CHAPITRE VII

Maintenant que Louison ne couchait plus dans mon petit cabinet et, par voie de conséquence, ne me venait plus tirer du sommeil du matin de la façon que j’ai dite, c’était Paris qui me réveillait, et d’abord par ses coqs.

Comme il y a peu de maisons de la noblesse et de la bourgeoisie étoffée en cette grande ville qui n’aient une cour et une écurie pour y loger leurs chevaux, un puits pour non point boire l’eau fétide de la rivière de Seine, il n’en est pas non plus sans potager pour cultiver les herbes, ni sans coqs pour régner sur des poules et se paonner de leur domination sur elles à la pique du jour par des cris discordants.

Ce tintamarre des centaines de coqs parisiens s’apaisant à la fin sans cesser tout à fait, retentissait alors, gai et clair, le carillon de la Samaritaine sur le Pont Neuf. Empiétant sur ses dernières notes, l’horloge du Palais annonçait par de grands coups sourds et menaçants que la justice des hommes demeurait vigilante à punir les petits en épargnant les puissants. Bourdonnaient ensuite interminablement les cloches de Saint-Germain-l’Auxerrois, et bientôt des cent une églises de la capitale qui, sans aucun respect pour le sommeil des Parisiens, commandaient impérieusement aux fidèles de s’arracher à leurs chaudes et douillettes couches pour courir se repentir des péchés qu’ils y avaient commis.

Dès que les messes de l’aube commençaient, les cloches toutefois se taisaient et une accalmie s’ensuivait, délicieuse, mais beaucoup trop brève pour que j’eusse eu le temps de me rendormir, ococoulé dans mes couvertures, car déjà les bateliers de la rivière de Seine – tous mauvais garçons – venaient mettre à quai leurs gabarres alourdies au proche port au foin. Ce qu’ils faisaient en échangeant des lazzis dans l’accent grasseyant qui était le leur, ou en braillant des chansons qui eussent fait rougir les dévotes matinales qui se pressaient par les rues, si elles avaient pu les comprendre.

À cette païenne noise, s’ajoutait bientôt le roulement infernal sur les pavés des lourds charrois qui, de tous les coins de Paris, convergeaient vers le port pour y charger les foins, les bûches, les viandes et les herbes amenées par les chalands. Lesquels charrois étaient accompagnés par des corporations qui, sous le rapport de la force de gueule, de l’humeur escalabreuse et de la truanderie, ne le cédaient en rien aux bateliers de Seine : les cochers, les crocheteurs et les mazeliers[35].

Tous ces robustes ribauds, quasiment sous ma fenêtre, menaient grand tapage, lequel était à l’ordinaire de gausseries et de refrains sales, mais à l’occasion dégénérait en vociférations et féroces querelles, où le fouet, le bâton, les crochets, et parfois le cotel, faisaient mort d’homme sans qu’intervinssent le moins du monde les archers de la prévôté, occupés à déclore les énormes battants de la Porte de Bourbon pour admettre le flot des centaines de gens qui composent le domestique du Louvre. Mais il va sans dire que nos beaux hoquetons bleus n’eussent pas consenti à jeter un œil, ni même à toucher du bout de leurs hallebardes cette canaille de rivière et de boucherie, à moins quelle ne se fût avisée de vouloir pénétrer de force dans le Louvre.

Cette Porte de Bourbon, qui devait jouer un rôle si décisif dans le destin de Concini, s’ouvrait entre deux grosses tours rondes que mon père aimait, parce quelles lui rappelaient les châteaux forts du Périgord, mais que, fils d’un autre âge, je trouvais désuètes. La porte elle-même, faite de chêne épais, aspée de fer, et dont j’ai toujours ouï de ma couche grincer et gémir les énormes gonds – bien qu’on attentât quand et quand de les graisser, mais il eût fallu, pour bien faire, dégonder les battants et s’attaquer à la rouille – s’ouvrait sur un pont de bois fixe appelé « pont dormant », lequel donnait non point sur un, mais sur deux ponts-levis. Ils traversaient parallèlement le large, profond et croupissant fossé qui nous séparait de Paris ; le plus étroit – à vrai dire simple passerelle relevante – menait à une porte piétonne qu’on appelait le guichet parce qu’on y pouvait, dans les occasions, filtrer les entrées, et le second, large mais tout juste assez pour laisser passer un carrosse, conduisait à un passage voûté qui débouchait dans la cour du Louvre.

Le matin, et aussi quoiqu’en sens inverse le soir, il n’était point question de faire passer par le guichet le flot du domestique : il y eût fallu des heures. Il pénétrait donc dans le Louvre par la Porte de Bourbon grande ouverte et au-delà du pont donnant, par le grand pont-levis. Autant dire qu’on ne contrôlait personne : négligence qui explique que d’audacieux tire-laine aient pu se mêler le matin à cette foule de livrées moutonnantes, s’introduire dans le palais, faire main basse, comme j’ai dit, sur la garde-robe de la reine, cacher leur picorée dans quelque recoin et repartir le soir dans le flot descendant, faisant mine de porter, comme les lavandières, de gros paquets de linge sale pour les approprier aux lavoirs de la ville.

Dans mon paresseux endormissou de l’aube, j’oyais, outre le grincement de la Porte de Bourbon, le piétinement de centaines de pieds, quand le domestique envahissait la cour pavée du Louvre et, quelque temps après, le pas cadencé de la garde montante ébranler le pont de bois pour aller relever la garde descendante. Et comme le pas des deux compagnies était le même, je ne cherchais pas à deviner à l’ouïe en mon assoupissement lesquels, des habits bleus à parements rouges, ou des habits rouges à parements bleus, étaient montants et lesquels, descendants.

