CHAPITRE IX
Si Condé rêvait d’être à la régente ce que le duc de Guise – je n’entends pas le petit duc sans nez, mais l’assassiné de Blois – avait été à Henri III, c’est-à-dire le prince d’une rébellion soutenue par une majorité de Français, il exagérait démesurément ses mérites et sa situation.
Guise incarnait en son temps la lutte sans merci des catholiques contre les huguenots et comme si le Ciel lui avait su gré à l’avance de son fanatisme, il avait fait de lui le plus bel homme de France. Le peuple, et en particulier le peuple de Paris, reconnaissait en cette virile beauté une marque divine. Quand le duc passait par les rues de la capitale, vêtu de satin blanc sur son cheval immaculé, on se pressait de toutes parts pour baiser ses bottes, et les commères frottaient leurs chapelets sur ses puissantes cuisses afin de les sanctifier. Guise était aux yeux de tous le Saint-Georges qui allait terrasser et percer de mille coups vengeurs le dragon protestant.
Pas un instant Condé ne put se flatter d’une aussi fervente amour. De prime, parce qu’il appartenait lui-même à la religion réformée, et bien que depuis l’Édit de Nantes, le sentiment anti-protestant ait été quelque peu assoupi, la huguenoterie de Condé le rendait suspect. Ses mœurs qui, s’il n’avait été prince, l’eussent conduit au bûcher, répugnaient au grand nombre. Enfant posthume, un doute subsistait sur la légitimité de son sang. Qui pis est, il était petit, souffreteux, l’œil faux, le nez en bec d’aigle et comme eût dit la princesse de Conti, sa laideur le rendait « irregardable ».
Ce n’est pas pourtant que Condé ne tentât de se poser devant la nation en redresseur de torts et en réformateur des abus. Il adressa de Mézières à la reine un manifeste en forme de lettre, qui était à la fois une condamnation de sa régence et un acte de candidature à sa succession.
Ses griefs couvraient un vaste champ : l’Église n’était pas assez honorée, on semait des divisions dans la Sorbonne, la noblesse était pauvre, le peuple surchargé de taxes, les offices trop chers à l’achat, les parlements tenus en lisière. Condé se plaignait par-dessus tout qu’on fit des « profusions et prodigalités » des finances du roi…
Ce qui était plaisant dans ce reproche-là, c’est qu’il visait les maréchaux d’Ancre, mais que Condé eût pu tout aussi bien se l’adresser à lui-même, étant donné ce que lui et les Grands avaient déjà coûté au trésor à l’avènement de la régente et allaient lui coûter derechef, si le pouvoir, comme il y comptait bien, se décidait à racheter sa loyauté par des sacs d’écus.
Toutefois, comme cela ne lui paraissait pas fort glorieux de n’accorder la paix que moyennant pécunes, Condé, jetant sur son avarice le voile du « bien public », réclamait aussi la convocation des états généraux à seule fin de rhabiller les abus et voulait qu’on différât jusqu’après leur clôture les mariages espagnols – dont il avait pourtant contresigné les contrats.
Condé expédia copie de ce manifeste à tous les parlements de France en les requérant de lui apporter leur aide. Aucun ne poussa la condescendance jusqu’à lui répondre. Quelques-uns même renvoyèrent ces paquets au roi sans les ouvrir.
En la bassesse de cœur qui lui était si naturelle, Condé fit pis. Par des libelles, il sema le bruit que la régente coqueliquait avec Concini – vieux refrain que le populaire ne demandait qu’à reprendre – et aussi qu’elle nourrissait le projet de faire empoisonner le roi pour se perpétuer dans la régence – infamie que même Mariette n’aurait osé imaginer.
On en était là de ces tortueuses intrigues, quand un élément nouveau vint à ma connaissance, d’une façon si fortuite qu’elle me laissa béant. On se souvient sans doute que lorsque je soupais le soir en mon appartement du Louvre, j’étais accoutumé à admettre à ma table La Barge pour gloutir les bonnes repues que préparait mon cuisinier Robin. Il n’y avait pas pour cela à violer l’étiquette, puisque mon page était de naissance noble, quoique modeste, et pour moi, cela n’allait guère à mon humeur d’être seul devant mon assiette, laquelle me donnait alors l’impression qu’elle s’ennuyait de ce que je n’ouvrais la bouche que pour avaler les viandes à la diable et sans les savourer.
En outre, La Barge avait ceci de bon que je me pouvais taire devant lui un long temps sans qu’il s’en offusquât. Tant est que j’avais, en sa présence, les avantages d’une compagnie sans en ressentir les incommodités. Toutefois, je n’étais point assez haut avec lui pour lui interdire de prendre la parole, pour peu qu’il me la requît et d’autant qu’étant plus vif des oreilles et des yeux que pas un page du Louvre, c’était miracle tout ce qu’il savait, et sur l’un et sur l’autre, et des plus grands du Louvre – et quel plaisir il trouvait aussi à me le conter.
— Monsieur, me dit-il ce soir-là, je vous vois sourcilleux. Seriez-vous malengroin ?
— Nenni, quoique me souciant fort pour le royaume de cette rébellion des Princes.
— Peux-je parler, Monsieur ?
— Oui-da, s’il y a suc et sève en ton propos.
— Je le crois, Monsieur.
— Or sus ! Je te prête une oreille.
— Monsieur, reprit La Barge, il faut d’abord que je vous dise que je suis amoureux. Elle s’appelle Gina.
— Et elle est chambrière chez la reine ?
— Nenni, Monsieur, elle est plus haut que cela ! Elle est curatrice aux pieds de Sa Majesté.
— Curatrice ? Qu’est cela ?
— Elle lave les pieds de la reine, elle les masse, elle les oint, elle lime les ongles et taille les cors, si cor il y a.
— Et où en es-tu avec cette Gina ?
— Au dernier bien, Monsieur.
— Acquis ou à venir ?
— Acquis, Monsieur.
— Bravo ! Mais garde-toi bien d’engrosser la pauvrette.
— Il n’y a pas péril, Monsieur. La mère de Gina est sage-femme à Florence et elle lui a appris les précautions.
— La sagesse même. Fils, repris-je, ton propos, certes, m’ébaudit, mais je n’y vois pas encore suc et sève.
— Ils viennent, Monsieur. Mais il faut d’abord vous dire que Gina est plus parleresse et babillarde qu’aucune fille au monde. Et c’est ainsi que j’appris de sa bouche que la reine avait reçu le ministre Villeroy alors que Gina lui lavait les pieds.
— Jour de Dieu ! Dois-je croire cela ? m’écriai-je, béant. La reine recevrait un de ses ministres les pieds dans une bassine ?
— Oh ! Monsieur ! La reine fait bien pis, étant vertueuse, mais point pudique. L’été, par grosse chaleur, la reine fait la sieste couchée sur un tapis sans vertugadin, sans basquine, les bras nus et toute dépoitraillée. Ainsi faite, elle parle à Monsieur de Thermes, un de ses capitaines aux gardes comme si de rien n’était.
— Dieu me garde de blâmer la reine, quoi quelle fasse ! dis-je, pieusement. Poursuis, La Barge ! Que lui disait Villeroy ?
— Il plaida pour qu’à défaut de lui faire la guerre, la régente effrayât suffisamment Condé et les siens pour qu’ils vinssent à résipiscence. Il suffirait à la reine, dit-il, de ramasser quelques troupes et d’aller s’établir à Reims. « Reims, argua Monsieur de Villeroy, n’est qu’à quatre jours de marche de Mézières, et se sentant ainsi pressés, ou bien les Grands viendraient faire leur soumission à Reims, ou bien se retireraient hors des frontières. Dans les deux cas, on serait débarrassé d’eux, et Mézières et toute la Champagne tomberaient alors aux mains du roi. » Voilà ce que j’ai entendu du discours de Gina, lequel n’était point si clair, ni si cohérent que je le fais pour la raison qu’elle s’attachait davantage à l’accessoire qu’à l’essentiel.
— Quel accessoire ?
— Les souliers de Monsieur de Villeroy, dont Gina blâmait, pendant qu’il parlait, la façon et l’attache.
— Et pourquoi diantre s’y intéressait-elle ?
— Mais, Monsieur, c’est ce qu’elle voyait de lui, étant aux pieds de la reine…
— C’est raison, dis-je en riant. Poursuis ! Et que répondit la reine au discours sensé de Villeroy ?
— Qu’elle n’avait pas d’argent pour faire ce voyage à Reims.
— Elle l’eût eu, si elle ne dépensait pas tant.
— Monsieur, dit La Barge avec un sourire, Dieu nous garde de blâmer la reine, quoi qu’elle fasse !
— Poursuis.
— « Madame, dit Villeroy, il y a le Trésor de la Bastille. – Mais, Monsieur de Villeroy, dit la reine avec un soupir, vous savez bien que je n’y peux toucher. – En effet, Madame, répondit le ministre, en temps de paix, vous ne le pouvez pas, mais en temps de guerre et pour combattre la révolte des Princes, la Cour des Comptes ne vous refusera pas un prélèvement sur les deniers de la Bastille. – C’est bien, Monsieur de Villeroy, j’y vais songer », dit la reine, en agitant avec allégresse les pieds dans le bassin.
— La Barge, vous inventez ce détail !
— Oui, Monsieur. J’ai trouvé qu’il faisait bien dans mon récit.
— Tenez-vous-en aux faits, La Barge : sans cela je décroirai le tout.
