous avons accueilli parmi nous et avec qui sa fille passe tellement de temps.
— Encore une chose, Votre Grâce, dit Curabayn Bangkea. Il vaut sans doute mieux que vous soyez au courant avant de parler à Taniane.
— De quoi s’agit-il ?
Le capitaine de la garde eut un moment d’hésitation. Il semblait mal à l’aise.
— Nialli Apuilana et l’émissaire hjjk sont devenus amants, dit-il vivement, d’une voix nasillarde évoquant un luth désaccordé.
Husathirn Mueri eut l’impression d’avoir été happé par la foudre. Il s’enfonça dans son siège, atterré, sentant une douleur affreuse lui déchirer le ventre, une énorme boule se former dans sa gorge et un élancement violent lui vriller le front.
— Quoi ? Ils s’accouplent ?
— Comme des singes en rut.
— Êtes-vous sûr de ce que vous avancez ?
— Vous savez que, jusqu’à ces derniers jours, mon frère Eluthayn montait la garde devant la Maison de Mueri. Un jour, il est passé devant la chambre de Kundalimon quand elle lui rendait visite. Ce qu’il a entendu du couloir… Les bruits sourds, les halètements, les cris passionnés…
— Peut-être lui enseignait-elle la lutte au pied.
— Je ne pense pas. Votre Grâce.
— Comment pouvez-vous en être certain ?
— Parce que, après avoir entendu le rapport de Eluthayn, je suis allé moi-même écouter à la porte et je vous assure que je sais établir la différence entre les bruits de l’accouplement et ceux de la lutte au pied. L’accouplement ne m’est pas totalement étranger, Votre Grâce, et j’ai également pratiqué la lutte au pied.
— Mais elle refuse de s’accoupler avec quiconque ! Tout le monde le sait !
— Elle a passé quelque temps dans le Nid, suggéra le capitaine des gardes. Peut-être attendait-elle seulement de trouver quelqu’un dont la fourrure soit imprégnée de l’odeur des hjjk.
Des images insensées assaillirent l’esprit de Husathirn Mueri. La main de Kundalimon entre les cuisses fuselées de Nialli Apuilana ; les lèvres de Kundalimon courant sur ses seins ; les yeux de la jeune femme étincelants de désir et d’excitation ; leurs corps s’unissant ; leurs organes sensoriels s’agitant frénétiquement ; Nialli Apuilana se retournant pour lui offrir son sexe gonflé…
Non. Non. Non. Non.
— Vous faites erreur, dit-il à Curabayn Bangkea après un long silence. Ce n’est pas cela qu’ils font dans cette chambre et les bruits que vous avez entendus…
— Il n’y a pas que les bruits. Votre Grâce.
— Je ne comprends pas.
— Comme vous le dites si justement, on ne peut s’en remettre à la seule ouïe. J’ai donc percé un petit trou dans le mur de la chambre contiguë.
— Vous l’avez espionnée ?
— Pas elle, Votre Grâce, le hjjk. Je vous rappelle qu’il était sous ma garde. Il m’incombait donc de m’assurer de la nature de ses activités. Je l’ai observé un jour où elle était là. Ils ne faisaient pas de la lutte au pied, Votre Grâce. Il avait les mains posées sur elle…
— Assez !
— Je peux vous assurer que…
Husathirn Mueri leva une main impérieuse.
— Assez, par Nakhaba ! Pas de détails sordides ! ajouta-t-il en s’efforçant de retrouver son calme. Je vous crois sur parole. Rebouchez votre trou et n’en percez pas d’autres. Je veux un rapport quotidien sur l’endoctrinement des enfants par l’émissaire hjjk.
— Et si je le vois avec Nialli Apuilana, Votre Grâce ? Dans la rue, je veux dire, ou bien dans un restaurant, ou ailleurs. Même si leur conduite est irréprochable. Dois-je également vous en informer ?
— Oui, répondit Husathirn Mueri. Je veux également en être informé.
— Je veux aller dans le Nid avec toi, dit Nialli Apuilana. Sentir de nouveau le lien du Nid. Dire les vérités du Nid.
— Tu viendras. Quand ce sera le moment. Quand ma tâche sera achevée.
— Non, tout de suite. Aujourd’hui même.
C’était un après-midi tranquille. L’été chaud et humide s’était enfui et le vent d’automne soufflait du sud, encore chaud, mais sec et vif. Ils étaient pelotonnés l’un contre l’autre sur le lit, les membres emmêlés, lissant mutuellement leur fourrure en désordre après l’accouplement.
