CHAPITRE X

Le cinq mai, le marquis de Bressac, capitaine aux gardes françaises, fut capturé au cours d’une sortie audacieuse des assiégés, lesquels, sans tant languir, exigèrent une rançon pour le libérer. Comme les Rochelais me connaissaient déjà pour m’avoir admis dans leurs murs lors de ma visite à Madame la duchesse de Rohan (visite dont tant de bien était sorti pour Nicolas), Sa Majesté me chargea de mener le bargoin avec les assiégés, car bargoin il y avait, la somme demandée étant si énorme que Louis estimait qu’il fallait que le corps de ville en rabattît. Ce qu’il fit, mais non sans de longues et âpres palabres qui se tinrent intra muros dans une maisonnette où je fus quasiment escamoté, dès que j’eus franchi la porte Tasdon, mon écuyer et le tambour royal qui m’avait annoncé restant hors.

J’entendis bien que cette prestesse à me faire disparaître avait été concertée, afin que la population ne pût nourrir, en me voyant, l’espoir d’une négociation de paix que les plus affamés Rochelais réclamaient déjà à cor et cri. Je soupçonnais aussi qu’en agissant ainsi le corps de ville faisait de cette pierre deux coups : il m’empêchait de voir à quelle extrémité de famine les Rochelais se trouvaient réduits.

Et en effet, de tous ces pauvres gens squelettiques dont nos rediseurs intra muros décrivaient au cardinal le lamentable état, je n’en vis pas un seul. Les deux échevins que le corps de ville avait dépêchés pour barguigner avec moi sur le montant de la rançon n’étaient point gras, certes, mais point maigres non plus, et avaient bon bec et bonne force pour défendre les exigences du corps de ville.

Nous étions, cependant, près de nous entendre, quand nos négociations furent interrompues par un événement qui, tout prévisible qu’il fût, nous surprit tout du même, quand il survint.

Le jeudi onze mai, au début de l’après-dînée, comme j’approchais de la porte de Tasdon, pour une nouvelle, et à ce que j’espérais, ultime négociation, je fus soudain assourdi par un grand tintamarre, toutes les cloches de La Rochelle s’étant mises en même temps à sonner, comme pour célébrer un événement heureux. Cet allègre vacarme dans une ville aussi éprouvée m’étonna plus encore quand, au bout d’une minute à peine, il cessa. Je ne sus que beaucoup plus tard la raison de cet arrêt : les sonneurs étaient trop épuisés par la faim pour sonner plus avant.

Fort intrigué par ce carillon si joyeux et si tôt interrompu, je n’en poursuivis pas moins mon chemin jusqu’à la porte de Tasdon et là je commandai au tambour royal (superbement vêtu aux couleurs du roi) de démonter et de sonner le réveil : c’était l’air choisi des deux parts pour admettre les parlementaires intra muros. Mais les créneaux de la haute muraille n’avaient pas eu besoin d’être réveillés pour se garnir de mousquets tous braqués sur nous, et qui m’eussent tué, si j’ose dire, plusieurs fois, si le capitaine Sanceaux leur en avait donné l’ordre.

Le capitaine Sanceaux était le ribaud le plus arrogant et borné de la création. Quand je m’étais présenté pour la première fois devant la porte de Tasdon pour visiter Madame la duchesse de Rohan, il avait refusé de prime de déclore l’huis, prétextant que le corps de ville ne lui en avait pas donné l’ordre écrit. Fort heureusement, un échevin qui se trouvait sur les remparts ne laissa pas d’ouïr ce stupide refus, et lui commanda, au nom du corps de ville, d’ouvrir l’huis pour moi.

Or, ce onze mai, sous les murs de La Rochelle, alors que nous étions couchés en joue du haut des créneaux par les mousquets des soldats huguenots, l’entrant nous fut derechef refusé par Sanceaux de la plus insolente façon qui se puisse concevoir.

— Monsieur ! me cria ce gros ribaud (sans daigner me donner mon titre), décampez de céans sans tant languir ! Et faites vite, idolâtre du diable, si vous ne voulez pas que mes mousquetaires fassent de la dentelle avec vos tripes ! La Dieu merci, nous n’avons plus affaire à vous ! La flotte anglaise est là, et bien là ! De quelques coups de canon elle va réduire à rien votre digue orgueilleuse, comme le Seigneur détruisit jadis la tour de Babel ! Et dans moins d’une semaine, Messieurs les Papistes, vous aurez décampé de céans, la queue basse…

À ces mots une telle grondante clameur s’éleva des remparts à notre encontre, que j’entendis bien que les doigts huguenots démangeaient sur les détentes des mousquets, et que ces braves gens, se croyant déjà vainqueurs, nous eussent volontiers choisis comme victimes expiatoires de tous les péchés catholiques. Il ne m’échappa pas que toute braverie à ces insultants propos pourrait déclencher le pire et qu’enfin ce n’était pas le moment de monter sur ses grands chevaux, et qu’il était infiniment plus sûr de répondre à ces provocations dans les cordes basses.

— Monsieur, dis-je à Sanceaux d’un ton calme et poli, j’ai bien ouï votre message, et je le vais répéter mot pour mot à mon roi.

À cela il y eut de grands ricanements derrière les créneaux, mais peu me chalait. Je n’aurais pu prononcer, je suis bien assuré, une parole plus opportune que celle-là, car la joie que le faquin ressentit à l’idée que Louis allait ouïr de ma bouche son insolent message l’emporta pour lors de beaucoup sur le plaisir qu’il aurait eu à m’occire. Et riant à gueule bec, au comble de sa sotte joie, il fit de son bras levé un geste ordurier et cria :

— Répétez, Monsieur, répétez !

Les rires redoublèrent. Je fis signe au tambour de se mettre en selle et faisant faire volte-face à nos chevaux, nous départîmes, mais au petit trot, car je noulus que notre retraite prît l’allure d’une fuite.

— Monsieur le Comte, dit Nicolas se mettant au botte à botte avec moi dès que nous fumes hors d’atteinte des mousquets, avez-vous cru qu’ils nous allaient vraiment occire ?

— À coup sûr, si j’avais répondu à son insolence par quelque braverie.

— Mais agir ainsi, Monsieur le Comte, eût été contraire aux lois de la guerre.

— Desquelles Monsieur Sanceaux se moque comme de ses premières chausses.

— Et pensez-vous qu’ils nous auraient tués tous les trois ?

— Oui-da ! Ils se seraient donné ce petit plaisir.

— Ah Monsieur le Comte ! s’écria Nicolas avec allégresse, j’aurais donc pu être tué face à l’ennemi ! N’est-ce pas émerveillable ?

— Certes, et le plus émerveillable, c’est que tu aurais laissé derrière toi une jeune veuve qui aurait sangloté son âme jusqu’à la fin de ses terrestres jours.

— Je n’avais pas pensé à cela.

— Je te recommande donc d’y penser, et de penser aussi que la vaillance ne consiste pas à se faire tuer sans aucune utilité pour la cause qu’on défend.

Là-dessus, éperonnant mon cheval, je repris la tête, laissant mon béjaune tout déconfit. Mais qui sait ? m’apensai-je, si ma bonne leçon lui demeure en cervelle, il se pourrait qu’un jour, au combat, il agisse avec prudence, et que cette prudence lui sauve la vie.

Je regagnai au petit trot le camp, troublé assez par ce que ce faquin de Sanceaux m’avait annoncé, toutefois j’en doutais encore. Mais juste comme j’abordais les tranchées royales, j’ouïs trois coups de canon dont le départ me parut trop lointain pour avoir été tirés par les Rochelais. Néanmoins, je démontai – imité aussitôt par Nicolas et le tambour – et j’approchai de nos tranchées, tenant mon Accla par la bride.

— Monsieur le Comte, dit l’exempt de garde, qui, en fait, me connaissait fort bien, plaise à vous de me donner le mot de passe.

— Saint-Germain, dis-je aussitôt.

Ce Saint-Germain n’était pas le saint, mais une abréviation du château de Saint-Germain-en-Laye où Louis avait grandi.

Une fois qu’il eut ouï le shiboleth[62], l’exempt m’admit dans la tranchée avec un large sourire. Je dis « large », car sa bouche était si grande que son sourire avait deux fois la largeur d’un sourire ordinaire, tant est qu’avec ses cheveux roux, ses yeux bleus et ses taches de rousseur, il montrait une face excessivement colorée.

— Exempt, dis-je, savez-vous ce que signifient ces trois coups de canon ?

