14
Percy
L’intérieur du Sénat ressemblait à un amphithéâtre de lycée : un hémicycle à gradins, en face d’une estrade où étaient placés un pupitre et deux chaises. Les deux sièges étaient vides, mais sur l’un d’eux se trouvait un petit paquet de velours.
Percy, Hazel et Frank s’assirent sur le côté gauche de l’hémicycle. Les dix sénateurs et Nico di Angelo occupèrent le reste de la première rangée. Dans les gradins supérieurs se pressaient plusieurs dizaines de fantômes et quelques anciens combattants de la ville, d’un âge avancé, tous en toge de cérémonie. Octave se planta devant l’estrade, couteau et lionceau en peluche à la main, au cas où quelqu’un ait besoin de consulter le dieu des doudous. Reyna s’avança vers le pupitre et leva la main pour demander l’attention.
— Bien, annonça-t-elle, ceci étant une réunion d’urgence, nous allons nous dispenser des formalités.
— J’adore les formalités ! se plaignit un fantôme.
Reyna lui lança un regard torve.
— Premier point, reprit-elle, nous ne sommes pas ici pour voter sur la quête elle-même. Cette quête a été décidée par Mars Ultor, patron de Rome. Nous nous plierons à sa volonté. Nous ne sommes pas ici non plus pour discuter du choix des compagnons de Frank Zhang.
— Tous les trois de la Cinquième Cohorte ? lança Hank, qui était de la Première. C’est pas juste.
— Et c’est pas malin, renchérit le garçon qui était assis à côté de lui. La Cinquième va foirer la quête, c’est couru d’avance. Ils devraient emmener une personne de valeur.
Dakota se leva si abruptement qu’il renversa du Kool-Aid de sa flasque de poche.
— On manquait pas de valeur quand on t’a botté le podex hier soir, Larry !
— Ça suffit, Dakota, dit Reyna. Laissons le podex de Larry en dehors de cette discussion. En tant que chef de la quête, Frank Zhang a le droit de choisir ses compagnons et il a choisi Percy Jackson et Hazel Levesque.
— Absurdus ! cria un fantôme au deuxième rang. Frank Zhang n’est même pas membre à part entière de la légion ! Il est en probatio. Il faut avoir au moins le grade de centurion pour diriger une quête. C’est complètement…
— Caton, interrompit Reyna d’un ton sévère. Nous devons obéir aux volontés de Mars Ultor. Cela implique certains… ajustements.
Elle tapa des mains et Octave s’avança. Il déposa son couteau et sa peluche pour prendre le paquet de velours sur la chaise.
— Frank Zhang, appela-t-il, présente-toi.
Frank jeta un coup d’œil inquiet à Percy. Puis il se leva et rejoignit l’augure.
— C’est pour moi un grand… plaisir, dit Octave en insistant sur le dernier mot, de te décerner la Couronne Murale pour avoir été le premier à franchir les remparts en situation de guerre de siège. (Octave lui remit un insigne en bronze en forme de couronne de lauriers.) Ainsi que, sur l’ordre du préteur Reyna, de te promouvoir au rang de centurion.
Il tendit à Frank un autre insigne, un croissant de bronze cette fois-ci, et un concert de protestations s’éleva des gradins.
— C’est encore un bleu ! hurla une voix.
— C’est impossible ! s’écria une autre.
— Un canon à eau en pleine figure ! râla une troisième.
— Silence ! intima Octave, d’une voix nettement plus autoritaire que la veille sur le champ de bataille. Notre préteur reconnaît qu’il est interdit à un ou une simple légionnaire de diriger une quête. Or, pour le meilleur ou pour le pire, Frank Zhang doit diriger cette quête. Notre préteur a donc décrété que Frank Zhang serait nommé centurion.
Percy comprit d’un coup qu’Octave était un orateur redoutable. Sa voix posée semblait dire son soutien, mais son visage exprimait la consternation. Il choisissait soigneusement ses mots pour faire porter toute la responsabilité à Reyna. C’est sa faute, semblait-il dire.