— Tout de suite ? Ce n’est pas possible.
Elle lui lança un regard méfiant. Avait-elle mal choisi son moment ? Était-il encore aussi terrifié qu’au début par le couplage, ou par toute autre forme d’union intime des âmes ? Il avait tellement changé depuis qu’il avait commencé à se promener seul dans la cité. Il semblait profondément différent, plus fort, plus détendu, plus assuré dans son identité retrouvée d’être de chair. Mais elle hésitait à risquer de perdre sa confiance en franchissant les frontières tacites qui avaient été établies entre eux.
Il semblait pourtant très calme et le regard qu’il posait sur elle était doux et tranquille.
— Tu peux me guider à travers tes souvenirs du Nid, hasarda-t-elle prudemment. En joignant nos esprits.
— Tu veux dire par le couplage ?
— Ce serait un moyen, répondit-elle après une hésitation. Ou en utilisant notre seconde vue.
— Tu parles souvent de la seconde vue, mais je ne sais pas ce que c’est.
— C’est une autre manière de voir… de percevoir ce qui se trouve en profondeur, sous la surface des choses…
Nialli Apuilana hocha vigoureusement la tête et poursuivit :
— Tu n’as jamais essayé cela ? Tout le monde peut le faire, y compris de très jeunes enfants. Mais peut-être que dans le Nid, en l’absence d’autres êtres de chair pour te montrer ce dont ton esprit est capable…
— Montre-le-moi maintenant, dit-il.
— Tu n’auras pas peur quand mon esprit entrera en contact avec le tien ?
— Montre-moi.
Décidément, il a changé, se dit-elle.
Mais elle redoutait encore de faire naître la peur en lui, de l’éloigner d’elle en le brusquant. Mais c’est lui qui l’avait demandé. C’est lui qui avait dit : Montre-moi. Elle fit appel à sa seconde vue et la projeta vers lui, le prenant dans son champ. Il le sentit. Aucun doute là-dessus. Elle perçut sa réaction instantanée, un mouvement de surprise et de recul. Et il se mit à trembler. Mais il demeura tout près d’elle, accessible, ouvert. Rien n’indiquait qu’il élevait une seule des défenses auxquelles on avait habituellement recours pour se protéger de l’intrusion de la seconde vue d’autrui. Était-ce simplement parce qu’il ne savait pas comment faire ? Non, non. Il semblait accepter de bon gré ses investigations.
Elle respira profondément et fit pénétrer ses perceptions amplifiées dans son esprit, aussi profondément qu’elle l’osa.
Et elle vit le Nid.
Tout était flou, indistinct, incertain. Soit les pouvoirs mentaux de Kundalimon étaient encore inexploités, soit les hjjk lui avaient appris à masquer son esprit. Ce qu’elle voyait en lui, elle avait l’impression de le discerner à travers plusieurs épaisseurs d’eau opaque.
C’était bien le Nid. Elle reconnut les galeries obscures au toit voûté. Les silhouettes sombres qui les parcouraient avaient la forme et la raideur des hjjk. Mais tout était très vague. Elle ne pouvait distinguer les castes ; elle ne pouvait même pas différencier les mâles et les femelles, les Militaires et les Ouvriers. Mais ce qui lui manquait par-dessus tout, c’était l’esprit du Nid, la dimension de la réalité de l’âme, la profondeur du lien du Nid qui aurait dû tout envelopper l’amour de la Reine, tout-puissant, irrésistible, baignant la pénombre des galeries ; l’impératif absolu qu’était le plan du Nid. Il manquait la saveur. Il manquait la ferveur. Il manquait la substance. Elle voyait le Nid, mais elle était coupée de lui. Elle le voyait de l’extérieur, esseulée, perdue dans le royaume des ténèbres glacées qui s’étend entre les étoiles insensibles.
Frustrée, elle s’enfonça un peu plus avant. En vain. Puis elle perçut quelque chose de nouveau.
Kundalimon essayait de l’aider. Il avait réussi à découvrir la source de sa seconde vue, qu’il n’avait peut-être jamais utilisée, ou qu’il avait utilisée sans savoir ce que c’était, et il s’efforçait maintenant d’amplifier la vision de Nialli Apuilana. Mais cela ne suffisait pas à lever entièrement le voile. Certes, elle voyait plus distinctement, mais cette netteté accrue était accompagnée d’une distorsion.