— Monsieur le Comte, dit l’exempt, c’est la moitié d’un signal. Mais il faut attendre la seconde moitié pour être bien assuré de ce qu’il veut dire.

— Et que signifie le signal dès lors qu’il est complet ?

— Plaise à vous de me pardonner, Monsieur le Comte, dit l’exempt avec son largissime sourire. Mais complet ou incomplet, je ne peux vous en toucher mot. C’est un secret militaire.

Comme il achevait, une haute colonne de fumée noire s’éleva à l’horizon, tachant sinistrement le ciel ensoleillé de l’après-dînée.

— Exempt, dis-je, à votre sentiment, d’où monte cette colonne noire ?

— De l’île de Ré, Monsieur le Comte, plus exactement du Fort de la Prée, où nous avons des troupes tout au sud. Et les coups de canon, eux, ont été tirés par les nôtres aussi, tout au nord, à la Pointe du Grouin, qui donne de bonnes vues sur le pertuis breton.

— Le signal, dis-je avec un sourire, est donc maintenant complet et, à mon sentiment, il annonce que les voiles d’une flotte, gonflées par un vent favorable, s’avancent dans le pertuis breton en direction de La Rochelle.

— Monsieur le Comte, c’est vrai, mais plaise à vous de vous ramentevoir que je ne vous ai rien dit de tel.

— En effet. J’ai laissé libre cours à mon imagination…

— Monsieur le Comte, poursuivit l’exempt, excité comme une puce, permettez-moi de prendre congé. Je dois dans la minute même prévenir le capitaine de Bellec de ce double signal.

— Je vous attends donc céans. Je voudrais, moi aussi, voir Monsieur de Bellec.

— Monsieur le Comte, dit l’exempt roux avec un large sourire de sa large bouche, n’est-ce pas émerveillable que ce soit à moi d’annoncer une aussi grande nouvelle à une aussi grande armée ?

— C’est émerveillable, en effet. Vous le conterez en votre vieil âge à vos petits-enfants. Je vous attends. Mais faites vite, exempt !

Il n’avait pas besoin de ce conseil. Il enfila la tranchée en courant, et il fit si vite, en effet, car le temps de réciter un pater et un ave, il était déjà de retour, précédé à grands pas par le noueux capitaine de Bellec. Je dis noueux, parce que n’ayant pas une once de graisse sur le visage, le cou et le reste de son corps, il donnait l’impression d’avoir été fabriqué par le Seigneur avec une série de nœuds marins. Il était originaire de Cancale, et parlait un étrange baragouin fait de français et de breton, prononcé, en outre, en ouvrant à peine la bouche, comme s’il eût craint que la brume marine ne s’y engouffrât.

— Monsieur le Comte, dit-il, me laissant au surplus émerveillé qu’il réussît à avaler tant de mots en déclosant si peu les lèvres, les English sont à quelques encablures de la côte. Mon rollet est de prévenir d’urgence le cardinal à Pont de Pierre, et plaise à vous, dont le cheval est tout harnaché et rapide comme l’éclair, de courre le dire à Monsieur le Cardinal, alors que je perdrais grand et précieux temps à faire amener ma jument céans de l’écurie et à la seller.

— Ce sera du bon du cœur, Monsieur de Bellec, dis-je aussitôt, et je n’omettrai pas de dire au cardinal que c’est vous qui le premier avez aperçu le signal. Voudriez-vous faciliter à mon tambour, s’il vous plaît, le retour à sa compagnie ?

 

*

* *

 

Nicolas et moi encontrâmes peu d’encombrement à traverser le camp jusqu’à Pont de Pierre, preuve que la nouvelle de l’invasion anglaise n’avait pas encore transpiré. Toutefois, dès que Charpentier m’eut donné l’entrant chez le cardinal, je vis du premier coup d’œil qu’il la connaissait déjà, car il était en cuirasse, je ne dirai pas de cap à pied, car justement il ne portait pas de casque, mais très en arrière sur l’occiput, sa petitime calotte de pourpre sans doute retenue sur le crâne par de minces cordons cachés sous les cheveux, lesquels en longueur dépassaient de peu la nuque, genre de coiffure dite à la Jeanne d’Arc. Les plaques de métal de sa cuirasse s’arrêtaient, pour le haut, aux coudes, et pour le bas, à mi-cuisses. Richelieu n’avait pas pour autant renoncé à la robe cardinalice qu’il portait à la fois dessous et dessus sa cuirasse, sans que j’entendisse, à vue d’œil, la façon de cet arrangement, sauf pour les jambes, où les plis de la robe étaient retroussés et attachés par un nœud à la ceinture afin de faciliter la marche, tant est qu’on voyait son haut-de-chausses (d’ordinaire invisible chez un ecclésiastique) et de hautes bottes en cuir souple qui couvraient les genoux. Une épée de guerre, longue et fine, pendait à son côté gauche, et son cou était entouré, non d’une dentelle, mais d’un col blanc uni fermé par deux cordons, lequel le protégeait sans doute du frottement de la cuirasse.

Ainsi fait, et tenant à la fois du prélat et du guerrier, cette attifure eût pu provoquer quelques sourires en tapinois. Mais il n’en était rien, car la silhouette était svelte et nerveuse, l’œil impérieux, le nez busqué, la bouche ferme, et à vrai dire, à le voir si à l’aise dans sa cuirasse, j’opinais qu’il se sentait, sans le montrer, plus heureux que jamais, car n’étant pas né dans une grande famille promise aux grands emplois militaires, il n’en avait pas moins accédé, en l’absence du roi, au commandement d’une grande armée.

— Monsieur d’Orbieu, dit Richelieu d’une voix prompte et décisoire, vous survenez fort à propos. Je dépars dans l’instant pour Chef de Baie, où je ferai tirer au canon sur d’aucunes voiles qui n’ont rien à faire dans le pertuis breton. Plaise à vous de courre à Surgères prévenir le roi de l’arrivée de ces intrus. Surgères est trop retiré dans l’arrière-pays pour que Sa Majesté ait pu voir la fumée noire du Fort de la Prée, ni non plus ouïr les canonnades des nôtres à la Pointe du Grouin. Et quant à vous, Monsieur d’Orbieu, vous aurez moins de difficultés qu’aucun autre à approcher Sa Majesté, étant déjà si connu à Surgères de son entourage.

Bien qu’il fût un onze mai, et que le soleil brillât, un petit vent vif et tracasseux nous frappa au visage, quand nous saillîmes hors. Richelieu se mit en selle avec une agilité étonnante, et départit au trot pour Chef de Baie, accompagné de ses gardes et de ses mousquetaires, et Nicolas me suivant avec peine, je départis à bride avalée pour Surgères. Mon Accla, dès lors qu’elle ne sentit plus le mors, ne se sentit plus de joie, tant elle était à l’ordinaire rebelute de cheminer au petit pas, avec une désolante lenteur au milieu de ces grands faquins de chevaux de guerre, si sales, si balourds et si malappris. Ses deux fines oreilles joyeusement dressées, elle passa gaiement d’elle-même du petit trot au grand trot, et le vent, au surplus, lui poussant l’arrière-train, nous fumes à Surgères en moins de trois heures.

Je trouvai Louis assis à une table basse tartinant de beurre frais une tranche de pain, sans que je pusse savoir si c’était là son dîner, son souper, ou une simple collation. Dès qu’il me vit, il posa sa tartine sur son assiette, et il me dit :

— Eh bien, d’Orbieu, quelles nouvelles ?

— Sire, une flotte anglaise est en vue dans le pertuis breton.

— Soupite, dit le roi d’un ton uni et sans marquer le moindre émeuvement, apporte-moi ma cuirasse, fais seller mon cheval, et va dire à Clérac qu’on sonne le boute-selle en tous quartiers.

Il se remit alors à sa tartine, la mangea jusqu’à la dernière bouchée, se leva, et ses valets entrant avec la cuirasse royale, il l’endossa avec leur aide, la face imperscrutable. Au bout d’un moment il se tourna vers moi, et il dit non sans quelque satisfaction :

— J’ai donc bien fait, malgré l’avis d’un maréchal de France, d’ajouter neuf canons à l’artillerie de Chef de Baie. Les Anglais ne peuvent qu’ils ne passent à proximité de la pointe pour entrer dans la baie… Eh bien, reprit-il, une fois la cuirasse bouclée, me voilà prêt à recevoir Messieurs les Anglais. Nous les allons tolérer dans le pertuis breton, mais s’ils sont si hardis que d’approcher de plus près de La Rochelle, il n’en échappera pas un, tant j’ai donné ordre à tout. D’Orbieu, plaise à vous de me suivre jusqu’à Chef de Baie. J’aurai se peut quelque mission pour vous.