Si ça tournait mal, Reyna seule serait à incriminer. Si Octave avait été au commandement, les décisions auraient été prises de façon bien plus avisée. Malheureusement, étant un soldat romain loyal, Octave n’avait d’autre choix que d’apporter son soutien à Reyna.
Octave parvenait à faire passer tout cela sans le dire ; dans le même temps il calmait le sénat et l’assurait de sa compréhension. Percy comprit pour la première fois que ce gringalet à la dégaine d’épouvantail pouvait être un ennemi dangereux.
Reyna devait s’en rendre compte également. Une ombre d’agacement passa sur son visage.
— Il y a un poste de centurion qui se libère, dit-elle. Une de nos officiers, qui est aussi membre du sénat, a décidé de mettre un terme à sa carrière. Après dix ans dans la légion, elle va se retirer à la ville et entreprendre des études. Gwen de la Cinquième Cohorte, nous te remercions de ton service.
Tous les visages se tournèrent vers Gwen, qui sourit courageusement. Elle avait l’air fatiguée, après l’épreuve de la veille, mais soulagée, également. Percy n’avait pas de mal à se mettre à sa place. Comparé à se faire embrocher par un pilum, aller à la fac était assez cool.
— En tant que préteur, poursuivit Reyna, j’ai le droit de remplacer des officiers. Je reconnais qu’il est inhabituel de promouvoir un pensionnaire en probatio directement au rang de centurion, mais je crois que vous en conviendrez tous… Ce qui s’est passé hier soir était inhabituel. Frank Zhang, ta plaque, s’il te plaît.
Frank retira la plaque en plomb qu’il portait au cou et la remit à Octave.
— Ton bras, dit Octave.
Frank tendit le bras. Octave leva les mains vers le ciel.
— Nous acceptons Frank Zhang, fils de Mars, dans la Douzième Légion Fulminata pour sa première année de service. Engages-tu ta vie au service du sénat et du peuple de Rome ?
Frank émit un vague bredouillement, puis il s’éclaircit la gorge et parvint à dire :
— Oui.
— Senatus Populusque Romanus ! crièrent les sénateurs d’une seule voix.
Des langues de feu coururent sur l’avant-bras de Frank. Un court instant, ses yeux s’emplirent de terreur et Percy eut peur qu’il s’évanouisse. Mais la fumée et les flammes retombèrent, révélant des marques fraîchement gravées dans la peau de Frank : SPQR, deux lances entrecroisées et une seule bande, qui représentait la première année de service.
— Tu peux t’asseoir.
Octave regarda l’assemblée, l’air de dire : « J’y suis pour rien, les mecs. »
— Et maintenant, déclara Reyna, nous devons parler de la quête.
Frank regagna sa place, parmi les murmures des sénateurs qui gigotaient sur leurs gradins.
— Ça t’a fait mal ? lui demanda Percy à l’oreille.
Frank regarda son avant-bras encore fumant.
— Ouais, dit-il. Vachement.
Il avait l’air décontenancé par les insignes au creux de sa main, la Couronne Murale et l’emblème de centurion, comme s’il ne savait pas quoi en faire.
— Attends, dit Hazel, dont les yeux brillaient de fierté. Je vais te le faire.
Elle épingla les médailles sur le tee-shirt de Frank.
Percy sourit. Il ne connaissait Frank que depuis la veille, mais il était fier, lui aussi.
— Tu les as bien méritées, mec, dit-il. Ce que tu as montré hier soir, c’est de l’autorité naturelle.
— Mais… centurion ? grimaça Frank.
— Centurion Frank Zhang ? lança Octave. As-tu entendu la question ?
Frank battit des paupières.
— Euh… désolé. Comment ?
