30.
Le petit revolver avait l'air d'un joujou, à présent. Comparé au long couteau de chasse, il semblait aussi ridiculement gênant qu'une mouche qu'on écarte de la main. Caroline n'esquissa cependant aucun geste dans sa direction. Toute son attention, toute sa terreur étaient concentrées sur les reflets accrochés par la fine lame argentée.
— Josie, vous ne pouvez protéger Dwayne comme vous le faites.
— Vous ne me croyez pas, hein?
Josie faillit en rire. Il y avait une partie d'elle-même, cette partie qui avait depuis longtemps échappé à son contrôle, qui exultait de joie.
— Mais qui le croirait, de toute façon? Personne n'irait soupçonner une femme, et notre brillant agent spécial encore moins que les autres. « Recherche quelqu'un qui déteste les femmes », lui ai-je dit. Mais il n'a rien compris. Vous et moi, Caroline, nous savons pourtant que la haine d'une femme est la pire de toutes.
Caroline sursautait chaque fois qu'une fusée explosait dans le ciel.
— Mais pourquoi cette haine?
— Oh, pour des tas de raisons.
Elle se rapprocha de Caroline jusqu'à ce que sa silhouette s'encadrât entre les montants de la porte-fenêtre.
Ses yeux étaient aussi éclatants que les feux qui criblaient le ciel derrière elle.
— Je devais protéger ma famille. Et je devais me protéger moi-même. Tout comme je le ferai tout à l'heure. Mais avec vous, Caroline, c'est différent. Ça ne me plaira pas de vous tuer, car je vous aime bien, je vous respecte. Et je sais combien cela va peiner Tucker.
Caroline bougea insensiblement.
— Non ! Je ne veux pas vous tirer dessus, mais je n'hésiterai pas si vous m'y obligez. Personne n'entendra.
Non, se dit Caroline, personne n'entendrait. Elle pourrait crier, comme Edda Lou naguère, et personne n'y prendrait garde. Le revolver était pointé sur sa gorge. Une balle minuscule, songea-t-elle, pour une mort infime.
— Je ne veux pas que vous souffriez, ajouta Josie. Ce ne sera pas comme avec les autres. Car vous n'êtes pas comme les autres.
« Pense ! » s'exhorta Caroline. Oui, elle devait penser. La clé du problème était la famille. Restait à savoir comment l'utiliser.
— Tucker et Dwayne en souffriront, Josie.
— Je sais. Je les aiderai à s'en remettre.
Des fleurs d'or palpitant s'épanouirent dans le ciel avant de se dissoudre en fumée. Josie détourna un instant la tête.
— N'est-ce pas un spectacle magnifique? Les Longstreet tirent des feux d'artifice à Sweetwater depuis plus d'un siècle. Ce n'est pas rien, tout de même. Je me souviens encore quand papa me portait sur ses épaules pour me rapprocher du ciel. J'étais sa chandelle romaine, qu'il disait. Maman, elle, regardait seulement, sans prononcer un mot. Elle ne voulait pas de moi, vous savez.
— Pourquoi, Josie?
Combien de temps encore allait durer le feu d'artifice? se demandait Caroline. Combien de temps encore avant que Dwayne ou un autre vînt enfin s'enquérir de son sort?
— Racontez-moi tout, Josie, que je comprenne pourquoi vous en êtes arrivée là.
— Oui, je peux tout vous dire. Nous en avons le temps. Et ce sera plus facile si vous me comprenez. Plus facile pour nous deux, je suppose.
Elle prit une longue et profonde inspiration.
— Austin Hatinger était mon père.
En voyant le visage de Caroline se décomposer, elle ébaucha un sourire.
— Eh oui, ce pseudo-prophète de malheur, ce salaud, ce serpent venimeux était mon vrai père. Il a violé ma mère, et m'a fourrée dans son ventre. Elle ne voulait pas de moi, mais quand elle s'est retrouvée enceinte, elle a dû faire avec.
— Comment pouvez-vous en être certaine?
— Elle l'était, elle. Je l'ai entendue un jour en discuter avec Délia dans la cuisine. Délia savait. Mais Délia seulement.
Josie glissa le revolver dans sa poche, se contentant de serrer le couteau dans sa main.
— Elle n'en a pas parlé à papa. Je crois qu'elle avait peur. Et puis elle voulait le protéger, lui et la famille, et Sweetwater. Alors je suis née, et elle m'a tolérée — et a cherché sans cesse à savoir jusqu'où irait ma ressemblance avec l'autre.
— Josie...
— J'étais déjà une adulte quand j'ai découvert le secret. Elle m'a menti durant toute ma vie. Ma mère, cet être si charmant, cette grande dame, cette femme à laquelle je voulais ressembler de toutes mes forces n'était rien qu'une menteuse.
— Elle voulait seulement vous épargner des souffrances.
— Oh, elle me détestait, répliqua Josie avec rage, en fendant l'air de son couteau. Chaque fois qu'elle posait les yeux sur moi, elle revivait son viol. Son viol dans la poussière, c'était moi, moi qu'on lui avait imposée malgré ses appels au secours. Et pourquoi ne s'est-elle jamais demandé la raison de sa propre conduite? Qu'est-ce qu'elle allait faire là-bas, d'abord? S'inquiétait-elle vraiment à ce point d'Austin et de sa pitoyable épouse?