— Je suis à vos ordres, Sire, dis-je laconiquement, sachant bien que Louis n’aimait ni les longues phrases ni les grands compliments.

Le camp qui, il y avait une heure à peine, se préparait quiètement à vivre une journée de siège, si semblable aux autres en sa morne monotonie, se trouvait en plein branle-bas, la nouvelle s’étant répandue, maugré le secret militaire si cher à l’exempt de Monsieur de Bellec. Et autant nous avions trotté gaillardement de Surgères à Pont de Pierre, autant il fallut ralentir, quand nous prîmes les chemins de la circonvallation. Tant est que nous arrivâmes à Chef de Baie bien plus tard que nous n’eussions voulu, mais assez à temps toutefois pour voir avant la nuit, de nos yeux, la flotte anglaise à l’ancre hors de la portée des canons de nos escadres et de nos forts.

Parvenu à Chef de Baie, Louis démonta, et s’avançant sur la pointe la plus proche de la mer océane, il étudia à la longue-vue la flotte anglaise et la nôtre. De celle-ci, comme de Richelieu qui l’avait à grand-peine, labour et dépense reconstruite, il avait lieu d’être satisfait. Elle était divisée en quatre escadres, l’une sous nos yeux à la pointe de Chef de Baie (la bien-nommée, car elle commandait l’entrant aux navires venus du pertuis breton), la seconde défendant, de l’autre côté de la baie, la Pointe de Coureille, les deux dernières escadres occupant une position médiane entre celles que je viens de dire, tant est que l’ennemi ne pouvait pénétrer dans la baie sans se heurter, en quelque parcours qu’il choisît, à une partie de notre armada.

Ni en nombre, ni en qualité, notre flotte n’était une flotte médiocre, contrairement aux rapports déprisants que les Rochelais avaient faits d’elle aux Anglais. Elle était commandée par des amiraux expérimentés, et manœuvrée par des matelots bretons et normands très suffisants[63] en leur métier, mangeant bonnes repues, touchant bonnes soldes et soumis à une discipline de fer.

Lecteur, jugez-en plutôt : à la première évasion d’un matelot qui désertait le bord pour aller coqueliquer sur la côte avec quelque ribaude, le coupable était « calé en mer » id est promené au bout d’une corde tout autour du navire dans l’eau glacée « afin de le refroidir », disait-on. S’il récidivait, il était pendu sans tant languir à la plus haute vergue de son bâtiment, afin que la flotte royale, dans son entièreté, pût assister à ses derniers soubresauts et se ramentevoir, à titre d’exemple, sa lamentable fin.

— Monsieur d’Orbieu, dit Louis en retirant la longue-vue de son œil, et en frottant longuement sa paupière, à votre sentiment, combien disposons-nous de forts et de redoutes sur les deux côtés de la baie ?

— Une bonne dizaine, Sire, dis-je, tant j’en ai vu construire depuis que je suis céans.

— Il y en a dix-sept, Monsieur d’Orbieu, dix-sept ! Pas un de moins ! C’est pourquoi je pense que si l’amiral ennemi a une once de bon sens en sa cervelle anglaise, il n’attaquera pas.

— Je me permets, Sire, d’être de votre avis, dit le cardinal en se génuflexant devant Louis.

Il arrivait à peine, s’étant arrêté à la digue pour donner ordre à ce qu’on multipliât les soldats bâtisseurs et les charrois de pierre dont ils avaient besoin. Je trouvais que Richelieu avait bon air et grande allure quand il se releva de sa génuflexion. Le vent de sa course à cheval lui avait mis du rouge à ses joues d’ordinaire si pâles. Son corps maigre était étoffé par la cuirasse, et les pans de sa robe rouge, échappés de ladite cuirasse, flottaient derrière lui au vent de Chef de Baie, lui donnant l’air de s’envoler, alors même que ses pieds étaient collés si fermement sur le sol du royaume qu’il défendait.

— Ah Monsieur le Cardinal, vous voilà enfin ! dit Louis sur ce ton à la fois hautain et affectionné qu’il prenait si souvent avec Richelieu, faisant entendre à la fois qu’il ne pouvait se passer de son plus fidèle serviteur, et lui ramentevant en même temps que ce même serviteur avait toutefois intérêt à ne pas oublier que le roi n’en était pas moins, comme disait Henri IV, « le maître de la boutique ». Monsieur le Cardinal, poursuivit-il, plaise à vous d’expliquer à Monsieur d’Orbieu pourquoi nous pensons que l’Anglais ne va pas attaquer.

À vrai dire ce n’était pas tant que le roi désirât que je fusse instruit desdites raisons : c’est surtout, du moins à ce que j’entendis, qu’il désirait les ouïr derechef lui-même, tant il était heureux des immenses travaux de fortification qui isolaient La Rochelle de la mer et barraient tout secours.

— Sire, dit Richelieu, je n’affirme pas que la flotte anglaise n’attaquera pas. Mais j’affirme qu’elle a toutes les raisons de ne pas le faire. Lord Denbigh qui la commande n’est Lord et amiral que par la grâce de son beau-frère Buckingham. Pauvre nouveau Lord, il n’entend rien à la guerre et moins encore à la marine ! Il sera donc terrifié à l’idée de perdre, en même temps que sa vie, la flotte de son roi. Et ses capitaines ne vont assurément pas l’encourager à attaquer. Nous avons accumulé tant d’obstacles dans la baie et une telle puissance de feu qu’ils verront du premier coup d’œil qu’il leur sera très difficile d’y entrer, et s’ils y entrent, encore plus difficile d’en sortir.

Ayant dit, Richelieu fit une pause, et ayant par ce silence ressaisi l’attention de son souverain, il reprit sur un autre ton :

— Mais d’un autre côté, Sire, si Lord Denbigh est plus fol que sensé et plus vaillant que prudent, il peut présumer de sa bonne étoile, mépriser les infinis obstacles que je viens de dire, et décider d’attaquer. Dans ce cas, Sire, j’aimerais monter sur un de vos navires afin de suivre le déroulement de la bataille navale et en tirer des conclusions pour le renouveau de votre marine.

— Et moi, dit Louis avec véhémence, je vous commande et vous conjure au nom de Dieu de ne vous mettre point en lieu que vous puissiez courre péril. C’est le plus grand témoignage d’affection que vous me puissiez donner que d’avoir soin de vous, car vous savez ce que je vous ai dit plusieurs fois : que si je vous avais perdu, il me semblerait être perdu moi-même.

— Ah, Sire ! dit Richelieu.

Mais il ne put en dire davantage, Louis lui tournant le dos et s’éloignant à grands pas, sans doute parce qu’il éprouvait de l’embarras de s’être laissé aller à cet épanchement. Quant à moi, ayant jeté un œil au cardinal, et le voyant au bord des larmes, quasi trémulant de la félicité que lui avait apportée le témoignage de gratitude et d’affection de son maître, je noulus en être le témoin indiscret, et m’effaçant en silence, je le laissai seul et suivis le roi, mais prenant grand garde de ne le rattraper point, pour le laisser, lui aussi, à ses émeuvements.

Mais, lecteur, combien merveilleux et généreux me parut, à y réfléchir plus outre, cet hommage de roi au dévouement sans faille et à l’immense labeur de son ministre ! Et dans quels termes il s’exprima : « Que si je vous avais perdu, il me semblerait être perdu moi-même. » Cette phrase si touchante en sa filiale affection, et si admirable par son humilité, sera enfermée à jamais dans le clos de ma remembrance, et je l’écris ici – en fait, je l’écris deux fois – pour qu’elle apporte un démenti adamantin aux propos des clabaudeurs de Cour qui, inspirés par les haineuses insinuations des vertugadins diaboliques, allaient répétant dans les couloirs du Louvre que le roi n’était « qu’un idiot gouverné par un tyran ».

 

*

* *

 

Le lecteur se ramentoit sans doute le marquis de Bressac, dont je barguignais d’ordre du roi la rançon avec les huguenots – bargoin qui, le jour même où la flotte anglaise apparut dans le permis breton, fut rompu par Sanceaux, ivre d’arrogance à la pensée que La Rochelle allait être délivrée par la reine des mers.