Octave se tourna vers le sénat avec un sourire moqueur, l’air de dire : « Ça commence bien ! »
— Je te demandais, reprit Octave comme s’il s’adressait à un gamin de trois ans, si tu as un plan pour la quête. Sais-tu même où vous allez ?
— Euh…
Hazel posa la main sur l’épaule de Frank et se leva.
— Est-ce toi qui n’écoutais pas, hier soir, Octave ? Mars a été très clair. Nous allons au pays d’au-delà des dieux. En Alaska.
Un vent d’agitation parcourut les gradins. Certains fantômes clignotèrent et disparurent. Même les chiens métalliques de Reyna se roulèrent sur le dos en gémissant.
Pour finir, le sénateur Larry se leva et prit la parole.
— J’ai entendu ce que Mars a dit, mais c’est de la folie. L’Alaska est maudit ! Il y a bien une raison si on l’appelle le pays d’au-delà des dieux. C’est tellement au nord que les dieux romains n’ont plus de pouvoir là-bas. Ça grouille de monstres. Aucun demi-dieu n’en est revenu vivant depuis…
— Depuis que vous avez perdu votre aigle, intervint Percy.
Larry fut tellement surpris qu’il en tomba sur le podex.
— Écoute, ajouta Percy. Je sais que je suis nouveau ici. Je sais que vous n’aimez pas évoquer ce massacre des années 1980…
— Il l’a évoqué ! gémit un des fantômes.
— Mais vous ne voyez pas ? C’était la Cinquième Cohorte qui menait l’expédition. Nous avons échoué, et c’est à nous qu’il incombe de réparer les choses. C’est pour ça que Mars nous envoie, nous. Ce géant, le fils de Gaïa… c’est lui qui a battu vos troupes il y a trente ans. J’en suis persuadé. Maintenant il trône là-bas en Alaska, avec un dieu de la Mort enchaîné et tout votre ancien matériel de guerre. Il est en train de lever ses armées pour les envoyer attaquer le Camp Jupiter.
— Vraiment ? fit Octave. Tu m’as l’air d’en savoir long sur les plans de notre ennemi, Percy Jackson.
En général, Percy savait encaisser les insultes – on pouvait le traiter d’idiot, de froussard, il passait outre. Mais là, il se rendit compte qu’Octave le traitait d’espion – de traître. Et ça lui était tellement étranger, c’était tellement contraire à sa nature, qu’il eut le plus grand mal à avaler l’affront. Ses épaules se contractèrent, et il se sentit tenté d’assommer Octave de nouveau, mais il comprit que ce dernier le provoquait pour le faire paraître instable aux yeux des autres.
Percy respira à fond et parvint à répondre en gardant son calme.
— Nous allons affronter ce fils de Gaïa, dit-il. Nous récupérerons l’aigle et briserons les chaînes de ce dieu… (Il jeta un coup d’œil à Hazel.) Thanatos, c’est ça ?
Hazel hocha la tête.
— Letus en latin, dit-elle. Thanatos est son ancien nom grec. Mais quand il s’agit de la mort… ça nous va très bien qu’il reste grec.
Octave poussa un soupir exaspéré.
— Bien. Appelez-le comme ça vous chante, mais dites-nous comment vous comptez faire tout ça et être de retour pour la Fête de la Fortune ? C’est le soir du 24 et on est déjà le 20. Est-ce que vous savez où chercher ? Est-ce que vous savez, même, qui est ce fils de Gaïa ?
— Oui, répondit Hazel avec une assurance qui étonna Percy. Je ne sais pas exactement où chercher, mais j’en ai une assez bonne idée. Le géant s’appelle Alcyonée.
Le nom jeta un froid dans la salle. Les sénateurs frissonnèrent.
Reyna agrippa son pupitre.
— Comment le sais-tu, Hazel ? demanda-t-elle. Est-ce parce que tu es fille de Pluton ?
Nico avait été tellement discret jusqu’alors que Percy avait presque oublié sa présence. Il se leva dans sa toge noire.