En revanche, aussitôt que la marée du domestique, répandue aux quatre coins de la cour, caquetante et clabaudante sans aucune retenue, avait pénétré en le Louvre, chacun se hâtant vers sa chacunière, en courant dans les galeries, en claquant les portes, en s’interpellant, l’énorme palais devenait une si grouillante fourmilière et c’en était bien fait de mon demi-sommeil… C’est alors que m’éveillant tout à fait, je pensais à Madame de Lichtenberg avec un infini bonheur, et tout aussitôt avec un tourment né de ce bonheur même. La raison en était que j’eusse voulu passer auprès d’elle toutes les minutes de ma terrestre vie, alors que le service du roi au Louvre me retenait loin d’elle de si longues heures et, quand la Cour séjournait à Saint-Germain-en-Laye, d’interminables jours.

Jetais, certes, toujours aussi ardent à servir mon petit roi et dans la mesure de mes faibles moyens, toujours aussi désireux de le secourir dans le désert de son existence. Mais je n’en avais que peu l’occasion car, pour les raisons que j’ai dites, Louis passait parfois une semaine entière sans m’adresser la parole. Tant est qu’étranger à sa personne, alors même que je me tenais à ses côtés, et si loin en même temps de ma Gräfin, j’avais le pénible sentiment que je vivais pour rien.

À tout le moins à Paris, j’étais proche de Madame de Lichtenberg, et à travers tant de murs et de murailles, je sentais sa présence. Mais à Saint-Germain-en-Laye, les choses n’allaient pas si bien, car j’y étais prisonnier de la Cour pour une durée que je ne pouvais ni raccourcir, ni même prévoir, puisque d’autres que moi en décidaient. Cette incertitude me rongeant, je tombais dans un appétit inimaginable de revoir Madame de Lichtenberg, lequel me laissait la gorge sèche, les mains tremblantes et le cœur angoissé.

Tout, sauf elle, n’était qu’ennui. Je la désirais avec une telle impatience que je ne savais point comment j’allais faire de tout le jour pour attraper la nuit, ni de toute la nuit pour attraper le jour suivant. Et quand la Cour revenait enfin à Paris et que je pouvais, à brides avalées, galoper jusqu’à la rue des Bourbons, je la trouvais, en apparence du moins, si calme, si composée, si soucieuse des convenances, que n’en pouvant plus de me passer la bride, j’étais quasi muet, je balbutiais, j’étais dans le doute qu’elle m’aimât vraiment. Et soit qu’elle fût touchée d’un amour aussi juvénile et si peu retenue, soit qu’elle cédât à la contagion du désir, elle me laissait la dévêtir. Je n’étais plus alors que folies, je la couvrais de mes enchériments, sans jamais que m’effleurât le sentiment qu’ils me pussent un jour rassasier. Bien le rebours, car dans le moment même où je la possédais – si du moins ce verbe-là a un sens – elle me manquait déjà.

Pour ne point qu’on jasât dans la rue des Bourbons de mes trop fréquentes visites, Madame de Lichtenberg m’avait demandé de n’y plus venir à cheval, ni dans le carrosse armorié de mon père mais comme au temps de mes leçons, dans un coche de louage. Et bien je me ramentois comment, le vingt-six janvier, entrant dans sa cour en si humble équipage, je m’y trouvai nez à nez avec Bassompierre qui sortait à peine de chez elle et se préparait à monter dans le sien, lequel était un des plus beaux de Paris, à peine inférieur à celui que la marquise d’Ancre s’était commandé pour le sacre de Louis. J’en fus tout vergogné, et en outre jaloux assez de voir le plus beau seigneur de la Cour reçu par ma belle, encore que je susse bien qu’ils étaient amis de longue date et sans l’ombre d’un soupçon possible, ma Gräfin ayant trop de hauteur pour se compter au nombre des alouettes de cour que ce miroir-là attirait.

— Eh quoi ! Chevalier ! dit Bassompierre, sentant ma gêne et me voulant tabuster quelque peu, quoique sans méchantise, où est votre splendide jument alezan ? Et où s’en est allé le galant carrosse que Monsieur votre père a fait dorer sur tranche pour le sacre ? Visitez-vous les dames si pauvrement ? Par le ciel, voilà qui est étrange ! Un premier gentilhomme de la Chambre dans un coche de louage, tiré par d’étiques rosses, lesquelles tomberaient de famine sur le pavé, si elles n’étaient retenues par les brancards !

— Monseigneur, dit le cocher, plaise à vous de ne point morguer mes pauvres bêtes, qui ne sont pas trop grasses assurément, mais qui mangent plus à leur faim que moi.

— S’il en est ainsi, cocher ! dit Bassompierre en lui jetant un écu, voilà de quoi doubler ce soir leurs rations et la tienne.

À quoi je ne pus mieux faire en ma vergogne que d’ajouter un écu au sien, ce qui n’arrangea guère mon humeur, mais fort celle du cocher.

— À ce prix, Messeigneurs, dit-il en nous saluant jusqu’au pavé, vous pourriez brocarder mes haridelles du matin au soir sans que je dise « ouf ».

— Or sus, cocher ! dit Bassompierre, cours donc bailler foin et picotin à tes bêtes et pour vous, mon beau neveu, reprit-il en mettant la botte sur le marchepied de son carrosse, je vous quitte la place. Je me ferais scrupule de vous tenir la jambe plus avant, alors que je vous vois piaffer d’impatience d’aller prendre votre leçon d’allemand…

Quoi disant, il me donna en riant une forte brassée et se jeta à la volée sur le capiton de soie de son carrosse, un valet, portant une livrée couverte de galons d’or, fermant la porte sur lui avec une onction d’évêque.

Je trouvai ma Gräfin, non point hélas dans sa chambre mais dans son petit cabinet en train d’étaler de la confiture sur une galette devant un carafon de vin. Au diable ! m’apensai-je en lui baisant la main, au diable cette sempiternelle collation ! Combien de minutes de son temps va-t-elle encore me rogner ?

— Mon ami, dit la Gräfin, comment se fait que votre belle face porte un air si malengroin ? N’êtes-vous point dans votre assiette ?

— Ah ! Madame ! dis-je, vous me voyez dans mes fureurs ! Bassompierre vient de me dauber sur mon coche de louage et que vois-je en pénétrant ? Deux assiettes, dont une vide avec des miettes ! Preuve que vous lui avez tartiné une de vos galettes !

