CHAPITRE IX
Dans les jours et les nuits qui suivirent, je fus fort tracassé en mes mérangeoises par la perspective de cette reconnaissance par nuit noire, sur un terrain marécageux et sans l’aide, bien sûr, d’une lanterne dont la lueur m’eût aussitôt désigné aux mousquetades des huguenots.
Le chemin à parcourir entre la première tranchée royale et les murailles de La Rochelle n’excédait pas cent cinquante toises[49], distance qu’on eût pu, en plein jour, franchir en quelques minutes, mais s’agissant de sentiers quadrillant irrégulièrement d’anciens marais salants devenus marécages, la marche pour s’en tenir au sentier seul et dans la bonne direction supposait une allure lente, tâtonnante et périlleuse. Assurément, une boussole eût été fort utile pour se tenir dans la bonne direction face aux murailles et tout autant, reconnaissance faite, pour retracer nos pas jusqu’aux tranchées. Mais outre que notre chemin était sinueux puisqu’il contournait les marais salants, lesquels n’étaient pas régulièrement quadrillés, pour consulter ladite boussole, il eût fallu battre le briquet, et même en se protégeant alors d’un pli de son manteau, la lueur, si brève qu’elle fût, ne pouvait faillir d’attirer l’attention des guetteurs rochelais. C’eût été la fin de la mission. L’éveil donné, on pouvait s’attendre soit à une mousquetade balayant au hasard le terrain, soit à une sortie de l’ennemi pour nous capturer.
Bartolocci s’était fait fort de démêler les sentiers par nuit noire et de nous conduire jusqu’au pied des murailles adverses. Je devrais donc le suivre, mais comment le suivre sans le voir ? Ne pourrait-il pas me distancer en plein milieu de ce dédale et revenir ensuite dans nos lignes en disant que je m’étais perdu ? Et pouvais-je avoir fiance en ce coquart, alors qu’ayant allègrement accepté de guider nos pétardiers jusqu’à la porte Maubec, il s’était montré ensuite si rebelute à effectuer avec moi une simple reconnaissance ?
Le cardinal avait dit qu’il avait autant de fiance en Bartolocci qu’en un serpent venimeux. Et pour ma part, je doutais fort que le saulnier eût le pouvoir, ou même le vouloir, de nous conduire jusqu’au point le plus faible des murailles huguenotes. Et le soupçon me vint quand et quand, que dans son bargoin avec le cardinal il tâchait d’obtenir la grazia e il salvacondotto[50] sans nous donner rien en échange que de creuses promesses.
Plus je considérais en mon for les difficultés de cette reconnaissance sur le terrain, et plus je me persuadais que le véritable péril que j’y pouvais courir ne serait point tant le fait des huguenots que de Bartolocci lui-même. Je résolus donc de prendre, à l’égard du ribaud, au moment de notre partement dans les marécages, toutes les précautions qui me paraîtraient opportunes.
Cette résolution, et les mesures que j’envisageai avec Hörner et dont on verra plus loin les moyens et les effets, me remirent en mon assiette, tant est que je ne sentais plus en moi que l’impatience de l’action, car de longs jours encore me séparaient de cette échéance puisqu’il fallait attendre pour notre expédition la nouvelle lune, laquelle est si nouvelle, en effet, qu’on ne la voit pas du tout, tant est que si, par aventure, un épais plafond de nuages dissimulait en même temps le troupeau des nuiteuses étoiles, on ne pourrait voir au bout de son bras. Nicolas eût fort désiré m’accompagner en cette mission et comme je prêtai la sourde oreille à ses suggestions, il finit, en m’habillant, par le quérir de moi tout à trac.
— Nicolas, dis-je, tu m’accompagneras à cheval jusqu’à la masure de Bartolocci et, là, tu garderas mon cheval et le tien jusqu’à mon retour.
— Monsieur le Comte, un des Suisses de Hörner pourrait garder nos chevaux tout aussi bien que moi !
— T’ai-je ouï ? dis-je sévèrement. Ne serais-tu plus mon écuyer ? Oserais-tu déléguer tes fonctions à un tiers ?
— Je suis votre écuyer, Monsieur le Comte, et tout dévoué à vos ordres.
— Mes ordres, tu les as ouïs et ils ne sont pas révocables.
À cela, Nicolas rougit jusqu’aux sourcils et eut l’air si vergogné que je noulus appuyer davantage sur la chanterelle.
— Nicolas, repris-je, Bartolocci et moi marcherons dans cette mission l’un derrière l’autre dans le noir le plus noir : lui devant, qui sait le chemin, et moi derrière qui ne le connais point. À quoi servirait-il que tu me suives puisque tu ne le connais pas davantage ? En additionnant deux ignorances, on ne fait pas un savoir.
— Mais supposons, Monsieur le Comte, que le coquart vous dague à l’improviste et s’enfuie ?
— Et que pourrais-tu faire alors ? Courir à l’aveugle après lui ? Tomber dans le marécage et y périr étouffé par la boue ? La belle jambe que cela me ferait !
— Mais, Monsieur le Comte, ne serez-vous pas armé ?