— Ah, Monsieur ! Vous ne pouvez décroire la suite ! Elle est dans la logique des choses ! À peine Monsieur de Villeroy avait-il pris congé de Sa Majesté que l’araignée conchinesque descendit du plafond pour défaire la toile que Villeroy avait tissée. Mais quand elle ouït de la bouche de la reine ces mots « le Trésor de la Bastille », elle entra en extase. « Madame, dit la Conchine, prélevez ! Prélevez toujours ! Quand vous aurez l’argent, il sera toujours temps d’aviser ! – Comment cela ? » dit la reine qui n’entendit pas de prime le subterfuge que suggérait la Conchine. « Cela est simple, Madame, dit la Conchine. Dites que vous allez faire la guerre, prélevez les pécunes et prélevez large, par exemple deux millions cinq cent mille livres. Là-dessus, Madame, vous moyennez la paix en lâchant un million aux princes et vous gardez le reste pour vous ! »
— « Pour nous » eût été plus exact, dis-je et je m’accoisai.
La bassesse de ce plan me donnant furieusement à penser.
— Et la reine accepta ? repris-je au bout d’un moment.
— Nenni, elle balança et eût balancé plus longtemps, si la Conchine n’avait trouvé un argument décisif. « Madame, n’êtes-vous pas fatiguée de payer aux orfèvres des intérêts annuels énormes pour le bracelet de diamants que vous leur avez acheté à crédit il y a sept ans ? Ne serait-ce pas là l’occasion unique de leur verser le principal pour vous dégager enfin de cette dette ? – Mais, dit la reine, comment puis-je donner le change à la Cour des Comptes sur mes intentions ? – Levez des Suisses, Madame, dit la Conchine qu’on ne prenait pas sans vert, levez six mille Suisses ! Qui pourra croire, en vous voyant augmenter vos forces, que vous allez négocier la paix ? »
Lecteur, je vous dois confesser que je trouvai de prime ce récit si extravagant, et si abjecte au surplus, l’intrigue qu’il relatait que je fus un long temps sans lui accorder créance. L’avenir, toutefois, se chargea de le confirmer sur tant de points que je ne tardai pas à le prendre plus au sérieux que je ne l’avais fait à l’ouïr. Ces faits et leur poids de preuves, je les livre tout à trac à vos méditations : primo, la reine obtint bel et bien de la Cour des Comptes le versement de deux millions et demi de livres afin de faire la guerre aux Grands. Secundo : elle leva bel et bien six mille Suisses, mais au lieu de courir sus aux rebelles à la tête de ses forces armées augmentées de ce renfort, elle députa le président De Thou à Mézières pour négocier avec les Princes un accommodement. Tertio : elle moyenna la paix avec eux en leur versant un million de livres. Quarto : elle remboursa aux orfèvres les quatre cent cinquante mille livres qu’elle leur devait depuis sept ans pour son bracelet de diamants.
Ce bracelet était le plus gros, le plus lourd et le plus onéreux que j’aie pu voir de ma vie entourant et alourdissant un poignet féminin. La reine le porta pour la première fois en 1607 au bal de la duchesse de Guise, à la grande ire d’Henri IV, qui se refusa toujours d’en acquitter le prix : ce qui explique que la reine dut l’acheter à crédit et pendant sept ans en paya les intérêts – les intérêts seuls et non le principal – lesquels, en sept ans, en doublèrent le prix. C’est dire avec quel soulagement la reine se hâta de rembourser le principal, quand elle eut en main les pécunes qu’elle avait extorquées à la Cour des Comptes sous le prétexte de faire la guerre. Et à mon sentiment, elle le fit le cœur d’autant plus léger qu’après avoir graissé la patte des Grands, payé les Suisses et remboursé le prix du célèbre bijou, il lui restait encore pour ses menus plaisirs une somme proche d’un million de livres… Ce fut là, si j’ose ainsi parler, les « épingles » qu’elle tira d’une affaire d’État qui menaçait l’intégrité du royaume et le laissa, de reste, fort ébranlé jusqu’à la fin de cette funeste régence. Quant aux « épingles » que la Conchine tira à son tour des « épingles » royales, personne ne saurait en dire le montant, mais je gage qu’il fut élevé, la dame d’atour ne pouvant manquer de remontrer à sa maîtresse que la combinazione qui se trouvait à l’origine de ce pactole était issue de sa rusée cervelle.
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* *
Au moment de poursuivre ces Mémoires, je feuillette mon Livre de raison et j’y lis à la date du dix mars 1614 une brève note ainsi rédigée : « Le roi donne à dîner à ses enfants. La marcassine sentimentale. Entrevue du roi avec le président De Thou. »
Mais ce que vient faire cette marcassine entre le dîner des enfants et le président De Thou, grand parlementaire plein d’usage et raison, je ne sais. Et pourquoi je l’ai dite « sentimentale », moins encore. En revanche, à y songer plus outre, et non sans quelque effort, j’en viens par degrés à bien me ramentevoir et le dîner, et ce que déclara le président De Thou, et la remarquable réponse que lui fit Louis. Et chose étrange, alors que je me remémore les propos mêmes de ce bref dialogue, et même le ton sur lequel ils furent, des deux parts, prononcés, ma mémoire, pour ainsi parler, remonte le temps, la brume de mon partiel oubli se dissipe et tout me revient de l’histoire de la petite marcassine, victime de ses affections.
Lesdits « enfants » n’étaient point, comme on pourrait le penser, les trente-deux petits gentilshommes qu’on avait donnés à Louis comme compagnons de jeu, mais son frère et ses trois sœurs. Le roi les appelait ainsi depuis la mort d’Henri IV, se trouvant bien assuré qu’étant l’aîné, et ayant succédé à son père sur le trône de France, il devait aussi assumer pour son cadet et ses cadettes l’autorité et l’amour paternels.
On se souvient sans doute que le pauvre Nicolas, sur son lit de mort, appelait Louis « mon petit Papa », terme qui était employé concurremment à « Sire » par tous les puînés, mais avec une nuance différente, le « Sire » étant plus cérémonieux et le « petit Papa » marquant des rapports plus proches et plus affectionnés à l’occasion par exemple des cadeaux que Louis leur faisait en toutes circonstances, se montrant plus généreux avec eux que sa mère ne l’était avec lui, et surtout, dans son souci d’équité, ne faisant jamais de présent à l’un, sans en faire aux trois autres.
J’entrai dans les appartements du roi comme il achevait sa repue avec « ses enfants », lesquels il avait placés autour de la table dans un ordre qui ne changeait jamais. À sa droite, Gaston, six ans, qui à la mort de Nicolas était devenu duc d’Orléans et qu’on appelait Monsieur, bambin éveillé et enjoué qu’on disait être le préféré de sa mère, mais cette « préférence » était toute relative et, en fait, ne paraissait telle que par contraste avec la constante mauvaise grâce qu’elle montrait à son aîné. À la gauche de Louis, Madame, onze ans et demi, la douce et pliable Élisabeth, la sœur la plus proche de Louis par l’âge et la plus aimée, celle à qui en ses enfances il interdisait de boire du vin, celle aussi pour laquelle il aimait cuisiner des œufmeslettes.
De l’autre côté de la table, faisant face au roi, étaient assises les deux petites sœurs : Chrétienne, huit ans, celle des trois qui épousa le souverain le moins haut – le duc de Savoie – et qui fut la plus heureuse. Et enfin la dernière-née des enfants de France, Henriette, cinq ans, qui vint au monde un an avant l’assassinat du roi et dont on ne daigna même pas annoncer la naissance au peuple par les coutumiers coups de canon, tant le couple royal était fatigué d’avoir des filles.
« Mauvais présage ! » s’était écriée notre Mariette, les yeux au ciel et le tétin houleux. Et pour une fois, elle ne se trompait guère. La pauvre Henriette, accueillie en ce monde avec si peu d’honneur, se maria, certes, glorieusement, puisqu’elle épousa Charles Ier d’Angleterre, mais l’infortuné souverain, quelques années plus tard, fut décapité par ses sujets et la laissa veuve. Il est vrai qu’Henriette contribua quelque peu à son malheur, avant hérité de sa mère un caractère borné et opiniâtre qui la porta à pousser son mari dans les voies d’un absolutisme qui lui fut fatal.
— Mes enfants, dit Louis, comme on arrivait au dessert, j’aimerais vous conter, pour vous instruire, l’histoire d’une petite marcassine.
— Qu’est cela, Sire, qu’une marcassine ? dit Madame qui, en tant que sœur aînée, voulait montrer à ses cadettes qu’elle avait le droit de poser des questions.
— C’est la femelle d’un marcassin, répondit Gaston qui, loin de bégayer comme son aîné, avait la langue déliée et la réponse prompte.
— Ne répondez pas à ma place, Monsieur, dit le roi, sévèrement. Et de reste, votre réponse est fausse. La marcassine est la sœur, et non l’épouse du marcassin, car à son âge, on ne se marie pas.
Gaston rougit à cette petite rebuffade, mais sa rougeur se dissipa vite et l’instant d’après, à ce que j’augurai, il n’y pensait déjà plus, tant les impressions sur lui étaient vives, mais peu durables. Physiquement, il n’était pas sans ressembler à son frère aîné, ayant comme lui les yeux noirs et une longue mâchoire, mais à la différence de Louis, qui portait sur le visage une expression ferme et fermée, celle de Gaston était joueuse, malicieuse et un peu molle.
— Mais, Sire, osa dire Chrétienne d’une toute petite voix, qu’est-ce qu’un marcassin ?
— C’est le petit d’un sanglier, dit Louis.
— Et comment grosse est une marcassine ? dit Madame qui trouvait que Chrétienne avait eu bien de l’impertinence de prendre la parole, alors quelle n’avait que huit ans.