— Auriez-vous préféré que nous nous fussions occupés autrement ? dit-elle avec un petit rire si gai et si musical qu’il m’eût ravi, si mon humeur avait été meilleure. Allons, mon Pierre, reprit-elle, asseyez-vous là et réfléchissez de grâce : vous n’avez pas lieu d’être jaloux de Bassompierre, puisqu’il l’est de vous !

— De moi ? L’est-il vraiment ? dis-je, stupéfait, en prenant place non point sur la chaire qu’avait sans doute occupée Bassompierre, mais aux pieds de ma belle sur un petit tabouret.

— Assurément ! Ce n’est pas qu’il m’aime, étant l’amant du monde entier, mais sa vanité s’offense de vous voir là où il eût voulu être… Toutefois, il vous aime bien aussi et nous a fort généreusement servis, vous et moi, dans mes efforts pour revenir m’établir à Paris.

— Mais, dis-je, savez-vous ce qu’il a eu le front de me dire ? Que je piaffais d’impatience d’aller prendre ma leçon d’allemand ! Il s’est gaussé de moi !

— Et de moi aussi par la même occasion, dit-elle avec un sourire, car je n’étais pas moins impatiente de le voir vous laisser la place. Et bien que je ne le lui aie pas montré, il l’a senti, connaissant bien les femmes. Allons, mon Pierre, ne faites donc plus la mine ! Mangez cette galette et buvez ce gobelet de vin ! Cela vous fera du bien.

Je refusai la galette de peur qu’elle me la tendît sur l’assiette de Bassompierre – ce qui m’eût fait horreur – mais j’acceptai le vin d’Alsace avec l’espoir qu’il dénouerait le nœud de ma gorge. Ce qu’il fit.

— Madame, repris-je quelque peu apaisé, me permettez-vous de vous demander quel fut l’objet de votre entretien ?

— Avec Bassompierre ? Mais n’est-ce pas là. Monsieur, une question un peu bien indiscrète ? reprit-elle, un éclair de malice traversant ses beaux yeux noirs, si flammeux et si brillants.

— Si elle vous offense, Madame, je la retire, dis-je roidement.

— Elle ne m’offense pas, dit-elle avec plus d’indulgence que je ne le méritais. C’est plutôt qu’elle devance la confidence que je comptais vous en faire.

Je me sentis si confus d’avoir été repris avec tant de douceur que je ne sus plus que dire et me sentis rougir. Ce qui me donna de l’humeur, mais cette fois contre moi-même. Madame de Lichtenberg le sentit et du dos de la main, elle me caressa la joue. Ce fut une caresse légère et prompte, et qui m’émut beaucoup.

— À l’accoutumée, reprit-elle, quand Bassompierre vient me voir, sachant que je vis très retirée, il me conte avec esprit la gazette de la Cour. Mais cette fois, il ne laissa pas de m’étonner. On eût dit qu’il ne me disait des choses si graves que pour qu’elles fussent répétées.

— À qui ?

— Mais à vous-même. Et à qui d’autre, puisqu’il s’agit de votre petit roi ?

— Et que vous confia-t-il ? dis-je vivement.

— Il me conta par le menu ce qui s’est passé hier au Grand Conseil du roi.

— Mais comment l’a-t-il su, lui qui n’en fait pas partie ? Le Grand Conseil ne compte que les ministres, les maréchaux et les ducs et pairs.

— Un de ceux-là, le duc de Bellegarde, l’a mis dans la confidence. Quoi qu’il en soit, à ce Grand Conseil, la régente annonça solennellement les mariages espagnols.

— Les mariages, Madame ? Vous avez bien dit : les mariages ?

— C’est qu’en effet il n’y en a pas qu’un. Il y en a deux.

— Deux ?

— Louis avec l’infante Anne et Madame avec l’infant Philippe.

— Ainsi l’infante Anne sera reine de France et Madame, reine d’Espagne. Jour du ciel ! On ne saurait nous espagnoliser davantage ! Quel odieux retournement de la politique du feu roi ! Nos ennemis d’hier deviennent nos amis ! On leur baille d’un coup deux enfants de France ! Et comment les Grands ont-ils pris la chose ?

— Guise et Montmorency, avec enthousiasme, puisqu’ils sont ligueux. Les huguenots, Bouillon et Lesdiguières, avec beaucoup de réticence, craignant qu’on ne mît fin à nos alliances protestantes. Condé ne dit rien. Et comme la régente lui demandait la raison de son silence, il répondit : « Sur une chose faite, il n’y a pas lieu de donner des conseils. »

— Pour une fois, le bon sens même ! Et Louis ?

— Le petit roi n’était pas là.

— Jour de ma vie ! Il ne présidait même pas le Grand Conseil où la régente annonça son mariage et celui de sa cadette ! Les bras m’en tombent !

— Mon ami, dit Madame de Lichtenberg en se levant, vous avez là assurément de quoi nourrir vos réflexions. Asseyez-vous, de grâce, commodément dans ma chaire à bras et voyez ! J’ai posé votre galette sur mon assiette (elle sourit en prononçant ce « mon »). Vous n’avez donc plus de raison de ne la manger point. Pour moi, je me retire dans ma chambre, où dès lors qu’en vous rassasiant vous aurez recomposé cette aimable humeur qui vous rend d’ordinaire si charmant, il ne vous sera pas interdit de me venir retrouver.

 

*

* *

 

Le lendemain, je me présentai dans les appartements du roi en laissant un bouton de mon pourpoint hors de son œillet. Ce n’était pas là négligence, mais langage. Cela voulait dire que j’étais informé d’un fait dont je voulais lui faire part. Toutefois, comme pendant un moment il ne jeta pas l’œil sur moi ni ne m’adressa la parole, je ne laissais pas que de me demander s’il avait aperçu mon signal, mais incontinent je me rassurai, n’ignorant pas combien Louis observait toujours tout et tous, en faisant mine de ne rien voir. Et en effet, au bout d’une heure, se tournant vers Monsieur de Souvré, il lui dit qu’il désirait aller visiter Madame : ce à quoi son gouverneur acquiesçant aussitôt, Louis dit en se tournant vers moi :

— Monsieur de Siorac, vous plairait-il de m’accompagner ?