— Vous ne pouvez en vouloir à votre mère, Josie.
— Oh ! que si ! Elle m'a obligée à vivre dans le mensonge, elle n'a pas arrêté de me regarder de haut en pensant que je valais moins qu'elle, que j'étais la dernière des dernières. Elle a dit à Délia, ce jour-là, que je n'étais pas destinée à être heureuse, à avoir un foyer à moi, une famille à moi. A cause de mon sang. De mon sang souillé.
Elle cracha ces derniers mots sous un ciel embrasé de feux multicolores.
— Quand je suis revenue ici après mon second divorce, poursuivit-elle, elle m'a regardée avec cet air-là. Cet air de reproche. Et c'est à ce moment-là qu'elle a dit à Délia que peut-être je n'aurais jamais de foyer ni d'enfants. Que c'était peut-être le châtiment que lui envoyait le Seigneur pour avoir gardé le secret, pour avoir couvé ce mensonge au fond d'elle-même. Elle se sentait misérable depuis quelque temps, oui, misérable. Lorsqu'elle est sortie pour aller à la roseraie, j'y suis allée aussi. Je voulais qu'elle me répète tout ça en face. Nous avons eu une horrible dispute, et je l'ai plantée là, en train de pleurer au milieu de ses roses. Un peu plus tard, Tucker est arrivé et l'a trouvée morte. Ce doit être moi qui l'ai tuée.
— Oh, non. Non, Josie. Ce n'était ni votre faute ni la sienne.
— Peu importe, car depuis ce temps-là quelque chose a grandi en moi. Ce n'était pas un enfant — les médecins m'avaient assuré que je n'en aurais jamais. Mais ce qui grandissait, là, au fond de moi, était pourtant bien réel. Et c'était bouillonnant. D'abord, ça a été Arnette. Elle voulait mettre le grappin sur Dwayne, exactement comme Sissy. Elle essayait de se servir de moi pour ça, et j'ai joué le jeu. Et puis j'ai réfléchi. Longtemps. Je passais des nuits entières allongée dans mon lit à penser, à me poser des questions. Maman avait gardé un secret en donnant la vie. Eh bien, moi, j'allais aussi en garder un. En la prenant.
Un rugissement s'éleva de la foule tandis que les fusées se succédaient dans le ciel pour le bouquet final.
— Cela dit, je devais avoir un mobile. Je n'étais pas une bête, tout de même. Il fallait que tout cela ait un sens. Alors j'ai choisi les femmes qui aguichaient les hommes, se pavanaient devant eux, leur racontaient des bobards. Moi-même, il est vrai, j'ai connu beaucoup d'hommes...
Elle sourit.
— ... mais je n'ai jamais menti pour les attirer dans mon lit.
— Arnette... je croyais qu'elle était votre amie?
— Ce n'était qu'une salope, répondit Josie avec un haussement d'épaules désinvolte. Ce n'était pourtant pas elle que je visais d'abord. C'était Susie. J'ai toujours pensé que Burke et moi, nous irions bien ensemble... Enfin, de toute façon, Susie ne convenait pas. Elle ne regardait jamais d'autre homme que Burke. La tuer n'aurait pas été juste. Et cela devait être juste.
En l'entendant chuchoter ces derniers mots, Caroline sentit son sang se glacer.
— Alors j'ai choisi Arnette. Il était si facile de la faire boire. Puis je l'ai emmenée au Gooseneck. Là, je l'ai frappée avec un caillou, je l'ai déshabillée et je l'ai ligotée. Mais je me sentais froide. Seigneur, si froide. Alors j'ai attendu qu'elle se réveille, et j'ai fait comme si j'étais mon père et qu'elle, elle était maman. Et j'ai continué comme ça jusqu'à ce que je sente mon cœur se réchauffer.
Elle s'interrompit un instant.
— Après, reprit-elle d'un air rêveur, je me suis trouvée mieux un moment. Et puis ça a recommencé à grandir au fond de moi. Alors il y a eu Francie. Elle s'accrochait à Tucker, je le savais. Ensuite, ça aurait dû être Sissy, mais j'ai commis une erreur. Et chaque fois, c'était encore mieux. Lorsque le FBI est arrivé, j'ai eu envie de rire, de rire. Personne ne me soupçonnerait. Teddy m'a même emmenée à la morgue pour que je puisse voir Edda Lou. Au début, ça a été horrible, mais après j'ai compris que c'était moi qui avais fait ça. C'était mon secret à moi, comme pour maman. Alors j'ai eu envie de recommencer, encore et encore, pendant que tout le monde cherchait partout le meurtrier. Darleen fut une proie parfaite. A croire qu'elle m'était prédestinée.
— Vous êtes pourtant restée au côté de Happy quand on la recherchait.
— J'étais désolée que Happy doive en souffrir. Il semblait juste que je la console un peu. Darleen ne mérite pas qu'on se lamente sur son sort. Aucune des autres non plus, d'ailleurs. Mais vous, Caroline, vous... Si seulement vous n'aviez pas été là. Je comptais tenir ma promesse à Dwayne, arrêter tout, puisque ça paraissait si important pour lui. Mais maintenant il faut que je trahisse cette promesse, pour une dernière fois au moins.
— Cette fois-ci, ils sauront.