— Si fait. Une cotte de mailles sous mon pourpoint. Dans les poches dudit pourpoint, deux pistolets chargés et une dague à la ceinture. En outre, je veux que tu me trouves sans tant languir une cordelette de chanvre d’une bonne toise de long.
— Eh quoi, Monsieur le Comte ? La mission finie, allez-vous tout de gob pendre le misérable ?
— Fi donc ! C’est mal user de ton imagination, Nicolas !
Procure-moi dès demain cette cordelette. Je t’en dirai l’usage.
— Je le ferai, Monsieur le Comte. Me voudrez-vous, une fois de plus, pardonner mon indiscrétion ?
— Je te la pardonne, Nicolas et du bon du cœur. Mais n’y reviens pas, ajoutai-je, sachant fort bien qu’il n’y faillirait pas.
Mais voyant mon béjaune encore quelque peu déconfit, je lui dis :
— Qu’en est-il de la cour que tu fais à Mademoiselle de Foliange ?
À ce nom, ses yeux s’illuminèrent, puis tout aussitôt s’assombrirent.
— Hélas ! Monsieur le Comte ! Je la vois fort peu. Et toujours en présence de Madame de Bazimont qui, à elle seule, vaut bien tous les janissaires du Grand Turc ! C’est à peine si je peux entretenir Mademoiselle de Foliange de sa santé. Tout est prohibé : sourires, œillades, propos plaisants, compliments et bien sûr aussi, ces riens qu’on dit quand on s’aime.
— Et que fait la belle tout le temps que tu es là et que dit-elle ?
— Elle ne dit rien. Elle demeure close et coite.
— Quoi ? Pas un petit regard en dessous ? Pas un petit battement de cils ? Pas un soupir ? Pas la moindre rougeur ?
— Si fait, Monsieur le Comte, pour la rougeur, il y en a deux : une à notre encontre et une à notre départir.
— Eh bien ! Cela suffit ! Elle t’aime ! Tout le reste est le genre de petites grimaces chattemites qu’on enseigne aux filles au nom de la pudeur. Il ne faut pas t’y arrêter. Pour moi, je l’ai trouvée, au déjeuner, bien rebiscoulée de sa famine.
— Rebiscoulée ? dit Nicolas avec feu. De grâce, Monsieur le Comte ! Rebiscoulée n’est pas le mot qui convient ! Elle est belle à damner un ange !
— Nicolas, tu oublies la théologie des bons pères. Les anges ne sauraient se damner pour une fille d’Ève, n’ayant pas de sexe…
Mais autant essayer de faire sourire un mandarin de Chine. Mon Nicolas était grave, tendu et désolé. Depuis l’advenue de Mademoiselle de Foliange dans nos murs, peu lui chalaient le siège et la digue de La Rochelle ! Il pâtissait du supplice de Tantale : avoir ce beau fruit à portée de la main et ne pouvoir y mordre.
Ah ! m’apensai-je. Voilà bien les hommes ! À chacun son rêve, son projet, son souci ! Mon pauvre Nicolas est tout fièvre et impatience que revienne le roi au camp afin de se pouvoir marier. Et moi, je suis sur des épines d’avoir à attendre tant de jours et tant de nuits avant que la nouvelle lune m’apporte la pénombre propice à ma mission.
Cependant, rien n’est sûr, hormis la mort, en notre terrestre vie : mon attente fut réduite à rien. Dès que je mis le pied dehors en la matinée qui suivit cet entretien avec Nicolas, je trouvai un brouillard si épais, si poisseux et si noir que c’est à peine si je pus distinguer au bas du perron de vagues ombres gigantesques qui me parurent être Hörner, Nicolas et nos chevaux sellés.
— Herr Graf ! dit Hörner, d’une voix qui me parut lointaine et comme feutrée, si vous allez ce matin à Pont de Pierre voir Monsieur le Cardinal, prenez garde au chemin du camp : vous n’y verrez homme ou bête avant que de buter sus.
Il disait vrai. Fort heureusement, par peur de se heurter, chariots, chevaux et fantassins avançaient avec une lenteur d’escargot. Comme je l’avais remarqué, leurs ombres, à leur approche, paraissaient gigantesques. Ils faisaient aussi infiniment moins de noise qu’à l’accoutumée, tant la sorte d’étoupe dans laquelle nous étions enveloppés étouffait les bruits.
À Pont de Pierre, je ne trouvai que Charpentier, lequel m’annonça que le cardinal, bravant une fois de plus les intempéries, était départi pour la digue tant il craignait qu’en ne le voyant pas, on cesserait d’y travailler. Il avait laissé pour moi des instructions. Si ce même opaque brouillard persistait jusqu’à la nuit, je devais, sans attendre la nouvelle lune, faire la reconnaissance de terrain que je savais avec Bartolocci, lequel, sur l’ordre qu’on lui avait donné, m’attendait en son gîte sur les neuf heures de l’après-dînée en compagnie de Monsieur de Clérac. Celui-ci devait nous accompagner jusqu’à la première tranchée royale, à la porte de Maubec, pour y faciliter, auprès du commandant de la compagnie, notre département et notre retour.