C’était à rendre fou ! Arriver si près du but et ne pouvoir l’atteindre…
Un sanglot lui noua la gorge. Elle détacha son esprit de celui de Kundalimon et s’écarta de lui, la tête tournée vers le mur.
— Nialli ?
— Je suis désolée. Cela ira mieux dans un petit moment.
Elle se mit à pleurer en silence. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule de sa vie.
— C’est à cause de moi si tu as de la peine ? demanda-t-il en lui caressant le dos et les épaules.
— Non, Kundalimon. Ce n’est pas ta faute.
— Alors, c’est que nous nous y sommes mal pris ?
— J’ai quand même vu quelque chose, dit-elle en secouant la tête. Juste un petit peu. Les contours du Nid… Mais tout était si vague. Indistinct. Lointain.
— C’est moi qui m’y suis mal pris. Tu m’apprendras à bien le faire.
— Ce n’est pas ta faute. C’est simplement que… ça n’a pas marché.
Ils gardèrent le silence pendant quelques instants. Il se rapprocha d’elle et la couvrit de son corps. Et soudain, au grand étonnement de Nialli Apuilana, il fit courir son organe sensoriel le long du sien, un effleurement très bref, très doux, qui propagea un frisson de plaisir intense dans l’âme de la jeune femme.
— Nous essayons le couplage, qu’en penses-tu ?
— Tu en as envie, Kundalimon ? demanda-t-elle en retenant son souffle.
— Tu as envie de voir le Nid ?
— Oui. Oui, j’en ai envie. Très envie.
— Alors, peut-être le couplage.
— Tu as eu si peur l’autre fois.
— C’était l’autre fois, dit-il avec un petit rire. Et je crois que toi aussi, avant, tu avais peur de l’accouplement.
— Les choses changent, dit-elle en souriant.
— Oui, les choses changent. Viens. Montre-moi le couplage et je te montrerai le Nid. Mais il faut d’abord que tu te tournes vers moi.
Nialli Apuilana acquiesça de la tête et elle se retourna pour lui faire face. Il souriait de son merveilleux sourire, franc et radieux, le sourire candide d’un enfant sur un visage d’homme. Ses yeux étincelants plongèrent dans les siens, brillants d’excitation et d’impatience. Il l’appelait de tout son être, comme jamais il ne l’avait fait auparavant.
— Je n’ai connu le couplage qu’une seule fois, dit-elle. Avec Boldirinthe, il y a près de quatre ans. Je ne saurai peut-être pas mieux m’y prendre que toi.
— Tout se passera bien, dit-il. Montre-moi ce qu’est le couplage.
— D’abord les organes sensoriels, le contact. Tu te concentres, tout ton être se concentre… Non, rectifia-t-elle en voyant que l’inquiétude semblait le gagner. N’essaie pas de te concentrer, n’essaie même pas de penser. Fais simplement ce que je fais et laisse les choses venir.
Elle approcha son organe sensoriel de celui de Kundalimon. Il se détendit. Il paraissait totalement confiant.
Le contact s’établit. Et il tint.
Nialli Apuilana n’avait jamais oublié l’heure d’intimité qu’elle avait partagée avec Boldirinthe. Elle avait encore présentes à l’esprit toutes les étapes de la descente de l’échelle des perceptions qui aboutissait aux régions les plus profondes de l’âme où la communion avait lieu. Kundalimon la suivait sans hésiter. Il semblait savoir intuitivement ce qu’il convenait de faire, ou bien il le découvrait au fur et à mesure. Au bout d’un moment, il cessa de la suivre et se porta à sa hauteur, la devançant même parfois dans la longue descente vers les profondeurs mystérieuses où le moi était inconnu et où rien d’autre n’existait que l’harmonie de toutes les âmes.
Ils s’unirent alors dans la communion parfaite du couplage.
Leurs âmes fusionnèrent et Nialli Apuilana se retrouva enfin dans le Nid.
C’est le Nid des Nids, le plus grand, très loin au nord, pas celui dans lequel elle a vécu pendant les quelques mois de sa trop brève captivité. Dans un sens, tous les Nids n’en font qu’un, car ils sont pareillement imprégnés de la présence de la Reine, mais elle a toujours su que celui où elle a vécu n’était qu’un petit Nid, situé dans un endroit écarté et placé sous l’autorité d’une Reine subalterne. Celui où ils se trouvent maintenant est le cœur de la nation, son âme et son noyau, le grand pivot, l’axe principal. C’est là que réside la Reine des Reines.