— Peut-être, oui. Mais je m'occuperai de ce problème. Et puis, j'ai toujours pensé que je devrais m'arrêter un jour. A ma façon.
Les ultimes fusées partirent dans un crépitement de mitrailleuse.
— Je n'irai pas en prison ni dans un de ces endroits où on met les gens qui font des choses que les autres ne comprennent pas.
Elle fit un geste avec le couteau.
— Tournez-vous maintenant. Il faut d'abord que je vous ligote. Je vous promets que vous ne souffrirez pas longtemps.
*
* *
Tucker fendait anxieusement la foule, tandis que des gerbes de feu éclataient au-dessus de sa tête. Il n'avait pas revu Caroline depuis une demi-heure. Ah ! les femmes, se dit-il. Il avait déjà plein de soucis avec Dwayne et le type du FBI, et voilà qu'en plus elle choisissait ce moment précis pour jouer la fille de l'air!
On lui tendit une bière qu'il refusa d'un signe de tête avant de poursuivre son errance d'un groupe à l'autre.
— Superbe spectacle, lui cria cousine Lulu depuis son siège de metteur en scène.
— C'est cela, oui.
— Et comment le sais-tu? Tu l'as à peine regardé!
Pour lui faire plaisir, il leva la tête et s'extasia sur une ombrelle de flammes rouges, blanches et bleues.
— Tu n'aurais pas vu Caroline?
— T'as perdu ta Yankee? repartit Lulu.
Elle ricana et mit le feu à une allumette japonaise.
— On dirait bien, hurla Tucker pour couvrir les applaudissements. Je ne l'ai plus revue depuis qu'elle a fini de jouer.
— Et elle joue drôlement bien.
Lulu écrivit son nom dans les airs avec le bâtonnet crépitant.
— Crois savoir qu'elle doit bientôt jouer devant les têtes couronnées d'Europe.
— Mouais.
Les mains dans les poches, il passa la foule en revue.
— Difficile de retrouver qui que ce soit dans cette obscurité.
— Tu n'es pas près de la retrouver ici, de toute façon.
Lulu eut une moue chagrine en voyant son allumette japonaise s'éteindre en crachotant. Elle décida d'attendre la fin du feu d'artifice pour surprendre tout le monde avec le lâcher impromptu de la poignée de chandelles romaines qu'elle tenait serrée dans sa poche.
— Je l'ai vue se diriger vers la maison entre chien et loup.
— Pourquoi diable... Oh, c'était sans doute pour aller ranger son violon. Cela dit, elle aurait dû être de retour depuis longtemps.
Il se retourna pour contempler la masse blanche et spectrale de la résidence dans le lointain. Il avait toujours pensé que la meilleure façon de comprendre une femme était de s'en abstenir.
— Je vais aller jeter un coup d'œil, dit-il.
— Tu vas manquer le bouquet final.
— Je reviendrai à temps.
Il repartit au pas gymnastique, irrité d'être ainsi obligé de se dépêcher. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à deviner pour quelle raison elle s'était réfugiée dans la résidence. Peut-être avait-il eu tort de la forcer à jouer. Elle pouvait être indisposée, ou bien toute cette histoire lui avait donné une de ses fameuses migraines. Pris de remords, il étouffa un juron et accéléra l'allure. Il manqua marcher sur Dwayne.
— Doux Jésus, pourquoi es-tu assis là, dans le noir?
— Je ne sais pas quoi faire, murmura Dwayne.
Recroquevillé sur lui-même, il ne cessait de se balancer.
— Il faut que je m'éclaircisse les idées, que je prenne une décision.
— Je t'ai déjà assuré que j'allais régler cette affaire. Burns brasse de l'air, c'est tout.
— Je pourrais dire que c'est moi le coupable, marmonna Dwayne. Ça serait peut-être la meilleure solution pour tout le monde.
— Bon sang, Dwayne ! s'exclama Tucker en se penchant vers son frère pour lui secouer l'épaule. Epargne-moi tes salades, ce n'est pas le moment. Nous en reparlerons plus tard, quand j'aurai le temps. Il faut que j'aille voir si Caroline est dans la maison. Viens avec moi. Il vaut encore mieux que tu ne parles à personne, ce soir.
— Je lui ai dit que je ne pourrais pas, reprit Dwayne, sans parvenir à se redresser. Mais il faut faire quelque chose, Tuck. Il faut faire quelque chose.
— Bien sûr qu'il le faut, répondit Tucker d'un air las en soutenant son frère par la taille. Et nous le ferons, crois-moi. Je sais tout ce qu'il y a à savoir, maintenant.
— Tu sais tout?
Dwayne s'arrêta brusquement en chancelant. Tucker se mit à le tirer avec moult jurons.
— Mais elle m'a affirmé que tu ne savais rien ! Quand j'ai voulu qu'on te le dise, elle m'a répondu que non.
— Me dire quoi ?
— Au sujet du couteau. Le vieux couteau à daim de papa. Je l'ai trouvé sous le siège de sa voiture. Seigneur, Tuck, comment a-t-elle pu? Comment a-t-elle pu faire toutes ces choses? Qu'allons-nous devenir?
Tucker sentit son sang se figer dans ses veines. Ses oreilles se mirent à bourdonner.
— Mais de qui parles-tu?