— Sire, j’en serai ravi.

Dès que je vis le roi passer par la Grande Galerie, je pensai que le moment était venu de parler, mais Louis ne se tournant pas vers moi, en levant les sourcils comme il faisait toujours pour m’y inviter, je jetai un œil par-dessus mon épaule et je vis que nous étions suivis à deux toises par Monsieur de Blainville, sans doute sur le commandement de Monsieur de Souvré. Je conclus que le roi, ou bien craignait que Monsieur de Blainville par légèreté, répétât mes propos, ou qu’il le soupçonnait d’être, comme sa nourrice Doundoun, un espion de la reine. Et je me promis à l’avenir d’observer davantage ce gentilhomme afin d’en avoir le cœur net.

Madame comptait une année de moins que son frère aîné, lequel avait alors dix ans et quatre mois. Assez grandette pour son âge et tirant un peu sur le grassouillet, elle était fort avenante, le cheveu blond, l’œil bleu, les joues rondes, deux fossettes au coin d’une bouche en cerise et un air de grande douceur, lequel ne mentait pas, étant le reflet d’un naturel facile et pliable. Louis l’avait toujours aimée, tout en ne laissant pas de la taquiner et de jouer les grands frères avec elle. Et son affection pour elle s’était fort accrue depuis qu’on lui avait enlevé le chevalier de Vendôme pour l’envoyer à Malte, tant est qu’il allait la voir sinon tous les jours, à tout le moins fort souvent. En le voyant entrer, Madame remit sa poupée dans un petit berceau, se leva et lui fit avec grâce une profonde révérence.

— Sire, dit-elle, vous me faites beaucoup d’honneur de me venir visiter.

C’était là une phrase protocolaire cueillie sur les lèvres du grand chambellan et apprise par cœur. Mais tandis que Madame la récitait sur le ton chantonnant d’une écolière, ses joues rosirent et ses yeux s’animèrent, exprimant mieux que par ces paroles convenues le vif plaisir qu’elle prenait à voir son aîné s’occuper d’elle.

Quant à Louis, il s’approcha de sa cadette avec beaucoup d’élan, et la serrant à soi, il la baisa avec tant de chaleur que je me demandai, une fois de plus, s’il était bien vrai qu’il n’aimât pas les filles.

— Madame, dit le roi, comment vous en va par ces froidures ?

— Très bien, Sire, je vous remercie. Et vous-même, Sire ?

— On ne demande pas sa santé au roi, dit Louis en affectant un air sévère. On prie le ciel qu’il se porte bien.

— Sire, je prie le ciel pour que Votre Majesté se porte bien, dit Madame dont l’œil naïf se demandait si c’était là un jeu ou un piquant reproche.

— Et comment va votre enfant, Madame ? poursuivit le roi d’un ton plus doux.

Et se penchant sur le berceau, il chatouilla la poupée sous le menton.

— Voyez, dit-il, elle rit !

— Elle va assez bien, Sire, dit Madame, mais comme elle a des vers, je pense que nous l’allons purger.

— Ne la purgez pas trop souvent, dit Louis, que le seul mot de « purge » hérissait. Madame, reprit-il, la dernière fois que vous me vîntes visiter, vous vous souvenez que je vous ai montré mes arquebuses et vous ai dit leur nom. Pourquoi ai-je fait cela à votre sentiment ?

— Pour m’instruire, dit Madame avec une révérence.

— Eh bien, à s’teure je vais vous lire des vers pour vous instruire.

— Des vers, Sire ? dit Madame en ouvrant de grands yeux.

— Des vers de moi. Je veux dire des vers que j’ai faits. De vrais vers avec des rimes.

Et tirant un papier de l’emmanchure de son pourpoint, il lut d’une voix bien articulée et sans trébucher sur les mots. Ce n’était pas merveille : il ne bégayait jamais, quand il chantait ou récitait.

 

J’ai vu un grenouillon

qui aiguisait un jonc

pour en faire un bâton

 

— Eh bien, Madame, comment trouvez-vous mes vers ?

— Sire, dit-elle en rosissant, avez-vous vraiment vu un grenouillon aiguiser un jonc ?

— Cela va sans dire, dit Louis sans battre un cil. Ne savez-vous pas, de reste, que les joncs croissent autour des mares où les grenouilles croassent ?

— Mais, Sire, dit Madame, ce grenouillon, qu’avait-il à faire d’un bâton ?

— Il boitait, dit Louis.

À cela, Madame ne répondit rien, ne sachant que penser.

— Monsieur de Siorac, poursuivit Louis en se tournant vers moi et en me jetant un œil complice, qu’opinez-vous de mes vers ?

— Ils sont fort bons, Sire.

— Madame, avez-vous ouï ? Monsieur de Siorac trouve mes vers fort bons. Et Monsieur de Siorac est un puits de science. Je vous le veux présenter, Madame. Faites-lui bon accueil pour l’amour de moi.

Je m’avançai, mis un genou à terre et Madame me tendant sa menotte, je la baisai dévotement. Après quoi, le roi présenta à Madame Monsieur de Blainville et le même cérémonial recommença.

— Eh bien, Madame, dit Louis, comment trouvez-vous ces gentilshommes ?

— Ils sont beaux, dit Madame avec élan.

— Madame, dit Louis avec sévérité, une dame ne doit pas dire d’un gentilhomme qu’il est beau. Tout ce que la civilité lui permet de dire, c’est qu’il a l’air cavalier.

— Ils ont l’air cavalier, dit Madame.

— C’est bien et maintenant nous allons gagner votre petite cuisine et là je vais vous apprendre à faire une œufmeslette.

— Et pourquoi cela, Sire ? dit Madame.