Ladite flotte, cependant, après huit jours d’attente, s’étant retirée sous ses voiles sans engager le combat – ce qui prouvait son émerveillable bon sens –, la négociation avec le corps de ville fut reprise, et l’accord s’étant fait sur le montant de la rançon, le marquis de Bressac à la parfin saillit hors des murs, se jeta sur moi plein de gratitude, me serra contre lui à l’étouffade et me jura une amitié plus belle, plus éternelle et plus adamantine que celle d’Achille pour Patrocle ou d’Oreste pour Pylade. Je sortis moulu et meurtri de ses embrassements, Bressac étant en son être physique un homme géantin, les épaules musculeuses, les jambes comme des colonnes et, que je le dise enfin, une face barbare et barbue. Mais sous cette rude écorce se cachait une âme généreuse et un grand amour pour l’humanité.

Il était fils de huguenot converti, le cotel sur la gorge, au catholicisme, et, quoique lui-même aussi bon catholique qu’on peut l’être, il avait gardé pour la religion réformée une tendresse quasi filiale qui étonna de prime ses geôliers, mais qui les toucha fort, dès qu’ils en connurent la cause.

Ce géantin marquis était fort aimé de trois femmes : sa mère, sa sœur et son épouse, lesquelles, dès qu’elles surent qu’il était captif, lui expédièrent sans se concerter des colis de vivres. Ils furent, à l’entrant dans les murs, ouverts et fouillés par les Rochelais, à seule fin d’acertainer qu’ils ne contenaient ni cordelette, ni lime, ni poignard, mais après fouille, remis au prisonnier sans que fut jamais prélevée la moindre parcelle des mets délectables qu’ils contenaient. Les Rochelais avaient agi de même avec le maréchal de camp Manassés de Pas (libéré depuis contre forte rançon). Et de même qu’elle avait émerveillé le maréchal de camp, une probité si rare, surtout chez des gens souffrant d’aigre famine, frappa d’admiration Monsieur de Bressac, et il ne laissa pas d’ores en avant de partager ses viandes avec ses gardiens.

N’allez point croire, lecteur, que le marquis de Bressac, capitaine aux gardes, et pour qui une si forte rançon était exigée, se trouvait clos en prison revêche et barreautée. Il partageait avec ses deux gardes une petite maison vide, hélas, de ses occupants, morts de verte faim, comme tant d’autres en cette malheureuse cité, où l’inanition tuait chaque jour des dizaines de personnes – chiffre qui ne fit que s’accroître d’une façon terrifiante dans les mois qui suivirent.

Ses geôliers, que Monsieur de Bressac appelait dans les récits qu’il en fit Pierre et Paul, se relayaient à son côté, bien conscients de lui devoir leur survie, et concevant pour lui une extraordinaire amitié, le promenaient en ville et sur le port pour prendre l’air. Ils l’emmenèrent même au culte, le marquis ayant dit qu’il ne voyait pas de différence à prier au temple ou à l’église, puisque c’était le même Dieu. Parole qu’à son retour au camp royal il nia avoir jamais prononcée, sur le conseil de Fogacer, lequel connaissait mieux que personne les dévots et l’encharnement qu’ils mettaient à dépister l’hérésie.

— C’est bien pourtant le même Dieu, dit Bressac naïvement.

— Assurément, dit Fogacer avec son lent et sinueux sourire, mais il y a deux façons de l’adorer : la nôtre qui est excellente, et la leur qui est exécrable…

Dans les semaines qui suivirent, Monsieur de Bressac, qui avait trouvé logis près de Brézolles, me vint visiter souvent, et à la fin prit habitude à moi, je devrais dire à nous, étant fort bien accueilli par Nicolas et par Madame de Bazimont qui, n’ayant jamais vu un homme aussi grand, aussi large et aussi musculeux, déclara un jour qu’il était « fort beau » et qu’elle pourrait l’envisager des heures entières sans se lasser.

— Vraiment, ma mère ? dit la jeune Madame de Clérac avec une petite moue, le marquis est à coup sûr un gentilhomme de très bon lieu, et très intéressant à ouïr, mais beau ? Vraiment, ma mère, vous le trouvez beau ?

C’était assurément par une très aimable condescendance que Madame de Clérac, qui, née Foliange, était cousine des Rohan, appelait « ma mère » Madame de Bazimont, dont le défunt mari n’était devenu noble que par l’achat d’une terre dont il avait pris le nom. Mais quant à moi, je trouvais très touchante la gratitude que lui témoignait la jeune épousée, étant à son advenue céans si semblable à un pauvre poussin perdu que Madame de Bazimont avait incontinent réchauffé sous ses plus tendres plumes.

— Mais est-il vrai, Madame, dit Nicolas, n’ignorant pas combien l’intendante aimait être taquinée, pourvu que ce fût avec affection, est-il vrai que vous trouvez beau Monsieur de Bressac ?

— Assurément, dit Madame de Bazimont en rougissant comme nonnette, il n’est point tant beau que vous, Chevalier, ni tant beau que Monsieur le comte d’Orbieu. Mais je dirais que Monsieur le marquis de Bressac a sa beauté à lui.

— Et bien à lui, dit Nicolas, car personne ne la lui voudrait prendre…

Nous rimes alors tous trois en regardant avec affection Madame de Bazimont rougir davantage encore, mais cette fois du bonheur de se sentir aimée.

Avant qu’il ne s’assît avec nous à une bonne repue, au dîner ou au souper, j’invitais à l’accoutumée Monsieur de Bressac à monter dans ma chambre, afin qu’il me contât les souvenirs de sa captivité rochelaise. Ce qu’il faisait à mon grand profit, mais aussi à mon grand dol, car, à peine assis, Monsieur de Bressac tirait de son haut-de-chausses une longue pipe en terre, la bourrait de tabac, et battant le briquet, se mettait à pétuner avec un contentement infini, et pour moi, inexplicable, car je n’arrivais pas à entendre quel plaisir il pouvait trouver à aspirer dans sa bouche de la fumée pour la rejeter aussitôt. Pour moi, je tirais ma propre chaire à bras le plus loin de lui que je pouvais sans faillir à la courtoisie, et j’entrouvrais en catimini ma fenêtre pour que cette fumée pût s’échapper.

Pour expliquer ce qui va suivre, plaise au lecteur de me permettre de revenir quelques jours en arrière et de lui dire ce qu’il en fut de la flotte de Lord Denbigh. Apparue devant la baie de La Rochelle le onze mai elle repartit dans la nuit du dix-neuf au vingt mai, si j’ose dire, sur la pointe des quilles sans avoir engagé le combat, ni rien fait d’autre que de tirer au départir quelques boulets inutiles, et essayé contre une palissade un pétard qui, allumé trop tôt, fit sauter la chaloupe et les pauvres Anglais qui la manœuvraient.

Quant aux espérances et aux illusions que nourrirent les Rochelais touchant le secours anglais, aux raisons qui expliquent ces illusions, et pour finir, à l’immense désespérance qui fut la leur, quand elles furent déçues, Monsieur de Bressac, qui avait été instruit jour après jour des sentiments des Rochelais par ses gardes, et en savait plus que n’importe qui dans le camp royal, éclaira d’une vive lumière ma lanterne et celle de Richelieu, auquel il m’autorisa, me demanda même de répéter ses propos, au cas où ils pourraient être utiles au roi.

Bien je me ramentois que Monsieur de Bressac insista prou sur le fait qu’on ne pouvait rien entendre aux sentiments des Rochelais, si on ne tenait pas compte qu’ils nourrissaient une foi passionnée en la légitimité de leur cause et en la protection du Seigneur, lequel ne pouvait qu’il ne les secourût et ne les délivrât à la fin des méchants avec l’aide des Anglais, ceux-ci étant les alliés naturels que le Ciel leur avait donnés pour achever cette délivrance. « L’aide du roi d’Angleterre, disait la duchesse de Rohan, est le seul refuge où, après Dieu, nous pouvons avoir recours. »

La grande foi des Rochelais, poursuivit Monsieur de Bressac, et l’espoir quasi religieux qu’ils mettaient en l’aide des Anglais les amenaient, malheureusement, à minimiser les obstacles construits dans la baie de La Rochelle par les nôtres pour empêcher que les secours pussent y pénétrer. J’en ai souvent discuté à l’amicale avec mes gardes, disait-il, sans jamais réussir à les faire branler d’un pouce dans leur conviction.

— Même touchant la digue ? dis-je béant.

