CHAPITRE V

Mon père, apprenant que notre vieil ami, Pierre de l’Estoile, avait été fort mal allant, lui fit porter un billet par notre petit vas-y-dire, lui mandant qu’il aimerait l’avoir à dîner quand la santé lui reviendrait, lui promettant de lui dépêcher son carrosse, afin de lui éviter toute fatigue, et pour l’amener chez nous et pour le ramener en son logis.

Nous fûmes fort alarmés quand nous le vîmes mettre pied à terre en notre cour, tant il nous parut changé, le pas chancelant, le visage creux, le teint blême et l’œil, qu’il avait autrefois si vif, voilé par la tristesse.

Il mangea du bout des dents et nous conta par le menu les multiples intempéries dont il avait souffert.

— Ah ! Mes bons amis ! dit-il, j’ai pâti les nonante tourments de l’enfer tout le mois écoulé. Car outre la fièvre ardente dont j’ai été de prime abattu, je fus travaillé d’un grand flux de ventre et comme si cela ne suffisait pas, j’ai eu le feu dans mes hémorroïdes et une insufférable rétention d’urine. Et quand enfin, au bout de quelques semaines, je commençai à aller mieux, à me lever, à aller et venir en mon logis, et croyais être au bout de mes peines, il me vint un charbon au milieu du dos.

— Un charbon ? Vous n’y pensez pas ! s’écria mon père. Si vous aviez eu un charbon, c’eût été la peste, mon ami, et vous ne seriez point céans pour nous le conter. Ce ne fut là tout au plus qu’une élevure ou un aposthume !

— De quelque nom que vous décoriez la chose, dit Pierre de l’Estoile, elle était grosse et enflammée et je fus trois semaines entre les mains du barbier pour guérir.

— De quel barbier s’agit-il ? dit mon père d’un air suspicionneux.

— Riolant.

— Ah ! Vous me rassurez ! Lui au moins ne taille pas à tort et à travers !

— En effet, dit l’Estoile, il ne me tailla point, encore que de prime je le lui demandasse, tant je souffrais. Mais enfin, de cet aposthume aussi je guéris, et un bon moine, me venant visiter, me consola de mes malheurs, en m’assurant que ces maux, tous envoyés par Dieu, n’étaient que de secrètes miséricordes par lesquelles le Seigneur me reconnaissait d’avance pour un des siens.

— Si cette pensée vous conforta, mon ami, dit mon père en levant les sourcils d’un air de doute, c’est qu’en effet elle était bonne pour vous…

Pour moi, il me tardait que la conversation prit un autre tour, car tous ces détails, surtout à table, me paraissaient assez peu ragoûtants, bien que l’Estoile ne les eût décrits que parce qu’il savait que mon père était médecin et le pourrait au besoin conseiller. Il est vrai que lorsqu’on a dix-huit ans, la chair étant neuve encore, et si forte la houle du sang, il est difficile d’éprouver une compassion autre que chrétienne pour un corps que l’âge sous nos yeux défait.

— Monsieur, dis-je, tant par curiosité que pour changer de sujet, qu’en est-il de ce financier à qui le Conseil du roi après enchères avait adjugé les cinq fermes et à qui on les a ôtées pour les donner à un Italien ?

— Allory ? Le malheureux, criant à l’injustice, a fait opposition auprès de la Cour des Comptes. Cela prendra du temps, mais comme la loi a été visiblement violée à son préjudice, la Cour des Comptes rendra un arrêt en sa faveur.

— Voilà qui est bien ! dis-je.

— Voilà qui est mal, dit l’Estoile avec un petit haussement d’épaules… l’arrêt ne servira de rien, car la reine, comme elle l’a déjà fait, adressera une lettre de jussion à la Cour des Comptes pour qu’elle enregistre sans plus languir le bail de l’italien et la Cour des Comptes obéira. Mon jeune ami, il n’y a plus de loi en ce royaume ! Et c’est à peine si l’on peut encore dire qu’il y a un État…

— Ah ! Monsieur de l’Estoile ! dit mon père, vous allez dans l’excès !

— Point du tout ! dit l’Estoile avec un retour de son ancienne vigueur. Voulez-vous que je vous en donne un exemple mille fois plus scandaleux que celui d’Allory ? Mais peut-être, reprit-il en latin, faut-il attendre que le serviteur ait quitté la place ?

— Celui-là est muet comme tombe, dit mon père tandis que Franz passait les plats. Il est à son maître si fidèle que si son oreille d’aventure surprenait une indiscrétion, elle s’effacerait aussitôt de sa mémoire.

— Eh bien, mon ami ! dit l’Estoile, vous n’ignorez pas que le Premier Président du Parlement désire se retirer.

— Eh quoi ! dit mon père. Achille du Harlay ! Faire retraite aux champs ! Un homme de sa trempe et vigueur !

— Il ne l’est point tant qu’autrefois, dit l’Estoile en secouant tristement la tête. Sa vue faiblit, son oreille s’épaissit et tant le tord et tourmente la goutte qu’il devient podagre. Bref, la reine accepte qu’il vende sa charge pourvu qu’elle agrée celui qui l’achètera.

— Combien en veut le président du Harlay ?

— Trois cent mille écus.

— Diantre ! dit mon père en ouvrant de grands yeux. Il est vrai qu’il s’agit de la charge de Premier Président du Parlement. Mais tout de même ! Trois cent mille écus ! Quelle somme ! Et il y a des candidats ?

— Mon ami, dit l’Estoile avec un sourire qui le temps d’un éclair rajeunit son visage fripé, vous paraissez oublier qu’à la différence de la grande noblesse, d’aucuns membres du tiers état possèdent d’immenses biens…

— Juste récompense de leur labeur et du sage ménagement de leurs pécunes ! dit mon père qui, en ces matières, se sentait plus proche de la robe que de l’épée.

— Et pour les candidats, reprit l’Estoile, il n’y en a pas moins de trois.

— Trois ? Juste ciel ! Et qui sont ceux-là ?

— Le président De Thou…

— De Thou ? L’auteur de l’Histoire Universelle ? dit La Surie qui voulait montrer qu’il avait lu ce superbe livre, et non sans peine, pour la raison qu’il était rédigé en latin.

— Ipse[23], dit l’Estoile. C’est un homme illustre, comme vous voyez.

— Mais en l’occurrence, dis-je, ce n’est point tant recommandation d’avoir écrit ce livre, puisque le pape l’a mis à l’index.

— Et pourquoi ? dit La Surie, toujours avide d’apprendre.

— En raison, dit mon père, de ses tendances gallicanes et du peu d’antipathie de l’auteur pour les protestants. Mais mon ami, reprit-il, en se tournant vers l’Estoile, de grâce, poursuivez !

— Le second candidat est le président Jambeville. Et le troisième, Monsieur de Verdun.

— La reine, dit mon père, doit avoir quelque peine à choisir entre ces trois candidats. D’autant que chacun des trois doit disposer auprès d’elle de puissants appuis.

— De Thou, dit l’Estoile, se recommande par son savoir, ses vertus, son désintéressement et son grand renom d’équité.

— Alors, il est perdu ! dit mon père.

À quoi nous rimes.

— Jambeville, reprit l’Estoile, est fort soutenu par le marquis d’Ancre dont il est un des plus assidus lécheurs…

— Il a donc ses chances !

— Mais Monsieur de Verdun, lui, a la faveur du père Cotton et des jésuites…

— Ah ! Un encottonné ! dit mon père. Voilà qui change tout ! Verdun a donc aussi ses chances…

— Mais, Monsieur de l’Estoile, dit La Surie, qui donc est ce Verdun-là ?