— Cela dépend de son âge, dit Louis, mais celle-ci avait la taille d’un chat. Elle était nourrie en la cuisine par un de mes porteurs d’eau, Bonnet, et comme il l’avait recueillie toute petite, elle le prenait pour sa mère et l’aimait beaucoup.
— Et pourquoi pour sa mère ? dit Chrétienne.
— Parce que les petits des animaux sont nourris par leur mère, dit Louis qui était bien placé pour savoir qu’il n’en était pas de même pour les petits des rois. Or, poursuivit-il, le pauvre Bonnet tomba d’une fenêtre et se tua. C’était le soir. On rapporta son corps dans ladite cuisine et la petite marcassine se coucha toute la nuit contre lui en gémissant. Le lendemain, on vint enlever Bonnet pour le porter en terre et, après qu’il fut parti, la petite marcassine le cherchait partout et, ne le trouvant pas, refusa obstinément toute nourriture, tant est qu’enfin elle mourut.
— Voilà qui est fort triste, dit Madame, et des larmes apparurent aux coins de ses yeux, mais elle les y retint pour ne point déplaire à son aîné.
— Mais Sire, dit Gaston qui était gros mangeur, comment peut-on refuser de manger, quand on a faim ?
— C’est que le chagrin vous ôte l’appétit, dit Louis.
— Si la petite marcassine était devenue grande, dit Chrétienne, l’eût-on pas mangée, elle aussi ?
— Mille fois non ! s’écria Madame avec indignation.
— Madame, dit Louis en se tournant vers elle, il est disconvenable de crier à la table du roi.
— Je vous demande pardon, Sire, dit Madame en rosissant.
— Vous êtes pardonnée, dit vivement Louis en posant un instant sa main sur la menotte de Madame. Mes enfants, reprit-il, je vais maintenant vous lire des vers que j’ai écrits sur la mort de la petite marcassine.
Et tirant un billet de l’emmanchure de son pourpoint, il le déplia, toussa et lut sans bégayer le moindre et en prononçant toutes les syllabes avec le plus grand soin :
Il y avait dans ma cuisine
Une petite marcassine,
Laquelle est morte de douleur
D’avoir perdu son gouverneur.
Après quoi, repliant le papier, Louis le remit dans son emmanchure et jeta un regard à la ronde comme pour encourager ses enfants à lui dire ce qu’ils en pensaient. Mais, à mon sentiment, il eut là quelque occasion d’être déçu par leurs remarques.
— Sire, dit Gaston, est-ce que vous mourriez de douleur, si Monsieur de Souvré venait à passer ?
— Monsieur de Souvré, dit Louis, est mon gouverneur, mais il ne me nourrit pas.
Et se tournant vers Élisabeth, il lui dit :
— Eh bien, Madame ?
— Ce coup-ci, dit Madame, je crois que je vais vraiment pleurer.
— Ne pleurez pas, Madame, dit Louis et il fit signe à Chrétienne d’opiner.
— Sire, dit-elle, quelle sorte de baragouin est-ce là ?
— Ma fille, dit Louis d’un ton quelque peu offensé, ce n’est pas du baragouin, ce sont des vers.
— Des vers ? dit Chrétienne. Qu’est cela ?
Louis sentit toute la difficulté d’une telle explication et jetant un regard circulaire dans la pièce, il m’aperçut et son visage s’éclaira.
— Monsieur de Siorac, dit-il, va vous le dire. C’est un puits de science.
— Ce sont là, dis-je, des vers rimés de huit pieds et comme il y en a quatre, le poème est un quatrain.
— Ah ! C’est un quatrain ! dit Louis, d’un air étonné et content.
— Sire, dit Madame, bien résolue à ne plus laisser à Chrétienne le privilège de poser des questions. Qu’est-ce que des pieds ?
— Un pied, reprit Louis, c’est une syllabe. Et il y en a huit dans mes vers.
Et en comptant sur ses doigts, il récita, en détachant les syllabes :
Il-y-a-vait-dans-ma-cui-sine
— Cela fait huit, comme vous voyez, dit-il avec un triomphe modeste.
— Ah ! Sire ! Comme vous êtes savant ! dit avec élan Madame, laquelle, je gage, quand elle fut devenue reine d’Espagne, dut se rappeler l’heureux temps où elle disait ce qu’elle pensait.
Ce compliment de prime saut, bien qu’il n’exaltât pas la valeur poétique du quatrain, dut verser quelque baume dans le cœur égratigné du poète, mais il ne le laissa pas paraître, l’accueillant avec la gravité qui convenait à son rôle paternel.
— Or sus, mes enfants ! dit-il en se levant, le dîner est fini ! C’est le moment des cadeaux ! J’ai là quelques petites besognes[44] que j’ai achetées pour vous à Saint-Germain. Monsieur de Berlinghen, voulez-vous les apporter ?
— Oui, Sire, dit Monsieur de Berlinghen qui n’attendait que ce moment pour apparaître, plus chargé de présents qu’un âne de reliques.
Au fur et à mesure qu’on dévoila les cadeaux et qu’on les remit dans l’ordre protocolaire à Monsieur, à Madame, à Chrétienne et à Henriette, je me fis sur eux quelques petites réflexions que je désire, lecteur, vous dire en confidence. Deux semaines plus tôt, alarmée par les rumeurs perfides que faisait courir le duc de Condé sur son prétendu dessein d’empoisonner le roi, la régente décida de frapper un grand coup et, sur les sommes immenses qu’elle venait de recevoir de la Cour des Comptes, elle offrit à Louis, en toute solennité, des bagues de diamant d’un grand prix.
Ces dons fastueux ne procurèrent pas à Louis le moindre plaisir. D’abord parce qu’il n’aimait ni le luxe, ni les bijoux. Ensuite, parce qu’il ne fut pas sans entendre les arrière-pensées qui avaient inspiré ces cadeaux inhabituels, alors que la régente se montrait d’ordinaire si chiche-face à son endroit.
Cela se sentit à l’accueil qu’il fit aux bagues, tandis qu’il ouvrait les étuis et les refermait aussitôt l’un après l’autre, tout en répétant d’un air gêné : « Madame, vela qui est trop pour nous ! »… Et le moment venu de remercier, il le fit d’une voix froide et contrainte. Louis n’avait que trop bien senti le peu d’amour qu’il y avait derrière ces dons, lesquels, en outre, reflétaient davantage les préférences de celle qui les offrait que celles du récipiendaire.
Héroard me dit plus tard que Louis eût aimé des bagues de moindre valeur, mais avec des dessins ou des figures qui eussent intéressé son imagination. « Ha ! Révérend docteur médecin, dis-je, sans même aller jusqu’aux bagues, la régente lui eût seulement offert une belle arquebuse, il eût été au comble de la joie ! »
Je repensai à cette scène pénible et j’avais encore dans l’oreille le « Madame, vela qui est trop pour nous ! » tandis que je regardais le roi distribuer ses petits cadeaux aux enfants. Au vif plaisir qui les transporta quand chacun déplia son paquet, je conclus que, même si le tout ne valait pas quarante écus, chaque présent avait été étudié avec soin, afin de combler les vœux du frère ou de la sœur auquel il était remis.
Chrétienne et Henriette reçurent des poupées. Elles étaient l’une en bleu, l’autre en rose, pour qu’on pût les différencier, mais toutefois jumelles, afin qu’il fût facile de les échanger. Leurs vêtures de cour ne laissaient rien à désirer : vertugadins et basquines en soie véritable, grandes collerettes derrière la nuque en vrai point de Venise, chaussures de satin assorties aux vertugadins, authentiques cheveux humains bouffant à l’arrière du front « à la florentine », leur mère étant fidèle à cette mode toscane.
Le duc d’Orléans s’enrichit d’un couteau fermant de Moustiers à deux lames avec un manche en faïence incrusté d’étoiles d’argent. Et Madame (qui en devint rouge de bonheur), une boîte de fards en ébène qui contenait tout ce qu’il fallait pour tuer les cœurs : rouge, noir, céruse, mouches, que sais-je encore ! Accompagnée toutefois de l’expresse recommandation de ne s’en servir à s’teure que pour peindre ses poupées, le pimplochement ne convenant pas encore à ses jeunes années.
La liesse fut grande. Les enfants pépièrent des « grands mercis » et des « mille mercis, mon petit Papa », se pressant autour de Louis lequel, sans rien perdre de sa gravité, donna à la ronde brassées et poutounes qu’interrompit l’entrée de Madame de Montglat, roide et pincée. Elle avait pour tâche de raccompagner en carrosse Monsieur et les deux petites sœurs au château de Saint-Germain-en-Laye, Madame étant la seule des enfants de France à avoir un logement au Louvre, privilège qu’elle devait à son âge et aussi à son importance politique, étant fiancée à l’aîné des Infants.
Louis, demeuré seul avec elle, lui parla, lui tenant les deux mains tendrement et Madame en profita pour quérir de lui qu’il la vint visiter plus souvent, ce qu’il promit en la serrant à soi et en la poutounant derechef, comme s’il lui savait gré de cette demande. Il paraissait heureux de ce trop bref bec à bec avant l’arrivée du président De Thou. Mais en même temps, je pouvais lire dans ses beaux yeux noirs quelque mélancolie comme s’il anticipait déjà en sa pensée le moment où les Pyrénées le sépareraient pour toujours de cette sœur tant chérie.
