32
Hazel

La prison des Amazones était située au-dessus d’une allée de stockage, à presque vingt mètres du sol.

Kinzie mena Hazel par trois échelles différentes pour arriver à une passerelle métallique, où elle lui lia les mains dans le dos, sans serrer. Elle la fit ensuite avancer en longeant des piles de caisses de bijoux.

À une trentaine de mètres, sous la lumière blafarde des néons, pendait une série de cages en grillage accrochées à des câbles. Percy et Frank se trouvaient dans deux d’entre elles et communiquaient en chuchotant. Non loin, sur la passerelle, trois Amazones menaient la garde, l’air de s’ennuyer ; appuyées sur leurs lances, elles regardaient de petites tablettes noires qu’elles tenaient au creux de leur main, comme si elles lisaient.

Les tablettes étaient trop minces pour être des livres. Il vint alors à l’esprit d’Hazel qu’il pouvait s’agir de ces minuscules… comment disaient les gens d’aujourd’hui, déjà ? – ordinateurs portables. Un fruit de la technologie secrète des Amazones, peut-être. Hazel trouvait cette hypothèse encore plus troublante que les chariots élévateurs de combat de tout à l’heure.

— Avance, Romaine ! ordonna Kinzie d’une voix forte pour se faire entendre des gardiennes.

Et elle poussa Hazel avec la pointe de son épée.

Hazel marchait le plus lentement possible, mais son esprit tournait à cent à l’heure. Il fallait qu’elle trouve un plan de sauvetage ingénieux. Pour le moment, elle n’avait rien. Kinzie avait veillé à ce qu’elle puisse défaire ses liens facilement, mais elle serait quand même mains nues face à trois guerrières de haut niveau, or il fallait qu’elle agisse avant qu’elles la jettent en cage.

Elle passa devant une palette de caisses marquées BAGUES TOPAZE BLEU – OR 24 CARATS, puis devant une autre contenant des bracelets de l’amitié en argent. Un écran électronique, à côté des bracelets de l’amitié, annonçait : « Les gens qui ont acheté cet article ont également acheté LAMPE-NAIN DE JARDIN SOLAIRE POUR TERRASSE et JAVELOT MORTEL À FLAMMES. Achetez les trois articles et économisez 12 % ! »

Hazel se figea sur place. Par l’Olympe, quelle idiote !

De l’argent. De la topaze. Elle se concentra pour détecter la présence de métaux précieux, et son cerveau faillit exploser sous la force de la réponse. Elle était à côté d’une montagne de six étages de bijoux. En revanche, entre l’endroit où elle se trouvait et les gardiennes, il n’y avait que les cages-cellules.

— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota Kinzie. Avance ! Elles vont se méfier.

— Fais-les venir, glissa Hazel par-dessus son épaule.

— Pourquoi…

— S’il te plaît.

Les gardiennes tournèrent la tête dans leur direction, sourcils froncés.

— Qu’est-ce que vous avez à regarder comme ça ? leur cria Kinzie. C’est la troisième prisonnière. Venez la chercher.

La gardienne la plus proche posa sa liseuse.

— Ça te gênerait de faire trente pas de plus, Kinzie ?

— Ben, le problème…

Hazel tomba à genoux en grimaçant horriblement, comme si elle était sur le point de vomir.

— Beurk ! J’ai mal au cœur… je peux pas marcher. Les Amazones me font trop peur !

— Vous voyez ? lança Kinzie aux gardiennes. Alors, vous venez chercher la prisonnière ou je dis à la reine Hylla que vous refusez de faire votre devoir ?

La gardienne la plus proche leva les yeux au ciel et avança. Hazel avait espéré que les deux autres viendraient aussi, mais non. Tant pis, elle y penserait plus tard.

La première gardienne attrapa Hazel par le bras.

— C’est bon. Je prends la prisonnière en charge, dit-elle. Mais à ta place, Kinzie, je m’en ferais pas trop pour Hylla. Elle n’en a plus pour longtemps sur le trône.

— C’est ce qu’on verra, Doris.

Kinzie tourna les talons. Hazel attendit que le bruit de ses pas s’estompe au bout de la passerelle.

Doris tira Hazel par le bras.

— Ben alors, tu bouges ?

Hazel se concentra sur le mur de bijoux derrière elle : quarante grandes caisses de bracelets en argent.

— Je… me sens pas très bien, murmura-t-elle.

— Je t’interdis de me vomir dessus ! grogna Doris.

Elle essaya de forcer Hazel à se relever, mais celle-ci se laissa peser de tout son poids, comme un gamin qui fait une scène dans un grand magasin. Les cartons, à côté d’elle, commencèrent à trembler.

— Lulu ! cria Doris à une de ses camarades. Viens m’aider, cette fille est un boulet.

Des Amazones qui s’appelaient Doris et Lulu ? pensa Hazel. D’accord…

La deuxième gardienne accourut. Hazel se dit que c’était le moment où jamais. Sans leur laisser le temps de la relever de force, elle hurla : « Ouh ! ! » et se plaqua au sol.