— Un Toulousain. À ce qu’on dit, un vrai moulin à vent qui ne se meut que lorsque le vent de la vanité donne dans la voile de ses ambitions…

— Ah ! Monsieur de l’Estoile ! dit La Surie dont je ne sus s’il gaussait ou non, que cela est galant ! C’est poésie toute pure que cette phrase-là !

— Bref, dit mon père, que fit la reine, ayant à choisir entre De Thou, Jambeville et Verdun ?

— Je vous le donne en mille.

— Je gagerais, si j’étais parieur, dit La Surie.

— Ne gagez pas, mon ami ! dit l’Estoile. Vous perdriez ! Ce que fit la reine passe l’imagination !

— Que fit-elle donc ? dit mon père.

— Imaginez l’inimaginable ! Et l’inimaginable le plus calamiteux !

— Mais encore ?

— Elle écrivit au pape pour lui demander conseil quant à celui qu’elle devait choisir : De Thou, Jambeville ou Verdun !

Mon père, La Surie et moi, nous nous entreregardâmes, béants et quasi privés de voix.

— Jour de Dieu ! s’écria mon père, quand il eut repris ses esprits, dois-je en croire mes oreilles ? La reine de France consulte le pape sur le Premier Président qu’il convient de donner au Parlement de Paris ! Et comment le prend ledit Parlement ?

— Très à la fureur ! Et d’autant plus vive qu’il faut la taire ! Il écume de rage ! On n’entend au palais que grognements à mi-bouche : A-t-on jamais ouï en France qu’un pape se soit mêlé de nous donner des Premiers Présidents ? Autant lui remettre à s’teure le sceptre et la main de justice qu’on a baillés le jour du sacre à Louis ! Et caetera, et caetera…

— Et quelle fut la réponse du pape ?

— Brutale et subtile. La voici. Il s’agit dans l’ordre de Messieurs De Thou, Jambeville et Verdun. « Il primo, dit le pape, haeretico ; il secundo, cattivo ; il terzo, non cognosco.[24] »

— Et où est la subtilité ?

— Le pape écarte De Thou comme hérétique, Jambeville comme méchant. Il ne reste donc plus que Verdun, mais le Saint-Père se garde de le proposer, prétendant « qu’il ne le connaît pas ».

— Et c’est faux ?

— Pour que ce fût vrai, il faudrait admettre que les jésuites ne lui aient pas fait connaître leur favori.

— Et quel est l’avantage pour le pape de professer cette ignorance ?

— Il n’a nul besoin de se compromettre en recommandant Verdun, puisqu’il a éliminé les deux autres.

— C’est donc Verdun que la reine a choisi ? dit mon père avec un soupir.

— Qui d’autre ?...

— Et Verdun avait en sa possession les trois cent mille écus qu’il fallait ?

— Nenni, mais il y eut foule pour les lui prêter : les jésuites y veillèrent.

 

*

* *

 

Le dîner de Pierre de l’Estoile en notre logis du Champ Fleuri fut sa dernière sortie. Il mourut quelques semaines plus tard et bien que nous n’eussions pas dû en être étonnés après l’état dans lequel nous l’avions vu, sa fin subite nous surprit et nous fit peine. Encore qu’il eût comme tout bourgeois instruit et bien garni acheté, puis à sa retraite revendu, son état de Grand Audiencier, l’Estoile proclamait en toute occasion son hostilité à la vénalité des charges. Et en ce dernier repas, il avait une fois de plus dénoncé ce « vilain trafic » qu’on faisait en France des charges et principalement de celles de la judicature. « Car, avait-il argué en s’animant, vendre la justice qui est la chose la plus sacrée du monde, c’est vendre la république, c’est vendre le sang des sujets, c’est vendre les lois… »

À l’occasion de la mort de l’Estoile, on reparla au Champ Fleuri de la scandaleuse démarche de la reine auprès du pape et mon père opina qu’outre le fait qu’elle ne se sentait aucunement française, elle n’avait pas au demeurant une once de bon sens sous son bonnet.

— La chose est claire, dit-il : les faveurs exorbitantes entassées sur la tête du Conchine et de la Conchinasse lui ont aliéné le peuple. Les Grands lui gardent mauvaise dent de ce qu’elle n’a jamais pour eux le moindre égard. Et c’est maintenant au tour du Parlement de lui en vouloir. Elle est si ignare qu’elle ne doit même pas savoir que le Parlement est aussi gallican qu’on peut l’être et n’a jamais souffert l’ingérence du pape dans les affaires de France.

— Cela veut-il dire, demanda La Surie, qu’étant gallican, le Parlement a de la sympathie pour les huguenots ?

— Pas du tout. Non plus d’ailleurs que pour les jésuites.

— Et Monsieur de l’Estoile ?

— Ah ! C’est différent ! L’Estoile s’est maintenu, quant à lui, sur le bord du calvinisme, mais sans consentir à y tomber jamais. À part cette tentation-là, il fut exemplaire comme bourgeois, comme homme de robe et comme Parisien.

— Comment cela, comme Parisien ? dis-je, étonné.

— En vrai Parisien, il se montra, sa vie durant, fort critique à l’égard de tous et de tout et cependant fort badaud et crédule. Il n’était dans le royaume de veau à dix pattes, de sorcier, de femme possédée par le diable ou de miracle pisseux auquel il ne crût aussi fermement que Mariette. Pauvre grand ami ! Tant de savoir et tant de naïveté ! Espérons que là où il est, les secrètes miséricordes qui se cachaient derrière ses souffrances ne l’auront pas déçu…

Le lendemain de cet entretien, qui était un dimanche, j’ouïs la messe à Notre-Dame et y écoutai le prêche de Monsieur de Luçon[25], jeune et fort élégant prélat qui me séduisit autant par ses manières qui sentaient le gentilhomme de bon lieu que par son éloquence claire et incisive.

Après la messe, retrouvant devant le porche ma jument et le genet d’Espagne gardés par La Barge (lequel paradait à sa ceinture un gros pistolet qui tendait à décourager les voleurs de chevaux), je gagnai l’extrémité de la cité et là, passant par le Pont Neuf, je traversai le carrefour où j’avais vu pendre le petit voleur de bûches.

La matinée était douce et ensoleillée et le dimanche désoccupant les Parisiens, il y avait presse par les rues et n’ayant moi-même d’autre but que de flâner et de m’ébaudir, je jetais un œil de-ci de-là du haut de ma jument sur les décolletés des garcelettes qui s’en revenaient de messe, ou s’y rendaient, fort pimpantes en leurs beaux affiquets. En outre, si bien le lecteur s’en ramentoit, j’aimais et le Pont Neuf et la rue Dauphine, pour ce que l’un avait été construit par notre Henri et l’autre percée par lui à l’endroit où les Augustins avaient leurs jardins, afin de faire suite au pont et de mener droit à la Porte de Buci. Tout reluisait en cette rue, les maisons nouvelles étant bâties en bel appareillage de briques et de pierres, les verrières et volets, fraîchement peints et le pavé, jointoyé à miracle.

Bien que je n’allasse nulle part, je ne sais quel ange, ou plutôt quelle fée, guida ma jument, alors même que je laissais flotter les rênes sur son encolure, car elle me mena droit rue des Bourbons devant l’hôtel de Madame de Lichtenberg. De hauts murs le séparaient de la rue, mais comme je levai les yeux, je m’aperçus avec stupéfaction que les contrevents des fenêtres étaient ouverts et les verrières, décloses. Mon cœur me cogna contre les côtes, mi de joie mi d’appréhension. Je n’osais croire qu’elle fût là, puisque je n’avais pas reçu le moindre billet de Bassompierre, lequel pourtant était parti depuis belle heurette pour Heidelberg. Et si ma Gräfin ne se trouvait point en la demeure, qui donc avait le front d’occuper la place et de l’ouvrir à tous vents ?