Nialli Apuilana ne se sent pas dépaysée. C’est là que Kundalimon a passé la plus grande partie de sa vie, jeune être de chair chez les hjjk, libre de se déplacer dans leur monde, mangeant leur nourriture, respirant le même air qu’eux, pensant comme eux, vivant à leur manière. C’était sa patrie. C’est donc la sienne aussi.
La main dans la main, ils flottent tels des fantômes, sans que nul les voie ni les dérange.
Le grand Nid est un immense réseau de galeries chaudes et sombres, à demi enfouies sous la surface du sol, s’étendant sur plusieurs lieues dans toutes les directions. Les parois des galeries dispensent la lumière du Nid, une douce lumière rosée, une lumière onirique. L’air circulant mollement dans les galeries porte les douces fragrances du souffle du Nid, soyeux comme une fourrure, chargé des messages chimiques complexes échangés entre les habitants du Nid. C’est dans ce labyrinthe cyclopéen que vivent des millions de hjjk et là aussi, au plus profond du réseau de galeries, au centre de tout, que se trouve la colossale Reine des Reines, immuable, éternelle, immortelle, le guide suprême dispensant un amour infini.
Nialli Apuilana perçoit Sa grandeur et Sa présence qui se propage d’un bout à l’autre des galeries comme un gigantesque coup de gong. Il est impossible d’y échapper. Elle englobe dans le flot ininterrompu de Son amour la totalité du grand Nid et tous les Nids subalternes. Mais tout cela est soumis à une force encore plus grande, encore plus implacable, que la Reine Elle-même reconnaît comme le principe suprême, l’énergie torrentielle, incontestable et irrésistible qu’est le plan de l’Œuf, la cause fondamentale de la vie, l’universelle et inéluctable féminité qui permet à toute chose d’aller de l’avant.
Nialli Apuilana s’abandonne à ce cantique de la perfection avec une joie sans mélange. Voilà pourquoi elle tenait tant à venir ici : pour recevoir une fois encore la certitude rassurante que le monde a une signification et une structure, pour comprendre une fois encore qu’une forme, un ordre, un dessein fondamental gouvernent la mécanique ahurissante du cosmos.
— Voici la vérité du Nid, lui dit Kundalimon. Voici la lumière de la Reine. Et Nialli Apuilana prononce les mêmes mots. Ils continuent de flotter, sans entrave, sans se lasser de ce qu’ils contemplent.
Sans un bruit, la multitude des habitants du Nid vaque diligemment à ses tâches. Chacun a sa place, chacun sait ce qu’il a à faire. C’est le lien du Nid : harmonie, unité, organisation. Il n’existe rien de tel dans le monde désordonné, chaotique de l’extérieur, mais ici, rien n’est désordonné, ni chaotique. Un profond silence règne dans les galeries et pourtant une activité méthodique occupe tout le monde.
Là, des groupes de Militaires se rassemblent au retour de leur dernier coup de main tandis que des Ouvriers ramassent leurs armes pour aller les nettoyer et la nourriture qu’ils ont rapportée pour aller l’entreposer. Plus loin, en un lieu éclairé d’une lumière pourpre filtrée, diffuse, des groupes de pondeurs d’Œufs attendent dans leurs compartiments. De longues files de donneurs de Vie passent devant eux et chacun s’arrête devant tel ou tel compartiment pour accomplir l’acte de fécondation. Ailleurs, des donneurs d’Aliments sont penchés sur les œufs en train d’éclore et présentent de la nourriture aux nouveau-nés.
Et là, se tiennent les penseurs du Nid, enfermés dans de sombres et sinistres compartiments, haranguant les jeunes qui les écoutent avec recueillement. Et voici les serviteurs de la Reine dans leur réduit souterrain, qui s’affairent à préparer Son repas du matin. Et voilà les gardiens de la Reine, en ordre serré, se tenant par le bras, qui interdisent l’accès aux galeries les plus profondes où se niche la chambre royale. Et maintenant, des cortèges de jeunes, les mâles d’un côté, les femelles de l’autre, qui attendent d’être appelés dans la chambre royale où le contact de la Reine marquera leur passage à l’âge adulte et leur dispensera la fécondité, à moins qu’ils ne soient mis à part pour devenir Militaires ou Ouvriers, ou encore choisis pour devenir l’un des élus, un penseur du Nid.