— Surtout touchant la digue ! Ils en faisaient des risées à l’infini ! « La tempête, disaient-ils, a déjà écorné la digue. Vous verrez, Monsieur le Marquis, qu’elle finira par l’emporter. La mer, nous autres Rochelais, marins de père en fils, nous la connaissons ! Nous savons que par gros temps rien ne peut résister aux coups de bélier de ces vagues hautes comme des maisons. »

— Il est en effet probable, rétorquai-je, que la digue, un jour ou l’autre, sera rompue. Mais quand ? c’est tout le problème. Avant l’arrivée des Anglais ? Et dans ce cas, la flotte anglaise pourra passer. Ou une fois que la ville sera au bout de son pain ?

— Vous remarquez, Comte, poursuivit-il, que je n’osais pas devant mes gardes prononcer le mot « capitulation », car ce mot à La Rochelle était haï, honni et quasi banni de la langue.

— Et comment vos gardes répondaient-ils à cet argument de bon sens ?

— Par des rires à gueule bec et des déprisements à l’infini touchant le cardinal. « Libre à ce Richelieu, disaient-ils, de jouer à entasser des petits cailloux dans la baie. Mais nous, nous connaissons notre baie. Et nous savons bien ce qui arrivera de ces petites pierres mises à tas : elles seront balayées et dispersées en un tournemain par la tempête. »

— Et les palissades ? objectai-je encore.

— « Babillebahou, Monsieur le Marquis ! disaient mes gardes, les palissades, ce ne sont là que de grands bâtons plantés dans la grève. Les Anglais enverront sur eux quelques brûlots à marée descendante, et nous, quelques brûlots à marée montante, et nous en verrons la farce. »

Je fus béant de ce propos. « Passe encore, m’apensai-je, pour les brûlots anglais, mais comment les brûlots rochelais auraient pu atteindre les palissades, puisqu’elles étaient construites de l’autre côté de la digue. »

Il va sans dire que je tus à mes gardes ces pensées-là.

— Toutefois, dis-je, avant même de s’attaquer aux palissades, la flotte anglaise devra s’attaquer à la flotte royale.

De grands rires accueillirent ces propos.

— Monsieur le Marquis, vous vous gaussez : la reine des mers ne fera qu’une bouchée de cette petite escadre de merde.

De nouveau, je fus béant de ce propos (que j’ai ouï répéter plusieurs fois au cours de mes promenades sous surveillance dans le port et la ville). Apparemment, les Rochelais ne savaient pas, ou bien le corps de ville ne voulait pas qu’ils sussent, que cette « petite escadre » n’était qu’une sentinelle, le gros de la flotte royale se trouvant mouillée, partie à Brouage, et partie dans le nouveau port créé par le roi à Fort Louis, mais armée, prête à appareiller pour venir renforcer la « petite escadre », dès lors que les canons de l’île de Ré lui auraient annoncé que les voiles anglaises étaient apparues dans le permis breton.

Encore une fois, lecteur, je doute fort que cette appréciation absurdement confiante de la situation rochelaise fût celle du maire Guiton et du corps de ville. Et je crois, tout au rebours, qu’ils la communiquaient au peuple rochelais pour les encourager à supporter leur terrible famine avec assez d’espoir. Le malheur, le très grand malheur, c’est qu’ils tenaient aux Anglais le même langage, afin de les encourager à les venir secourir, leur assurant même, entre autres choses fausses, que la flotte française devant La Rochelle était très « dégarnie ».

— On a beaucoup dit en France, poursuivit Monsieur de Bressac, et en Angleterre aussi – en Angleterre surtout où le roi Charles lui chanta pouilles à son retour –, que Lord Denbigh s’était lâchement comporté en demeurant une semaine devant la baie de La Rochelle sans rien tenter. Je ne partage en aucune façon ce sentiment. Assurément, poursuivit-il, il était insensé de la part de Buckingham de choisir, pour commander cette flotte ledit Lord qui n’avait jamais navigué. Mais il avait pour le conseiller à ses côtés, non seulement les capitaines des vaisseaux, mais un vrai marin : Sir Henry Palmer, lequel, en arrivant devant la baie de La Rochelle, fut atterré d’y trouver de prime une flotte redoutable, plus loin des palissades aussi difficiles à contourner qu’à détruire, et plus loin encore une haute digue debout, quoi qu’on lui en ait dit, et garnie de canons. Et comme si cela n’était pas suffisant, des deux côtés de la baie – dans laquelle ils devaient louvoyer entre les obstacles – des forts et des redoutes dont les batteries n’étaient que trop impatientes d’en découdre avec eux. De leur côté, les capitaines des grands vaisseaux du roi Charles, béants de trouver en face d’eux le double de leur nombre, ne manquèrent pas de dire haut et fort qu’il serait fort absurde de perdre une flotte de Sa Majesté pour apporter à peine un mois de vivres aux Rochelais…

Je ne voudrais pas que le lecteur croie que les Anglais départirent le cœur léger sans avoir rien tenté. Mais enfin ils mirent sous voiles le soir du dix-neuf mai et s’engagèrent dans le pertuis breton pour s’en retourner en leur île.

D’après ce que me conta plus tard My Lady Markby, Sir Henry Palmer, dont elle avait été l’intime amie et confidente, fut un des premiers à conseiller à Lord Denbigh de ne point aller fourrer sa flotte dans cette nasse piégeuse et redoutable qu’était devenue la baie de La Rochelle : nasse dont il était douteux qu’on pût sortir, si même on avait réussi à y pénétrer. Elle me conta aussi que le soir du départir de la flotte anglaise, Sir Henry Palmer, debout sur la dunette arrière du vaisseau amiral, regardait avec malaise et compassion diminuer à l’horizon les tours et les remparts de la pauvre ville que la flotte anglaise abandonnait de force forcée à sa famine, rapportant dans ses cales les vivres, dès lors inutiles, qu’elle avait eu le généreux dessein de lui apporter.

Belle lectrice, touchant cette expédition anglaise, j’ai à vous conter meshui un épisode, si petit et si absurde dans son origine, mais si funeste dans ses conséquences, qu’il me laissa durablement en les mérangeoises une indignation et une colère telles et si grandes, que même à ce jour, quand je m’en ramentois, mes poings se crispent, ma gorge se serre et à peu que les larmes ne me viennent aux yeux.

Voici ce qu’il en fut. Lord Denbigh, quand il eut décidé, sous la pression des capitaines et de son vice-amiral, de ne rien tenter contre les formidables défenses de la baie, écrivit au maire Guiton et au corps de ville une lettre qu’un hardi marin rochelais qui se trouvait à son bord réussit à grand-peine et péril – passant la nuit tous les obstacles de la baie dans une coque de noix – à porter à destination. Après en avoir d’abord pris connaissance, Guiton lut cette lettre au corps de ville après avoir exigé de lui par serment sur la Bible le secret le plus absolu. Lord Denbigh annonçait aux Rochelais qu’il renonçait, faute de moyens suffisants, à pénétrer dans la baie, et partant, à les envitailler. En conséquence, il invitait les Rochelais à traiter avec le roi de France : « Si on vous offre, disait la lettre, quelque accommodement par lequel vous puissiez vous sauver, ne le rejetez point, et principalement pendant que nous sommes ici. L’extrémité en laquelle nous croyons que vous êtes réduits, et le peu de moyens que nous avons à présent de vous secourir nous amènent bien à contrecœur à vous tenir ce propos. »

Après un moment de stupeur et de la plus affreuse désespérance, Guiton se reprit et décida le corps de ville à mettre deux fers au feu : on dépêcherait des ambassadeurs au roi Charles d’Angleterre pour le supplier d’envoyer une expédition plus puissante, et en même temps, on tâcherait de négocier en sous-main avec le roi de France.

Or, quelques jours auparavant, un ancien maire de La Rochelle, Paul Yvon, étant vieil et mal allant, et désirant se retirer, avait obtenu du corps de ville la permission de saillir hors murs, et du roi, un passeport qui lui permettrait de traverser la circonvallation pour trouver paix et pain dans sa seigneurie de Laleu. Guiton quit de Paul Yvon de demander à Richelieu à quelles conditions le roi accepterait de traiter. Il était convenu que si ces conditions étaient mauvaises, Yvon reviendrait le dire de vive voix, et en secret, au corps de ville. En revanche, si elles étaient passables, un tambour royal apparaîtrait devant la porte de Tasdon pour demander l’entrant. Si elles étaient bonnes, au lieu d’un tambour, Louis enverrait une trompette.