— Préteur, dit-il, si tu me permets. Hazel et moi, nous avons appris par notre père certains faits concernant les géants. Chacun des géants avait été conçu pour s’opposer à l’un des douze dieux olympiens, pour usurper le domaine de ce dieu-là en particulier. Le roi des géants était Porphyrion, l’anti-Jupiter. Mais l’aîné d’entre eux était Alcyonée. Sa mission était de s’opposer à Pluton. C’est pour cette raison que nous en savons plus sur lui.
— Vraiment ? (Reyna fronça les sourcils.) Le fait est que vous semblez très bien le connaître.
Nico tripota le bord de sa toge.
— Bref… Les géants étaient difficiles à tuer. Selon la prophétie, la seule façon de les vaincre, c’était que les dieux et les demi-dieux les attaquent en conjuguant leurs efforts.
Dakota rota.
— Excuse-moi, intervint-il, tu veux bien dire que les dieux et demi-dieux… se battraient côte à côte ? Mais c’est du domaine de l’impossible !
— C’est déjà arrivé, pourtant, rétorqua Nico. Pendant la première guerre des géants, les dieux ont appelé des héros à la rescousse et ils ont remporté la victoire. Je ne sais pas si ça pourrait se reproduire. Mais Alcyonée… c’était un cas à part. Il était complètement immortel, impossible à tuer que ce soit pour un dieu ou un demi-dieu, tant qu’il restait dans son territoire natal, dans la région où il était né.
Nico se tut un instant pour que tous engrangent l’information.
— Et si Alcyonée est revenu à la vie en Alaska…
— Alors il ne peut pas être vaincu là-bas, termina Hazel. Jamais. Quels que soient les moyens employés. Ce qui explique que notre mission des années 1980 était condamnée à l’échec.
Une autre vague de cris et de disputes parcourut les rangées de l’hémicycle.
— Cette quête est irréalisable ! cria un sénateur.
— Nous sommes condamnés ! hurla un fantôme.
— Je reveux du Kool-Aid ! réclama Dakota.
— Silence ! ordonna Reyna. Sénateurs, nous devons nous comporter en Romains. Mars nous a confié cette quête et nous devons croire qu’elle est réalisable. Ces trois demi-dieux doivent se rendre en Alaska. Ils doivent libérer Thanatos et revenir avant la Fête de la Fortune. S’ils peuvent récupérer l’aigle par la même occasion, c’est encore mieux. Tout ce que nous pouvons faire, c’est leur prodiguer des conseils et nous assurer qu’ils aient un plan.
Reyna regarda Percy sans grand espoir.
— Tu as un plan, n’est-ce pas ?
Percy aurait voulu s’avancer bravement et dire : « Non, je n’en ai pas ! »
C’était la vérité mais, en voyant tous ces visages inquiets, il sut qu’il ne pouvait pas répondre aussi franchement.
— Il y a une chose que je dois comprendre d’abord, dit-il en se tournant vers Nico. Je croyais que Pluton était le dieu de la Mort ? Pourtant, là, vous parlez tous de cet autre type, Thanatos, et des Portes de la Mort de cette fameuse prophétie… la Prophétie des Sept. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Nico respira à fond.
— OK, dit-il, je t’explique. Pluton est le dieu des Enfers. Le véritable dieu de la Mort, celui qui veille à ce que les âmes défuntes aillent dans l’au-delà et qu’elles y restent, c’est son bras droit, Thanatos. Imagine que la Vie et la Mort soient deux pays différents. Tout le monde voudrait être en Vie, tu es d’accord ? Alors il y a une frontière gardée pour empêcher les gens de repasser sans permission. Mais elle est très longue, cette frontière, et il y a beaucoup de trous dans le grillage, si tu veux. Pluton essaie de boucher les brèches, mais il se forme de nouveaux points de passage tout le temps. C’est pour ça qu’il a besoin de Thanatos : c’est sa patrouille frontalière, la police des morts en quelque sorte.