— De Josie. Oh, mon Dieu, Josie...
Dwayne pleurait maintenant, accablé par la conscience soudaine de la tragédie.
— Elle les a tuées, Tuck. Elles les a toutes tuées. Et je ne peux pas la livrer à la police. Je n'y survivrai pas.
Tucker se recula lentement, laissant son frère osciller sur place.
— Tu perds complètement les pédales.
— Non, nous devons le faire. Je sais que nous le devons. Pour l'amour du ciel, c'était Sissy qu'elle voulait tuer à Nashville !
— La ferme !
Aveuglé par la rage et la colère, Tucker lança son poing dans la figure de Dwayne.
— Tu es ivre. Ivre et stupide. Si je t'entends ajouter un seul mot, je te...
— Monsieur Tucker...
Les yeux écarquillés, Cy se tenait en bordure de l'allée principale. Il avait tout entendu, tout ce qu'ils disaient, et ne savait plus que croire.
— Que diable fais-tu ici ? lui demanda Tucker. Pourquoi n'es-tu pas en train de regarder le feu d'artifice avec les autres?
— Je... vous m'aviez demandé de rester auprès d'elle.
Cy sentait ses entrailles frémir sous le coup d'une frayeur qu'il avait bien cru ne jamais éprouver de nouveau.
— Elle est rentrée dans la maison, mais elle m'a crié de rester dehors. Elle m'a dit que je ne devais pas monter la voir en haut.
— Caroline? s'exclama Tucker, déconcerté.
Le coup de poing avait dégrisé Dwayne. Tandis que Cy s'expliquait, il saisit Tucker par la chemise.
— Josie. Elle a pris le couteau avec elle. Elle a pris le couteau avant de rentrer dans la maison.
Tucker en eut le souffle coupé. Il voulait se battre, combattre le sentiment d'horreur qui prenait possession de son esprit. Mais, alors même qu'il serrait les poings, il lut toute la vérité dans les yeux de son frère.
— Pousse-toi de là.
Galvanisé par sa propre peur, il écarta rudement Dwayne, qui tomba sur les genoux.
— Caroline est à l'intérieur!
Puis il se mit à courir à toutes jambes vers la résidence, poursuivi par les vivats de la foule et l'haleine glacée de la terreur.
— Je ne me laisserai pas faire, Josie.
Caroline ne tremblait pas devant le revolver, elle ne se le serait pas permis. Mais elle éprouvait une crainte instinctive et profonde de la longue lame d'acier affûtée.
— Vous devez arrêter ça, vous le savez, insista-t-elle. Quels que soient vos sentiments et les fautes de votre mère, vous ne pouvez y remédier de cette manière.
— Je voulais être comme elle, mais les gens disaient toujours que je ressemblais à mon père.
Sa voix avait pris des intonations singulièrement douces, presque musicales.
— Ils ne savaient pas combien ils avaient raison — et ils ne le sauront jamais. C'est mon secret, Caroline. Et je vais vous tuer pour qu'il le reste.
— Oui, et après, Dwayne et Tucker en souffriront. Dwayne parce qu'il saura la vérité, et que cette vérité le rongera jusqu'à la fin de ses jours. Et Tucker parce qu'il est attaché à moi. Et parce que vous les aimez tous les deux, vous souffrirez aussi.
— Je n'ai pas le choix. Allons, tournez-vous maintenant, Caroline. Tournez-vous ou ce sera encore bien pis.
Les oreilles tintant encore des dernières explosions du feu d'artifice, Caroline s'exécuta lentement. Elle n'osa pas fermer les yeux, non, mais elle fit une brève et fervente prière. Puis, alors qu'elle s'était déjà aux trois quarts retournée, elle lança brusquement sa main pour précipiter la lampe sur le sol. Bénissant l'obscurité, elle plia alors les jambes et roula de l'autre côté du lit.
— Comme vous voudrez !
La voix de Josie frémissait maintenant d'excitation. La chasse recommençait. Et avec elle la faim.
— Vous me facilitez les choses. Je n'aurai pas à vous regarder. Ce sera comme pour les autres.
Caroline, blottie près du lit, entendit les pieds de Josie frôler le tapis. Elle se pencha en avant et scruta l'obscurité. Si seulement elle pouvait atteindre la porte, songea-t-elle. Si seulement elle pouvait se faufiler rapidement et sans bruit jusque dans le couloir.
— J'aime la nuit, poursuivit Josie.
Retenant sa respiration, Caroline s'éloigna du lit à reculons.
— J'ai toujours adoré chasser dans le noir. Papa disait que j'avais des yeux de chat. Et je peux entendre les battements de votre cœur !
Vive comme un serpent, elle bondit vers l'endroit où se tenait Caroline quelques secondes auparavant.
Celle-ci se mordit les lèvres pour s'empêcher de crier. Elle sentit un goût de sang dans sa bouche et se força à demeurer immobile. Ses yeux étaient en train de s'accoutumer à la pénombre. Dans la pâle clarté lunaire, elle distingua bientôt la silhouette de Josie, puis le tranchant mortel qu'elle tenait à la main. La jeune femme n'avait qu'à tourner la tête pour qu'elles se retrouvent face à face.
Et c'est ce que fit Josie. Lentement. Ses yeux accrochèrent un reflet de lune. Ses lèvres esquissèrent un sourire. Caroline crut alors revoir Austin tel qu'il était naguère, la menaçant de son couteau, assoiffé de sang, ivre de démence.