Louis et le cardinal saisirent cette ouverture avec empressement, mais chose à première vue étrange, au lieu d’envoyer devant la porte de Tasdon un tambour ou une trompette, ils dépêchèrent un tambour et une trompette. Peut-être était-ce là une façon subtile de faire entendre au corps de ville que les conditions que le roi proposait étaient passables, mais qu’elles pourraient devenir bonnes, si chacun y mettait du sien. Quoi qu’il en fut, le mardi six mai, voici notre tambour et notre trompette devant la porte de Tasdon, l’un tambourinant, l’autre soufflant dans sa trompette. Et c’est ici qu’intervient, belle lectrice – grain de sable qui enraya la machine –, le coquart le plus sottard et piaffard de la création : Sanceaux, ou devrais-je dire plutôt : Cent sots, lequel, oyant le tambour et la trompette royale, se demanda ce que voulaient dire ce tambour et cette trompette, sinon que le corps de ville négociait avec l’ennemi, en secret ! en sous-main ! en tapinois !, et sans lui en avoir soufflé mot (offense damnable !) à lui Sanceaux, le gardien sacré des murs !… L’injure faite à son importance enflamma notre homme dans l’instant, et en sa folle ire, il saisit le mousquet d’un de ses soldats, visa, fit feu, et creva la caisse du tambour royal, lequel aussitôt, en hâte, se retira, suivi du trompette. C’était là quasiment un crime de lèse-majesté, et la négociation, à peine entamée, fut rompue, le corps de ville n’osant ni punir ni destituer Sanceaux : c’eût été dévoiler à tous le secret de la négociation, y compris aux pasteurs et à ceux des Rochelais bien nantis qui, ayant encore des vivres, demeuraient intraitables. Guiton et ses échevins acceptèrent en un morne silence le fait accompli : le siège fut prolongé de six mois, et, sinistre conséquence, plus de la moitié de la ville mourut alors de faim. Je gage que jamais dans l’histoire du monde il se trouva, avant Sanceaux, un homme pour causer à lui seul, par sa sotte infatuation, la mort de tant de gens.

Deux semaines après la mousquetade qui creva la caisse du tambour royal, mon personnel et particulier destin prit une tournure si inattendue, et dirais-je, si aimable, que j’en oubliai dans le chaud du moment le siège et ses horreurs ; oubli coupable, assurément, mais que rendit plus facile le fait que je quittai alors les marais et les vents tracasseux du camp pour de plus riants rivages.

Dès que je parvins ce matin-là au logis de Richelieu à Pont de Pierre, Charpentier quasiment me happa, et en un tournemain m’introduisit chez le cardinal, signe indubitable que Son Éminence avait affaire à moi de la façon la plus pressante. En effet, à peine l’entrant donné, le cardinal, assis à son bureau, me dit de ce ton vif et expéditif qu’il affectionnait :

— Monsieur d’Orbieu, de grâce, prenez place.

Et sans attendre même que je fusse assis, il poursuivit :

— Sa Majesté, Monsieur d’Orbieu, voudrait que demain vous partiez en mission pour Nantes.

— Pour Nantes ? Monsieur le Cardinal, dis-je, envahi dans l’instant d’une bouffée de bonheur, mais tâchant de garder une face imperscrutable. Je suis, assurément, tout dévoué aux ordres de Sa Majesté.

— Monsieur d’Orbieu, poursuivit Richelieu, chassant d’un geste mon compliment, comme il eût fait d’une mouche importune, avez-vous ouï parler du baron de La Luthumière ?

— Oui, Monsieur le Cardinal : quelqu’un, au Louvre, l’a qualifié un jour devant moi de Baron Pirate.

— C’est là une de ces sottes clabauderies dont la Cour est coutumière, dit Richelieu. La Luthumière n’est en aucune façon un pirate. Il est gouverneur de Cherbourg, et il a reçu commission du roi par lettre de marque pour courre sus aux vaisseaux ennemis. Il est donc légitimement reconnu comme corsaire royal. Tout comme vos frères, Monsieur d’Orbieu.

— Comment ? dis-je béant, mes frères se livrent à la course ?

— En temps de guerre, ils remplacent leur coutumier négoce maritime par la course en haute mer. Et ils y sont excellents, mais ne disposant que de trois flûtes armées, ils ne peuvent faire des prises d’aussi grande conséquence que le baron de La Luthumière, lequel dispose d’une petite flotte. J’en viens au fait. Prévenu par nos mouches du départ de l’armada anglaise pour Plymouth, Monsieur de La Luthumière tira avantage du fait que ladite armada, très éprouvée par la tempête, naviguait en ordre dispersé pour attaquer dans la Manche les navires isolés. Le résultat de ces assauts passe l’imagination : il coula trois vaisseaux anglais, et en captura quatre, mais ne se sentant pas avec eux tout à fait en sécurité à Cherbourg, il ramena les vaisseaux à Nantes.

Richelieu se tut et les yeux mi-clos, il posa la main sur le dos de son chat, puis comme surpris par le désir qu’il avait eu de le caresser, il la retira aussitôt.

— Monsieur d’Orbieu, reprit-il, pour éclairer votre mission, je voudrais vous ramentevoir d’aucunes circonstances qu’il se peut que vous ne connaissiez pas, ou pas assez. Nos bons Anglais qui viennent de quitter sans tant languir notre côte, pour eux si peu hospitalière (sur ce dernier mot, l’ombre d’un sourire passa sur son visage maigre, creusé par la fatigue), devaient dans le projet primitif de Buckingham armer contre nous vingt vaisseaux – et vous savez sans doute que les vaisseaux, par leur taille, leur nombreux équipage, et le grand nombre de leurs canons, sont l’ossature d’une flotte. Or, après avoir dans tous les ports de leur île tout raclé, les Anglais n’en trouvèrent que quatorze qui fussent en état de naviguer. C’était quasiment moitié moins que ce que nous avions rassemblé à La Rochelle, soit vingt-quatre vaisseaux. Et voici que par une émerveillable victoire. La Luthumière coule trois des vaisseaux anglais et en saisit quatre autres. Après ces prises, voici donc les plus puissants bâtiments de la flotte anglaise réduits à sept unités, lesquelles, désormais, doivent affronter nos vingt-quatre vaisseaux. Mais nous pouvons meshui faire mieux encore. Monsieur d’Orbieu, voyez-vous pas où je veux en venir ?

— Monsieur le Cardinal, dis-je promptement, la flotte du roi, si elle pouvait s’enrichir des quatre vaisseaux de Monsieur de La Luthumière, serait forte de vingt-huit vaisseaux.

— Par malheur, reprit Richelieu, comment le roi pourrait-il se saisir des quatre vaisseaux anglais de Monsieur de La Luthumière ? La lettre de marque qui fait de lui un corsaire royal lui accorde le droit de prise. En principe, comme vous savez, tout est à lui sur le bateau qu’il a saisi : le bateau, l’équipage, les canons, la poudre, et tous les biens périssables ou permanents qui se trouvent à bord. Cependant, la légitimité des prises doit être reconnue par la Cour des prises, tribunal royal. Ce recours, il était de mon devoir de le signaler, parmi d’autres, au roi. Mais Sa Majesté, bien entendu, a noulu engager une procédure aussi injuste et injurieuse à l’endroit d’un gentilhomme qui l’avait si bien servi. Cependant, ces quatre vaisseaux nous sont bien nécessaires, si nous voulons acquérir sur les Anglais une supériorité telle et si grande qu’ils n’oseraient plus, d’ores en avant, porter secours à La Rochelle. Voyez-vous, Monsieur d’Orbieu, une autre façon de les acquérir ?

J’entendis bien alors que le cardinal me posait – comme Socrate à ses disciples – une question dont il avait déjà la réponse, l’intérêt de cette maïeutique étant de me passionner pour une mission dont j’aurais, par moi-même, découvert et senti la nécessité.

— Monsieur le Cardinal, dis-je, pour autant que le gouvernement de Sa Majesté dispose des pécunes suffisantes, et pour peu que Monsieur de La Luthumière consente à ce bargoin, il serait tout indiqué qu’on lui achetât ces vaisseaux.

— Bien dit, Monsieur d’Orbieu. Pour les pécunes, le roi, qui a déjà fait dégorger trois millions aux évêques de France, pourra sans doute obtenir d’eux un million de plus.

Que je le confie ici en passant au lecteur, le mot « dégorger », appliqué par le cardinal à des évêques, ne laissa pas de m’ébaudir…

— Un million est une grosse somme, poursuivit Richelieu, mais je vous laisse à déterminer, vous-même, la première offre que vous ferez à Monsieur de La Luthumière.

Adonc, m’apensai-je, il faudra barguigner ! Et barguigner avec un corsaire ! Un corsaire qui n’est sûrement pas un enfantelet dont on coupe le pain en tartine !