— Il est très utile dans la vie de savoir faire une œufmeslette, dit le roi avec autorité. La première que j’ai faite, ce fut en mes jeunes ans pour Madame de Guise et elle s’en est trouvée fort contente. Madame, dit-il, baillez-moi une grande serviette pour me défendre des éclaboussures !

Madame ayant obéi, il noua la serviette autour de son pourpoint comme un tablier et dit :

— D’ores en avant, Madame, vous êtes ma gâte-sauce. Et je vous appellerai par votre prénom. Et quant à moi, étant votre chef-cuisinier, vous me direz « Maître Louis » et non pas « Sire ». Vous rappellerez-vous cela ?

— Oui, Maître Louis, dit Madame qui, se sentant sur un terrain plus sûr que la poésie, commençait à s’amuser.

— Élisabeth, poursuivit le roi, commandez à votre valet d’allumer un bon feu de bois et baillez-moi trois œufs, du beurre, du sel, du lait, une paelle à frire et un bol en cuivre.

— En cuivre ? dit Madame.

— Oui-da, le cuivre est nécessaire.

— Une paelle avec une queue, Maître Louis ?

— Naturellement, dit le roi. Comment ferais-je sauter l’œufmeslette dans la paelle, si elle n’avait pas de queue ?

Madame apporta ce que Louis lui avait commandé et, sur son ordre, noua à son tour une serviette autour de son corps de cotte. Elle était tout affairée et regardait son aîné avec autant d’admiration que s’il allait passer muscade.

Louis cassa fort proprement les œufs dans le bol en cuivre, y ajouta du sel, un peu de lait et dit :

— Et maintenant, Élisabeth, vous allez battre les œufs.

— Mais je ne l’ai jamais fait ! dit Madame avec effroi.

— C’est bien pourquoi je vous le veux enseigner, dit le roi.

Il lui mit une fourchette dans la menotte et sur celle-ci refermant ses propres doigts, lui imprima un mouvement rapide et tournoyant tandis que de son autre main, il tenait ferme le bol de cuivre.

— Et pourquoi faut-il battre si longtemps ? dit Madame, que le peu qu’elle faisait commençait à fatiguer.

— Pour que la meslette des œufs prenne de la consistance.

Et comme Madame grimaçait de l’effort qu’elle faisait, il libéra ses doigts et poursuivit seul l’opération qu’il mena à bien en deux temps, rebattant une deuxième fois les œufs après qu’ils eurent reposé. Je ne doutais pas, quant à moi, qu’il ne fit les choses dans les règles, car Louis excellait dans tous les métiers manuels, s’étant donné grand-peine pour les acquérir.

— Ainsi, c’est cela battre les œufs ! dit Madame qui trouvait la préparation un peu longue.

— On dit aussi tourner un œuf, dit Louis en posant une noix de beurre dans la paelle et en plaçant celle-ci sur le feu de bois. D’où, reprit-il ; l’expression : « Un tel n’a pas de cervelle assez pour tourner un œuf. »

— Mais n’est-ce pas bien insolent de dire cela ? dit Madame en ouvrant de grands yeux.

— Cela dépend à qui vous le dites, dit Louis en versant dans la paelle le contenu du bol.

— Le pourrai-je dire dans les occasions à une de mes chambrières ? dit Madame.

— Vous le pouvez, mais seulement si elle le mérite. N’oubliez pas, poursuivit-il avec gravité, que vous devez être équitable envers ceux qui vous servent, étant la sœur de Louis le Juste.

— Est-ce ainsi qu’on vous appelle, Sire ? dit Madame, très intimidée.

— C’est ainsi que je veux qu’on m’appelle, dit Louis et non pas Louis le Bègue, comme disent les méchants.

— Et qui sont ces méchants ? dit Madame.

— Ils ne sont pas français, dit Louis qui, toutefois, se garda bien de les nommer. Élisabeth, reprit-il, ne me donnez pas du « Sire » tant que je serai votre chef-cuisinier.

— Je m’en souviendrai, Maître Louis, dit Madame.

Elle se tut et Louis aussi. Épaule contre épaule, les deux enfants regardaient cuire l’œufmeslette avec un respect religieux.

— Allez-vous vraiment la faire sauter, Maître Louis ? dit Madame.

— Oui-da, Élisabeth !

— Mais ne peut-on faire autrement ? dit Madame avec appréhension.

— On le pourrait, et d’ailleurs cela ne change pas le goût de l’œufmeslette. Mais il y a plus de galantise[36] à la faire sauter dans les airs. Reculez-vous, Élisabeth, je ne voudrais pas, si je faille, que l’œufmeslette vous choie dans le cheveu.

C’était gausserie, car il fit se retourner l’œufmeslette en l’air avec dextérité et la rattrapa à plat bien au milieu de la paelle.

— Bravo ! dit Madame en frappant dans ses menottes et l’air si heureux que Blainville et moi fîmes chorus.

Louis jeta un œil sur sa montre-horloge et quand il jugea que l’œufmeslette était assez dorée sur son invisible face, il la fit glisser sur un plat et dit en jetant un regard assez fier à la ronde :

— Oui en veut ?

Mais ni moi-même, ni Blainville, ni Madame n’avions faim, et Louis pas davantage. Il prit alors une décision qui montrait d’évidence qu’il n’avait pas pensé qu’à son œufmeslette en la faisant cuire.

— Monsieur de Blainville, dit-il, vous plaît-il d’aller quérir en mes appartements trois de mes petits gentilshommes[37] ? Ils feront justice de ce plat en un clin d’œil.

Et à peine Blainville eut-il tourné les talons que le roi, reprenant son ton joueur, dit à Madame :

— Élisabeth, vous allez mettre la table pour mes trois petits gentilshommes en votre cabinet. Ne commandez pas qu’on le fasse ! Faites-le vous-même ! Rappelez-vous que vous êtes toujours mon gâte-sauce…

Madame fit une demi-révérence (ne sachant s’il fallait en faire une entière pour un chef-cuisinier) et, animée d’un beau zèle, sortit de la cuisine. J’admirai l’adresse et la promptitude avec lesquelles Louis s’était débarrassé de ces témoins qui m’eussent empêché de parler.