Je pris sans tant languir congé de Charpentier, caressant au passage la nuque du chat cardinalice qui me parut, sinon rebroussé, du moins étonné par cette familiarité. Et je m’en retournai non sans mal et quasi à tâtons à Brézolles, où je pris le parti, l’ayant appelé dans ma chambre, de consulter Hörner sur ma mission, ayant toute fiance en sa discrétion, et me ramentevant l’embûche de Fleury en Bière qu’il avait déjouée par des dispositions si sages qu’elles montraient assez qu’il « savait bien la guerre », comme disait Henri IV.
Avec sa roide et méticuleuse politesse, Hörner commença par me demander la permission de me donner les conseils que je sollicitais de lui.
— Erlauben Sie mir, Herr Graf, Ihnen einen Rat zu geben[51].
J’acquiesçai, et il me donna, non point un conseil, mais plusieurs, et tous judicieux. Primo, de n’avoir point sur ma vêture, de préférence sombre ou noire, quoi que ce fût qui luisît ou brillât. Secundo, de ne pas chausser, pour cette expérience, mes bottes à la candale dont les larges entonnoirs, si je venais à quitter les sentiers des anciens marais, admettraient l’eau et la boue en quantité. Tertio, que je devais leur préférer mes hautes bottes, moins propres sans doute à la marche, mais serrées au genou et, par là, davantage hermétiques. Quarto, qu’il avait baillé pour moi à Monsieur le chevalier de Clérac (il n’appelait jamais autrement Nicolas) une cordelette longue de deux toises, ce qui lui avait donné à penser que, le saulnier marchant devant moi dans le noir, je songeais à l’encorder pour ne le point perdre, ou plutôt pour qu’il ne me perdît pas.
— Va pour les hautes bottes, Herr Hörner, et pour l’encordement. Est-ce bien tout ce que vous me recommandez ?
À quoi, ayant réfléchi un petit, Hörner répondit :
— Herr Graf, ce saulnier étant ce que vous dites, la première précaution à prendre quand vous entrerez dans sa masure est de le faire fouiller des pieds à la tête par votre écuyer. Vous serez ainsi assuré qu’il ne porte pas, caché sur lui, un cotel dont il pourrait, dans le noir, vous navrer.
— La grand merci à vous, Herr Hörner, je crois que cela sera tout.
— Herr Graf, dit Hörner, darf ich eine andere Frage stellen[52] ?
— Volontiers.
— La masure du saulnier ne comporte sans doute pas d’écurie.
— C’est peu probable.
— Tant est que Monsieur le Chevalier, pendant votre mission, gardera seul votre monture et la sienne propre dans la rue. Das ist sehr gefährlich[53]. J’ai ouï dire que, maugré la bonne discipline du camp, il s’y perpètre la nuit quelques roberies de chevaux accompagnées de violences.
— En effet, dis-je, et en moi-même souris, sachant où Hörner allait en venir.
— Mon rollet, Herr Graf, reprit-il gravement et en se redressant de toute sa taille, est de veiller céans sur vos sûretés, celle des vôtres et sur vos biens.
— Et vous voudriez, cette nuit-là, veiller sur Nicolas ?
— Et aussi sur vos chevaux, Herr Graf.
— Et comment ?
— Moi-même et trois de mes Suisses suffiront.
— La grand merci à vous, Herr Hörner. Nous départirons donc de compagnie sur le coup de huit heures de l’après-dînée.
*
* *
Un peu avant huit heures arrivèrent à Brézolles le capitaine de Clérac, pour la raison que l’on sait, suivi, monté sur sa mule, par le père Joseph, lequel était le seul à nous pouvoir conduire jusqu’à la masure de Bartolocci. Ce qui, avec Hörner et ses Suisses et Nicolas, portait à huit le nombre des cavaliers. Madame de Bazimont, tout émue de se trouver avec tant de beaux hommes, nous offrit, avant notre partement, « le coup de l’étrier » que tous acceptèrent avec gratitude, sauf le père Joseph qui demanda de l’eau. Mais comme celle du château de Brézolles coulait de source, fraîche et goûteuse, il la but avec un si visible plaisir que je me demandai s’il ne péchait pas, lui aussi, par gourmandise… Certes, s’il l’avait su, sa scrupuleuse conscience le lui aurait reproché. Par bonheur, il ne s’apercevait jamais de ces petits plaisirs à vivre qu’il goûtait quotidiennement, comme par exemple les caresses et les mots tendres qu’il prodiguait à sa mule, l’appétit, si agréable à voir, avec lequel il dévorait sa maigre pitance, et surtout l’allégresse avec laquelle – ayant récité ses prières du soir sans en omettre une seule – il s’endormait voluptueusement dans le sommeil de l’innocence.