— Je vous promets que ce sera rapide, dit Josie en levant le bras.
Dans un dernier effort pour échapper à la mort, Caroline roula sur le côté. La lame s'enfonça dans le bas de sa robe, la clouant au sol. Elle poussa un hurlement de terreur et arracha l'étoffe avant de se diriger péniblement vers la porte, s'attendant à entendre le sifflement de l'acier lancé à sa poursuite, à sentir le choc brûlant de la lame dans sa chair.
Soudain, les lampes du couloir s'allumèrent, la plongeant dans une clarté aveuglante.
— Caroline !
Tucker déboula dans le couloir et la recueillit dans ses bras à l'instant même où elle s'écroulait sur le seuil de la chambre.
— Tu n'as rien? Dis-moi que tu n'as rien.
Il la serra contre lui, et vit alors sa sœur.
Elle tenait toujours le couteau à la main, et son regard étincelait d'une telle sauvagerie que Tucker en demeura bouche bée.
— Josie. Au nom du ciel, Josie, qu'as-tu fait?
Toute violence disparut aussitôt des yeux de la jeune femme.
— Je ne pouvais pas m'en empêcher, répondit-elle en se mettant à pleurer.
Puis, pivotant sur ses talons, elle courut vers la terrasse.
— Retiens-là, Tucker, cria Dwayne. Ne la laisse pas faire ça !
Tucker vit bientôt son frère apparaître en haut de l'escalier.
— Occupe-toi d'elle, ordonna-t-il en lançant Caroline contre lui.
Et il se précipita à la suite de Josie en hurlant son nom. Quelques-uns des fêtards qui rentraient chez eux s'arrêtèrent en entendant les cris et levèrent la tête pour contempler ce nouveau spectacle avec autant de curiosité et d'impatience que le précédent. Tucker se hâtait le long de la terrasse, ouvrant les portes à la volée et allumant les lumières. Lorsqu'il atteignit la chambre de ses parents, il trouva la porte close.
— Josie !
Après plusieurs essais frénétiques pour faire basculer le bec de cane, il tenta de pousser les battants de la porte-fenêtre.
— Josie, laisse-moi entrer. Il faut que tu m'ouvres. Tu sais que je suis capable de défoncer cette porte.
Il appuya son front contre la vitre, s'efforçant de comprendre ce que son esprit se refusait encore à admettre. Sa sœur était à l'intérieur. Et sa sœur était folle.
Il pesa de nouveau contre les battants, brisant les carreaux, se coupant les doigts.
— Ouvre-moi donc cette satanée porte !
Entendant un bruit derrière lui, il se retourna d'un bond. Burke s'approchait de lui.
— Va-t'en, s'écria-t-il en secouant la tête. Fous-moi le camp. C'est ma sœur.
— Tuck, Cy n'a pas su m'expliquer ce qui se passait, mais je...
— Je te dis de foutre le camp !
Poussant un hurlement de rage, il projeta son corps à travers la porte. Le tintement du verre brisé se perdit dans le bruit d'une détonation.
— Non ! cria Tucker en tombant à genoux.
Josie était étendue sur le lit que partageaient jadis leurs parents. Du sang coulait sur le couvre-lit de satin blanc.
— Oh, Josie, non !
Il se redressa péniblement, d'ores et déjà anéanti par le chagrin. Puis il s'assit sur le lit, prit sa sœur contre lui et la berça dans ses bras.
— Je suis heureuse que vous soyez venue me voir.
Caroline versa du café dans deux tasses avant de s'asseoir à la table de la cuisine, face à Délia.
— Je voulais vous parler, reprit-elle, mais je pensais qu'il valait mieux attendre la fin des funérailles.
— Le pasteur a dit que désormais elle reposait en paix.
Délia serra douloureusement les lèvres puis leva sa tasse de café.
— Je souhaite qu'il ait raison. Ce sont les vivants qui souffrent, Caroline. Tucker et Dwayne vont avoir du mal à se consoler. Et les autres aussi. Happy et Junior, Arnette et les parents de Francie.
— Et vous, ajouta Caroline en prenant sa main. Je sais que vous l'aimiez.
— C'est vrai, admit-elle d'une voix rauque, lourde de sanglots étouffés. Et je l'aimerai toujours, malgré tout. Il y avait quelque chose de malade en elle, et elle a fini par mettre en pratique le seul remède qu'elle connaissait. Mais si elle vous avait fait du mal...
Caroline sentit la main de Délia trembler un moment dans la sienne.
— Enfin, Dieu merci, il n'en a rien été. Tucker aurait été incapable de le supporter. C'est pour vous dire cela que je suis venue ici aujourd'hui, parce que j'espère que vous ne vous retournerez pas contre le frère à cause de la sœur.
— Tucker et moi nous arrangerons ensemble. Délia, je crois que vous avez le droit de savoir : Josie m'a tout raconté au sujet de sa mère et de sa naissance.
La main de Délia se crispa convulsivement.
— Elle savait?
— Oui, elle savait.
— Mais comment...
— Elle a entendu sa mère le mentionner un jour. Je sais qu'il a dû être dur pour vous, et pour Mme Longstreet, de garder si longtemps ce secret.