Je démontai incontinent, jetai mes rênes à La Barge et saisissant le heurtoir de la porte piétonne (il représentait un agneau sur lequel ma main s’attendrit), je toquai l’huis et le toquai à coups répétés, tant est qu’à la fin, j’ouïs un pas lourd s’approcher de la porte. Le judas s’ouvrit, découvrant une grille derrière laquelle me dévisagea un œil suspicionneux.

— Wer ist da ? dit une voix rauque.

— Ich bin Peter von Siorac, und ich möchte Herrn Von Beck sprechen.

— Also ein Moment bitte, mein Herr[26].

Ce dialogue en allemand me rassura sur la légitimité des occupants et la logique quelque peu spécieuse de l’espoir me disant que si le majordome se trouvait là, sa maîtresse ne pouvait que s’y encontrer, j’attendis avec une folle impatience qu’il me le confirmât.

Avec sa coutumière courtoisie, Von Beck m’ouvrit grand la porte piétonne, mais la referma sur mon cœur :

— Nein, die Gräfin ist noch nicht angekommen[27].

Elle viendra, mais il ne savait quand. Lui-même n’était là avec quelques laquais que pour aérer et nettoyer l’hôtel en préparation de sa venue.

Chose étrange, je n’avais jamais tant éprouvé de plaisir à envisager la ronde bedondaine et les bajoues ovales de Von Beck. Je lui aurais sauté au cou. Étant lui-même si correctement courtois, il dut trouver excessive, voire disconvenable, la chaleur de mon adresse. Et sans quitter sa politesse appliquée, il se renfrogna quelque peu. Ce qui fit que je l’interrogeai avec une angoisse grandissante : était-il sûr au moins que la Gräfin viendrait ? Mais plus je lui demandais sur ce point des certitudes, et moins il m’en donnait. Er sei hier, disait-il, um die Ankunft seiner Herrin vorzubereiten, aber natürlich könne er nicht schwören, ob sie eigentlich kommen würde[28].

Ce « natürlich » me perça le cœur et je commençai à regretter avec la dernière amertume d’avoir assailli Von Beck de tant de questions, puisque sa dernière réponse me plongeait dans les doutes.

J’eus enfin le bon sens de mettre fin à cette inquisition, de remercier Von Beck et de sauter en selle. Mais tout le temps que dura ma chevauchée jusqu’au Louvre, je fus à me ronger les méninges, sourd à ce que me disait La Barge qui trottait au botte à botte avec moi, et tout à plein aveugle cette fois au spectacle de la rue.

En même temps, j’entendais fort bien l’absurdité de mon inquiétude. Si Madame de Lichtenberg n’avait été qu’une amie dont le retour m’eût fait plaisir, mais sans me bouleverser, le fait que son majordome fût là pour préparer son logis ne m’aurait pas laissé la moindre parcelle d’incertitude sur le fait que j’allais sous peu la revoir. D’où il ressortait que tout ce grand martèlement de tête et ce frémissement d’entrailles n’étaient dus qu’à mon éperdu désir de la revoir. J’entendais la chose bien clairement, mais hélas ! contre toute attente, le fait d’en entendre si bien la cause ne diminua en rien l’anxiété qui me tourmentait.

Alors que j’étais plongé dans ce tumulte de conscience, quelle ne fut pas ma surprise, quand je pénétrai au Louvre dans les appartements royaux, de n’y ouïr que cris et gémissements. Je ne sus point de prime d’où provenaient ces lamentations, mais quand j’eus franchi la haie des gentilshommes qui se trouvaient là, je vis le petit roi, debout, étreindre farouchement dans ses bras un garcelet qui me parut à peu près de sa taille, mais dont je n’aperçus pas d’abord le visage, parce qu’il l’appuyait sur l’épaule de Louis pour étouffer ses propres sanglots.

Le roi, quant à lui, se trouvait si hors de ses sens qu’il n’avait plus le pouvoir d’étouffer les siens. Ses larmes coulaient continuellement sur ses joues, grosses comme des pois et ses lèvres ouvertes d’où s’échappaient des cris, des soupirs et des plaintes, prenaient cette forme rectangulaire qu’on voit aux masques tragiques du théâtre grec et qui m’a toujours paru exprimer toute la douleur du monde.

Autour de ce couple, je vis Souvré, Héroard, Despréaux, Bellegarde, d’Auzeray, Vitry, Praslin et bien d’autres encore. Ils étaient changés en statues, leurs yeux, qui seuls vivaient dans leurs faces immobiles, étant fichés sur Louis et son ami, exprimant la stupeur où les plongeait le paroxysme de ce chagrin.

À un moment, le garcelet, sans doute parce qu’il faillait à reprendre son souffle, releva le visage qu’il tenait jusque-là posé sur l’épaule du roi. Je vis alors qu’il le dépassait en taille d’une demi-tête, et je le reconnus pour son demi-frère : le chevalier de Vendôme.

Le chevalier qui avait alors treize ans – trois ans de plus que Louis – était la fleur et le fruit des amours d’Henri IV et de la belle Gabrielle. Légitimé par son père, déclaré fils de France, il ne faisait pas mentir le dicton qui veut que les enfants de l’amour aient davantage que les autres à se glorifier dans la chair. En outre, il attirait tous les cœurs par l’extrême gentillesse de sa disposition. Tant est que le petit roi s’était pris pour ce demi-frère si aimable d’une extraordinaire amitié à laquelle le chevalier avait aussitôt ardemment répondu.

Or, quarante-huit heures avant cette scène déchirante dont j’étais le témoin, j’avais ouï par La Barge, grand rapporteur des bruits dont le Louvre bruissait, que le chevalier de Vendôme, déclaré majeur comme c’était la coutume pour ses treize ans, allait être sans tant languir expédié à Malte. Et la veille même de ce dimanche, Louis, profitant d’un instant où nous étions seuls dans le cabinet aux armes, m’avait demandé où était Malte, preuve qu’il avait eu vent de ce projet, mais sans en être encore bien assuré.

J’avais alors expliqué à Sa Majesté qu’il s’agissait d’une île au sud de la Sicile où s’était établi l’ordre fameux, mi-guerrier mi-religieux, qui s’était donné la mission de verrouiller contre les infidèles le détroit entre la Sicile et la Tunisie. L’île se trouvait bien garnie en forts, en canons et en vaisseaux, et les chevaliers de Malte, qui menaient pour la plupart du temps en mer une vie périlleuse, refoulaient sans cesse à grand-peine et à grandes pertes souvent, les incursions des Tartares et des Turcs, les empêchant d’aborder aux côtes des pays chrétiens.

— En bref, Sire, les chevaliers de Malte tâchent d’interdire aux infidèles l’accès de la partie occidentale de la mer Méditerranée.

— Et combien de temps, dit Louis, bégayant plus que de coutume, faut-il, partant de Paris, pour gagner Malte ?

— Je dirais deux bons mois et demi, Sire, sinon plus.

— Mais c’est le bout du monde ! dit Louis, le visage soucieux.