— Sioac ? dit-il en haussant le sourcil, et sans attendre la réponse, il se mit à ranger la cuisine en faisant une forte noise.

— Sire, dis-je sotto voce, on a annoncé hier votre mariage au Grand Conseil.

— Je le sais.

— Et aussi celui de Madame.

— On marie Madame ! dit-il vivement. Et avec qui ? reprit-il en se tournant vers moi.

— Avec l’infant Philippe, le futur roi d’Espagne.

— Le mariage de Madame et le mien se feront-ils ensemble ?

— Oui, Sire.

— Quand ?

— La date, Sire, n’en est pas fixée. Mais il est probable qu’on voudra attendre que vous soyez majeur.

— Et quand le serai-je ?

— Sire, vous l’a-t-on laissé ignorer ? En France, une ordonnance de Charles V a décidé que les rois entreraient en majorité à treize ans accomplis. C’est-à-dire, en ce qui concerne Votre Majesté, fin septembre 1614.

Louis s’assit sur une escabelle et, penchant la tête en avant, baissa les yeux et resta coi un long moment. Comme son visage portait un air de mélancolie, je me dis qu’il doutait qu’à sa majorité, à l’âge de treize ans, il aurait davantage de pouvoir dans l’État qu’il n’en avait eu jusque-là. Mais je m’aperçus, quand il reprit la parole, que je m’étais trompé et que telle n’était pas la question qui le tabustait.

— Sioac, dit-il, quand Madame sera l’épouse de l’infant Philippe en Espagne, la pourrai-je aller voir ?

— Non, Sire, ce ne sera pas possible. Le roi de France ne peut sortir des frontières de son royaume autrement qu’à la tête d’une armée. Et cela est vrai aussi en sens inverse, pour l’infant Philippe et son épouse.

— Ainsi, dit Louis au bout d’un moment, quand Madame aura franchi les Pyrénées, elle sera perdue pour moi ?

— Je le crains, Sire, sauf que vous pourrez lui écrire et elle, vous répondre.

— Ah ! Les lettres ! Les lettres ! dit Louis d’un air désolé en secouant les épaules.

 

*

* *

 

Belle lectrice, je n’aimerais pas que vous pensiez que les tristesses et les châtiments qui saisissaient Louis quand il sentait par trop la tutelle de sa mère l’aient morfondu au point de lui faire perdre l’espièglerie de son âge. Et comme ce qui précède est un peu triste, je vais vous en faire un conte dont j’espère qu’il vous ébaudira.

Louis fut étonné en entrant un jour dans les appartements de la reine sa mère de la trouver au lit, fort défaite et faisant des mines à l’infini à l’idée d’avaler une purge que lui présentait son médecin personnel dans un gobelet d’argent : spectacle qui dut lui rappeler toutes les fessées qu’il avait reçues sur l’ordre maternel pour avoir refusé de boire les amères potions préparées par Héroard. Mais bien que les affres de sa mère fussent déjà pour lui une sorte de revanche, Louis ne s’en contenta pas. Il monta à l’assaut avec la promptitude d’un soldat. Et renversant audacieusement les rôles, il s’avança dans la ruelle du lit en disant d’un air gaillard :

— Allons ! Madame ! Allons ! Courage ! Courage, Madame !

Tout en parlant, il s’approchait par degrés de la table de chevet où il venait d’apercevoir des dragées et derrière son dos, en tapinois, il faisait main basse sur elles. « Allons ! Courage, Madame ! Courage ! répétait-il, il n’est que d’ouvrir la bouche bien grande et de jeter tout dedans ! » Et il n’arrêta ses viriles objurgations que lorsque la reine eut bu et que ses propres poches furent pleines.

Jamais Louis n’avait tant joué avec ses petits soldats qu’en cette fin août et bien qu’il prît soin de ne jamais nommer les ennemis, il ne m’était pas difficile de deviner qu’il était fort occupé à gagner la guerre que le couteau de Ravaillac avait empêché son père d’engager contre l’Espagne. Jamais aussi il n’avait plus mal dormi. Je le sus par le docteur Héroard, patiente victime des insomnies royales, pour la raison quêtant dans son sommeil autant sur le qui-vive que la plus aimante des mères, il se réveillait d’instinct chaque fois que pendant la nuit Louis ouvrait les yeux.

Le vingt-six août, il faisait au Louvre une si atroce chaleur que si j’avais pu me présenter en chemise dans l’appartement du roi, je l’eusse fait. Mais hélas, il n’en était pas question ! Et même sans qu’on remuât l’orteil, tout un chacun dans son pourpoint suait interminablement et le visage tout aussi ruisselant que les aisselles sans le pouvoir essuyer, l’étiquette l’interdisant en présence de Sa Majesté. Celle-ci, tout aussi mal à l’aise que nous et de surcroît fort malengroin, apprenait par cœur la petite phrase par laquelle Elle devait répondre au duc de Pastrana, envoyé extraordinaire du roi d’Espagne aux fins de négocier et de signer avec la Cour de France les contrats de mariage du roi et de Madame.

— Allons, Sire ! disait Monsieur de Souvré, de grâce ! Un effort encore ! Votre Majesté ne peut qu’Elle ne réponde à la harangue du duc de Pastrana pour remercier le roi d’Espagne et lui tourner à son tour un petit compliment.

— Mais je le veux bien, Monsieur de Souvré, disait Louis, avec ce qui me parut être une docilité assez bien imitée.

— Or sus, reprenons, Sire ! Voici le texte : « Je remercie le roi d’Espagne de sa bonne volonté. Assurez-le que je l’honorerai toujours comme mon père, que je l’aimerai comme mon frère et que j’userai de ses bons consens. »

— Qui a écrit ce texte. Monsieur de Souvré ? dit Louis.

— La reine votre mère, Sire, dit Monsieur de Souvré, sans doute conseillée par vos ministres. Voulez-vous pas répéter, Sire ?