— Nous pensions que c'était la meilleure attitude à avoir. Quand elle est revenue à la maison ce jour-là, après qu'Austin l'avait violentée, sa robe était sale et déchirée, et son visage livide. Et ses yeux, ses yeux, Caroline, étaient comme ceux des somnambules : fixes, hagards. Elle est montée directement prendre un bain. Elle n'a pas arrêté de changer l'eau et de frotter, de frotter, jusqu'à se mettre la peau à vif. J'ai vu alors les traces de coups. Et j'ai su. J'ai su aussitôt. Et comme je savais aussi d'où elle revenait, j'ai compris tout de suite qui lui avait fait ça.
— Il n'est pas nécessaire d'en reparler, dit Caroline.
Délia secoua la tête.
— Je voulais aller le rosser moi-même, reprit-elle, mais je ne pouvais la laisser seule. Je l'ai prise dans mes bras — elle était assise dans l'eau —, et elle a commencé à pleurer, pleurer, pleurer. Et à crier. Et chaque fois elle hurlait qu'il ne fallait pas le répéter à M. Beau ni à personne. Elle avait peur qu'ils s'entre-tuent tous les deux, et c'est ce qui serait arrivé. J'ai essayé de lui parler, mais je ne suis pas parvenue à la convaincre qu'elle n'était pas responsable de tout ça. M. Beau était tout pour elle, vous savez. C'était une femme jeune et jolie, et elle parlait bien à Austin de temps à autre, quoique jamais elle ne lui eût promis de l'épouser. Il s'est fourré tout seul cette idée dans sa cervelle de malade.
— Il n'avait pas le droit de la prendre de force, Délia. Personne ne pourrait la croire coupable un seul instant.
— Elle, si.
Elle renifla et essuya une larme d'un doigt.
— Elle ne pensait pas qu'il en avait le droit, non. Mais à ses yeux, elle l'y avait en un sens poussé. Et puis elle a découvert qu'elle était enceinte, et comme M. Beau se trouvait à Richmond durant la période d'ovulation — il s'était absenté quinze jours —, elle a dû se rendre à l'évidence. Mais motus et bouche cousue : elle ne voulait pas que l'enfant en souffre. Alors elle a fait de son mieux pour oublier, même si elle avait des inquiétudes. Et lorsqu'il arrivait que Josie pique une crise de folie furieuse, elle s'inquiétait encore plus. Elle ressemblait à sa mère, la petite, tout comme ses frères. Mais nous qui savions, nous sentions bien qu'il y avait aussi autre chose en elle.
Elle aussi l'avait perçu, songea Caroline. Cependant, elle n'en dit rien.
— Il ne fallait pas qu'elle l'apprenne. Jamais. Mais elle l'a su quand même, oui, et je regrette qu'elle ne soit pas venue m'en parler. J'aurais pu lui expliquer comment sa mère s'efforçait de la protéger.
Délia soupira et se tamponna les yeux.
— Mais elle savait, reprit-elle d'une voix éteinte. Dieu nous garde, elle savait. Et c'est peut-être à cause de ça qu'elle... Oh, mon petit, mon pauvre petit !
— Non, je vous en prie.
Caroline prit les mains de Délia entre les siennes et se pencha vers elle pour la réconforter. Beaucoup de paroles avaient déjà été échangées dans cette chambre aux volets clos. Des paroles qui n'étaient pas appelées à se répéter.
— Elle était malade, Délia. Voilà tout. Ils sont tous morts maintenant — Josie, ses parents, Austin. Plus personne n'est à blâmer. Et je crois que pour ceux qui restent, pour tous ceux que nous aimons, ce secret devrait être enterré avec elle.
Luttant pour recouvrer le contrôle d'elle-même, Délia hocha la tête.
— Peut-être que l'âme de Josie n'en trouvera que plus facilement la paix.
— Sans doute, oui. Et nous tous avec elle.
Elle avait espéré qu'il viendrait la voir. Elle lui avait laissé du temps. Cependant, une semaine s'était déjà écoulée depuis les funérailles de Josie, et elle n'avait pas encore eu l'occasion de lui parler. De lui parler seule à seul.
Innocence s'efforçait de panser ses plaies pour reprendre une vie normale. Caroline avait appris de Susie que Tucker était allé rendre visite aux familles des victimes. Ce qui avait été dit alors derrière les portes closes des maisons n'en sortirait jamais, mais elle espérait que chacun avait pu y trouver quelque consolation.
L'été suivait son cours. Le delta bénéficiait d'un bref répit depuis que la température avait chuté à 25°. Cela ne durerait pas, Caroline le savait, mais elle avait appris à jouir du moment présent.
Ayant attaché le chiot à sa laisse rouge vif, elle commença à remonter l'allée. Les fleurs que sa grand-mère avait plantées des années auparavant resplendissaient au soleil. Il n'avait fallu pour les faire renaître qu'un peu de temps et de patience.
Vaurien tira sur sa laisse. Caroline hâta le pas. Peut-être iraient-ils jusqu'à Sweetwater, se dit-elle. Peut-être l'heure était-elle venue pour elle de tenter sa chance.