— Monsieur le Cardinal, repris-je, il se pourrait que Monsieur de La Luthumière se paonne si fort de ces quatre vaisseaux anglais, qui sont, et seront, l’éternelle gloire de sa course, qu’il refuse tout à trac de s’en séparer. Pourrais-je alors proposer de les louer au roi pour la durée du siège ?

— Monsieur d’Orbieu, dit Richelieu avec un vif éclat de son œil perçant, ne seriez-vous pas dans l’instant en train de barguigner avec moi ?

— Nenni, Monsieur le Cardinal, dis-je avec tout le respect du monde, c’est seulement que je pense qu’il sera peut-être très difficile à Monsieur de La Luthumière de vendre ces quatre vaisseaux, mais qu’il lui sera, en revanche, beaucoup plus facile de les louer, la location étant, il va sans dire, mon dernier et désespéré recours.

— Je l’accepte en tant que tel, dit aussitôt Richelieu, mais pour le prix de la location, le roi ne voudra pas dépasser cent mille livres.

— Monsieur le Cardinal, oserai-je encore vous poser question ?

— Osez, Monsieur d’Orbieu.

— Monsieur de La Luthumière, tout me porte à le croire, sera un rude barguigneur. Puis-je lui laisser entendre pour l’adoucir que le roi, pour le récompenser de ses exploits, envisage de l’avancer dans l’ordre de la noblesse ?

— Vous le pouvez, mais dites-lui qu’entre la conception de cet avancement et sa réalisation, il peut se passer plusieurs mois. De reste, Monsieur d’Orbieu, ajouta le cardinal avec un sourire, n’êtes-vous pas vous-même un exemple de ce délaiement ?

À cela, qui était à la fois brin de malice et brin de promesse, je souris aussi, puis je m’inclinai profondément devant le cardinal, mais il eût fallu me hacher comme chair à saucisse pour prononcer un seul mot concernant mon avancement personnel.

 

*

* *

 

Le quinze juin, par un temps clair, chaud et ensoleillé, Monsieur de Clérac avec ses quinze mousquetaires, et une charrette pour porter leurs tentes, moi-même, Nicolas, ma carrosse, mes onze Suisses et leur charrette, nous départîmes ensemble pour Nantes. Comme toujours, j’alternai pour me défatiguer le cheval et la carrosse, et comme j’aime la compagnie de mes semblables, quand j’étais en la carrosse, je quérais tantôt la compagnie de Monsieur de Clérac, et tantôt celle de Nicolas.

Ce voyage de La Rochelle à Nantes nous prit six jours, et au fur à mesure que nous nous éloignions de Saint-Jean-des-Sables, l’humeur de mon pauvre Nicolas devenait sombre et taciturne. Le troisième jour, il n’y tint pas.

— Monsieur le Comte, dit-il comme nous étions assis au bec à bec dans la carrosse, puis-je vous poser question ?

— Pose, Nicolas.

— Quand arriverons-nous à Nantes ?

— Dans trois jours, je pense.

— Cela fait six jours de voyage, dit-il, fort chaffourré de chagrin, et pour revenir tout autant, soit douze jours.

— En effet.

— Peux-je encore, Monsieur le Comte, vous poser question ?

— Pose, Nicolas.

— Combien de temps sommes-nous pour demeurer à Nantes ?

— Malheureusement, je ne le saurais dire : cela dépendra du gentilhomme avec qui je vais négocier.

Là-dessus, Nicolas, quelque effort qu’il fît, eut un air tant malheureux, qu’à la fin, à la manière de Richelieu, je lui posai une question dont je connaissais la réponse.

— Il semblerait, Nicolas, que la longueur de cette mission te contrarie ?

— Monsieur le Comte, dit-il vertueusement, je n’ai pas à être contrarié. Je suis à votre service. Et de votre côté, vous paraissez fort content que cette nouvelle mission vous amène à Nantes.

— Quoi de plus naturel, Nicolas, mes frères y vivent, dis-je, jouant le chattemite, je serai si heureux de les revoir.

— Et vous ne verrez personne d’autre ?

— Si fait. Je tâcherai de faire la connaissance de Madame de Brézolles.

— Mais, Monsieur le Comte, dit Nicolas qui n’en croyait pas ses oreilles, vous la connaissez déjà !

— Nicolas, où diantre as-tu pris cela ? Elle était départie de sa demeure deux jours avant que nous y fumes admis par la bonne grâce de Madame de Bazimont.

Nicolas tourna la tête vers moi et m’envisagea, béant, avec la dernière incrédulité. Il est bien vrai que lorsque Madame de Bazimont, ayant reçu quelques mois plus tôt une lettre de sa maîtresse, me fit part de cette nouvelle version de l’histoire, je tombai, moi aussi, des nues. Toutefois, mon étonnement dura peu. Car, connaissant la subtilité, pour ne pas dire le machiavélisme, de Madame de Brézolles, je ne laissai pas de penser qu’elle devait avoir de fort bonnes raisons pour modifier les faits. Et j’admirai aussi, en y réfléchissant plus outre, l’emprise qu’elle devait avoir sur son domestique, car cette version nouvelle ne pouvait être accréditée sans son concours, ou à tout le moins, sans son silence.

— Nous n’aurions donc jamais vu Madame de Brézolles ? dit Nicolas en m’envisageant avec de grands yeux.

— Ni vue, ni encontrée. Pensais-tu le contraire, Nicolas ? dis-je avec reproche.

— Oui, Monsieur le Comte, mais à vous ouïr meshui, il me semble que j’ai dû me tromper.

— Assurément, tu t’es trompé, et sais-tu pourquoi ? Tu as confondu les deux vérités.

— Parce qu’il y a deux vérités, Monsieur le Comte ?

— Oui, Nicolas, toujours. Il y a toujours deux vérités.

— Et quelles sont-elles, puis-je le demander ?

— Il y a, d’une part, Nicolas, la vérité des faits. Et d’autre part, la vérité utile. En notre présent prédicament, c’est cette dernière qui compte.

— Je n’ai donc jamais vu ni encontré Madame de Brézolles ?

— Pas plus que moi, Nicolas ! C’est pourquoi, lui ayant de grandes obligations pour avoir approuvé par lettre-missive l’hospitalité qu’en son absence Madame de Bazimont m’a baillée, une fois à Nantes, je tâcherai de me faire connaître d’elle, afin de lui présenter mes infinis mercis.

— J’entends bien, Monsieur le Comte, que vous lui devez, en effet, beaucoup de gratitude, dit Nicolas qui ne manquait pas d’esprit, dès lors qu’il avait réussi à dépasser la candeur de ses vertes années.

Tomba alors dans la carrosse un si grand silence que vous eussiez cru ouïr un ange – se peut celui de la vérité outragée. Quoi qu’il en fût, son battement d’ailes me piqua de quelque scrupule, et me tournant vers Nicolas, je lui dis sur le ton le plus affectionné :

— Nicolas, puisque aussi bien tu es autant que mon écuyer, mon écolier et quasiment mon fils (il rougit de plaisir à ouïr ces paroles), je ne veux point te cacher que la vérité des faits, pour un honnête homme, est infiniment plus aimable que la vérité utile, et qu’il tâche d’y adhérer le plus souvent qu’il peut. Cependant, il est des cas où tant de grands intérêts sont en jeu, ou publics, ou privés, que la vérité utile devient, hélas, une absolue nécessité.

— Je l’entends bien ainsi, dit Nicolas, et la grand merci, Monsieur le Comte, de m’en avoir instruit.

Cet entretien avec Nicolas fut pendant ce voyage le seul de quelque longueur que j’eus avec lui, chaque fois qu’à son tour, succédant à son aîné, il prenait place à mes côtés. Il est vrai que nous avions tous deux de bonnes occasions de demeurer clos, encore qu’elles fussent inspirées par des sentiments différents. Nicolas, à chaque cahot de la carrosse, se sentait bien marri de s’éloigner de Brézolles, tandis que moi, à chaque tour de roue qui me rapprochait de Nantes, je frémissais de joie dans l’attente du bonheur qui – je le voulais croire – m’y attendait.

Les Siorac n’étaient point, la Dieu merci, en mer, occupés à courre sus aux bateaux de charge anglais, mais pour citer Antoinette, la cabaretière du port, « en leur ben biau et riche hôtel » jouxtant la cathédrale de Saint-Pierre.