La chambre royale est la seule partie du Nid à laquelle Kundalimon et elle-même n’ont pas accès dans leur vision. Elle leur est encore interdite, car Nialli Apuilana n’a pas été reçue en Première Audience lors de son séjour dans le Nid et Kundalimon ne peut donc pas la conduire devant la Reine cette fois-ci, pas même en vision, pas même en rêve. Cela se fera en son temps. Et il lui sera enfin donné de contempler la Reine, démesurée et impénétrable, immobile en son sanctuaire, au plus profond du Nid.
Mais tout le reste leur est ouvert. Nialli Apuilana parcourt les galeries avec émerveillement, transportée par l’amour du Nid.
— Les voilà, dit le penseur du Nid. L’enfant de chair et la compagne de l’enfant de chair. Venez vous asseoir avec nous. Pénétrez avec nous dans la vérité du Nid.
Ils ne sont donc pas invisibles pour les habitants du Nid. Bien sûr que non. Comment serait-ce possible ?
Elle tend la main et une griffe dure et poilue la prend et la garde. Des yeux à facettes bleu-noir brillent tout autour d’elle. Des ondes puissantes émanant du penseur du Nid envahissent son âme palpitante.
Puis le penseur du Nid pénètre dans son esprit et lui montre la grande vérité du Nid, le concept suprême, un et unificateur de l’univers, le pouvoir qui unit toutes choses, la paix de la Reine. Il lui montre le grand Modèle : la grandeur de l’amour de la Reine qui donne forme au plan de l’Œuf afin d’apporter l’abondance du Nid à toutes choses. Il en imprègne son esprit, comme un autre penseur du Nid, dans un autre Nid, l’avait fait quelques années auparavant.
Et, comme cela s’était produit la première fois, la simplicité et la force de ce qu’il lui dit pénètrent au plus profond de l’âme de Nialli Apuilana et en prennent possession. Elle s’incline devant la réalité irréfutable. Elle s’agenouille, secouée de sanglots extatiques, laissant la musique mélodieuse cheminer dans son esprit et en gagner tous les recoins. Et elle s’y abandonne, dans une soumission totale.
Elle a retrouvé sa vraie patrie.
Maintenant, elle ne la quittera plus jamais.
— Nialli ?
Le son d’une voix. Totalement inattendu. Une intrusion qui la paralyse, qui la surprend comme un éboulement de rocher dévalant en grondant une pente interminable.
— Tu te sens bien, Nialli ?
— Non… Oui… Oui…
— C’est moi, Kundalimon. Ouvre les yeux. Ouvre les yeux, Nialli.
— Ils sont… ouverts…
— Reviens du Nid, je t’en prie ! C’est fini, Nialli. Regarde ! Regarde, c’est ma fenêtre. Là, c’est la porte et, en bas, il y a la cour.
Elle résista. Pourquoi accepterait-elle de quitter l’endroit où elle se sentait chez elle ?
— Penseur du Nid… Présence de la Reine…
— Oui. Je sais.
Il la serra dans ses bras, la caressa, l’attira contre lui. Elle se sentit apaisée par sa chaleur. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises et sa vision devint plus nette. Elle distinguait les murs de la chambre, la fenêtre si étroite qu’elle ressemblait à une meurtrière, par laquelle entrait la vive lumière automnale. Elle entendait le souffle violent du vent. Elle se soumit à contrecœur à l’implacable réalité : le Nid avait disparu. La lumière du Nid n’était plus, l’odeur du Nid s’était évanouie. Elle ne sentait plus la présence de la Reine. Et pourtant, pourtant, les paroles du penseur du Nid résonnaient encore dans sa tête et le profond réconfort qu’elle en avait retiré imprégnait encore son âme apaisée.
Elle porta soudain sur lui un regard stupéfait.
Kundalimon, se dit-elle. Je viens d’accomplir un couplage avec Kundalimon !
— Tu étais avec moi là-bas ? demanda-t-elle. Tu as éprouvé la même chose que moi ?
— Oui, j’ai tout fait comme toi.
— Nous y retournerons, n’est-ce pas ? Aussi souvent que nous en aurons envie ?