L’entrevue du roi avec le président De Thou fut courte, mais à mon avis pleine de signification pour qui essayait comme moi de pénétrer les sentiments que nourrissait Louis sur la révolte des Grands. Car la surveillance – pour ne pas dire l’espionnage – dont il était l’objet s’était resserrée autour de lui depuis la prise de Mézières, comme si la régente eût craint – crainte véritablement insensée ! – qu’il prît le parti des Princes contre elle. Depuis peu, on priait même Louis d’assister au Conseil des ministres, ne fût-ce qu’en qualité de conseiller muet. On voulait témoigner par là qu’il n’y avait pas l’ombre d’un dissentiment entre lui et celle qui gouvernait le royaume en son nom, en même temps qu’on remparait le pouvoir vacillant de la régente derrière la personne sacrée du souverain donné par Dieu.
J’avais déjà vu l’illustre président De Thou, mais de loin en des cérémonies publiques, et à le voir de plus près, tandis qu’il se génuflexait péniblement devant le roi, je le trouvai vieil et mal allant. D’après ce que je savais, l’illustre historien ne s’était jamais relevé du terrible affront qu’il avait subi trois ans plus tôt quand sa candidature à la charge de Premier Président du Parlement, laissée vacante par le départ de Monsieur Du Harley, avait été rejetée par la régente. Après avoir consulté le pape (mais j’ai déjà conté cet épisode), elle lui avait préféré Monsieur de Verdun, personnage sans grands talents, mais appuyé par les jésuites.
Le président De Thou, qui était alors chef du Conseil de Monsieur le Prince de Condé, n’était pas au bout de son amertume. La reine, ayant appris que Monsieur de Thou disait que si Monsieur le Prince avait été alors à Paris, les choses eussent mieux tourné pour lui, se trouva piquée de ce propos et eut l’incroyable cruauté de faire tenir au malheureux président une lettre de Monsieur le Prince dans laquelle il approuvait le choix de la régente… Le mépris de celle-ci et, par-dessus le marché, la trahison de Condé à l’égard d’un homme qui l’avait si bien servi, mirent Monsieur de Thou en telle détresse qu’à peu qu’il ne perdît alors le cœur et la parole.
Comme j’ai dit, il devait son malheur au pape qui, consulté, répondit sèchement que Monsieur de Thou était « hérétique ». Bien que Monsieur de Thou fût bon catholique, le Vatican avait contre lui retenu deux crimes qui motivaient ce jugement : son Histoire Universelle témoignait, à l’égard des protestants, d’une certaine tolérance et c’est Monsieur de Thou qui, à la prière d’Henri IV, avait préparé, et en grande partie rédigé, l’Édit de Nantes.
— Sire, dit le président De Thou, je viens prendre congé de vous, car je suis envoyé par la reine votre mère à Mézières où j’ai reçu mission de moyenner la paix avec Monsieur le prince de Condé.
J’ignorais tout de ce voyage et je dois confesser que j’admirai fort la hauteur dame que montra alors Monsieur de Thou en acceptant de l’entreprendre, à son âge et malgré sa santé défaillante, oubliant, pour servir son pays, combien indignement la reine l’avait traité et Monsieur le Prince, trahi.
Je n’eusse su dire si Louis se souvenait des camouflets que le président avait essuyés en 1610, ou s’il en avait eu depuis connaissance, car plus on lui cachait de choses, et plus il tâchait de s’informer. Mais après coup, j’opinai qu’il n’en ignorait rien, pour la raison qu’il agit alors à l’égard de Monsieur de Thou, comme il avait fait pour Bellegarde le lendemain de son sacre pour le consoler des affronts de Concini, en y mettant toutefois quelque nuance : sans aller jusqu’à saisir familièrement par la barbe le vénérable président, il lui manifesta néanmoins son affection et son estime en posant les deux mains sur son épaule – geste dont Monsieur de Thou se souvenait encore avec émotion trois ans plus tard, à la veille de sa mort.
Ce faisant, le roi dit d’un ton enjoué et expéditif :
— Allez, Monsieur de Thou ! Et dites à ces messieurs-là qu’ils soient bien sages !
J’admirai le mot, le ton, le geste : tout était juste. Les Princes rebelles de Mézières n’étaient que « ces messieurs-là » et le roi de France, qui n’avait alors que douze ans et demi, loin de les redouter, les traitait de haut en enfants turbulents qu’un grand serviteur de l’État allait morigéner pour les ramener à raison.
M’étant aperçu à plusieurs reprises que Louis savait plus de choses que je ne lui en disais, j’en avais conclu qu’il y avait dans son entourage d’autres personnes que moi qui l’instruisaient des affaires que la régente mettait tant de soin à lui cacher. Mais quelles étaient ces personnes, je ne le sus jamais avec certitude, même quand le roi, devenu vraiment roi, n’eut plus tant de raisons de demeurer si méfiant et si secret – vertus machiavéliques que l’oppression maternelle l’avait contraint, en son âge le plus tendre, à cultiver après la mort de son père.
J’en fus donc réduit aux suppositions quant à l’identité des gens qui, ayant un facile accès à sa personne, lui apportaient, sans faire mine ni semblant, des faits qu’on tâchait de lui dissimuler.
Pour le docteur Héroard, qui témoignait à Louis un dévouement sans bornes (même si, au dire de mon père, il le soignait bien mal, abusant des purges et des clystères), cela allait quasiment de soi et la distance même qu’Héroard avait mise de prime entre lui et moi me confirmait dans cette hypothèse. Il se pouvait que Monsieur de Souvré fût aussi de ceux-là. Sa fidélité envers la régente, à mon sentiment, étant plus affichée que réelle, surtout depuis qu’oublieuse de ses engagements, elle avait élevé le Conchine au maréchalat qu’elle lui avait promis. L’oiseleur Luynes à qui Louis, toujours avide d’affection, avait voué une extraordinaire amitié, avait toutes les occasions, le voyant quotidiennement à la chasse et souvent par monts et vaux, de lui dire ce que lui-même ou ses deux frères, Brante et Cadenet, avaient appris dans les couloirs du Louvre. Bellegarde, à ce que j’observai à plusieurs reprises, ne se gênait pas, quant à lui, pour parler fort longuement et en public à l’oreille du roi lequel, tout en feignant l’indifférence, l’écoutait avec attention. Je suis bien assuré que le duc, qui ne voyait malice à rien, agissait ainsi en toute innocence (et aussi en toute impunité, étant trop haut pour pâtir de ses imprudences) mais enfin il faisait partie du Conseil de régence et même s’il portait peu de compréhension aux choses qui s’y disaient, Louis, lui, était capable en l’écoutant de démêler, comme eût dit La Barge, l’essentiel de l’accessoire.
Que Louis eût d’autres sources d’information que moi, je n’en fus point du tout jaloux, mais au rebours content, étant de reste convaincu que Louis, comme il avait fait avec moi à l’aide d’un langage muet, avait su organiser le flux secret et constant de ses sources, tant est qu’en rassemblant tout ce qui lui venait d’elles, il parvenait à remplir les lacunes de ses connaissances et à entendre assez bien la signification d’un événement, dont le fait brut, et seulement le fait brut, était porté à sa connaissance.
J’en eus la preuve quelques semaines après la visite du président De Thou, le sept avril 1614 pour être plus précis, à huit heures du soir après une brève visite protocolaire du roi à la reine, au cours de laquelle elle omit de lui apprendre – sottement, à mon avis, car la nouvelle faisait déjà le tour du Louvre – la mort du connétable de Montmorency. Quelques minutes plus tard en effet, Bellegarde le vint dire au roi qui en parut ému. « J’en suis marri », dit-il et, aussitôt après, il fit une réflexion lourde de sens et la fit sans y toucher, comme se parlant à lui-même :
— Il y en aura beaucoup qui demanderont cette charge. Mais il ne la faut donner à personne.
Cette remarque prouvait que Louis connaissait, en fait, beaucoup de choses : à savoir qu’Henri IV, comme Henri III avant lui, était fort hostile à la connétablie, comme conférant au récipiendaire une puissance presque égale à celle du souverain ; qu’Henri III ne l’avait jamais voulu accorder au duc de Guise, alors même qu’il l’exigeait de lui, quasiment le couteau sur la gorge ; qu’Henri IV ne l’avait donnée au duc de Montmorency que pour le retirer du Languedoc où il se conduisait en vice-roi et le ramener à la Cour à un âge où le vieillissement de son corps et l’affaiblissement de son esprit conspiraient à le rendre inoffensif ; que Louis n’ignorait pas que les ducs fidèles à la régente, Guise et d’Épernon, aspiraient tous deux à ce grand office ; et enfin, qu’il n’avait pas en eux plus de confiance qu’aux Princes révoltés de Mézières, sa radicale et constante hostilité à l’égard des Grands étant établie alors en son esprit avec une force que rien, dans la suite de son règne, ne pourra ébranler.
*
* *
Son ressentiment à leur égard m’apparut bien clairement trois ou quatre jours plus tard quand, après dînée, Monsieur de Blainville vint lui dire que la régente lui avait commandé d’armer ses gardes en guerre, quand il devrait sortir de Paris pour accompagner le roi à la chasse.
Je n’aimais guère Monsieur de Blainville, que je soupçonnais d’espionner Louis pour le compte de la reine et je trouvais le commandement qu’elle lui avait donné quasi comique en sa stupidité, car bien loin de penser à s’aventurer jusqu’à Paris pour se saisir du roi, le prince de Condé, aux bruits qu’il avait ouïs que les armées de Sa Majesté s’étaient renforcées en Champagne de six mille Suisses, avait quitté Soissons où il négociait la paix avec les envoyés de la reine et s’était retiré prudemment à Sainte-Menehould avec le peu de troupes qu’il avait. Voilà, à mon sentiment, qui montrait peu de pointe et de vaillance et ne donnait pas lieu de redouter de sa part une entreprise aussi aventurée que l’enlèvement du souverain.