On se mit enfin en route dans le noir le plus noir, le père Joseph trouvant ses repères avec une infaillibilité qui tenait du miracle. Le plus étonnant ne fut pas tant que la masure de Bartolocci fût puante, branlante, délabrée et sans cheminée, mais qu’il ait pu l’acheter, comme il nous l’avait affirmé. Mais à vrai dire, je n’attachais pas grande créance à ses dires, quels qu’ils fussent. Il eut l’air fort effrayé quand il nous vit entrer tous les cinq, Monsieur de Clérac, Hörner, Nicolas, le père Joseph et moi – les deux Suisses gardant, à la porte, les chevaux –, et sa frayeur redoubla quand il vit une corde dans mes mains : il crut qu’on allait le pendre, mais sans cependant qu’il demandât pourquoi, tant sans doute il avait eu d’occasions en sa peu méritante vie de mériter le gibet. Cependant, le père Joseph, venant à son côté et compatissant à son angoisse, le rasséréna en lui expliquant à quel usage cette corde était destinée. Toutefois, ajouta-t-il, on l’allait fouiller pour s’assurer qu’il n’avait pas d’arme sur lui. Vertueusement, Bertolocci se récria :
— Une arme, moi ! Mais je n’ai pas d’arme ! Je le jure sur le Saint Nom de Dieu !
— Ne jure pas ! dit le père Joseph avec rudesse. Qui jure Dieu commet un péché mortel !
— Alors, dit Bartolocci en se redressant de toute sa taille, j’affirme sur mon honneur que je n’ai pas d’arme en ma possession.
Seigneur ! m’apensai-je. L’honneur ! L’honneur de Bartolocci !
— Mais, dis-je, Bartolocci ! Qu’est cela ? Tu parles meshui un français excellentissime ! Où donc s’est envolé ce français baragouiné d’italien que tu nous as servi chez le cardinal ?
— C’est que, Monsieur le Comte, quand on parle à un Grand, il vaut toujours mieux paraître plus sot que l’on n’est. J’ai bien pensé aussi que Monsieur le Cardinal parlant l’italien, il serait content de l’ouïr de ma bouche.
— Et comment se fait-il que ton français soit si bon ?
— En des jours meilleurs, Monsieur le Comte, je fus élève des jésuites.
— Et le bel élève qu’ils ont fait là ! dit le père Joseph qui, étant capucin, ne prisait guère les jésuites, les trouvant trop du monde, trop habiles à capter les héritages et trop enclins à faire commerce de leur fameuse poudre[54].
— Un élève des jésuites ! dit Monsieur de Clérac. Devenu saulnier et même mauvais garçon ! Voilà qui fait qu’on se pose quelques petites questions…
— Ce serait une trop longue histoire, dit Bartolocci en baissant la tête avec un air de contrition qui me fit grincer des dents, tant il était chattemite.
— Nicolas, dis-je, pour couper court, fouille-le !
Nicolas s’approcha alors de Bartolocci avec une certaine gêne, et comme timidement, lui tâta le dos, la poitrine, les bras et les jambes jusqu’aux genoux, puis se tournant vers moi, il déclara d’un air assuré qu’en effet, le saulnier n’avait pas d’arme sur lui. Je sourcillai fort à cette belle assurance et me tournant vers Hörner, je lui demandai ce qu’il pensait de la fouille à laquelle Nicolas venait de procéder.
— Sehr schlecht[55], dit-il avec un roide déprisement.
À quoi le pauvre Nicolas rougit jusqu’aux yeux. Et quant à moi, ne me sentant pas enclin à l’indulgence, je dis en sourcillant :
— Nicolas, tu n’as pas vraiment fouillé Bartolocci de la tête aux pieds.
— Monsieur le Comte, je crois bien que si, dit Nicolas.
— Que nenni ! Tu as fouillé Bartolocci comme la garde du Louvre en 1610 a fouillé Ravaillac, et le lendemain, Henri IV mourait poignardé. Belle conséquence d’une fouille incomplète !
— Et qu’ai-je donc omis, Monsieur le Comte ? dit Nicolas d’une voix tremblante.
— Le jarret.
À quoi le pauvre Nicolas rougit jusqu’aux sourcils et s’eût voulu cacher sous terre, s’il l’avait pu. Néanmoins, réagissant tout de gob avec quelque vigueur et mettant le genou à terre devant Bartolocci, qui, de son côté, avait quelque peu blêmi, il s’attaqua aux hautes bottes du saulnier, lesquelles étaient fort sales, et faites d’un cuir fort épais, tant est que Nicolas se demandait ce que ses mains pouvaient découvrir en les palpant. À quoi, levant la tête, il me jeta un œil pour quérir de moi un conseil. Mais, comme je demeurai bouche cousue, il envisagea Hörner qui, en retour, le considéra froidement. Tant est que Nicolas adressa à la parfin un regard de détresse à son aîné. Et là, la fibre fraternelle fut touchée. Le capitaine de Clérac lui dit, sur un ton grondeur qui ne trompa personne :
— Béjaune que tu es ! Quand tu as quelque chose qui te gêne dans ta botte, que fais-tu ?
— J’enlève la botte et j’en tâte le fond.
— Eh bien ! Qu’attends-tu, coquefredouille ?