Au débouché de l'allée, elle remarqua la voiture de Tucker. Aussi fringante et arrogante que la première fois qu'elle l'avait aperçue, quand elle avait manqué l'emboutir. A cette vue, un sourire lui monta aux lèvres. Un cœur brisé était moins facile à réparer que de la tôle froissée, songea-t-elle, mais cela restait du domaine du possible. Avec un peu de temps et de patience.
D'un geste déterminé, elle tira Vaurien en arrière pour lui faire traverser la pelouse. Elle savait où retrouver Tucker.
Il aimait l'eau, l'eau calme et tranquille. Il avait douté de pouvoir jamais y revenir. En fait, c'avait été pour lui une sorte de test. Et le charme de l'ombre verte et profonde des feuillées avait fait le reste. La sérénité lui semblait toujours inaccessible, mais à défaut, Tucker était parvenu à une certaine résignation.
Le chien jaillit des fourrés en aboyant et vint poser les pattes antérieures sur ses genoux.
— Salut, mon gars! Salut, mon pote! T'as pris du poids, dis-moi.
— Vous êtes ici dans une propriété privée, il me semble, lui cria Caroline en arrivant à son tour devant l'étang.
Tucker ébaucha un demi-sourire tout en grattant les oreilles du chien.
— Votre grand-mère me laissait venir ici m'asseoir un moment.
— Ah bon. Dans ce cas...
Elle s'installa sur la souche à côté de lui.
— ... je m'en voudrais de rompre une tradition.
Emue, elle regarda Vaurien lécher les mains et les poignets de Tucker.
— Tu lui as manqué, tu sais. Et à moi aussi.
— Il m'a été... difficile de revenir ici ces derniers temps.
Il lança un bâton pour faire courir le chiot.
— La chaleur a baissé, reprit-il d'une voix atone.
— On dirait.
— Je crains qu'elle remonte d'ici peu.
— Je le crains aussi, dit Caroline en joignant les mains sur ses genoux.
Tucker contempla l'eau un instant puis, sans lever les yeux, se remit à parler.
— Caroline, nous n'avons pas encore discuté de ce qui s'est passé cette nuit-là.
— Ce n'est pas nécessaire.
Elle voulut lui prendre la main. Il secoua la tête et se leva pour éviter son contact.
— C'était ma sœur, murmura-t-il d'une voix tendue.
Tandis qu'il continuait à contempler l'étang, Caroline vit à quel point il avait l'air fatigué. Elle se demanda si elle lui reverrait jamais ce sourire insouciant qui était naguère le sien. Elle espérait de tout cœur qu'il ne l'avait pas perdu.
— Elle était malade, Tucker.
— C'est bien ainsi que j'essaye de la considérer. Comme si elle avait eu une sorte de cancer. Mais... je l'aimais, Caroline. Et je l'aime encore maintenant. Elle était si pleine de vie, d'entrain. C'est dur de se rappeler tout ça. Dur aussi de repenser à tous ces meurtres dont elle est responsable. Mais le plus pénible, c'est quand je ferme les yeux et que je te revois sortir de cette chambre — et que je la revois, elle, te poursuivant avec ce couteau.
— Je ne peux pas te promettre qu'on l'oubliera. Ni toi ni moi. Mais j'ai aussi appris à ne pas regarder en arrière.
Il se pencha pour ramasser un caillou et le lança dans l'eau.
— Je pensais que tu ne voudrais plus me revoir, murmura-t-il.
— Tu avais tort.
Elle se leva, aussi agitée que le chiot qui courait autour d'eux avec le bâton dans la gueule.
— C'est toi qui m'as fait des avances, Tucker. Et tu ne voulais pas t'arrêter. Tu refusais même de m'écouter quand je te disais que je ne souhaitais plus m'engager avec qui que ce soit.
Il jeta un second caillou dans l'étang.
— C'est vrai, oui, répondit-il. Je me demandais simplement s'il ne fallait pas désormais te laisser poursuivre ton chemin. Tu pourrais reprendre ta vie là où elle en était avant que je ne vienne la gâcher.
Caroline regarda le caillou s'enfoncer dans l'eau en soulevant une série de vaguelettes à la surface de l'étang. Parfois, se dit-elle, il valait mieux provoquer des remous que d'abandonner la situation à un cours trop paisible.
— Oh, voilà qui est parfait! s'écria-t-elle. Voilà qui est bien de toi. Alors, comme ça, on se défile dès que les rapports deviennent un peu plus sérieux, hein ?
Elle l'agrippa par le bras et le força à se retourner.
— Eh bien, sache que je ne suis pas comme les autres, moi.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire.
— Ce que tu voulais dire ? répliqua-t-elle en lui assenant un rude coup sur la poitrine qui le fit hoqueter de stupeur. Je vais te le dire, moi, ce que tu voulais me dire : « C'était chouette, Caro. Mais maintenant c'est fini. A la prochaine.» C'est ça, hein? Eh bien, n'y compte pas. Non mais, tu crois peut-être que je vais accepter que tu t'éclipses en sifflotant après avoir bouleversé ma vie? Je t'aime, Tucker, et je veux savoir quelles sont tes intentions à ce sujet.
— Ne va pas croire que...
Sa voix mourut. Il ferma les yeux, comme sous le coup d'une vive douleur, puis posa ses mains sur les épaules de la jeune femme.
— Oh, mon Dieu, Caro !
— Je veux que tu...
— Chut. Tais-toi une minute, juste une minute.