— Oh, arrête ton…, commença Doris.

La palette de bijoux tout entière explosa en tintant, tel un millier de machines à sous atteignant le jackpot à l’unisson. Une vague de bracelets de l’amitié en argent déferla sur la passerelle et poussa Doris et Lulu par-dessus la balustrade.

Elles se seraient écrasées vingt mètres plus bas, mais Hazel n’était pas si méchante que ça. Sur son ordre, quelques centaines de bracelets s’attachèrent aux chevilles des gardiennes et les suspendirent au bord de la passerelle, dans le vide et la tête en bas – elles se mirent à hurler comme des godiches.

Hazel se tourna vers la troisième gardienne. Elle brisa ses liens, à peu près aussi solides que du papier hygiénique, et ramassa une des lances abandonnées par Lulu et Doris. Elle était infichue de manier une lance, mais, espérait-elle, la troisième Amazone ne le devinerait pas.

— Tu veux que je te tue d’ici ? aboya Hazel. Ou tu préfères que je vienne ?

La gardienne détala.

Hazel se pencha et cria à Doris et Lulu :

— Vos cartes Amazon ! Et que ça saute, ou j’ouvre ces bracelets de l’amitié et je vous laisse tomber !

Trois secondes plus tard, Hazel avait deux cartes Amazon en main. Elle courut aux cages et glissa une carte dans le lecteur. Les portes s’ouvrirent dans un déclic.

Frank la dévisagea avec stupeur.

— Hazel, dit-il, c’était… géant.

Percy hocha la tête.

— Je ne porterai plus jamais de bijoux, déclara-t-il.

— Sauf ça ! (Hazel lui lança son collier.) Nos armes et nos affaires sont à l’autre bout de la passerelle. Il faut qu’on se dépêche. Bientôt les… (Brusquement des sirènes retentirent dans toute la caverne.) Ouais, c’est ça que je voulais dire. Allons-y.

La première manche de l’évasion fut facile. Ils récupérèrent leurs affaires sans incident, puis s’engagèrent dans la première échelle. Chaque fois que des Amazones s’attroupaient en bas et les sommaient de se rendre, Hazel faisait exploser un carton de bijoux et les ensevelissait sous des cascades d’or et d’argent. Arrivés au bas de la dernière échelle, ils découvrirent un spectacle qui tenait à la fois du carnaval et de l’apocalypse : des Amazones prises jusqu’au cou dans des colliers de pierreries, plusieurs autres renversées, tête en bas, dans une montagne de boucles d’oreilles en améthyste, et un chariot élévateur de combat croulant sous les bracelets à breloques en argent.

— Hazel Levesque, déclara Frank, t’es trop de la balle !

Elle eut envie de l’embrasser illico, mais ils n’avaient pas le temps. Ils repartirent en courant à la salle du trône.

Ils tombèrent sur une Amazone qui devait être loyale à Hylla : dès qu’elle les aperçut, elle tourna les talons comme s’ils étaient invisibles.

— Qu’est-ce que…, voulut demander Percy.

— Je t’expliquerai, coupa Hazel. Il y en a qui veulent qu’on s’évade.

La deuxième Amazone qu’ils croisèrent était nettement moins accommodante. Armée de pied en cap, elle gardait l’entrée de la salle du trône. Elle abaissa son javelot à la vitesse de l’éclair, mais cette fois-ci, Percy était prêt. Il dégaina Turbulence et passa à l’action. Lorsque l’Amazone attaqua, il esquiva d’un bond de côté, trancha la hampe du javelot d’un coup d’épée, puis asséna le manche de Turbulence sur le casque de l’Amazone.

Elle s’écroula, inconsciente.

— Mars tout-puissant ! s’exclama Frank. Comment tu… ce n’était pas une technique romaine !

— Eh ! répondit Percy en souriant. Le Graecus a ses bottes secrètes, mon pote. Après vous.

Ils s’engouffrèrent dans la salle du trône. Comme promis, Hylla et sa garde avaient quitté les lieux. Hazel courut à la cage d’Arion et passa une carte Amazon sur la serrure. Aussitôt, l’étalon sortit d’un bond et se cabra triomphalement.

Percy et Frank reculèrent.

— Euh…, demanda Frank, elle est apprivoisée, cette créature ?

Le cheval poussa un hennissement furieux.

— Je ne crois pas, répondit Percy. Il vient de dire « Je vais te piétiner, le poupon sino-canadien. »

— Tu parles le cheval ? s’étonna Hazel.

— Le poupon ? bafouilla Frank.

— Parler aux chevaux, c’est un don de Poséidon, expliqua Percy. Euh, de Neptune, je veux dire.

— Alors vous devriez vous entendre, Arion et toi, dit Hazel. C’est un fils de Neptune, lui aussi.

— Pardon ?

Percy avait blêmi et, si l’heure était moins grave, Hazel aurait sans doute ri en voyant la tête qu’il faisait.

— Le truc, dit-elle, c’est qu’Arion est rapide. Il peut nous tirer de là.

Frank n’était pas emballé par l’idée.