Nicolas se révéla alors plus vif et expéditif dans l’exécution qu’il ne l’avait été dans la conception. Il se baissa, saisit la botte droite de Bartolocci et, la serrant fermement de ses deux mains, il l’éleva à la hauteur de sa taille, ce qui eut pour effet de faire basculer le saulnier sur la paillasse qui lui servait de lit. Retirer les bottes du coquart en cette position ne fut plus qu’un jeu d’enfant que Nicolas mena à bien dextrement.
— Peste ! dit-il, que ces bottes me puent !
Toutefois, il plongea vaillamment la main dans l’une et l’autre, et dans la senestre – preuve que Bartolocci était gaucher – il découvrit, cousu à l’intérieur de la tige, un étui dont il tira un cotel de belle taille, fort pointu et fort bien aiguisé.
— Bartolocci, m’écriai-je, tu as menti ! Tu possédais une arme ! Et qui pis est, elle était dissimulée !
— Monsieur le Comte, dit Bartolocci, pâle mais non défait, ce n’est pas une arme ! C’est un couteau pour ouvrir les huîtres !
— Tu te moques, je pense ! Un couteau à huîtres n’a pas besoin d’être si long ni si bien effilé ! Qu’en pensez-vous, Hörner ?
— C’est un perce-bedaine, dit Hörner.
— Monsieur le Comte, dit Bartolocci, tous les saulniers portent sur eux ce genre de cotel. Sans lui, on ne vivrait pas longtemps en cette corporation.
— Et avec lui, dis-je, on ne fait pas non plus de vieux os. Bartolocci, je vais devoir te priver de cette arme, au moins le temps de notre expédition.
Cela dit, je pris alors le cotel par la pointe, et le balançant au-dessus de mon épaule, je le lançai à la volée. Il s’alla ficher en vibrant dans la poutre la plus haute de la masure, ce qui, comme bien je m’y attendais, inspira à Bartolocci le plus grand respect pour moi et d’autant qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’un gentilhomme pût « lancer le cotel » : talent que néanmoins je possédais, l’ayant appris par jeu du chevalier de La Surie en mes vertes années.
Je laissai Hörner, ses Suisses et Nicolas à la garde des chevaux, et pris dans la plus noire des nuits le chemin de la première tranchée, cheminant, quasi en aveugle, le capitaine de Clérac à ma senestre et Bartolocci à ma dextre, déjà encordé autour de la taille, l’extrémité de la corde tenue fermement en ma main. Pendant tout ce trajet, guidé par Clérac qui connaissait mieux que personne le labyrinthe des tranchées royales, je tombai, chose étrange, en grand pensement de Madame de Brézolles, lequel me fit grand mal. Sept mois s’étaient déjà écoulés depuis son partement pour Nantes et que n’eusse-je donné pour la revoir !
Il m’apparut, après coup, bien étonnant qu’au moment d’affronter une si traîtreuse aventure, j’eusse eu en la cervelle cette pensée-là. Laquelle, cependant, de mélancolique qu’elle était de prime, à la parfin, me conforta. Car, par une curieuse superstition dont les amants sont coutumiers, je me dis que si je surmontais la présente épreuve, le ciel me récompenserait en me donnant la joie de revoir ma belle.
Tandis que cette rêverie me passait par l’esprit, je restai néanmoins très attentif au chemin que nous prenions et très présent au péril de l’heure. J’eus la surprise de trouver Du Hallier dans la première tranchée, lequel faisait une inspection pour s’assurer que ses veilleurs veillaient. Inspection qui pouvait se terminer fort mal pour d’aucuns. S’il les trouvait défaillants, les étrivières. S’ils récidivaient, la mort.
Le secret avait été si bien gardé que Du Hallier ignorait tout de ma mission, le capitaine commandant la tranchée étant le seul à la connaître. Il me dit à l’oreille le mot de passe qui me permettrait, au retour, d’être reçu par la garde de nuit sans essuyer de mousquetade. Et comment aurais-je pu oublier ce mot-là, puisque c’était le prénom de la reine ?
Ce n’est pas sans un petit pincement au cœur que je saillis de la tranchée en si mauvaise compagnie, Bartolocci me précédant et moi le tenant en laisse par la corde que j’avais enroulée à sa taille. La Dieu merci, l’ayant privé de son cotel, il ne pouvait, en tapinois, trancher la corde à son avantage. Cependant, dès que nous arrivâmes au point où commençaient les marais, de force forcée, il ralentit le pas et sentant bien qu’il me fallait alors le suivre de plus près, afin de tourner à sa suite à dextre et à senestre dans le dédale des sentiers qui entouraient les marais salants, je m’avisai d’un nouveau danger que j’allais courir. En me trouvant alors si près de son dos, il pourrait me décocher à l’improviste une ruade qui, m’atteignant au ventre, me jetterait à terre et me laisserait à sa merci.
Je tirai alors la corde, comme j’eusse fait des rênes de mon Accla. Et quand le coquart s’immobilisa, je saisis un des deux pistolets que j’avais cachés dans mes manches, et collant le canon contre sa nuque, je lui dis à l’oreille :
— Ramentois, Bartolocci, que tu es homme et non cheval ! Que si tu deviens cheval et que tu rues, je te ferai, avec ceci, un petit trou dans la nuque qui t’amènera en enfer plus vite que tu n’y comptais.