Il l'attira à lui et la serra si fort qu'elle le sentit trembler contre elle.
— J'ai eu tellement envie de te prendre dans mes bras, ces derniers jours. J'avais peur que tu me repousses.
— Tu te trompais.
— Je voulais jouer les âmes nobles, te laisser partir.
Il enfouit son visage dans ses cheveux.
— Mais je ne suis pas très doué pour ça.
— Encore heureux ! s'exclama Caroline.
Elle releva la tête en souriant.
— Mais tu n'as toujours pas répondu à ma question.
— J'avais trop envie de t'embrasser.
— Minute, papillon, l'interrompit-elle en posant la main sur son torse pour le maintenir à distance. Je veux une réponse. Je t'ai dit que je t'aimais, et je veux maintenant connaître tes intentions.
— Eh bien..., commença-t-il.
Ses mains glissèrent des épaules de Caroline. Ne sachant trop qu'en faire, il jugea préférable de les fourrer dans ses poches.
— On était déjà allés assez loin, tous les deux, avant... avant que tout cela n'arrive.
Elle secoua la tête.
— Il n'y a plus d'avant. Il n'y a que maintenant. Essaye encore.
— Eh bien, je pensais à ta prochaine tournée — si du moins tes projets tiennent toujours.
— Ils tiennent toujours. Continue.
— Ouais, hmm... ce n'est qu'une idée comme ça, mais il m'a semblé que, peut-être, tu ne verrais pas d'inconvénient à ce que je t'accompagne.
Les lèvres de Caroline esquissèrent un lent sourire.
— Peut-être, oui.
— J'aimerais voyager avec toi. Dans la limite du possible, évidemment. Je ne pourrai pas m'absenter des semaines entières, à cause de Cy, et puis du domaine — d'autant que Dwayne doit rester encore quelque temps dans sa clinique —, mais de temps à autre...
— Par-ci par-là?
— Exactement. Et puis je me disais aussi que, quand tu ne serais pas en tournée ou en concert, tu pourrais revenir ici, histoire d'être un peu avec moi.
Caroline eut une moue dubitative.
— Sois plus précis. Qu'entends-tu par « être un peu avec » ?
Tucker laissa échapper un long et frémissant soupir. Dieu, songea-t-il, qu'il était dur d'exprimer cela quand on avait passé la majeure partie de son existence à prendre soin de le taire !
— Je veux t'épouser et te faire des enfants. Voilà. Je crois que je n'ai jamais eu de désir aussi fort que celui-là de toute ma vie.
— Tu m'as l'air un peu pâlichon, Tucker.
— C'est que j'ai une trouille du diable. Et puis, bon sang, tu ne trouves rien de mieux à répondre à l'homme qui te demande ta main?
— Tu as raison. Tu mérites que je te réponde simplement oui ou non.
— Attends un peu. Il n'y a rien de simple là-dedans.
Terrorisé, il la serra de nouveau contre lui.
— Je n'ai pas fini. Je n'ai pas dit que tout serait rose, tu sais.
— Certes, mais il y a encore une chose que tu n'as pas dite. Une chose très importante.
Il ouvrit la bouche. Puis la referma. L'entêtement qu'il lisait dans le regard de Caroline l'encouragea néanmoins à opérer une nouvelle tentative.
— Je t'aime, Caroline. Seigneur...
Il lui fallut un moment pour être sûr de ne pas défaillir.
— Je t'aime, répéta-t-il.
Cette fois-là, ce fut plus facile. En fait, ce fut même agréable.
— Je n'ai jamais dit ça à aucune autre femme auparavant. Mais tu n'es pas obligée de me croire.
— Je te crois.
Elle l'embrassa.
— Je le vois bien à l'effort que t'a coûté un tel aveu.
— Désormais, je pense que je m'exprimerai plus facilement.
— Je le pense aussi. Mais... si nous allions vérifier ça à la maison?
— Voilà qui me semble avisé.
Il siffla le chiot et prit Caroline par la taille.
— Cette fois, c'est toi qui ne m'as pas répondu.
Elle s'esclaffa.
— Vraiment? Et si je te disais oui, tout simplement?
— Adjugé vendu.
Il la souleva dans ses bras. Ils venaient de retrouver la lumière du soleil.
— T'ai-je jamais raconté l'histoire de mon arrière-grand-tante? Au fond, c'était peut-être même une arrière-arrière-grand-tante. Elle s'appelait Amelia. Joli nom, tu ne trouves pas ? Eh bien, figure-toi que cette charmante Amelia s'est fait enlever par l'un des McNair en 1857.
— Non, je n'ai pas encore entendu cette histoire-là, répondit Caroline en lui caressant la nuque. Mais je suis sûre qu'avant peu, j'en connaîtrai les moindres détails.
[1] Héroïne d'un fameux récit anglais du XIIIe siècle. Pour convaincre un comte d'alléger les impôts accablant sa cité, elle accepta de traverser la ville à cheval dans le plus simple appareil, parée de sa seule chevelure.
[2] En américain, tucker peut à la fois signifier «protecteur», « glouton » et, à la limite, « assommant ».
[3] National Association for the Advancement of Coloured People (Association nationale pour la promotion des personnes de couleur).
[4] Succédané du baseball qui se joue avec une balle plus grosse et plus molle.