Il se peut que Louis ne connût pas encore la retraite de Condé à Sainte-Menehould, car s’il montra du déplaisir qu’on armât ses gardes en guerre, ce ne fut pas en raison de l’absurdité de ce commandement, mais pour un tout autre motif.
— Pourquoi donc ? dit-il vivement. Le peuple de Paris pensera que j’ai peur quand il verra cela ! Je n’ai point peur ! Je ne crains pas les Princes !
À quoi Blainville, qui ne manquait pas d’esprit, ou à tout le moins d’esprit d’à-propos, repartit :
— Sire, j’estime que le peuple de Paris en sera bien aise, voyant le soin que nous avons de bien conserver la personne de Sa Majesté.
Le roi trouva sans doute quelque bon sens à cela, car après y avoir réfléchi un moment, il reprit :
— Bien, mais dites aux gardes que sortant et entrant dans la ville, ils mettent leurs manteaux sur leurs armes.
J’imaginais sans peine le jugement que Louis portait sur ce qui se disait au Conseil des ministres quant aux tractations avec les Grands : on en était à se demander combien de centaines de milliers d’écus il faudrait donner à chacun d’eux pour qu’ils consentissent à rentrer dans le devoir. Louis, à coup sûr, rongeait son frein. Lui qui aurait tant voulu être comme son père un roi-soldat, désespérait assurément de ne pouvoir disposer, comme il l’eût voulu, des soldats dont il était le chef. Ce qui ne laissait aucun doute sur l’humeur qui l’habitait alors, c’est le temps qu’il passait quasi quotidiennement à faire, ou à faire faire, des exercices militaires soit à ses petits gentilshommes, soit à ses gardes.
Une scène bien significative me revient à cet égard en l’esprit. Jetais avec Monsieur de Souvré, le capitaine de Vitry et le docteur Héroard en sa compagnie quand, le vingt-deux avril, sur le coup de trois heures, Louis quitta le Louvre et entra en carrosse. Le cocher avait dû recevoir au préalable ses commandements et je ne doute point que Monsieur de Souvré et le capitaine de Vitry sussent où nous allions, mais ayant été invité par Louis ainsi qu’Héroard à la dernière minute, j’ignorais notre destination. Toutefois, elle me devint claire au fur et à mesure que nous cahotions sur les pavés disjoints de la capitale.
Le carrosse passa par le Pont Neuf, prit la rue Dauphine (« ma rue », disait Louis non sans émeuvement, Henri IV ayant donné le nom de son dauphin à la voie qu’il avait percée en prolongement du Pont Neuf), franchit la Porte de Buci et tournant deux fois sur la droite, emprunta la rue de Seine et déboucha sur le Pré-aux-Clercs, immense champ surtout famé par les duels sanglants des gentilshommes, ou les batailles rangées entre bandes rivales de mauvais garçons.
À s’teure, on n’y voyait que les bataillons au grand complet du régiment des gardes, ce qu’il y avait d’ordinaire de peuple en ce lieu pour s’y trantoler (car il faisait fort beau) ayant été refoulé en lisière du champ, badaudant et applaudissant. Le carrosse arrêté, un garde amena, les tenant par les rênes, une jument blanche à Louis et un hongre bai au capitaine de Vitry. Louis sauta en selle en un clin d’œil et se mit aussitôt à galoper devant le front des troupes avec une maîtrise et une assiette qui faisaient honneur aux excellentes leçons de Monsieur de Pluvinel. Je demeurai dans le carrosse, le nez à la portière, en compagnie de Souvré et d’Héroard et, pour parler à la franche marguerite, je m’y ennuyai à périr, n’ayant pas la tripe militaire. Toutefois, je ne perdais pas de vue Louis qui paraissait tout à son affaire, tantôt allant d’un bataillon à l’autre, et s’entretenant avec les officiers, et tantôt immobile comme une statue de pierre sur son cheval, regardant la troupe évoluer, se scinder, se rejoindre, se séparer encore et dans ces évolutions marchant quand et quand au pas, au pas de course et au pas de charge.
Louis, qui était entouré et partout suivi par une demi-douzaine d’officiers, me donna l’impression de ne pas se contenter de présider à ces manœuvres, mais de les inspirer, car je vis plus d’une fois une estafette se détacher de son petit état-major et rejoindre au galop un des bataillons comme pour lui porter son commandement. Pendant trois longues et pour moi interminables heures, Louis fut ainsi occupé et quand il revint à nous, démontant, jetant ses rênes à un garde et reprenant sa place dans le carrosse, son visage fouetté par le vent de la course paraissait heureux et confiant. Il se laissa aller avec un soupir d’aise sur les capitons de velours et comme Héroard lui demandait s’il n’était pas excessivement las de cette longue séance, il répondit que non et qu’il ne pâtissait de rien d’autre que d’une faim canine.
Vitry, qui s’était donné autant de peine que lui, en eût pu dire autant. Et de reste, dès que le carrosse se mit en marche, il sortit de l’emmanchure de son pourpoint une petite galette et cachant de sa main gauche ce que faisait sa dextre, il tâchait de la grignoter en tapinois. Mais son manège n’échappa pas à Louis qui lui dit d’un ton mi-grondeur mi-souriant :
— Vitry, voulez-vous gâter mon carrosse et faire de lui une auberge ?
Vitry rougit et fit disparaître sa galette comme un écolier pris en faute, ce qui amena des sourires à la ronde.
Pensant que le roi, faute de pouvoir commander ses armées, faisait ainsi manœuvrer ses gardes, le prince de Condé ne se contentait pas des pécunes que les envoyés de la régence lui offraient jusqu’à concurrence de quatre cent cinquante mille livres – somme énorme ! Il voulait qu’on lui cédât pour toujours le gouvernement de la ville d’Amboise sur la rivière de Loire. Il la demandait, disait-il, « pour ses sûretés », comme s’il avait tant à craindre d’une régente qui avait assez d’hommes pour écraser sa petite troupe en un tournemain et préférait le couvrir d’or.
Cette prétention exorbitante divisa le Conseil des ministres. Villeroy et le président Jeannin s’opposaient avec la dernière vigueur à ce qu’on donnât Amboise à un prince protestant, la rivière de Loire étant si proche des provinces où les huguenots tenaient le haut du pavé. Les maréchaux d’Ancre, en revanche, lui voulaient à tout prix accorder la ville de peur que, la négociation échouant, on en vînt à lui faire la guerre, ce qui eût porté le jeune duc de Guise à la tête des armées royales.
La querelle atteignit de stridents sommets, quand les dames s’en mêlèrent. Ma demi-sœur, la belle princesse de Conti, plus guisarde que Guise lui-même, prit violemment à partie la Conchine et en vint avec elle aux plus grosses paroles, lui reprochant de vouloir nuire à son frère en favorisant la paix. C’était oublier que l’araignée était venimeuse. Une fois de plus, elle descendit le soir venu de son plafond, se plaignit avec des pleurs de l’insolence de la princesse à son endroit et remontra à Sa Majesté que si elle décidait de faire la guerre à Condé au sujet d’Amboise, elle tomberait tout à fait sous la domination de la maison de Guise.
Quand le Conseil se réunit le lendemain, la reine, d’après la rumeur qui courait, était décidée à abandonner Amboise. Je ne saurais dire qui rapporta cette rumeur à Louis et qui lui expliqua l’importance stratégique d’un gage qu’on allait si légèrement céder au prince de Condé. Mais sa décision fut prompte : il monta à l’assaut. Et dirigeant ses pas vers la salle où se trouvait le Conseil, il y entra et sans prendre le temps de s’asseoir, il s’adressa de but en blanc à la reine et lui dit avec véhémence :
— Ma mère ! Ne donnez pas Amboise à Monsieur le Prince ! S’il veut s’accorder, qu’il s’accorde !…
La reine rougit de surprise et de colère à se voir ainsi affrontée par un fils qu’elle n’aimait pas et affectait de traiter en enfant.
— Sire, dit-elle, oubliant que Louis ne révélait jamais ses sources, qui vous donne ce conseil ? Celui-là ne désire ni votre bien, ni celui du royaume.
Quand on me rapporta cette parole de la régente, je me fis cette réflexion que si Louis avait pu parler à la franche marguerite, il aurait répliqué : « Ce bien, Madame, que vous défendez si bien ! » Mais le roi jugea plus sage de ne pas répondre à la question méprisante de sa mère. Il s’en tint au fond du problème et reprit avec beaucoup de force :
— Ma mère, ne cédez cette place en aucune façon ! Et que le prince fasse ce qui lui plaît !
Sans ajouter un mot, il salua la reine et quitta la place.
Ce récit me fut fait quelques jours plus tard par Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy. Il avait alors soixante-dix ans et faisait partie des ministres barbons dont on daubait le grand âge sans pouvoir se passer de leur expérience, et point même du temps d’Henri IV, qui toutefois reprochait amèrement à ce ligueux mal repenti ses sympathies espagnoles.
Villeroy avait le front haut, la joue creuse, le nez long et une barbiche effilée qui allongeait encore son visage triangulaire et lui donnait un air vénérable qu’accusaient encore le blanc immaculé de son poil et, autour de son cou maigre, une petite fraise démodée qu’il était quasiment le seul à porter encore en notre siècle.