— Mais je n’y compte pas du tout, dit Bartolocci d’un ton peiné. Je suis bon catholique et je vais à messe tous les dimanches et je prie Dieu.
— Alors, veille à ce que tes actes s’accordent avec tes prières. Marche ! Et point de trahison, si tu veux être enterré un jour en terre chrétienne au lieu de pourrir dans la vase jusqu’à la fin des temps !
Plus tard, je m’avisai que la pensée terrifiante de ne pas ressusciter puisqu’il n’aurait pas été enterré en cimetière consacré fut le petit trébuchet qui, en la circonstance, fit tomber mon renardier saulnier du bon côté de la fidélité.
Si le lecteur bien s’en ramentoit, il y avait cent cinquante toises de distance entre la première tranchée et les murailles rochelaises. Petite promenade pour qui eût vu clair, à condition d’être invisible aux guetteurs ennemis. Mais pour moi qui cheminais en aveugle dans les ténèbres, la main accrochée à une corde et sans voir même le dos de l’encordé qui me précédait, ce fut proprement un avant-goût de la géhenne, car je craignais à chaque instant de dévier d’un pouce du sentier et de tomber dans la vase dont je doute fort que mon guide aurait eu la bonté de me tirer.
J’essayai à tout le moins de compter le nombre des tournants que je prenais à la suite de Bartolocci. Mais je m’aperçus vite que l’extrême attention que je déployais pour suivre, par mon bout de corde, les évolutions de mon guide m’empêchait de me ramentevoir la direction – changeante à chaque fois – des tournants qu’il prenait. Que je le dise en passant, il émanait de ces marais une senteur fade et nauséeuse que je respirais avec le dernier dégoût, tant est qu’il me semblait que c’était là l’odeur même de la mort. Le temps que je passai sur ces sentiers incertains, le cœur étreint par l’horreur de disparaître dans cette puanteur, me parut véritablement infini.
Tout soudain, devant moi, Bartolocci s’arrêta et l’arrêt fut si brusque que je butai quelque peu sur lui.
— Pour l’amour du ciel, Monsieur, me souffla-t-il dans l’oreille, ne me poussez pas ! Je suis au bord du fossé ! Il est rempli d’eau ou plutôt de vase. Nous ne pouvons pas aller plus avant.
— Voilà qui t’arrangerait trop pour que je le croie !
Mais Bartolocci avait dû prévoir mon incrédulité car il me mit dans la main une grosse pierre et me dit dans un souffle :
— Monsieur le Comte, de grâce, jetez doucement cette pierre et oyez bien le bruit qu’elle fait !
Et en effet, j’ouïs un choc mou suivi, au bout d’un moment, par un bruit de succion. La pierre s’enfonçait lentement dans la vase.
— Quelle largeur a le fossé ? repris-je, ma bouche presque collée à son oreille.
— Une toise.
— On peut donc le traverser à l’aide d’une planche.
— Oui, c’est bien ainsi que nous faisions pour atteindre la muraille.
— Nous ?
— Oui, ceux qui barguignaient des viandes avec les assiégés.
— Et qu’y a-t-il de l’autre côté du fossé ?
— Une galerie longue de vingt-cinq pas fermée au bout par une herse.
— Et au-delà de la herse ?
— La porte de Maubec.
— Comment franchissiez-vous la herse ?
— Elle est infranchissable. Mais on pouvait passer de biais des corbeilles à travers les barreaux. Les Rochelais nous lançaient des cordelettes. Nous y attachions les corbeilles et par ce même chemin passaient viandes et pécunes.
— Bartolocci, comment se fait-il que tu parles au passé ?
— Oui, hélas, c’est du passé ! Les huguenots ont fini par découvrir le bargoin et, dans la galerie, ils ont disposé des pièges à loup en quinconce. Cinq de mes compagnons ont été pris. Pour moi, grâce à Dieu, je n’avais pas encore franchi le fossé. Mais j’ai ouï les cris de douleur de mes compagnons, puis la mousquetade tirée par les huguenots à travers la herse pour les achever. Je me suis aplati de tout mon long sur l’autre bord du fossé et je n’ai pas branlé d’un pouce tant qu’il y a eu la moindre noise à l’alentour. Je tremblais de la tête aux pieds en retraçant mes pas.
— Hormis le tremblement, dis-je, c’est ce que nous allons faire. Demeurer céans ne servirait de rien.
Le retour me parut plus rapide que l’aller, se peut parce que je m’étais fait à cette marche à l’aveugle sur les chemins des marais. Se peut aussi parce que j’étais conforté d’aller vers le connu et la sécurité. La seule chose qui était encore à craindre était que, malgré les ordres, on nous tirât sus à partir de la tranchée royale. Dès que je fus assez proche, je soufflai sotto voce le nom d’Anne d’Autriche et je fus ouï. On raccompagna Bartolocci à sa bauge et, là, Clérac battant le briquet, et allumant une chandelle, me vit couvert de boue et s’écria :
— Mon Dieu, Monsieur le Comte ! Comme vous voilà fait !