— Oui, en vision. Et, un jour, nous le verrons tel qu’il est réellement. Quand le moment sera venu, nous partirons ensemble dans le Nid. En attendant, nous avons les visions.
— Oui, dit-elle en tremblant légèrement. Je savais que pour le voir ensemble, il nous faudrait passer par le couplage. C’est ce que nous avons fait. Et nous l’avons bien fait.
— Nous sommes partenaires de couplage maintenant.
— Comment connais-tu ce terme ?
— C’est toi qui me l’as appris. Tout à l’heure, pendant que nous étions unis. J’étais dans ton âme et tu étais dans la mienne. Partenaires de couplage, répéta-t-il en souriant. Partenaires de couplage. Toi et moi.
— Oui, dit-elle en le regardant tendrement. Oui, c’est ce que nous sommes.
— C’est comme l’accouplement, mais beaucoup plus fort. Beaucoup plus profond.
— Oui, dit Nialli Apuilana en hochant la tête, l’accouplement est donné à tout le monde, mais il n’est possible de réussir un véritable couplage qu’avec un petit nombre de gens. Nous avons beaucoup de chance.
— Quand nous serons ensemble dans le Nid, nous aurons beaucoup de couplages ?
— Oh ! Oui ! Oui !
— Je serai bientôt prêt à regagner le Nid, dit-il.
— Oui.
— Et tu viendras avec moi quand je partirai ? Nous irons ensemble, toi et moi ?
— Oui, répondit-elle en hochant vigoureusement la tête. Je te le promets.
Elle tourna les yeux vers la fenêtre. Dehors, tout le monde vaquait à ses différentes occupations. Sa mère, son père, la grosse Boldirinthe, ce cochon de Curabayn Bangkea et son cochon de frère, des milliers d’individus entraînés dans le tourbillon de leur destinée individuelle. Et ils avaient tous des écailles sur les yeux, ils ne voyaient pas la vérité. Si seulement ils savaient, eux tous ! Mais ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’il venait de se passer dans la petite chambre, du lien qui venait de se créer. Ils ignoraient les promesses qui avaient été faites. Et qui seraient tenues.
Le début du séjour de Thu-kimnibol avait été consacré aux divertissements et aux plaisirs : danses, festins, accouplements et démonstrations de lutte au pied et d’attrape-feu avant le dernier échange de cadeaux. Mais le moment était venu de passer aux affaires sérieuses. À ce qui l’avait amené à Yissou.
Salaman prit place sur le grand trône de la Salle des cérémonies. C’était un siège taillé dans un énorme bloc d’obsidienne en forme de larme, d’un noir luisant veiné de rouge feu, qu’il avait mis au jour de longues années auparavant en fouillant au cœur de l’emplacement de la cité d’origine. Tout le monde l’appelait le trône de Harruel et c’était l’un des rares hommages rendus par la cité à son premier monarque. Salaman ne voyait rien à redire à cela ; ce n’était guère qu’un témoignage symbolique de reconnaissance au fondateur bien-aimé. Mais Harruel n’avait jamais posé les yeux, ni aucune autre partie de sa personne sur ce trône auquel on avait donné son nom.
Quand il arrivait encore que quelqu’un pense à Harruel, c’était comme à un grand guerrier, un chef avisé et clairvoyant. Un grand guerrier, sans conteste. Mais un chef avisé ? Salaman était plus que sceptique. Mais rares étaient maintenant ceux qui avaient connu le véritable Harruel : un ivrogne taciturne qui aimait à battre et à forcer les femmes, perpétuellement dévoré par une angoisse atroce.
Et le fils de Harruel revenait dans la cité de Harruel en qualité d’ambassadeur de Dawinno et il se tenait devant le trône de Harruel occupé par le successeur de Harruel. La grande roue tournait et tout recommençait sans cesse. Qu’était-il venu faire ? Jusqu’à présent, il n’en avait pas donné le moindre indice. Tout s’était heureusement bien passé depuis qu’il était là. Au début, Salaman avait trouvé l’arrivée de Thu-kimnibol inquiétante, voire angoissante : un mystère, une menace. Mais c’était également un défi passionnant. Es-tu encore capable de contrôler la situation, Salaman ? Es-tu encore capable de le tenir en échec ?
— Veux-tu prendre un siège, Thu-kimnibol ? demanda aimablement le roi.
— Si Votre Majesté n’y voit pas d’inconvénient, je suis très bien debout.