— Thanatos arrête les âmes clandestines et les renvoie aux Enfers, dit Percy.
— Tu as tout compris. Mais Thanatos s’est fait capturer et il est enchaîné.
Frank leva la main.
— Euh, excuse-moi, mais comment on peut enchaîner la Mort ?
— Ça n’est pas la première fois, répondit Nico. Dans les anciens temps, un certain Sisyphe a tendu un piège à Thanatos et l’a ligoté. Il y a eu Hercule, aussi, qui l’a mis K. O. dans un combat à mains nues.
— Et maintenant, c’est un géant qui l’a capturé, dit Percy. Alors, si nous arrivions à libérer Thanatos, est-ce que les morts resteraient morts ? (Il jeta un coup d’œil à Gwen.) Sans vouloir vexer personne…
— C’est plus compliqué que ça, objecta Nico.
— Ça m’aurait étonné ! fit Octave en roulant des yeux.
— Tu parles des Portes de la Mort, dit alors Reyna, sans tenir compte de la remarque d’Octave. Il en est question dans la Prophétie des Sept, à la suite de laquelle nous avions lancé la première expédition au Canada.
Caton, le fantôme, fit la grimace.
— On sait tous comment ça a fini ! Nous autres les Lares, nous n’oublions pas !
Un murmure d’assentiment monta du groupe de fantômes.
Nico porta le doigt aux lèvres, et tous les Lares se turent d’un coup. Certains paraissaient inquiets, la bouche pincée comme si on la leur avait fermée à la super glu. Percy aurait bien aimé avoir ce pouvoir sur certains vivants… sur Octave, par exemple.
— Thanatos n’est qu’une partie de la solution, expliqua Nico. Les Portes de la Mort… en fait c’est un concept que même moi, j’ai du mal à comprendre. Il y a plusieurs accès aux Enfers : le Styx et la Porte d’Orphée, plus quelques voies de détresse mineures qui s’ouvrent de temps à autre. Maintenant que Thanatos est enchaîné, il va être plus facile d’emprunter ces points de passage. Parfois ce sera à notre avantage, quand ça permettra à une âme amie de revenir, comme dans le cas de Gwen. Le plus souvent, malheureusement, ça profitera aux âmes maléfiques et aux monstres, aux retors qui cherchent à s’enfuir. Les Portes de la Mort, ce sont les portes privées de Thanatos, sa voie express perso entre la Vie et la Mort. Seul Thanatos est censé savoir où elles se trouvent, et leur emplacement change selon les époques. D’après ce que j’ai compris, les Portes de la Mort auraient été forcées. Les sbires de Gaïa en auraient pris le contrôle…
— Ce qui signifie que Gaïa décide à présent qui peut revenir de chez les morts, devina Percy.
— Elle choisit ceux qu’elle veut autoriser à repartir : les pires monstres et les âmes les plus maléfiques. Si nous sauvons Thanatos, il pourra rattraper les âmes et les renvoyer aux Enfers. Déjà ça. Les monstres mourront quand nous les tuerons, comme avant, et ça nous permettra de souffler un peu. Mais si nous ne parvenons pas à reprendre les Portes de la Mort, nos ennemis ne resteront pas longtemps outre-tombe. Ils disposeront d’un chemin facile pour revenir dans le monde des vivants.
— En somme, on pourra les attraper et les renvoyer aux Enfers, résuma Percy, mais ils reviendront à chaque fois.
— En somme, c’est assez déprimant mais c’est ça.
Frank se gratta la tête et dit :
— Mais Thanatos sait où sont les portes. Si on le libère, il pourra les reprendre, non ?
— Je ne crois pas, répondit Nico. Pas seul. Il ne ferait pas le poids face à Gaïa. Il faudrait pour cela une quête de très grande envergure… une armée composée des meilleurs demi-dieux.