Nicolas aussitôt entreprit d’enlever le plus gros de ces salissures, mais ce n’est qu’une fois revenu à Brézolles et aidé par Perrette que, m’étant mis à nu en ma natureté, je pus enfin me laver. Mais j’eus beau respirer de l’eau par le nez et la rejeter pour le nettoyer, et recommencer deux ou trois fois, je ne pus me débarrasser de cette odeur pestilentielle que j’avais aspirée en cette sinistre promenade à travers les marais. Dès ce jour, quand, par aventure, je pensais à l’Enfer, lequel, j’espère, je ne connaîtrai jamais, je ne le voyais pas, selon qu’on nous le décrit, comme un lieu sinistre éclairé par des flammes brûlantes, mais comme un grand trou noir rempli de vase. Et croyez-moi, lecteur, ce pensement est tout aussi terrifiant. Avant que de départir, je commandai à Bartolocci de demeurer bec cousu avec tous sur ce que nous avions vu, y compris avec ses confesseurs. Et pour ma part, je ne dis ni mot ni miette au père Joseph, non plus qu’à Monsieur de Clérac, réservant au cardinal mes récits.
Toutes portes recloses, il les ouït le lendemain à Pont de Pierre au bec à bec avec la plus grande attention, et comme je m’excusais de lui donner tant de détails, il me dit d’une voix pressante :
— Donnez-les tous ! Donnez tous les détails, Monsieur d’Orbieu, dont vous vous ramentevez ! Car il se peut que celui qui vous paraît négligeable se révèle, à y penser plus outre, importantissime.
Bien qu’il eût toute fiance en ses secrétaires – recrutés de longue date avec le plus grand soin – il n’en appela aucun en son cabinet pour prendre des notes, mais les prit lui-même et parfois d’un geste parlant de la main, il me priait de ralentir ma parole, afin de jeter sur le papier une circonstance qui retenait son attention.
Quand j’eus fini, il demeura un assez long moment songeux et soucieux. Et bien je me ramentois la première question qu’il me posa :
— Pensez-vous, Monsieur d’Orbieu, que vous pourriez, seul, retrouver votre chemin dans le dédale des marais jusqu’au fossé devant la herse ?
— Hélas, dis-je, en aucune façon, Monsieur le Cardinal.
Et je lui en dis la raison, que le lecteur connaît déjà.
— Bartolocci nous demeure donc indispensable, dit le cardinal, et c’est bien là le hic, car il est, d’évidence, le plus fieffé caïman de la création.
Là-dessus, Richelieu demeura silencieux un assez long moment, puis, reprenant enfin l’ensemble du problème, à sa façon méthodique et minutieuse et le souci qui ne le quittait jamais de ne rien omettre des données d’un problème, il résuma la situation.
— Premièrement, les pétardiers, guidés par Bartolocci, devront traverser heureusement le dédale des marais et parvenir au fossé. Deuxièmement, ils devront traverser le fossé à l’aide de planches qu’ils auront apportées en plus de leurs pétards. Troisièmement, il leur faudra alors déjouer les pièges de la galerie avant d’avancer plus outre. Quatrièmement, disposer leurs pétards pour faire sauter la herse. Cinquièmement, après avoir allumé les mèches, saillir rapidement de la galerie et repasser de l’autre côté pour se mettre à l’abri. Sixièmement, après l’explosion, à supposer que la herse ait été suffisamment endommagée pour livrer passage, ils devront traverser de nouveau le fossé, la galerie et pétarder la porte de Maubec. Septièmement, ils auront à se retirer promptement en laissant les planches sur le fossé pour permettre à nos soldats de donner l’assaut.
Ayant dit, le cardinal ferma les yeux et les ouvrit presque aussitôt. Il sourit : sourire qui me laissa béant pour la raison qu’il ne gaussait jamais, et non plus n’aimait guère qu’on gaussât en sa présence.
— Si la porte Maubec, dit-il, est bien, comme le prétend Bartolocci, il punto le piu debole de la fortificazione[56], que doivent être les autres ?
Ce propos me laissa croire que Richelieu, découragé par toutes les difficultés qu’il venait d’énumérer, allait renoncer à son projet. C’était bien mal connaître son adamantine ténacité. Le lendemain, il ne laissa pas de me reparler de l’affaire et de me dire qu’en son opinion, les pétardiers devraient être précédés par Bartolocci et de deux soldats qui planteraient des piquets d’une demi-toise chaque fois que l’italien tournerait soit à dextre soit à senestre. Ces piquets seraient, mutatis mutandis[57], me dit-il, le fil d’Ariane de ce labyrinthe pour peu que le premier pétardier à ouvrir la marche tendît ses bras à l’horizontale dans le noir à la hauteur desdits piquets.
Le père Joseph, qui était présent à cet entretien, fut chargé de prévenir Bartolocci qu’on l’allait employer à cette tâche à la nouvelle lune, laquelle, selon le calendrier, nous garantissait une propice obscurité dans la nuit du onze au douze mars. Et se peut qu’on eut le tort de prévenir si tôt le coquart car, le neuf mars, il disparut et, sans être pourvu du salvacondotto qui devait lui permettre de saillir du camp, il réussit néanmoins à se glisser hors de ses mailles et à gagner une cachette qui devait être des plus sûres car, maugré tous les gens d’armes qu’on dépêcha à sa poursuite de tous les côtés, on ne le retrouva jamais.