— Je le veux bien, dit Louis. « Je remercie le roi d’Espagne de sa bonne volonté. Assurez-le que je l’honorerai toujours comme un père. » Monsieur de Souvré, pourquoi devrais-je l’honorer comme un père ?

— Parce qu’il a l’âge de l’être : il a trente-quatre ans. Reprenez, Sire, s’il vous plaît !

— Et pourquoi devrais-je l’aimer comme un frère ?

— Parce que vous êtes son égal, Sire, étant roi vous-même ! Vous de France, et lui d’Espagne.

— Il serait donc à la fois mon père et mon frère ?

— Ce sont là des façons de parler. Sire, entre souverains de deux grands royaumes. De grâce, Sire, reprenez !

— « Je remercie le roi d’Espagne de sa bonne volonté. Assurez-le que je l’honorerai toujours comme un père, que je l’aimerai comme mon frère et que j’userai de ses bons conseils. » Monsieur de Souvré, reprit Louis, je ne saurais être tenu l’égal du roi d’Espagne, si j’attends de lui des conseils. Il me semble que je m’abaisse beaucoup en disant cela.

— Nullement, Sire, si ses conseils sont bons.

— Mais, Monsieur de Souvré, comment peux-je savoir d’avance qu’ils le seront ?

— Sire, dit Monsieur de Souvré, en marquant quelque impatience, ce ne sont là que des façons courtoises de parler. Reprenez, Sire, je vous prie !

Louis récita la phrase entière, les « bons conseils » inclus, d’une traite, et sans jeter un seul coup d’œil au texte.

— Ah ! Voilà qui va bien, Sire ! dit Monsieur de Souvré avec satisfaction. Toutefois, il ne serait pas disconvenable que vous prononciez le compliment plus lentement. La lenteur donne de la dignité. Monsieur le Chambellan, qu’en pensez-vous ? dit Monsieur de Souvré en se tournant vers le duc d’Aiguillon.

— Assurément, Sire, dit le duc, sa voix grave et forte retentissant aussitôt dans la pièce comme les grandes orgues dans une cathédrale, assurément. Sire, dans ces sortes d’affaires, la lenteur donne de la dignité.

— Comme ceci, Monsieur le Grand Chambellan ? dit Louis.

Et répétant la phrase, il fit une si plaisante imitation de la belle voix de basse du dignitaire que d’aucuns dont je fus dissimulèrent un sourire derrière leurs mains.

— C’est parfait, Sire, dit Monsieur de Souvré, qui n’y avait pas vu malice. Toutefois, ne forcez pas votre voix !

L’exercice de mémoire fini et la phrase diplomatique engrangée dans la cervelle royale, on dévêtit Louis et on lui mit ses habits de cérémonie, lesquels étaient si lourds qu’il sua de plus belle. Et on apporta une chaire dorée sur laquelle on l’assit.

Il n’eut pas à attendre. Précédé et suivi d’une troupe fort chamarrée, le duc de Pastrana apparut, fort grand, fort maigre et fort roide. Ayant salué trois fois le roi de France, lequel le regardait venir vers lui, assis et la face impassible, le duc prononça en un français un peu rocailleux un petit discours qui, pour la lenteur et l’emphase, n’avait rien à envier à l’éloquence de notre chambellan, sauf toutefois qu’il était animé d’une ardor toute castillane. Quand il eut fini, il se génuflexa de nouveau et Monsieur de Souvré fit un petit signe à Louis. Celui-ci, non sans un grand air de dignité, et sans bégayer le moindre, prononça les paroles si laborieusement apprises.

— Je remercie le roi d’Espagne de sa bonne volonté. Assurez-le que je l’honorerai toujours comme un père et que je l’aimerai comme un frère.

Là-dessus, il adressa un petit signe de tête au duc de Pastrana qui, le remerciant de ses mercis, lui fit derechef trois profonds saluts et s’en alla, suivi de son étincelante escorte.

— Ah ! Monsieur de Souvré ! dit Louis dès que l’escorte fut close sur le Grand d’Espagne, plaise à vous d’ordonner à mes valets de me dévêtir ! J’étouffe en cet appareil !

— Sire, dit Monsieur de Souvré d’un air dépit et chagrin, dans votre petit compliment, vous avez omis « les bons conseils » !…

— Les ai-je omis ? dit Louis d’un air comme étonné.

— Oui, Sire.

— Ah ! J’en suis bien marri ! dit Louis. Monsieur de Souvré, pardonnez-moi, c’est un oubli !

Et que c’en fût un, je le décrûs incontinent, car se détournant de Monsieur de Souvré pour se prêter aux mouvements du valet qui lui ôtait son magnifique pourpoint, Louis eut un petit brillement de l’œil qui me donna fort à penser.

 

*

* *

 

Louis n’ignorait pas avec quelle sinistre régularité les épines et les épreuves dont son père avait pâti sa vie durant lui étaient toutes venues d’Espagne, et je suis bien assuré qu’il eût cru trahir sa mémoire s’il n’avait pas ressenti méfiance et antipathie pour tout ce qui lui venait ou lui viendrait jamais de l’au-delà des Monts. J’en eus la confirmation ce soir même quand sur le coup de cinq heures de l’après-dînée j’arrivai dans ses appartements. Des flots de musique s’en échappaient et m’avançant quasiment sur la pointe des pieds, je trouvai toute la Maison du roi figée dans l’écoute, ou dans une feinte écoute, et Louis assis, la joue gauche reposant sur la paume de sa main, et son coude prenant appui sur le bras de sa chaire. Il y avait là un chanteur et deux musiciens de guitare, lesquels jouaient et chantaient des airs castillans. Tous trois, il va sans dire, étaient de la suite du duc de Pastrana et envoyés gracieusement par lui. Je trouvais de la beauté et du rythme à ces chants, mais il ne me sembla pas que Louis partageât mon opinion. Car bien qu’il aimât fort la musique, son visage portait cet air d’ennui boudeur que je connaissais bien. Et comme je ne discernais que des qualités dans ces airs entraînants, j’en conclus que s’ils rendaient Louis si malengroin, c’était moins par le désagrément qu’il y trouvait qu’en raison de leur origine et de la nation du grand seigneur qui lui donnait cette aubade. Toutefois, les chants cessant, Louis remercia les musiciens et leur fit donner quelques pécunes par Monsieur de Souvré.