— Comment veux-tu qu’on tienne à trois sur un cheval ? On risquerait de tomber, ou de le ralentir, ou…

Arion hennit de nouveau.

— Aïe, fit Percy. Frank, le cheval dit que tu es… non, en fin de compte, je vais pas traduire ça. Bref, il dit qu’il y a un char dans l’entrepôt et qu’il veut bien le tirer.

— Ils sont là ! cria une voix au fond de la salle du trône.

Une douzaine d’Amazones chargèrent, suivies d’hommes en combinaison orange. Lorsqu’elles virent Arion, elles se replièrent hâtivement vers les chariots élévateurs de combat.

Hazel se hissa sur le dos d’Arion et sourit à ses amis.

— Je me souviens de ce char, dit-elle. Suivez-moi, les gars !

Elle entra au galop dans la grotte la plus grande et dispersa un groupe d’hommes. Percy assomma une Amazone. Frank en renversa deux autres d’un mouvement latéral de sa lance. Hazel sentait qu’Arion peinait à courir dans ce sous-sol. Il aurait voulu prendre sa vitesse de pointe, mais manquait d’espace. Il fallait qu’ils sortent.

Hazel déboula au milieu d’une patrouille d’Amazones, qui se dispersèrent, terrifiées à la vue du cheval. Pour la première fois, la spatha d’Hazel lui semblait avoir la longueur idéale. Hazel lançait des coups d’épée à quiconque s’approchait d’elle, et aucune Amazone n’osait relever le défi.

Percy et Frank la suivaient en courant. Ils arrivèrent enfin devant le char. Arion s’immobilisa devant le timon et Percy entreprit aussitôt d’attacher les rênes et le harnais.

— Tu as déjà fait ça ? lui demanda Frank.

Percy n’eut pas besoin de répondre. Ses mains s’activaient avec adresse, et en un rien de temps le char fut prêt. Il y monta d’un bond et cria :

— Frank, Hazel, en voiture !

Un cri de bataille résonna derrière eux. Une armée entière d’Amazones déferlait dans l’entrepôt. Otrera en personne était juchée sur un chariot élévateur, sa chevelure argentée fouettant l’air. Elle fit pivoter son arbalète vers le char et ordonna :

— Arrêtez-les !

Hazel éperonna Arion. Ils traversèrent la caverne en louvoyant entre les palettes et les chariots élévateurs. Une flèche siffla aux oreilles d’Hazel. Une explosion retentit derrière elle, mais elle ne se retourna pas.

— L’escalier ! hurla Frank. Ce cheval ne pourra jamais monter tous ces étages avec un ch… PAR LES DIEUX !

Heureusement que l’escalier était large, car Arion ne ralentit même pas. Il attaqua les marches au galop. Le char grinçait dangereusement. Hazel vérifia à plusieurs reprises que Frank et Percy étaient toujours là – les mains crispées sur les côtés du char, les mâchoires claquant comme celles des crânes en plastique de Halloween, mais ils tenaient bon.

Ils arrivèrent enfin dans le hall. Arion franchit la porte d’entrée et déboucha sur la place en faisant fuir quelques hommes en costume.

Hazel sentait la tension qui gonflait la cage thoracique du cheval. L’air frais lui donnait une envie impérieuse de galoper, mais Hazel tira sur les rênes.

— Ella ! cria-t-elle, la tête tournée vers le ciel. Où es-tu ? On s’en va !

Un horrible instant, elle craignit que la harpie ne soit trop loin pour l’entendre. Qui sait si elle ne s’était pas perdue, ou fait capturer par les Amazones ?

Derrière eux, un chariot élévateur de combat émergea de l’escalier et se lança dans le hall, suivi d’une troupe d’Amazones.

— Rendez-vous ! cria Otrera.

Le chariot actionna ses fourchons tranchants.

— Ella ! appela désespérément Hazel.

Dans un tourbillon de plumes rousses, Ella se posa sur le char.

— Ella est là. Amazones sont pointues. Partir, maintenant.

— Accrochez-vous, tout le monde ! lança Hazel. Arion, au galop !

Le monde sembla s’étirer. La lumière du soleil se distordit. Arion laissa les Amazones sur place et traversa le centre-ville de Seattle en flèche. Hazel jeta un coup d’œil en arrière et vit, sur le trottoir, une série de marques fumantes : les traces de sabot d’Arion sur le sol. L’étalon fonçait vers le port sans ralentir aux carrefours, en sautant par-dessus les voitures qui le gênaient.

Hazel hurlait à pleins poumons, mais c’étaient des cris de joie. Pour la première fois de sa vie – de ses deux vies – elle avait l’impression que rien, absolument rien, ne pouvait l’arrêter. Arion arriva sur le quai et sauta vers l’océan.

Hazel sentit ses tympans claquer. Elle entendit un grondement (dont elle comprendrait plus tard que c’était un bang supersonique) – et Arion s’élança dans le détroit de Puget. L’eau de mer se changeait en vapeur sur son sillage, et les immeubles de Seattle disparurent rapidement derrière eux.