Rompu à toutes les intrigues du pouvoir et de la Cour, bon courtisan, mais n’hésitant pas, dans les occasions, à contredire son souverain (que ce fût Henri IV ou après lui la régente), « catholique à gros grain » comme on disait alors, et dont la dévotion expliquait les passions partisanes, Villeroy était néanmoins fort sensible, dès lors qu’il ne s’agissait pas de l’Espagne, aux intérêts du royaume : raison qui expliquait qu’il voulait en découdre une fois pour toutes avec les Grands, tuer leur rébellion dans l’œuf et les ramener à résipiscence.
La seule chose qui demeurait jeune dans son visage maigri et ridé était l’œil, lequel était clair, vif, vigilant et annonçait beaucoup d’esprit, et du plus fin. Il connaissait fort bien mon père, qui était son cadet de dix ans, ayant servi avec lui sous Henri III et Henri IV. Leur commerce durait donc depuis nombre d’années. Bien qu’ils ne fussent pas du même bord, leur réciproque estime et commune tolérance expliquaient qu’ils eussent conservé des liens amicaux.
Quand je devins premier gentilhomme de la Chambre et m’installai au Louvre, mon père me conseilla vivement de cultiver sa faveur. Je n’y faillis pas et Villeroy, qui était disert, trouvait en moi une oreille si attentive qu’il fut quasiment dans l’admiration qu’un homme sût, si jeune, écouter si bien. Il me prit en amitié. Et pour dire tout le vrai, je ne mettais point dans mon rapport avec lui la moindre flagornerie. Villeroy, ayant été secrétaire d’État plus de quarante ans au service de trois souverains, savait tant de choses sur le passé et tant d’autres sur le présent que je l’écoutais bouche bée et quasiment émerveillé d’une aussi riche et profonde expérience.
Il était issu de la bourgeoisie, mais la plus haute, la plus instruite, la plus brillante et la plus laborieuse. Son père était prévôt des marchands de Paris[45] et son petit-fils – mon cadet de quelques années, puisqu’il avait alors seize ans et moi vingt-deux ans – fut fait duc et pair par Louis XIV. J’aimerais que d’aucuns de nos gentilshommes qui, se vautrant leur vie durant dans l’ignorance et l’oisiveté, tiennent à honneur de mépriser le tiers état, tirent quelque leçon de l’ascension, aussi prodigieuse que méritée, d’une famille roturière…
Quand Monsieur de Villeroy m’eut fait le récit de l’intervention soudaine de Louis au Conseil des ministres, je me hasardai à lui poser questions auxquelles il répondit avec beaucoup de bonne grâce.
— Fûtes-vous surpris, Monsieur de Villeroy, que Louis intervînt ainsi ?
— Surpris ? dit-il, le mot est faible. La foudre tombant sur la table du Conseil ne nous eût pas plus étonnés. Cet enfant bègue dont on nous répétait qu’il n’était occupé que de chasse, d’oisellerie et de jeux puérils et apparemment si soumis à la régente, tout soudain exprimait en plein Conseil avec force et résolution une opinion politique qui contredisait hautement celle de sa mère ! Il y avait de quoi s’interroger, ouvrir tout grands les yeux, avoir puce à l’oreille ! Et il n’avait que douze ans et demi ! L’avenir s’annonçait sombre pour la régente ! Le défunt roi avait bien raison de dire que la mère ne manquerait pas d’avoir un jour maille à partir avec le fils, étant tous deux d’humeur si opiniâtre ! Et que penser, mon jeune ami, de ce ton surprenant d’autorité qu’il avait pris avec elle : « Ma mère ! Ne cédez cette place en aucune façon ! » Jour du Ciel ! C’était parler en roi !
— Mais, dis-je. Monsieur de Villeroy, cette intervention du roi changea-t-elle quelque chose à l’affaire ?
— Assurément ! Louis, quand tout est dit, est roi par légitime succession ! Et qui plus est, sacré à Reims, et à la face du royaume l’oint du Seigneur, tenant son pouvoir de Dieu ! Raison pour laquelle son algarade plongea le Conseil dans le plus cruel embarras !
— Et pourquoi cela, Monsieur de Villeroy ?
— Il nous devenait, mon jeune ami, également impossible, après qu’elle eut eu lieu, de donner Amboise à Condé et de ne la donner point. La bailler, serait mépriser l’avis du roi. Ne pas la bailler, serait dédaigner l’opinion de la régente.
— Et que fîtes-vous pour vous sortir de ce dilemme ?
— Comme toujours, un compromis ! dit Villeroy avec un sourire mince et sinueux qui plissa de mille rides et en même temps égaya son visage fripé.
— Un compromis, Monsieur de Villeroy ! Et lequel ?
— On donna Amboise à Condé, mais en dépôt seulement et jusqu’à la tenue des états généraux. De cette façon, Dieu merci, les intérêts de la France furent gardés à carreau.
*
* *
Je me souviens que le vingt-huit juin de cette année-là, le temps était si torride et si sec que tout un chacun à Paris s’en trouvait incommodé et d’autant qu’il n’avait pas plu depuis cinq mois et, les pluies s’asséchant, la terre dans les jardins se craquelait, tant le soleil ardait sur elle et ardait de plus en plus, si bien qu’il y eut des prêtres calamiteux pour prédire du haut des chaires sacrées que ce monde n’allait pas tarder à devenir fournaise où nous allions tous cramer pour la punition de nos péchés.
Même en pourpoint de toile et sans me donner branle ni mouvement, la sueur me coulait en grosses gouttes le long des joues et quand je gagnai les appartements de Sa Majesté, je trouvai tous ceux qui étaient là fort abattus et en même condition que moi. Le docteur Héroard me dit que le roi, du fait de l’excessive chaleur, avait passé une nuit rêveuse et inquiète, et s’était même réveillé à deux heures du matin quasi suffocant et, se levant, se mit à la fenêtre, respirant l’air de la nuit et s’en trouvant mieux.
À ce moment, Louis, de retour de la messe, apparut tout suant et pria Berlinghen de lui changer de chemise, celle-ci étant aussi trempée que s’il l’avait plongée dans la rivière de Seine.
Bichonné, séché et revêtu de sec, Louis me pria de l’accompagner chez Madame à qui il voulait, disait-il, remettre une image de saint Irénée que le curé de Saint-Germain l’Auxerrois lui avait donnée. Et en chemin, s’arrangeant pour se trouver seul avec moi, il me dit :
— Sioac (j’aimais fort ce « Sioac », où je sentais tant de gentillesse), je voudrais que vous m’accompagniez dans ce grand voyage à l’Ouest que je vais faire le premier juillet avec ma mère.
— J’en serais très honoré, Sire.
— Et je voudrais que le marquis votre père soit aussi du voyage, car j’aurai à lui poser quelques questions sur Blois.
— Sire, dis-je en cachant de mon mieux mon ébahissement, mon père sera, lui aussi, très honoré de votre invitation.
— Je gage qu’il voudra prendre son carrosse et que vous voyagerez avec lui, ainsi que le chevalier de La Surie.
Je fus béant, de nouveau, mais cette fois que Louis me nommât le chevalier de La Surie, alors qu’il n’avait jamais eu l’occasion de jeter l’œil sur lui. Mais peut-être savait-il par Héroard le grand rôle que Miroul avait joué et jouait encore dans la vie de mon père. Quoi qu’il en fût, je fus fort touché qu’il l’eût mentionné, me sentant heureux à l’avance du bonheur qui allait transporter le chevalier quand je lui dirais que le roi savait son nom.
— Sioac, reprit Louis, je pars après dînée pour Saint-Germain-en-Laye, mais ne vous sentez point tenu de m’y accompagner. Vous avez assurément quelques préparatifs à faire pour ce grand voyage.
— Je vous adresse, Sire, mille mercis. Peux-je vous demander combien de temps ce grand voyage à l’Ouest va consumer ?
— D’après ce qu’on me dit, au moins deux mois, me dit-il.
Et me donnant sa main à baiser, il me bailla mon congé.
Je le quittai avec des sentiments mêlés sur lesquels je ne vais point m’attarder, pour la raison que le lecteur, oyant la nouvelle que je viens de dire, les aura sans doute aussitôt démêlés.
Je courus, ou plutôt galopai jusqu’à notre hôtel de la rue du Champ Fleuri et à peine entré, je me jetai au cou de mon père et de La Surie, bien assuré que j’allais leur donner, quant à eux, une joie sans mélange.
Je ne me trompai pas. La Surie pâlit, rougit, chancela et eût pâmé, je crois, si mon père ne lui eût pas promptement entonné un verre de vin dans le gargamel.
— Quoi ! dit-il quand la langue lui revint, le roi me connaît ! Moi ! Il connaît mon nom ! Il sait qui je suis !
— Qu’y a-t-il de si étonnant à cela ? dit mon père. N’avez-vous pas, tout comme moi et à mes côtés, servi notre Henri ? Et ne savez-vous pas avec quel zèle Louis fait des comptes et des dénombrements de tous les vieux compagnons de son père ? Et comment peut-on nommer le marquis de Siorac sans nommer du même coup le chevalier de La Surie qui est son compagnon de toujours, son frère et son alter ego ?
À ouïr cet hommage, La Surie rougit de nouveau et se versa de lui-même un deuxième verre de vin.
— Moucheu le Chevalier, dit Mariette en entrant dans la pièce suivie d’une chambrière (c’était Louison, et elle rougit en me voyant), che viens drecher la table pour le dîner. Et ma fé, vous ne vous rendez pas cherviche à boire avant le rôt : vous allez gâter votre palais.
— Et moi, ma commère, dit La Surie avec bonne humeur, j’en connais une qui risque fort de se gâter la langue à trop parler.
— Et l’oreille, à trop la tendre, dit mon père en riant.