— Comme tu préfères. Veux-tu un peu de vin ?
— Après, peut-être, quand nous aurons parlé. Il est trop tôt pour que je commence à boire.
Salaman se demanda, et ce n’était pas la première fois, si Thu-kimnibol était une âme simple ou bien s’il était particulièrement habile. Il ne parvenait pas à lire en lui. En décidant de rester debout, Thu-kimnibol avait choisi de dominer tout le monde de sa masse et de sa haute taille. Mais était-ce de propos délibéré ou bien, comme il le prétendait, parce qu’il se sentait mieux debout ? Et en refusant une coupe de vin, il avait imposé à la réunion une tension et une raideur qui pouvaient jouer en sa faveur si la négociation devenait très serrée. Mais peut-être n’aimait-il simplement pas boire. Les fils d’ivrognes préfèrent souvent suivre une voie différente de celle de leur père.
Le roi éprouvait la nécessité de ressaisir l’avantage que Thu-kimnibol venait de prendre si vite et si aisément, que ce fût par inadvertance ou par calcul. Il était déjà assez agaçant d’avoir en face de soi quelqu’un d’une aussi haute et forte stature. Salaman se sentait toujours mal à l’aise en présence d’un colosse, non parce que cela lui faisait regretter sa petite taille, mais parce que devant ce genre d’individu lent et massif, il avait l’impression d’être trop précipité, trop fébrile dans ses mouvements, comme un petit animal apeuré et nerveux. D’autre part, il n’était pas question de laisser Thu-kimnibol mener la discussion à sa guise.
— Tu connais mes fils ? demanda Salaman tandis que les princes pénétraient dans la salle et prenaient un siège.
— Je connais Chham et Athimin, bien sûr. Et Ganthiav, celui qui m’a accueilli à la porte de la cité.
— Eh bien, voici maintenant Poukor. Voici Biterulve. Et voici Bruikkos et Char Mateh. Mon fils Praheurt est trop jeune pour assister à cette réunion.
Le roi écarta les bras en un grand geste circulaire qui les englobait tous. Qu’ils entourent Thu-kimnibol, qu’ils le submergent ! Il a beau être grand, à nous tous, nous serons plus forts que lui.
Les sept princes se placèrent tout autour de la salle. Ils avaient tous avec leur père une ressemblance frappante – les mêmes yeux gris et froids, la même morphologie trapue – tous, sauf celui qui s’appelait Biterulve, un peu moins râblé que les autres, le teint un peu plus pâle, mais qui avait quand même les yeux du roi. Salaman constata avec satisfaction que le désarroi se peignit fugitivement sur le visage de Thu-kimnibol lorsqu’il se vit entouré de ces répliques vivantes du roi. Ils formaient une phalange impressionnante. Ils étaient la preuve vivante de sa vigueur : quand il s’accouplait avec une femme, c’est sa semence qui avait la prépondérance, ses traits et sa forme qui se perpétuaient. Cela sautait aux yeux quand on regardait ses fils et il en tirait une profonde fierté.
— Quelle belle phalange, dit Thu-kimnibol.
— En effet. J’en suis très fier. As-tu des fils, Thu-kimnibol ?
— Jamais Mueri ne m’a accordé ce bonheur. Et je ne le connaîtrai certainement plus maintenant. La dame Naarinta…
Il s’interrompit, le visage fermé, incapable d’achever sa phrase.
Salaman eut l’impression de recevoir un coup de poignard.
— Elle est morte ? Non, mon cousin ! Dis-moi que ce n’est pas vrai !
— Tu savais qu’elle était malade ?
— J’avais entendu de vagues rumeurs lors du passage du dernier convoi de marchands, mais ils affirmaient qu’il y avait un espoir de guérison.
— Elle a traîné pendant tout l’hiver, dit Thu-kimnibol en secouant la tête, et elle s’est affaiblie au printemps. Elle a rendu l’âme peu de temps avant mon départ de Dawinno.
Ces funèbres paroles tombèrent dans la salle comme de lourdes pierres. Salaman était totalement pris au dépourvu. Ils étaient parvenus jusqu’alors à conserver des rapports purement officiels, jouant cérémonieusement leur rôle de roi et d’ambassadeur, tels les personnages d’une frise, en prenant soin d’éviter que le poids de leurs relations passées perturbe les raffinements de leurs petits calculs diplomatiques. Mais la cruelle réalité venait brouiller les cartes.