— « Des ennemis viendront en armes devant les Portes de la Mort », récita Reyna. C’est la Prophétie des Sept…
Elle regarda Percy et il put lire dans ses yeux, un bref instant, qu’elle avait peur. Elle le cachait très bien, d’habitude, mais Percy se demanda si elle aussi avait fait des cauchemars sur Gaïa, si elle avait eu des visions de ce qu’il adviendrait lorsque le camp serait envahi par des monstres impossibles à tuer.
— Si c’est l’ancienne prophétie qui commence, poursuivit-elle, nous n’avons pas les ressources nécessaires pour envoyer une armée à ces Portes de la Mort et protéger le camp. Je me vois mal me séparer de sept demi-dieux…
— Procédons par ordre, interrompit Percy d’un ton qui se voulait confiant, même s’il sentait l’angoisse monter dans la salle. Je ne sais pas qui sont ces Sept, ni ce que cette ancienne prophétie signifie au juste. Mais nous devons commencer par libérer Thanatos. Mars nous a dit qu’il suffisait de trois personnes pour la quête en Alaska. Occupons-nous d’abord de réussir cette mission et de rentrer avant la Fête de la Fortune. Après on s’inquiétera des Portes de la Mort.
— Oui, fit Frank d’une petite voix. C’est sans doute suffisant pour une semaine.
— Alors vous avez un plan, oui ou non ? demanda Octave, l’air sceptique.
Percy regarda ses camarades.
— Eh bien, dit-il, on va en Alaska le plus vite possible…
— Et puis on improvise, ajouta Hazel.
— Beaucoup, renchérit Frank.
Reyna les regarda attentivement. Elle avait l’air de quelqu’un qui rédige mentalement sa propre nécro.
— Très bien, dit-elle. Il ne nous reste plus qu’à voter sur le soutien que nous pouvons apporter à la quête : transports, argent, magie, armes.
— Préteur, si je puis me permettre, dit Octave.
— Maintenant, marmonna Percy, ça va être notre fête.
— Le camp est en grand danger, poursuivit Octave. Deux dieux, pas moins, nous ont avertis que nous serions attaqués d’ici à quatre jours. Nous n’avons pas intérêt à éparpiller nos ressources, et surtout pas dans des projets qui ont très peu de chances d’aboutir. (Octave les gratifia tous les trois d’un regard empreint de pitié, qui semblait dire : « Pauvres petites choses. ») Il est évident que Mars a choisi pour cette quête les candidats les plus improbables. Peut-être parce qu’il considère que ce sont ceux dont nous pouvons nous dispenser sans trop souffrir. Quoi qu’il en soit, il a eu la sagesse de ne pas ordonner d’expédition lourde, et il ne nous a pas non plus demandé de financer leur aventure. Je préconise donc que nous gardions toutes nos ressources pour défendre le camp. Car c’est ici que la bataille va se perdre ou se gagner. Si ces trois-là réussissent, merveilleux ! Mais ils devront compter sur leur seule ingéniosité.
Un murmure parcourut l’assemblée. Frank se leva d’un bond. Sans lui laisser le temps de déclencher la bagarre, Percy s’écria :
— Pas de problème ! Mais donnez-nous un moyen de transport, au moins. Gaïa est la déesse de la Terre, on est d’accord ? À mon avis, donc, voyager par voie terrestre en parcourant son territoire serait déconseillé. En plus, ce serait trop lent.
Octave partit d’un petit rire moqueur et rétorqua :
— Tu veux qu’on t’affrète un avion ?
Cette simple pensée soulevait le cœur de Percy.
— Non. J’ai l’intuition que la voie aérienne est à éviter, elle aussi. Mais un bateau… vous pourriez nous donner un bateau, quand même ?
Hazel émit un grognement. Percy lui jeta un rapide coup d’œil, et elle secoua la tête et murmura : « Ça va. »
— Un bateau ! (Octave s’adressa aux sénateurs.) Le fils de Neptune veut un bateau. Les transports maritimes n’ont jamais été prisés par les Romains, mais il n’est pas très romain lui-même !