La hache entre-temps était donc tombée, taillant dans le vif, séparant à jamais les amis inséparables. Il était habituel assurément d’établir un enfant de France à sa majorité, mais l’établir si loin des aménités et des commodités de la Cour et du Louvre, dans un ordre religieux austère dont il ne pourrait pas plus sortir qu’une fille hors d’un couvent, soumis en outre à la rude discipline et aux dangers d’une vie combattante, c’était vraiment choisir pour lui l’exil le plus âpre et le plus perpétuel, sinon peut-être la mort, auquel l’Ordre de Malte payait un si constant tribut.

— Ah ! Sire ! Sire ! criait Vendôme, tandis que le roi en pleurs le serrait dans ses bras à l’étouffer, ayez pitié de moi ! La reine me veut ôter d’auprès de Votre Majesté ! Mais comment vivrai-je à Malte si loin de vous ?

— Qu’avez-vous donc fait à la reine ma mère ? dit Louis à travers ses pleurs.

— Mais rien, Sire, rien ! dit Vendôme d’une voix vibrante.

Il n’y avait pas parmi les présents une seule personne qui eût pu récuser cette affirmation d’innocence, tant le monde entier connaissait le bon naturel du chevalier de Vendôme et la facilité de son caractère. Aussi bien le roi n’avait posé la question que par acquit de conscience. Il savait bien qu’aucune faute n’aurait pu justifier la dureté d’un tel exil. Mais d’un autre côté, connaissant l’invincible opiniâtreté de sa mère et le peu d’affection qu’elle portait à ses enfants et moins encore à lui-même, le considérant non point tant comme son fils que comme un rival qui un jour lui arracherait ce pouvoir qu’elle aimait tant et qu’elle exerçait si mal, il savait bien qu’il se pourrait jeter à ses pieds, pleurer, la supplier des heures durant sans que sa résolution branlât d’un pouce.

— Zagaye, reprit le roi (c’était le surnom d’amitié qu’il donnait à Vendôme et dont personne ne connaissait l’origine), quand vous serez à Malte, irez-vous toujours sur mer ?

— Oui, Sire.

— Gardez-vous bien !

— Oui, Sire.

— Soyez le plus fort quand vous irez au combat !

— Oui, Sire.

— Écrivez-moi souvent !

— Oui, Sire.

Les deux enfants se tenaient les mains et pleuraient de concert. Ils ne se quittaient pas des yeux, le visage tout chaffourré de larmes et échangeaient, qui ces questions, qui ces réponses d’une voix faible et languissante. Tout soudain le roi ôta la montre-horloge qui pendait à son cou et la passa autour du cou de Vendôme.

— Zagaye, lui dit-il, elle est à vous, gardez-la bien et chaque fois que vous regarderez l’heure, pensez à moi qui tant vous aime.

À la parfin, on vint chercher le chevalier pour le mettre en carrosse. Les sanglots des deux parts redoublèrent. Ils s’étreignirent. On dut les arracher l’un à l’autre et le petit roi resta seul, désemparé, errant dans la pièce, pleurant toujours, la bouche contractée en rectangle comme j’ai dit déjà ; puis allant et venant dans la chambre, d’un pas hésitant, sans regarder personne, il parut tirer du côté où Héroard et moi nous nous trouvions et sans lever la tête ni nous regarder ni nous parler – tant sans doute était grande sa crainte, en s’adressant à nous, de nous compromettre et peut-être de nous perdre nous aussi – il dit d’une voix basse, à peine audible et qui me serra le cœur tant elle me parut désolée :

— On me le veut ôter, parce que je l’aime.

Bien des années après que Louis l’eut prononcée, cette phrase terrible résonne encore en ma remembrance comme la remarque la plus amère qu’un fils eût pu faire sur celle qui lui avait donné le jour. Et encore Louis la voilait-il par cet « on » transparent – prudence ou pudeur, qui le dira ? De toute façon sur le fond il ne se trompait guère, étant un enfant mal aimé qui, en raison de l’extrême attention qu’il portait à son malheur, percevait avec une précoce finesse les sentiments qu’on nourrissait pour lui.

Ce n’est point que la régente eût voulu, par malignité pure et à force forcée, lui ravir une des joies de sa vie, mais elle craignait que cette grandissime affection pour Vendôme ne développât sur lui une influence qui, à la longue, eût pu devenir dangereuse pour son pouvoir. Elle y portait donc aussitôt le couteau, tranquillement insensible à la souffrance qu’elle provoquait et voulant son fils sans ami, sans allié et sans armes devant elle. Quant à l’autre enfant que sa prudence exilait « au bout du monde » dans un milieu d’une excessive rudesse, elle n’en avait cure, transférant sur lui d’un cœur léger les péchés du père et de la putana qu’il avait aimée.

 

*

* *

 

— Monsieur, je ne laisse pas de me poser sur vous quelques petites questions.

— Sur moi, bellissima lettrice ?

— Vous voilà, n’est-il pas vrai, le premier gentilhomme de la Chambre de la Maison du roi ?

— Nenni, Madame, je ne suis pas le premier gentilhomme de la Chambre. Il y a quatre premiers gentilshommes de la Chambre. Je ne suis qu’un des quatre, le plus connu et le plus influent à la Cour étant le marquis d’Ancre.

— J’entends bien, mais que faites-vous ès qualité ? Habillez-vous le roi ?

— Non, Madame, l’habiller, c’est la tâche de ses valets de chambre. Monsieur d’Auzeray, Monsieur de Berlinghen…

— Sont-ils nobles ?

— Certes ! C’est un grand honneur que de vêtir le roi !

— Je croyais qu’il n’y avait que les huguenots qui disaient « certes ».

— C’est sans conséquence pour moi, Madame, étant né catholique.

— Donc, vous n’habillez pas le roi ?

— Non, Madame.

— Que faites-vous donc auprès de lui ?

— Je suis là.

— Comment cela, vous êtes là ? Ne faites-vous pas autre chose ? Êtes-vous donc une sorte de meuble, Monsieur, pour ne faire que d’être là ?

— Madame, de grâce, rentrez vos petites griffes ! Être là, cela veut dire servir le roi. Et le servir, cela veut dire attendre ses commandements.

— Par exemple ?

— Si Louis me demande ce qu’est Malte en donnant à sa question un caractère confidentiel, je lui dis tout ce que j’en sais. Après quoi, je garde le silence sur la question qu’il m’a posée.

— Et d’aucuns dans son entourage pourraient chanter un autre air ?

— D’aucuns, Madame, chantent un autre air dont le refrain paraît être de ne donner à Louis qu’une connaissance très incomplète des affaires qui le concernent et de rapporter aussitôt à la régente les questions qu’il en a faites.

— Et quelles sont ces personnes-là ?

— Je ne connais pas encore les félons. Je ne connais que les fidèles.

— Et ceux-là qui sont-ils ?

— Héroard, Praslin, Vitry, Berlinghen.

— Berlinghen ? Le valet de chambre ? Est-il si important ?

— Tous ceux qui approchent le roi sont importants, Madame, y compris la nourrice Doundoun.

— Est-elle sûre ?

— Je me le demande. J’ai remarqué qu’Héroard se méfiait d’elle.

— Ah ! Parce que vous observez aussi Héroard !

— Madame, dans les appartements du roi, chacun, sans relâche, épie l’autre.

— Et pourquoi donc ?

— Il s’en faut que tous ceux qui sont là aient les mêmes sentiments à l’égard du roi, de la régente et des marquis d’Ancre.

— Les marquis d’Ancre ?

— Concini et sa femme, c’est ainsi que le peuple les appelle. Mon père les appelle parfois le Conchine et la Conchinasse.

— Comment s’accommode le petit roi d’être la cible de tous les yeux et de toutes les oreilles ?