Et tandis que le capitaine Hörner et Monsieur de Clérac – qui avec ses Suisses, qui avec ses mousquetaires – allaient quérir, d’ordre du roi, un gîte au gouverneur de Nantes, les « Messieurs de Siorac », armateurs et corsaires, fort respectés en ces lieux, me baillèrent, ainsi qu’à Nicolas, après je ne sais combien de fortes brassées, une fraternelle hospitalité, pour le temps que j’aurais à demeurer en leur bonne ville.

À peine nous mettions-nous à table pour le souper – lequel fut fait de poissons succulents et arrosé d’un bon vin de Loire – que je m’inquiétai du gîte du baron de La Luthumière à qui j’avais affaire demain, dis-je, sans préciser plus outre.

— Ma fé ! dit Pierre qui jouait fort bien du plat de la langue, le baron, à’steure, est plus difficile à approcher que le gouverneur de la province. Il se paonne à l’infini des quatre vaisseaux pris aux Anglais, et se trouve si occupé à les repeindre en cale sèche qu’il est inaccostable.

— Ce qui est une bonne chose pour un corsaire, dit Olivier sans sourire le moindre, sauf des yeux.

— En outre, reprit Pierre, on dit qu’il est pour décorer de son blason les proues de ses vaisseaux.

— Son blason sur les proues ? dis-je. Est-il coutumier d’agir ainsi ?

— Pas le moindrement du monde, dit Olivier, et d’autant que son blason, il vient de l’inventer, car son père, à ma connaissance, n’en avait point.

— Il faut un commencement à tout, dit Pierre qui était trop bonhomme et trop prudent pour médire de quiconque. Après tout c’est notre grand-père Siorac qui, dès lors que le roi le fit baron, dota ses descendants de ces belles armoiries dont nous faisons ce jour tant de piaffe.

— Je suis bien marri, dis-je, que Monsieur de La Luthumière soit si haut, car je suis céans d’ordre du roi pour rencontrer.

— Ce ne sera point facile, même avec un ordre du roi, et alors même que le baron est gouverneur de Cherbourg, dit Olivier, car il a meshui une flotte de huit navires – quatre à Cherbourg et quatre à Nantes – et se prend lui-même pour une sorte de roi qui cuide régner en maître sur la mer océane…

Olivier dit cela en souriant des yeux, mais sans pour autant paraître se départir de son humeur calme et maîtrisée.

— Il y a pourtant, dit Pierre d’un ton vif, un moyen de parvenir jusqu’à lui : son épouse.

— Son épouse ? dis-je béant.

— Eh oui ! reprit Pierre en riant à gueule bec, La Luthumière commande d’une main de fer ses vaisseaux, ses capitaines, leurs rudes équipages et la ville de Cherbourg. Mais de retour au gîte, il obéit à son épouse.

— Le proverbe, donc, ne ment pas, dis-je. Ce que femme veut, Dieu le veut.

— En conséquence, reprit Pierre, mets demain, mon cher comte, ton plus élégant pourpoint, tes hautes bottes, ton plus majestueux panache, sans oublier, bien sûr, sur ta noble poitrine, la croix de chevalier du Saint-Esprit, et présente-toi à la baronne à l’heure à laquelle sa toilette est finie, c’est-à-dire sur les onze du matin, précédé de ton bel écuyer qui demandera pour toi l’entrant. Quant à la baronne, après les compliments de Cour, qu’il ne faudra en aucune façon abréger avec elle, il lui faudra dire qu’étant conseiller du roi en son Conseil, il t’a dépêché à Nantes pour encontrer son mari, et lui dire en quelle faveur il est meshui auprès du roi.

— Et pourquoi, dis-je, lui conterais-je cela ?

— Mais, dit Pierre, reprenant le relais de son frère, pour la raison qu’elle s’attend à ce que Louis élève son mari, après son exploit naval, dans l’ordre de la noblesse. La dame, lasse d’être baronne, brûle d’être marquise comme sa grande et intime amie, Madame de Brézolles.

— Quoi ? Elles sont amies ?

— Intimes et immutables. À telle enseigne que lorsque les La Luthumière viennent à Nantes, ils ne logent pas chez le gouverneur comme le voudrait le protocole, mais chez Madame de Brézolles, dont l’hôtel jouxte le nôtre.

« Mon Dieu, m’apensai-je, elle est si proche de moi ! » Mon cœur se mit incontinent à cogner contre mes côtes, et mes mains à trembler, tant est que je les cachai promptement sous la table. J’imagine que je pâlis aussi, mais mes frères étant un peu chiches en chandelles, la lumière se trouvait trop faible pour qu’ils s’en aperçussent. J’attendis un moment que ma voix redevînt claire et forte en mon gargamel, tout en répétant à moi-même : « Ô Vérité utile, ne tarde pas plus outre, viens donc à mon secours ! »

— Je ferai donc, dis-je du ton le plus naturel et le plus enjoué, d’une pierre deux coups. Je verrai Madame de La Luthumière, et je ferai la connaissance de Madame de Brézolles.

— Eh quoi, dit Olivier, vous logez dans son château de Saint-Jean-des-Sables, et vous ne la connaissez pas ?

— Mais point du tout. Elle était depuis deux jours départie pour Nantes, quand son Intendante, Madame de Bazimont, prit sur elle de m’héberger. Toutefois, Madame de Brézolles, apprenant cette initiative, voulut bien l’approuver par une lettre-missive, trouvant sans doute que son château, si je l’occupais avec mes Suisses pendant le siège, serait mieux remparé contre les déserteurs et les caïmans.

Après ce discours nous allâmes nous coucher. La nuit est longue à qui espère, et il devrait pourtant en être content, car elle est plus longue encore à qui désespère, ou de sa vie, ou de sa belle. Sur les dix heures de la matinée, n’y tenant plus, je dépêchai mon Nicolas à Madame de Brézolles, porteur d’un billet dont voici la teneur :

 

« Madame,

« Bénéficiant, grâce à la gentillesse de Madame de Bazimont, de l’insigne privilège d’être, en votre absence, et sans avoir l’heur de vous connaître, votre hôte en votre beau château de Saint-Jean-des-Sables, je vous serais très reconnaissant d’avoir la bonté de me recevoir, afin que je puisse vous dire de vive voix l’infinie gratitude que je garde, et garderai toujours, pour cette émerveillable hospitalité.

« Je suis, Madame, votre très humble et très dévoué serviteur.

Comte d’Orbieu. »

 

Dès que Nicolas fut départi comme carreau d’arbalète, son absence me parut longuissime, bien qu’elle n’excédât pas, en fait, dix minutes, comme le béjaune ne faillit pas d’en faire la remarque, quand à ce sujet je lui chantai pouilles.

— Monsieur le Comte, dit-il, la grande porte déclose, je fus reçu par un laquais, à qui je dis mes noms et qualités, et demandai à parler au maggiordomo. À l’advenue de ce gentilhomme, laquelle fut fort lente, Monsieur de Vignevieille, étant, comme vous savez, chenu, branlant, et mal allant, marchant à petits pas, une épée inutile lui battant le flanc gauche, et s’appuyant de la dextre sur une haute canne…

— Trêve de descriptions, impertinent ! m’écriai-je. Viens-en au fait ! Parle !

— Mais je ne fais que cela, parler ! dit Nicolas avec un sourire si innocent qu’il lui eût ouvert incontinent les portes du ciel. Quoi qu’il en fût, Monsieur le Comte, Monsieur de Vignevieille feignit de ne me point connaître, et le front de marbre, prit mon billet pour l’aller remettre à sa maîtresse, mais à une telle allure escargote que je me préparais, songeant au temps qu’il prendrait pour revenir, à une longue attente. La Dieu merci, il n’en fut rien ! Car tout à trac je vis, dévalant d’un pas léger le grand escalier courbe, une accorte soubrette, gracieuse et court vêtue, laquelle je « connaissais » comme on dit dans la Bible, mais qui feignit, elle aussi, de ne point me connaître, tant est grand, dans cet hôtel, Monsieur le Comte, le nombre des adeptes de la Vérité utile…

— Parle ! Parle enfin, écuyer du diable ! ou je te romps les os ! m’écriai-je, trémulant en mon ire. Que te dit la chambrière ?

— Madame de Brézolles, Monsieur le Comte, vous recevra à dîner sur les onze heures et demie, tenant à grand honneur de faire votre connaissance. Quant à Monsieur et Madame de La Luthumière, vous ne pourrez les voir, à tout le moins ce jour-ci, étant invités à dîner à cette même heure, par le gouverneur de Nantes.

La Gloire et les Périls
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