Mais voyant que Mariette, sous prétexte de mettre le couvert, allait demeurer le plus qu’elle pouvait dans la pièce pour tâcher de découvrir la raison de ce grand émeuvement où elle nous voyait tous trois, il nous entraîna d’un geste dans l’embrasure de la grande verrière qui donnait sur la cour.
— Mon fils, dit-il à voix basse, pouvez-vous me rapporter les paroles exactes que Louis a prononcées à mon endroit ? Vous a-t-il dit qu’il voulait me poser des questions à Blois ou sur Blois ?
— Eh bien, dis-je, à bien fouiller ma remembrance, il me semble qu’il a dit « sur Blois ».
— Ah ! dit mon père.
— Y a-t-il une différence ? dis-je en haussant le sourcil.
— Grandissime. Je ne sais pas ce que Louis pourrait me demander à Blois, mais en revanche, je sais très bien ce qu’il pourrait quérir de moi sur Blois.
— Monsieur mon père, dis-je, vous parlez par énigmes. Je ne vous entends pas.
— Comment le pourriez-vous, mon fils, dit-il avec un sourire, puisque vous n’étiez pas né en 1588 ?
— Moucheu le Marquis, dit Mariette qui espérait que lorsque nous serions assis autour de la table, nos propos seraient davantage à portée d’oreille, plaige à vous de prendre plache, la table est mige et je vais vous chervir.
Elle dut être fort déçue car nos propos, tout le temps que dura notre repue, furent rares et décousus, La Surie n’en finissant pas de savourer en silence sa joie, mon père paraissant grave et songeur et moi-même, comme on devine, partagé entre deux puissants sentiments.
— J’ai ouï, dit mon père, que le roi devait se rendre cet après-midi à Saint-Germain-en-Laye.
— En effet, Monsieur mon père.
— Irez-vous avec lui ?
— Non, mon père. Il m’en a dispensé.
— Vous n’aurez donc pas à décommander votre visite à la rue des Bourbons.
— Nenni.
Un silence tomba alors sur la table jusqu’à ce que Mariette fût sortie pour quérir le dessert.
— Mon Pierre, dit mon père, redoutez-vous cette entrevue ?
Bien que Mariette ne fût plus là, il avait parlé à mi-voix et d’une façon si particulière que La Surie releva la tête et m’envisagea de ses yeux vairons, dont l’un, le bleu, était si vif et l’autre, le marron, si affectueux, à tout le moins lorsque l’objet de son regard était mon père ou moi.
— Oui, dis-je, quelque peu.
Le dialogue s’arrêta là et après le dîner, prenant congé de mon père et de La Surie, je me retirai dans ma chambre et, les contrevents clos, m’allongeai sur le lit en attendant le coche de louage qui devait me conduire chez Madame de Lichtenberg. La chaleur était si excessive que même sans branler bras ni jambe, je transpirais d’abondance, ce qui ne laissait pas d’augmenter la déquiétude que je sentais m’envahir au fur et à mesure que se rapprochait le moment où je devrais affronter ma Gräfin.
Bien que je connusse les raisons de ce grand voyage à l’Ouest et les effets que l’on en attendait, je n’étais bien évidemment pour rien dans la décision qui l’avait fait entreprendre et je ne pensais même pas de prime devoir y participer, parce qu’il s’était dit au Louvre qu’on réduirait beaucoup le nombre des officiers royaux à qui on permettrait de s’y joindre – ce qui, vu mon âge, paraissait m’exclure.
Le roi en avait décidé autrement. Et pourtant, tout étranger que je fusse à cette décision et à ce projet, tandis que Herr Von Beck conduisait mes pas dans le dédale du logis de Madame de Lichtenberg, en répétant cent fois que « Wegen der grosser Hitze[46] » les valets avaient dû transporter la chambre de la Gräfin dans la partie nord de l’hôtel, je me sentais obscurément coupable à l’endroit de Madame de Lichtenberg.
Assise sur sa chaire à bras accoutumée, elle était à sa collation mais cette fois la chaleur avait eu raison de sa basquine, de son corps de cotte et de son vertugadin, sorte de cuirasse dont elle aimait être par moi démantelée, une fois que le rite du goûter étant clos, elle se retirait dans sa chambre. Pour une fois, elle n’était vêtue que d’une robe du matin fort légère et fort lâche qui ressemblait à un péplum antique et laissait nus son cou, une partie de ses épaules et ses bras. J’observai que ses pieds dont j’admirais l’élégance, étaient nus eux aussi, deux petites mules ajourées se trouvant rejetées, malgré leur joliesse, à côté d’elle sur le tapis de Turquie, la chaleur rendant leur contact insufférable.
Je lui baisai la main, je lui trouvai en cette vêture inhabituelle des charmes infinis, je l’enveloppai de mes regards et de son côté on eût dit que le message de mes yeux, auquel elle eût dû pourtant s’attendre, la prenait par surprise, car bien que ses mains fussent demeurées fermes tandis quelle tartinait sa galette, elle battit des cils et ses boucles d’oreilles se mirent à osciller, me comblant d’aise par leur imperceptible branle.
Toutefois, tandis que je prenais place à ses côtés, elle ne tarda pas à sentir la mésaise dans laquelle je me débattais et me dit de sa voix basse et musicale :
— Mon Pierre, qu’avez-vous ? Vous n’êtes point dans votre assiette.
— C’est que je suis, comme tout un chacun, préoccupé par la révolte des Grands.
— Eh quoi ! dit-elle. Eux encore ! Je croyais qu’on leur avait donné ce qu’ils voulaient.
— En effet, mais comme on le pouvait prévoir, ils veulent à s’teure davantage… Raison pour laquelle ils ne sont pas revenus à la Cour, comme ils avaient promis. Le duc de Bouillon est demeuré à Sedan. Le duc de Nevers, à Nevers. Le duc de Longueville, à Mézières et le duc de Vendôme en Bretagne, où il a le front de se fortifier contre le pouvoir royal. Quant au prince de Condé, il est allé prendre possession d’Amboise et là, fort de quelque noblesse et d’un régiment, il a tenté de se saisir de Poitiers. Mais là, il s’est heurté à l’évêque du lieu, homme fort résolu, qui lui ferma au nez les portes et supplia incontinent la reine de le dégager, car le prince muguetait les alentours de la ville.
— Muguetait ? Qu’est cela, mon ami ? dit soudain Madame de Lichtenberg.
— Cela signifiait autrefois faire la cour à une dame, mais à s’teure, cela veut dire « harceler » en langue militaire.
— Ah ! Mon Pierre ! dit la Gräfin avec un subit accès de gaîté et un rire clair et joyeux, mugueter ! Comme cela est joli ! Mon Pierre, m’allez-vous mugueter ? C’est la première fois que ce joli mot sonne à mes oreilles !
— À vrai dire, m’amie, il est un peu vieilli dans son acception première. Cependant Ronsard disait encore d’Ulysse qu’il rêvait profondément.
Comme il se vengerait de l’amoureuse trope[47]
Qui chez lui muguetait sa femme Pénélope.
— Mais revenons à nos moutons, mon Pierre. Que va faire la régente devant ces nouveaux empiétements des Grands ? Va-t-elle encore céder ?
— Nenni, m’amie, c’en était trop. Même pour quelqu’un ayant vue basse et obtuse cervelle, il devenait clair que l’appétit des Grands avait grandi par l’avoine même dont on le nourrissait. Villeroy n’eut aucune peine à remontrer à la reine que si cette fois elle laissait faire, Condé en agirait à son égard comme Guise autrefois avec Henri Troisième : il lui grignoterait une à une ses villes. Voire ses provinces. Car l’émule de Condé, ce petit bougre de Vendôme, tâchait de faire comme son beau-père[48] autrefois : il ambitionnait de se tailler en Bretagne un fief indépendant. « Madame, dit Villeroy à la reine, si nous n’agissons pas, nous allons perdre Poitou et Bretagne. »
— Et agit-elle ?
— Oui-da ! Et cette fois quoi qu’aient dit et quoi qu’aient fait les maréchaux d’Ancre lesquels, pour l’instant, sont en demi-disgrâce. Mais hélas, j’opine que cela ne durera guère.
— C’est donc la guerre ! dit-elle avec un sourire.
— Pas tout à fait. C’est un grand voyage à l’Ouest. La Cour, suivie et précédée par ses régiments de gardes et six mille Suisses, va visiter une à une les villes de la rivière de Loire, d’Orléans à Nantes, afin de montrer le jeune roi à ses peuples et d’intimider les Grands par l’étalage de la force royale.
— Et combien de temps va durer cette cavalcade ? dit Madame de Lichtenberg en changeant tout soudain le visage.
— Deux mois.
Il y eut alors un long silence, comme si Madame de Lichtenberg craignait de me poser la question suivante. Ses grands yeux noirs fichés dans les miens, elle se taisait, pâle et contractée, sa poitrine se soulevant et ses deux mains serrant avec force les bras de sa chaire. Comme était loin la gaîté ébulliente et légère qu’elle avait montrée une minute plus tôt, quand j’avais employé le verbe « mugueter » ! Elle paraissait tout soudain figée dans une pénible attente, comme si elle redoutait également de me poser la question qui lui brûlait les lèvres et d’ouïr ma réponse.
— Mon Pierre, dit-elle enfin d’une voix blanche, serez-vous de ce voyage ?
— Oui.
— Mais deux mois ! Deux longs mois sans vous voir ! cria-t-elle, se laissant aller tout soudain à un désespoir qui me parut tout à plein hors de mesure avec ce que je savais jusque-là de son caractère.