— Mais l’observé est aussi observateur et dans l’observation il montre une sagacité bien au-dessus de son âge.

— Qu’en est-il de ses études ?

— Ah ! C’est là le point faible !

— Comment cela ? Ne venez-vous pas de me dire que Louis ne manque pas d’esprit ?

— La faute, Madame, n’en est pas tant à l’enseigné qu’à l’enseignant. D’Yveteaux – le premier précepteur nommé par le feu roi – était un mauvais choix. Il enseignait mal un latin qu’il savait peu. En outre, il manquait de conscience. Il s’absentait souvent et ne se faisait pas remplacer. Quant aux précepteurs nommés après son départ par la reine, ils sont vieils et mal allants.

— Ne m’avez-vous pas dit que le marquis d’Ancre était aussi un des premiers gentilshommes de la Chambre ?

— Oui, Madame.

— Il est donc là souvent.

— Tout le rebours. Il n’apparaît qu’assez peu dans les appartements du roi. Et quand il vient, le roi étant pudique à l’extrême, il le heurte fort par son impudicité.

— Comment cela ?

— Eh bien, l’autre soir, alors que Louis s’apprêtait à se mettre au lit, voilà-t-il pas que le marquis d’Ancre s’avise de mettre la main sur le tétin de la nourrice et de dire : « Sire, il faut que les femmes qui sont à votre coucher couchent avec Monsieur d’Aiguillon qui est votre chambellan et couchent avec moi qui suis le premier gentilhomme de la Chambre. »

— Quel peu ragoûtant personnage ! Que fit le petit roi ?

— Il regarda le marquis d’Ancre avec colère, lui tourna le dos et dit entre ses dents : « Ah ! Les vilaines ! » Remarquez que même en son ire, il resta maître de lui, car au lieu de dire : « Ah ! Le vilain ! » il dit « Ah ! Les vilaines ! » comme s’il attribuait aux chambrières la salacité de Concini.

— En effet, il semble qu’il y ait là quelque finesse. Il ménage le marquis.

— Lequel, Madame, ne le ménage guère, le traitant avec la dernière désinvolture et le prenant à part soi pour un idiot.

— N’est-ce pas pure folie de la part de cet outrecuidant ?

— La suite le dira.

— Si j’entends bien votre récit, Monsieur, vous êtes en passe de devenir le favori du roi.

— Non, Madame, je suis un des amis du roi, je ne suis pas son favori. Son favori, c’est Luynes.

— Qui est Luynes ?

— Son oiseleur.

— Et qu’en est-il de ce personnage ?

— Pardonnez-moi, Madame, je n’en suis pas encore là. Pour l’instant, il me faut mettre un terme à notre bec à bec et prendre congé de vous, si charmante que vous soyez.

— Encore un petit coup de truelle !

— Encore un petit coup de griffe ! Madame, parlez-moi à cœur ouvert : Aimez-vous mon petit roi ?

— Je suis de lui tout à plein raffolée. J’eusse tant voulu le prendre dans mes bras pour le consoler de son gros chagrin !

— Hélas ! Ce gros chagrin, belle lectrice, ne sera pas le seul en cette année 1611.

 

*

* *

 

Quant à moi, je vécus plusieurs mois dans l’insufférable anxiété de l’attente, laquelle ne fut guère assuagée quand Bassompierre revint d’Heidelberg, portant des nouvelles qui n’étaient ni franchement bonnes ni tout à plein mauvaises.

— Ah ! Mon beau neveu ! dit-il en me jetant le bras par-dessus mon épaule et en me parlant à sa manière taquinante. Vivre dans ces petites principautés calvinistes allemandes, c’est souffrir mille morts ! La grisaille et le froid se conjuguent avec le docte sérieux germanique, l’austérité des mœurs, l’absence de toute conversation polie, l’indifférence aux arts et l’obsession du péché pour vous faire envisager la vie comme une morne routine de devoirs prescrits. Cartes, dés, danses, ballets, opéras, comédies et jusqu’au simple badinage, tout est proscrit ! Et si vous osez conter fleurette à une dame, elle vous regarde avec autant d’effarement que si Belzébuth lui-même sortait tout exprès de l’Enfer pour l’emporter dans les flammes.

— Et Madame de Lichtenberg ?

— J’y viens, mon beau neveu, ne soyez donc pas si impatient ! Savez-vous quel est l’amusement majeur des gentilshommes palatins ? Ils s’assoient autour d’un de leurs poêles en faïence, leurs jambes bottées allongées devant eux, fument de longues pipes blanches bourrées de tabac, boivent pot sur pot et se racontent leurs parties de chasse. Quant aux dames, elles attendent dans un salon voisin que ce délicieux divertissement de leurs maris soit terminé, lesquels maris, n’en voyant pas l’utilité, ne leur adressent vraiment la parole que pour leur dire une fois l’an : « Ma chère, étendez-vous là ! Je vais vous faire un enfant ! »

— Et Madame de Lichtenberg ?

— J’y viens !… Elle est entrée à la parfin en possession de son héritage et les ministres de Frédéric V ont autorisé son départ pour la France, mais Frédéric V, qui a quatorze ans, et veut prouver son autorité, vient d’interdire ledit départ. Mais à mon sentiment, dès qu’il aura dompté ses ministres, et affirmé son empire, il lèvera cette interdiction, d’abord parce qu’elle est sans cause, ensuite parce que Ulrike est sa cousine et enfin, parce qu’elle est fort défendue par sa puissante famille.

Lentement et lourdement le printemps et l’été s’écoulèrent sans amener le retour de Madame de Lichtenberg. Et notre correspondance elle-même devint des plus contraintes du fait que d’après Bassompierre, la Gräfin soupçonnait que ses lettres et les miennes étaient ouvertes. En fait, je sus plus tard qu’elle ne se trompait pas et que Frédéric V avait instauré une censure de la poste en son État, montrant déjà en ses jeunes années le caractère despotique et démesuré qui devait, en son âge mûr, amener sa perte.

Je passais assez souvent à cheval rue des Bourbons devant l’hôtel de Madame de Lichtenberg et observais que les fenêtres du premier étage étaient tantôt closes et tantôt décloses : ce qui ne voulait rien dire, car Von Beck et le domestique logeaient sans doute au-dessous et aéraient, ou n’aéraient pas, selon le temps qu’il faisait. Mais comme la vue de ce logis à chaque fois me serrait le cœur et que pour rien au monde je n’aurais voulu déroger une deuxième fois à ma dignité en frappant à la porte piétonne et déranger Von Beck, je décidai une bonne fois pour toutes de cesser ces mélancoliques pèlerinages, étant bien assuré que ma Gräfin ne faillirait pas à m’appeler auprès d’elle dès qu’elle adviendrait en Paris. Mais même de cela je doutais parfois et même de son amour, ses lettres, en raison de la censure, étant courtes, et les miennes ne valant pas mieux, car sur la recommandation de Bassompierre, je lui écrivais avec la plus grande retenue, quoique avec des élans et des larmes quelle n’eût pu deviner à parcourir des yeux des façons de dire si froides et si correctes.

Il me semblait parfois que l’absence, la distance et le peu d’épanchement de nos lettres allaient peu à peu geler en moi la sève de mon amour et m’ôter même à la longue mon intérêt pour le gentil sesso[29].

Je faillis un jour à trouver le plaisir au cours de mes siestes avec Louison et j’en fus assez humilié pour en toucher un mot à mon père. Il me serra à soi et me dit avec un sourire :

— Ne vous en troublez pas ! C’est la tête qui gouverne ce genre de choses. Vous êtes amoureux ailleurs, voilà tout !