— Octave, dit Reyna d’un ton sévère. Un bateau, ce n’est pas beaucoup demander. Et ne fournir aucune autre aide me paraît très…
— Traditionnel ! s’exclama Octave. C’est très traditionnel. Voyons si ces héros auront la force de survivre sans aide, comme de vrais Romains !
Une nouvelle vague de murmures parcourut la salle. Le regard des sénateurs faisait le va-et-vient entre Octave et Reyna, pour suivre l’épreuve de force.
Reyna se redressa sur son siège.
— Très bien, dit-elle sèchement, nous allons soumettre la question au vote. Sénateurs, la motion est la suivante : le groupe chargé de la quête ira en Alaska. Le sénat lui donnera plein accès à la marine romaine en mouillage à Alameda. Aucune autre aide ne lui sera fournie. Les trois aventuriers survivront ou échoueront de par leur propre mérite. Qui est pour ?
Tous les sénateurs levèrent la main.
— La motion est adoptée. (Reyna se tourna vers Frank.) Centurion, ton groupe peut disposer. Le sénat a d’autres questions à débattre. Octave, j’aimerais te parler en tête à tête un instant.
Percy fut incroyablement content de ressortir à la lumière du jour. Dans cette salle sombre, où tous les yeux étaient rivés sur lui, il avait eu l’impression de porter le monde sur les épaules – une expérience qu’il était presque sûr d’avoir déjà vécue.
Il inspira l’air frais à pleins poumons.
Hazel ramassa une grosse émeraude, sur le chemin, et la glissa dans sa poche.
— Alors, lança-t-elle, on est plutôt mal partis, non ?
Frank hocha la tête, l’air affligé.
— Si l’un ou l’autre souhaite se retirer, dit-il, je ne vous en voudrais pas.
— Tu rigoles ? fit Hazel. Pour être de faction tout le reste de la semaine ?
Frank se força à sourire, puis il se tourna vers Percy.
Ce dernier porta le regard au-delà du forum. « Ne bouge pas », lui avait demandé Annabeth dans son rêve. Mais s’il ne bougeait pas, le camp serait détruit. Il regarda les collines et crut voir le visage de Gaïa souriant entre les crêtes et les ombres. Tu ne peux pas gagner, petit demi-dieu, semblait-elle dire. Sers-moi en restant, ou sers-moi en partant.
Percy fit un vœu en son for intérieur : après la Fête de la Fortune, il retrouverait Annabeth. Mais pour le moment, il lui fallait agir.
— Je reste avec toi, dit-il à Frank. En plus j’ai envie de voir à quoi ressemble la marine romaine.
Ils étaient à peine au milieu de la place qu’une voix appela : « Jackson ! » Percy tourna la tête et vit Octave, qui courait vers eux.
— Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda-t-il.
Octave sourit.
— Tu as déjà décidé que j’étais ton ennemi ? C’est un jugement hâtif, Percy. Je suis un Romain loyal.
— T’es qu’un lèche-bottes qui donne des coups de couteau dans le dos, un abject…, lança Frank entre les dents, et Percy et Hazel durent s’y mettre à deux pour le retenir.
— Eh bien, en voilà une conduite pour un centurion nouvellement nommé, dit Octave. Percy, je t’ai suivi pour une seule raison, c’est que Reyna m’a confié un message pour toi. Elle veut que tu te présentes à la principia sans tes deux, euh, acolytes que voilà. Reyna te recevra dès que le sénat aura levé la séance. Elle aimerait te parler en privé avant que tu partes pour la quête.
— À quel sujet ? demanda Percy.
— Je ne sais pas, dit Octave avec un mauvais sourire, mais ce que je sais, c’est que la dernière personne avec qui elle a eu un entretien privé, c’était Jason Grace. Et je ne l’ai plus jamais revu depuis. Au revoir et bonne chance, Percy Jackson.