À peine les musiciens se furent-ils retirés qu’un gentilhomme espagnol très chamarré apparut, suivi d’un valet portant un paquet fort volumineux, don de Son Excellence le duc de Pastrana à Sa Majesté, lequel paquet Monsieur de Souvré reçut et fit poser sur une table, non sans que, de part et d’autre il n’y eût échange de compliments, eux-mêmes fort volumineux, pour ce que des deux côtés, on employa dix mots quand un seul eût suffi. Et il n’y eut pas faute non plus de profonds saluts quand le messager se retira.

Comme on supposait, à la mollesse de son contenu, que le paquet contenait des étoffes, Monsieur de Souvré fit appeler le grand maître de la garde-robe du roi, le jeune comte de La Rochefoucauld, lequel apparut quasi courant, ses longues boucles dorées flattant son beau et juvénile visage. Son grand-père, qui était protestant, avait péri au premier jour de la Saint-Barthélemy mais le jeune comte, qui s’intéressait peu à la religion et beaucoup à la vie, revint au catholicisme sous Henri IV et succéda à Roquelaure dans une charge qui valait à son possesseur, non seulement une forte pension, mais de la part des fournisseurs, des « épingles » enviables, même sous un roi aussi peu porté que Louis à la parure et à l’apparat.

La Rochefoucauld commanda à un valet d’ouvrir le paquet, lequel révéla, à être déclos, vingt-quatre peaux parfumées – spécialité espagnole, à ce qu’on me dit plus tard – et cinquante-quatre paires de gants que je supposais être de tailles différentes, car il eût fallu plus d’une vie d’homme pour les user. La Rochefoucauld dut avoir la même idée, car il dit :

— Sire, ces peaux et gants sont à garder, car vous pourrez puiser dans ce fonds pour faire des cadeaux aux seigneurs étrangers qui vous viendront visiter.

— Oh non ! dit Louis en jetant à peine un œil aux présents.

Et il ajouta :

— J’en ferai des colliers pour mes chiens et des harnais pour mes chevaux.

La Rochefoucauld était un trop parfait courtisan pour marquer de la surprise à ouïr cette remarque déprisante, mais il me dit plus tard que bien que les peaux fussent belles, le duc de Pastrana, à son sentiment, eût été mieux inspiré d’offrir une arquebuse au petit roi. Je n’y contredis pas, mais sans y croire le moindre. Dans l’humeur où je le voyais, Louis n’eût trouvé de plaisir à rien qui lui vînt de ce côté-là, et pas même à une arme.

Cinq jours plus tard, m’étant attardé chez Madame de Lichtenberg, je ne pus voir Louis que sur les neuf heures du soir alors qu’on lui lavait les jambes avec de l’eau dans laquelle on avait mis des roses. Il y prenait plaisir, aimant les bains plus que son père dont le fumet, comme l’on sait, offensait les narines délicates. Après quoi Louis se mit, comme dit Héroard (lequel était pudique), « à ses affaires », à savoir sur le seul trône qui soit commun au roi, au prêtre et au manant. Et comme même là, il fallait qu’il fût occupé, il fit placer une bougie allumée sur le rebord de la fenêtre ouverte et se faisant apporter une petite arbalète à jalet[38], il visa avec soin et du premier coup éteignit la flamme sans abattre la bougie. Je n’ignore pas qu’il y eut des gens à la Cour qui, dans leur rage de dénigrer le roi pour plaire à la régente et aux marquis d’Ancre, allèrent jusqu’à nier cet exploit, mais je peux en porter témoignage, puisque je l’ai vu de mes yeux.

Ses « affaires » faites, on mit Louis au lit et commandant qu’on lui donnât ses petits soldats, qui n’étaient pas, comme les miens en mes enfances, de plomb, mais d’argent, il joua avec eux sur son drap un moment. Cependant, comme toujours, il demeurait très attentif à ce qui se disait de lui autour de lui et en particulier aux ordres que Monsieur de Souvré donnait à Monsieur d’Auzeray pour l’arrangement, le lendemain, de ses appartements où devait avoir lieu, sous l’œil du duc de Pastrana, la signature des contrats de mariage de Madame et de lui-même.

Tout soudain, relevant la tête, il dit :

— C’est Monsieur de Souvré qui signera.

C’était là une de ses remarques sans logique apparente que Monsieur de Souvré qualifiait d’enfantines, parce qu’il n’entendait pas le sentiment qui les dictait. Il dit vivement :

— Non, Sire, c’est vous qui signerez ! C’est vous qui serez marié demain !

À quoi Louis, détournant la tête, dit brusquement et avec froideur :

— Parlons pas de ça ! Parlons pas de ça !

Un petit incident fort éclairant survint le lendemain au moment des signatures qui furent fort cérémonieusement données en la chambre du roi en présence de la reine-mère, du roi lui-même, de Madame, de son frère Gaston (que depuis la mort de Nicolas, on appelait Monsieur), du nonce Bentivoglio, du duc de Monteleone, du duc de Pastrana, des princes du sang et des grands officiers de la couronne.

Au moment où Madame, la plume d’oie à la main, se préparait à signer son contrat de mariage, suant sang et eau et tirant la langue (mais à vrai dire, elle n’avait pas encore dix ans), Louis qui s’était placé derrière elle, la poussa doucement du coude pour la faire faillir. Ce geste n’échappa pas à la régente qui sourcilla à ce qu’elle considérait sans doute comme une bambinata, mais si son obtuse cervelle avait pu lire dans le cœur de son fils, elle aurait entendu que s’il avait été alors le maître, il ne se serait pas contenté de pousser le coude de sa petite sœur : il aurait brisé sa plume.

L'Enfant-Roi
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