De toute façon, mon père me confortait prou en ces mésaises et mélancolies pour la raison que s’il m’arrivait de perdre foi en la venue de Madame de Lichtenberg, sa confiance ne branlait pas d’un pouce. « On voit bien, disait-il, que vous ne savez pas encore ce que c’est qu’une femme amoureuse. Pour rejoindre son amant, elle passerait fer et feu ! »

La Dieu merci, la Gräfin n’eut pas à passer fer et feu, mais deux frontières, l’une côté Palatinat et l’autre côté France par la magie de stupides parchemins qui pour la première lui avaient coûté tant de démarches et pour la seconde, tant de pécunes. Mais cela ne se fit qu’au début novembre, alors que de nouveau l’hiver et le froid s’étaient installés à Paris avec leur amie la mort, à laquelle les plus pauvres payaient toujours le plus lourd tribut.

Le neuf novembre, comme je prenais ma repue de onze heures en mon logis du Champ Fleuri avec le seul La Surie (mon père visitant sa seigneurie du Chêne Rogneux à Montfort-l’Amaury), advint un vas-y-dire qui me remit un petit billet des plus laconiques et des plus bouleversants.

 

« Mon ami,

 

« Je serais des plus heureuses si vous me pouviez visiter ce jour rue des Bourbons sur le coup des trois heures de l’après-midi.

« Votre servante,

Ulrike. »

 

J’eusse pâmé si, à me voir perdre mes couleurs, La Surie ne m’avait fait boire une lampée de vin qui me remit la cervelle à peu près droite. Je fus pourtant un moment avant que de retrouver tout à fait mes sens. La Surie me parlait, je ne l’oyais pas. Et le petit vas-y-dire me ramentevant que je devais lui bailler une réponse, je fus un moment avant de lui pouvoir parler. À la parfin, cette folie s’apaisa, mais point tout à fait car je dis, ou plutôt je criai au vas-y-dire : « C’est oui ! C’est un million de oui ! » Et lui donnant une forte brassée, tout barbouillé et peu ragoûtant qu’il fût, je lui baillai un écu pour sa course de retour. Ce qui fit gronder La Surie, dès que le galapian eut tourné les talons. Je n’en eus cure et je l’embrassai aussi, le serrant comme fol contre moi. Puis le quittant, je courus à ma chambre et me jetai sur mon lit.

Les minutes me parurent siècles, qui me séparèrent de ces trois heures de l’après-midi. J’envisageai ma montre-horloge comme si mon regard farouche avait eu le pouvoir de faire avancer les aiguilles et, par magique conséquence, le temps. Cette montre-horloge était un récent et fastueux présent de Madame de Guise dans lequel mon père trouvait qu’il y avait « un peu trop de luxe » parce que le boîtier à l’extérieur était enrichi de pierreries. Mais je l’aimais pour l’amour de la donatrice et aussi pour la raison que le même boîtier, quand on l’ouvrait, découvrait à l’intérieur la peinture d’une scène bucolique où le berger Céladon étreignait la belle Astrée dont il avait été si longtemps et si cruellement séparé par les ruses des méchants. Toutefois, influencé quoi que j’en eusse par l’huguenoterie de mon père, je ne portais pas cette montre-horloge en sautoir comme la mode en était alors, mais dans l’emmanchure de mon pourpoint. À la parfin, quand je crus le moment venu, je me levai d’un bond, je fis toilette, revêtis ma plus belle vêture et criant par ma fenêtre qui donnait sur la cour qu’on eût à seller mon cheval et qu’on secouât La Barge, le pendard étant sans doute engagé à conter fleurette à nos chambrières, je me plantai devant mon miroir et me coiffai avec soin. Je me souvins alors que la première fois que j’avais visité Madame de Lichtenberg, j’avais interrompu ma sieste pour demander à Toinon de me friser le cheveu. Ce qu’elle fit par jaleuseté, très à contrecœur, me lardant d’amers et piquants propos.

Par malheur, j’avais calculé bien trop large le temps qu’il me fallait et je parvins rue des Bourbons devant l’hôtel de la Gräfin un quart d’heure avant trois heures. J’en fus désolé comme d’un mauvais présage et me souvenant combien les maîtresses de maison détestaient qu’on arrivât avant l’heure qu’elles avaient prescrite, je tournai bride, m’engageai dans la rue Saint-André-des-Arts et de là passai le Pont Saint-Michel en flânant, démontant même pour admirer un collier d’or à la devanture d’un orfèvre puis, me remettant en selle, passai devant la Sainte-Chapelle et m’attardant quelque peu dans le jardin du roi, je fis signe à La Barge de se mettre au botte à botte avec moi et entrepris, à ma manière, de le catéchiser.

— La Barge, dis-je, chez cette haute dame que nous visitons, il faudra que tu mettes un bœuf sur ta langue et que tu n’aies des oreilles que pour ne pas ouïr et des yeux que pour ne pas voir.

— Et pourquoi donc, Monsieur le Chevalier ?

— Pour la raison que tous, dans le domestique, ne sont pas de la même religion que nous.

— Comment, Monsieur le Chevalier ! dit La Barge. Sont-ce des juifs aussi ?

— Nenni, ils sont huguenots.

— Cela ne vaut pas mieux, dit La Barge.

Je remis à plus tard le soin de défanatiser mon page sur les hérétiques, qu’ils fussent juifs ou calvinistes, et je parai au plus pressé.

— En résumé, La Barge, dis-je avec fermeté, point de parlote céans avec le domestique, ni au confessionnal plus tard avec ton confesseur ! Suis-je un bon maître pour toi, La Barge ?

— Ah ! Il n’en est pas de meilleur, Monsieur ! dit La Barge avec chaleur.

— Adonc garde-le !

— Le pourrais-je perdre, Monsieur ? dit La Barge avec effroi.

— Point du tout, si tu retiens cette règle en ta cervelle : tu te dois de m’être fidèle, comme je le suis à mes amis, dont Madame de Lichtenberg est la plus proche.

— Monsieur le Chevalier, dit-il gravement, je m’en souviendrai.

Qu’elle fût prête ou non, une haute dame à Paris m’eût fait me morfondre une bonne demi-heure avant de me laisser parvenir jusqu’à elle. Mais Madame de Lichtenberg, bien qu’elle ne manquât pas, par ailleurs, de cette délicate adresse qui rend le commerce des femmes si agréable, n’avait pas de ces mesquines coquetteries par lesquelles nos dames de cour entendent marquer à la fois leur rang, et le pouvoir dont elles se flattent sur nos tant faibles cœurs. Elle me reçut dès que j’eus mis le pied dans son hôtel et mieux même, les premiers compliments échangés, elle me dit tout uniment :

— N’est-ce pas vous que j’ai aperçu par la fenêtre passer à cheval dans ma rue il y a un quart d’heure, suivi d’un page ? Vous eussiez pu toquer alors à mon huis. J’étais prête et je vous attendais.

Cet aveu si dénué d’artifice m’enchanta. Et d’autant plus qu’il fut articulé avec une retenue qui ne m’engageait pas à en abuser.

Cependant, j’envisageais la Gräfin sans dire un mot. Les compliments avaient absorbé mon courage, mes jambes tremblaient sous moi. Et comme de son côté elle me rendait regard pour regard sans piper, le silence, bien qu’au début fort délicieux, finit par devenir trop lourd pour être toléré. Elle prit sur elle de le rompre avec ce naturel qui était la chose au monde que j’avais toujours admirée chez elle.