— Hélas, m’amie ! dis-je. Il le faut. Le roi me l’a commandé.
Ce qui se passa ensuite me laissa béant. La souffrance qui se peignait sur son visage et me déchirait le cœur tout soudain s’effaça. Les lèvres serrées et les yeux jetant des flammes, Madame de Lichtenberg se redressant sur sa chaire, roide et accusatrice, me dit avec colère :
— « Hélas ! » dites-vous, Monsieur ! Êtes-vous bien sincère en disant cet « hélas ! » ?
— Madame, dis-je, la voix tremblante, pouvez-vous en douter ?
— Oui, Monsieur ! cria-t-elle tout à fait hors d’elle-même, j’en doute ! Et je n’ai que faire de vos protestations chattemites, car je sens en vous, à l’idée de ce grand voyage à l’Ouest, une sorte de jubilation secrète !
— Ah ! Madame ! dis-je, de grâce ! Ne mêlons pas tout ! J’approuve fort, pour mon roi et l’intégrité du royaume, l’idée politique de ce voyage. Mais je suis dans le même temps fort chagriné à l’idée d’être privé de vous si longtemps.
— Chagriné ! s’écria-t-elle avec dérision. Serez-vous chagriné de voir une à une les belles villes de la rivière de Loire, cette lumière tant renommée et ces magnifiques châteaux que le monde entier envie à la France ! Et serez-vous tant marri, Monsieur, de gloutir vos bonnes repues à l’étape dans quelque aimable auberge, où les pécores ne manqueront pas avec qui vous pourrez mugueter à cœur content !
— Les pécores, Madame !
— Oui-da ! Les Toinon ! Les Louison ! Les Toinette et les Louisette ! Et autres pains de basse farine qu’un écu achète en passant…
— Mais, Madame, vous le savez. Je ne me nourris plus de ces pains-là depuis que je vous connais.
— Eh bien alors, ce sera quelque haute dame qui, loin de son hôtel parisien, se sentira loin aussi de sa vertu et voudra l’oublier dans vos bras ! Je sais ce que vaut l’aune de ces Belles de cour !
— Mais, m’amie, de grâce ! C’est là tout un roman que se forge votre imagination ! Et elle seule ! Dans les faits, je ferai tout ce voyage dans le carrosse de mon père et la plupart du temps je dormirai aussi avec lui dans ce même carrosse car le cortège royal étant si nombreux sur le même chemin, il y a peu d’espoir que nous trouvions jamais gîte à l’étape pour y passer la nuit !…
— Quoi ! reprit-elle. Le marquis, votre père, sera avec vous !
— Assurément.
— Certes, c’est un fort honnête homme et un fort bon médecin, mais si c’est là le chaperon dont vous allez remparer votre vertu, elle risque fort d’être emportée au premier assaut, car si j’en crois ce que m’a conté Bassompierre, les femmes qui ont voulu du bien à Monsieur votre père sur les grands chemins de France, d’Angleterre, d’Italie et d’Espagne furent plus nombreuses que les étoiles dans un ciel d’août !
— Madame ! dis-je avec quelque indignation, est-il fatal que je sois l’exacte réplique de mon père en toutes ses capacités, voire en toutes ses faiblesses ? Et est-il bien équitable de votre part de le suggérer ?
Mon reproche la toucha au vif. Et c’est là où j’aperçus toute la différence entre Madame de Lichtenberg et Madame de Guise laquelle, en ses fureurs, ne se faisait pas scrupule de se vautrer dans la plus dévergognée mauvaise foi, tandis que ma Gräfin conservait jusque dans son ire – en bonne huguenote ou en bonne Palatine, je ne saurais trancher – le souci consciencieux de n’être pas injuste.
Elle baissa les yeux, des gouttes de sueur perlant à son front et ses deux mains entrelaçant leurs doigts sur ses genoux, elle demeura un instant immobile, bien qu’encore haletante, tâchant de rentrer en elle-même et de remettre de l’ordre dans ses émeuvements. Pour ma part, étant jaloux comme Turc à son endroit tout autant qu’elle pouvait l’être de moi, et jusqu’à sentir de l’humeur quand un valet la regardait, je me sentais indulgent à sa colère et compatissant à ses affres. J’entendais bien, au surplus, que la différence de son âge et du mien rendait plus cruelles ses souffrances par la conscience qu’elle lui donnait que ses beautés jetaient leurs derniers feux et qu’un amant si jeune, tout ardent qu’il fût, ne saurait demeurer prisonnier de ses charmes jusqu’à la fin de ses terrestres jours.
Je m’accoisai, ne voulant pas après ce reproche sans ambages que je lui avais adressé, appuyer sur la chanterelle plus qu’il n’était besoin, et d’autant que j’étais maintenant bien assuré quelle avait tout senti et tout deviné de l’humeur dans laquelle j’envisageais ce voyage à l’Ouest, étant sans nul doute fort attristé à l’idée de ne point voir ma Gräfin bien-aimée pendant tant de semaines, mais en même temps plein d’appétit pour cette grande aventure dont je me promettais beaucoup, mais point toutefois comme elle l’imaginait. Belle lectrice, vous qui embrassez à s’teure chaleureusement le parti de Madame de Lichtenberg, de grâce, ne me gardez point mauvaise dent de cet aveu : j’étais bien jeune alors et mes yeux s’ouvraient sur le monde avec une avidité que j’ai du mal ce jour d’hui à imaginer.
— Mon Pierre, dit-elle enfin d’une voix lasse et basse, je vous demande mille pardons d’avoir ainsi parlé de Monsieur votre père et d’avoir soupçonné votre bonne foi sans d’autres raisons que mes craintes.
— Ah ! M’amie ! m’écriai-je en me jetant à ses genoux et en baisant ses mains et ses beaux bras nus, de grâce, ne me demandez pas pardon et enterrons cette querelle-là à jamais ! Ne vous ai-je pas moi-même quasiment chanté pouilles un jour à cause de Bassompierre ! Et ne savez-vous pas que vous êtes pour moi tout l’horizon de ma vie et qu’il n’y a garcelette, ni haute dame au monde qui puisse se mettre, fût-ce le temps d’un soupir, entre vous et moi ? Au retour de ce grand voyage à l’Ouest, vous me retrouverez tel que je suis ce jour, ne voyant que vous, n’oyant que votre voix, n’aspirant qu’à vos grâces et ne respirant que par elles.
Mais on eût dit que ni mes paroles, ni mes raisons n’étaient plus capables de l’atteindre, tant elle paraissait lointaine, morne, n’écoutant, les yeux baissés, que sa propre peine. Je l’avais toujours connue si calme, si soucieuse de mesure, si maîtresse d’elle-même et en un sens même si olympienne que le subit dérèglement de son humeur me laissait quasiment incrédule.
Sa galette à demi entamée reposait à côté de celle qu’elle me destinait et n’avait pas pensé à m’offrir. Elle se leva à la parfin comme une automate et gagna sa chambre. Je l’y suivis et lui ôtai le peu qu’elle avait sur elle. Elle souffrit ce dévêtement, les paupières baissées, ses longs cils faisant une ombre sur ses joues et sans ce frémissement qui la parcourait d’ordinaire de la tête aux pieds quand elle retournait par mes soins à sa natureté. Du même pas roide et absent, elle s’étendit d’elle-même sur sa couche et quand je fus à ses côtés, elle me saisit la main et la serra, mais sans mot piper et sans me regarder, comme si le poids de sa douleur pesait si lourdement sur sa poitrine qu’elle lui retirait toute vie et tout espoir. Je lui parlai longuement et de la façon la plus pressante sans recevoir d’elle la moindre réplique. Je tâchai alors de la réveiller par ces caresses et ces enchériments que je savais qu’elle aimait, mais bien qu’elle fît alors quelque effort pour y répondre, la magie cette fois ne se fit pas.
Il était clair que ma pauvre bien-aimée n’avait plus le cœur à rien, pas même à nos délices. À la parfin, je perdis courage et je demeurai à son côté sans bouger ni parler. Mais que ce ne fût pas là non plus le meilleur parti, je m’en aperçus aussitôt, car elle se mit à pleurer sans bruit à mon côté et sans tourner la tête. Je la pris alors dans mes bras, je la serrai avec force, je l’écrasai sous moi, mais il me parut qu’il n’y avait pas de sens à aller plus loin : c’eût été une sorte de forcement, tant elle était inerte. Cependant, ses yeux fixés sur les miens n’exprimaient ni fâcherie, ni colère, ni ressentiment. Ils n’étaient que tendresse. Et bien que je ne fusse pas coupable, ce regard me bouleversa et me donna du remords. Était-il donc possible de tant faire souffrir un être alors qu’on l’aimait tant ? Les larmes me vinrent aux yeux et je me remis à lui parler, ne sachant trop que dire et répétant à l’infini les mêmes protestations qu’elle avait appelées chattemites et qui me paraissaient, tandis que je les prononçais, non point hypocrites, mais faibles et futiles, tant elles glissaient sur son chagrin sans y trouver aucune faille par où elles eussent pu pénétrer pour lui apporter la rémission de son mal.
Tout l’après-midi se passa de la sorte sans qu’elle ouvrît la bouche, à tel point que j’eusse cru qu’elle avait perdu la parole si, en penchant mon oreille sur ses lèvres que je vis remuer quelque peu, je ne l’avais ouïe répéter mon prénom avec un timbre si lointain qu’il me semblait qu’elle se trouvait sur la rive d’une large rivière et moi-même sur la rive opposée, l’eau et la brume nous séparant et le vent m’apportant sa voix avec un son plaintif qui me serrait le cœur.