— Monsieur, dit-elle, vous vous souvenez sans doute qu’à trois heures je suis accoutumée à prendre une collation, laquelle nous avons si souvent partagée quand vous étiez mon élève. Vous plaît-il que nous renouions avec cette aimable habitude ?

Je parvins à lui dire que j’en serais ravi. Elle sonna, un valet apparut, portant une table basse sur laquelle se trouvaient un petit carafon de vin, des petites galettes rondes et un petit pot de porcelaine de Saxe contenant de la confiture. Madame de Lichtenberg s’assit sur une chaire à bras et sur un signe d’elle le valet approcha une escabelle pour m’accommoder et se retira avec des révérences auxquelles la maîtresse du lieu répondit par un signe de tête poli, ce que n’eût jamais fait la duchesse de Guise à qui on avait appris en ses enfances que les valets, laquais et chambrières ne possédaient pas assez de réalité pour qu’on pût les connaître ou les reconnaître.

Ce goûter ne nous rendit pas plus bavards, mais nous apprivoisa à notre silence, du fait que Madame de Lichtenberg, étendant de la confiture sur une galette qui m’était destinée, apportait à cette tâche un soin si méticuleux qu’il la dispensait de paroles et du même coup moi-même, puisque je savais qu’elle allait d’un moment à l’autre me tendre sur une assiette mon pain quotidien.

J’avais le sentiment que cette collation me faisait retourner si miraculeusement en arrière qu’elle supprimait notre longue séparation et que nous ne faisions que reprendre les gestes, les attitudes et les occupations de la veille ou de l’avant-veille. Cependant, tandis que je couvais des yeux la bonne Samaritaine, bien conscient qu’elle n’avait aucunement besoin des siens pour sentir ma présence à ses côtés, à force de la considérer, au bout d’un moment, il ne m’échappa point que le temps écoulé l’avait changée.

J’observai alors des détails que dans le trouble extrême de nos retrouvailles, je n’avais pas de prime notés. Elle était mise avec beaucoup plus d’élégance que par le passé, portant non de la serge, mais un corps de cotte de satin et un vertugadin de même tissu brodé de petites fleurs. Ses doigts comptaient plus d’une bague, alors que jusque-là son austérité ne lui en avait permis qu’une seule. Elle n’avait point changé sa coiffure qu’elle portait haute, bouffante et dégagée du front, mais sur ses luxuriants cheveux noirs elle avait jeté une résille dont le fin filet d’or comportait çà et là des perles. D’autres perles composaient le collier qui ornait maintenant son cou : ce qui m’étonna davantage, car je n’avais jamais vu là qu’une fine chaîne d’or qui soutenait à son extrémité un cœur et une clef brisée, symbole désolé de son veuvage. En outre, elle était parfumée – je ne dirais pas autant que les dames de la Cour de France qui, à vous approcher d’elles, vous asphyxient par les senteurs dont elles se vaporisent – mais assez cependant pour que je m’en aperçusse. Et enfin, pendant au lobe de ses oreilles des boucles d’or brillaient qui par moments me parurent osciller de droite et de gauche sans que je pusse deviner de prime la source de ce mouvement. J’observai ma Gräfin plus avidement encore. Son visage était immobile, ses mouvements, mesurés et ses mains demeuraient fermes et adroites, tandis qu’elle tartinait ma galette. Ses boucles d’oreilles, seules, trahissaient son émotion. Elles oscillaient imperceptiblement, alors même que pas un souffle d’air ne passait dans le cabinet calfeutré où si près l’un de l’autre nous étions assis.

De mon côté, il y avait loin du béjaune qui, deux ans plus tôt, s’asseyait auprès de la Gräfin pour prendre sa leçon d’allemand, à celui que j’étais devenu grâce à la faveur de Madame de Guise et à la libéralité inouïe de mon père : un officier de la Maison du roi. Je ne m’en paonnais point, assurément, sachant bien que l’honneur avait pour ainsi dire précédé le mérite, et que le mérite aurait, par conséquent, à rattraper l’honneur, par les services que je rendrais à mon maître. Mais cette charge qui m’apportait à la fois une fonction très estimée, une pension très considérable et un appartement au Louvre, me conférait une indépendance et une dignité qui me permettaient d’échapper pour toujours à ma condition d’écolier perpétuel et de cadet bâtard d’une grande maison. Encore une fois, je ne me haussais pas le bec de cette grandeur nouvelle, mais j’en avais le sentiment et il ne laissait pas que de percer, je gage, dans mon habitus corporis[30]. Que Madame de Lichtenberg en nos retrouvailles en ait senti quelques nuances et les ait voulu préciser, c’est ce qui apparut de prime dans la tournure quelle choisit de donner à notre entretien.

— Mon ami, dit-elle en m’embarrassant les mains d’une petite assiette qui portait la galette ronde tartinée avec tant de soin, quel âge avez-vous donc de présent ?

— Dix-neuf ans.

— Vous avez grandi, il me semble, de deux pouces au moins, car je ne me souviens pas que votre taille, il y a deux ans, ait dépassé la mienne.

— Vous n’errez point, Madame, j’ai grandi.

— Et vous avez l’air aussi beaucoup plus mûr et sûr de vous. Bassompierre m’a appris votre prodigieux avancement à la Cour.

— Je le dois tout entier à mon père.

Je ne mentionnai pas Madame de Guise, me ramentevant qu’une ou deux fois la Gräfin avait trahi une certaine jalousie à l’endroit de ma marraine.

— Mais vous en serez digne, dit-elle, j’en suis certaine. Vous avez de grands talents.

— J’ai eu de bons maîtres, Madame, dis-je avec un sourire.

Elle sourit aussi.

— Et vous avez, m’a-t-on dit, un appartement au Louvre : c’est un grand honneur !

— Me ferez-vous le grand plaisir de m’y venir visiter ?

— Hélas ! dit-elle, cela ne se peut ! J’ai vécu depuis mon veuvage très retirée et je ne me propose pas sur ce point de rien changer à ma vie.

Ce « sur ce point » lui échappa. Il me donna un frémissement quelle aperçut et qui, après coup, lui fit monter au visage une petite rougeur qui se répandit lentement sur ses joues et, chose remarquable, que je n’ai jamais vue que chez elle, sur son cou et une partie de son décolleté. Je baissai aussitôt les yeux sur ma galette, feignant de n’avoir pas remarqué son trouble et au bout d’un moment elle reprit d’une voix quelque peu étouffée :

— Comment avez-vous meublé votre appartement ?

— Madame de Guise m’a donné ce qu’elle appelle ses « rebuts ».

— Comment va-t-elle ? dit-elle, plus polie que véritablement amicale.

— Fort bien, bien quelle se croie mourante de temps à autre.

— Et votre demi-sœur, la princesse de Conti, que vous admirez tant ?

— Ah ! Je suis à ce jour plus ménager de mes admirations ! dis-je, sentant quelle se déchirait, là aussi sans raison, à cette petite pointe-là.

— N’aviez-vous pas une cousine née Caumont parmi les demoiselles de la reine ?

— Si fait, Mademoiselle de Fonlebon. À ce que j’ai ouï, elle se marie ces jours-ci avec un gentilhomme entre deux âges, aussi riche qu’elle-même.

— Le défunt roi ne vous avait-il pas promis de relever pour vous le titre de duc d’Aumale, si vous épousiez la fille du duc déchu ?

— Il l’avait promis aussi à Bassompierre, dis-je avec un sourire, et Bassompierre a aussi décliné cette offre. Pour moi, je ne me propose pas de m’ensevelir dans le mariage avant d’être barbon.

— Et pourquoi cela ?

— J’ai conçu le projet de me vouer à un plus urgent devoir.

— Et ce devoir, quel est-il ?

— Servir le roi.

Bien que je n’eusse trahi aucune impatience à cette inquisition, Madame de Lichtenberg dut sentir qu’en la poursuivant, elle irait quelque peu dans l’excès et, opérant une diversion, posa d’un ton plus neutre une ou deux questions dont les réponses, sans nul doute, l’intéressaient beaucoup moins.

— Votre charge de premier gentilhomme vous oblige-t-elle à être présent tous les jours auprès du roi ?

— Je vois le roi tous les jours, mais non tout le jour. Je ne l’accompagne ni aux offices religieux, ni à la chasse, ce qui étant donné le nombre d’heures que, par plaisir ou par contrainte, il consacre à ces occupations, me laisse de grands loisirs.

— Couchez-vous tous les soirs dans votre appartement du Louvre ?

— Je n’y suis pas tenu, mais je le fais.

— J’imagine que vous avez des domestiques.

— J’en ai deux.

Cette réponse laconique faillant à la satisfaire, Madame de Lichtenberg reprit :

— Et en quelle capacité vous servent-ils ?

— Mon page me sert à la fois de vas-y-dire, d’écuyer et de laquais et j’ai aussi une chambrière qui tient mon ménage et fait ma cuisine.

Se voulant cette fois donner le temps de la réflexion, la Gräfin prit sur la petite table qui se dressait à nos genoux le carafon de vin et remplit ma coupe. Mais me voyant les mains embarrassées par l’assiette et la galette non entamée, elle ne fut pas sans entendre que ses questions ne m’avaient pas laissé le loisir de manger et, prise de quelque apparence de remords, elle posa la coupe sur la table et demeura silencieuse. Mais comme de mon côté je m’abstenais de porter la galette à ma bouche, sachant bien que nous venions de toucher à un abcès de quelque conséquence et qu’il allait falloir débrider, notre commun silence devint tout soudain beaucoup plus lourd qu’elle ne l’aurait désiré. Sa respiration se fit quelque peu haletante et ses boucles d’oreilles frémirent de plus belle. Elle dut s’apercevoir de ce petit tremblement, car elle porta la main du côté où je pouvais voir un des deux bijoux et la posa sur lui comme pour calmer son émoi. Ce geste me toucha infiniment et une impulsion soudaine et passionnée me prit qui me poussa à l’aider à tenir ce scalpel qui allait trancher dans ma propre vie pour me rapprocher de la sienne.

— Madame, dis-je d’une voix basse et sérieuse, si vous désirez me poser quelque question sur cette chambrière, de grâce, faites-le. Je me sens trop engagé à conquérir votre amitié pour ne pas vous répondre là-dessus à la franche marguerite.

— Mon ami, je vous remercie, dit-elle en se recomposant.

Et elle reprit, après un nouveau silence, son débit se précipitant quelque peu :

— Quel âge a cette chambrière ?

— Une vingtaine d’années.

— Quand l’avez-vous engagée ?

— Après votre départ pour Heidelberg.

— Où couchent vos gens ?

— Mon page sur un matelas dans un cabinet attenant à ma chambre et ma chambrière sur un matelas dans la pièce à recevoir. Pendant la journée, les deux matelas sont rangés dans le cabinet.

— Comment s’appelle votre page ?

— La Barge.

— Et votre chambrière ?

— Louison.

— Votre première chambrière, si bien je m’en ramentois, s’appelait Toinon. Et si j’ai bonne mémoire, elle avait été élevée dans le sérail des « nièces » de Bassompierre ? Louison est-elle un pain de ce fournil-là ?

— Nenni.

— Êtes-vous toujours accoutumé à faire la sieste après la repue du midi ?

— Oui, Madame.

Il y eut un long silence comme si la Gräfin avait peine à prononcer la question qui, depuis le début de cet entretien, lui brûlait les lèvres :

— Monsieur, dit-elle enfin d’un ton glacé, Louison ne fait-elle que votre lit ou le défait-elle aussi avec vous ?

— Elle le défait aussi avec moi.

— Mon ami, reprit Madame de Lichtenberg après un nouveau silence, vous avez laissé paraître à mon endroit des sentiments si obligeants avant mon départ pour Heidelberg et vous me les avez laissé entendre tant de fois dans vos lettres – l’admirable régularité de votre courrier m’assurant de la sincérité de vos protestations – que j’aimerais, si vous m’y autorisiez, vous bailler un avis, un seul, mais des plus pressants.

— Madame, je suis avide de l’ouïr.

— Je pense, Monsieur, qu’il serait convenable, eu égard à ce que sont nos relations et à ce qu’elles pourraient devenir, que vous renvoyiez cette chambrière au logis de votre père et que vous engagiez un valet pour la remplacer.

— Ce sera fait demain.

— Dès demain ?

— Dès demain, Madame.

Madame de Lichtenberg accota dos et tête contre le dossier de sa chaire à bras, poussa un soupir et eut l’air si épuisé que je craignis qu’elle ne pâmât. Comme avait fait La Surie pour moi le matin même, je pris alors la coupe de vin qu’elle avait préparée pour moi et je la lui tendis. Elle la but d’un trait et un peu de couleur revint à ses joues.

— Mon ami, dit-elle au bout d’un moment, je n’aurai jamais assez de mots pour vous remercier de votre patience, de votre courtoisie, de votre franchise. Cet entretien cœur à cœur a levé d’un coup tous les doutes que j’avais pu nourrir durant ma longue absence. Il me paraît à moi-même presque cruel maintenant d’interrompre ce bec à bec, alors même qu’il m’a tant apporté. Mais Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort lasse et je me sens mal remise de mon long voyage.

Elle se leva en disant cela et comme elle chancelait, j’osai la prendre dans mes bras. Elle s’y abandonna et renversant sa tête charmante en arrière, elle me tendit ses lèvres. Et encore que son vertugadin m’empêchât de la serrer contre moi autant que je l’eusse voulu, jamais baiser ne fut plus ardemment donné, ni mieux rendu.

Je sentais bien toutefois qu’étant donné le grand émeuvement dont elle était travaillée et qui apparaissait dans ses grands yeux noirs brillants de larmes, je serais bien mal avisé de presser les choses et qu’il y faudrait ménager des degrés et des étapes pour ne point brusquer sa tendresse. Et en effet, au bout d’un moment, elle se reprit, s’écartant de moi quelque peu, mais me tenant encore les deux mains comme si elle était bien résolue à me voir jeter l’ancre à son côté et contre son flanc, afin que nous fussions à jamais comme deux vaisseaux mouillés bord à bord.

— Aimez-moi toujours, dit-elle d’un ton qui était tout ensemble impérieux et suppliant.

Elle me lâcha alors les mains et ce fut seulement pour passer son bras sous le mien et prendre possession de mon poignet sur lequel, comme un timonier sur sa barre, elle exerça des petits mouvements continuels pour me diriger. Je connaissais bien le chemin quelle me faisait suivre pour l’avoir pris cent fois avec elle avant notre séparation. Elle conduisait nos pas vers le grand salon où, comme autrefois, elle allait me laisser aux bons offices de son maggiordomo.

— Devons-nous déjà nous quitter ? dis-je dans un soupir.

— Jusqu’à demain trois heures, dit-elle à voix basse. D’ailleurs, je ne vous quitte pas. J’ai besoin d’être seule pendant une nuit et un jour, pour me livrer à mes fièvres et à mes songes. De grâce, laissez-les-moi.

L'Enfant-Roi
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