Pour le coup, je crus que Richelieu allait renoncer à son projet, car il avait dès lors beaucoup moins de chances d’aboutir. Mais il n’en fut rien. Se peut parce qu’il était désespérément désireux d’en finir avec La Rochelle pour se porter au plus vite au secours de Casal, se peut aussi parce que les intempéries du roi devenant de plus en plus fréquentes, il craignait qu’il se lassât tout à plein du siège et voulût l’abandonner.
À mon sentiment, le dispositif que le cardinal imagina ne laissait rien à désirer. Il divisa les pétardiers en petits groupes et s’ils réussissaient à atteindre et à détruire la herse de la porte de Maubec, ils devaient être soutenus aussitôt par les gardes du cardinal et ensuite par dix mille hommes laissés en arrière que Richelieu en personne commandait.
Par malheur, les pétardiers s’égarèrent dans le labyrinthe du sentier, tournèrent sans fin en rond et revinrent piteusement à leur point de départ. L’aube allait poindre déjà et, la lumière revenue, la partie était perdue d’avance. L’ordre de la retraite fut donné et ces dix mille hommes rentrèrent dans leurs quartiers.
Le treize mars, Richelieu fit une nouvelle tentative nocturne, cette fois contre la porte de Tasdon qu’on disait mal gardée, mais l’approche de nos soldats fut décelée, les créneaux rochelais se garnirent en un clin d’œil et une violente mousquetade fit reculer nos troupes.
Le huit avril, toujours dans la nuit, Richelieu fit une nouvelle tentative, avança des canons à portée des murailles de ce même fort et les bombarda sans merci, mais sans grand dol ni dommage, nos boulets ne faisant qu’écorcher les énormes pierres de taille liées entre elles à chaux et à sable. Fort prompte fut la réponse de l’artillerie rochelaise et nous dûmes tout aussi promptement retirer nos canons hors portée avant qu’ils ne fussent détruits. Apparemment, nos vaillants huguenots avaient été meilleurs ménagers des poudres et des boulets que des viandes.
Comme il faut que nos Français en toutes circonstances critiquent tout, on ne laissa pas de clabauder çà et là dans le camp contre ces assauts, les clabaudeurs étant ceux-là mêmes qui se plaignaient le plus auparavant qu’on ne tentât rien de vive force. Mais en dépit de ces caquets, la preuve meshui était faite et bien faite : on ne réduirait pas La Rochelle par des attaques, mais par famine et longueur de temps. Avec plus de zèle encore, Richelieu poussa la construction de la digue et continua d’acheter des vaisseaux hollandais, fit venir des marins de Bretagne et de Normandie pour les équiper, afin de disposer d’une flotte qui pût affronter la flotte anglaise, ses espions lui ayant appris que les Anglais préparaient, maugré l’échec de l’île de Ré, une deuxième expédition pour aider La Rochelle à soutenir ce siège longuissime.
*
* *
Louis, fidèle à sa parole, avait quitté Paris le trois avril 1628 et vingt et un jours plus tard, il arriva au camp. Ce n’était pas un voyage bien rapide, comparé à ceux de nos courriers. Mais le train royal comprenait – outre les ministres et les grands officiers – les mousquetaires, les gardes suisses, les gardes françaises et une partie de la Cour. Je dis bien une partie, car le roi noulut, malgré leurs prières, emmener la reine et les dames sous le prétexte des épidémies qui régnaient dans le camp. En réalité, parce qu’il craignait que les intrigues des vertugadins diaboliques ajoutassent encore aux jalousies des maréchaux. En ce voyage, la longue colonne de carrosses cahotantes et de cavaliers empoussiérés s’étendait sur la route en un long ruban que sa longueur même ralentissait, sans compter qu’il fallait beaucoup de temps à l’étape pour loger tant de gens et pour trouver ensuite des viandes en quantité suffisante pour les rassasier. En outre, Pâques survint, tandis que Louis se trouvait sur les chemins et, étant si pieux et si scrupuleux en ses devoirs chrétiens, il s’arrêta à Niort et y demeura trois jours pour assister aux fêtes pascales et pour communier.
Son retour au camp redonna du cœur à ceux que ce siège longuissime commençait à tant lasser qu’ils s’en fussent bien retirés, s’ils l’avaient pu faire sans déchoir en leur honneur. Pour ramentevoir aux Rochelais que, maugré l’échec de nos assauts, le siège se poursuivait implacablement, on fit à Sa Majesté un accueil aussi sonore qu’illuminé. On alluma des feux de joie tout au long de la circonvallation, tandis que de toutes tranchées on tirait des salves de mousquet et les canons de nos redoutes et les batteries de nos escadres tonnant à vous rendre sourd à jamais.
Plaise à vous, lecteur, de me permettre de revenir quelques pas en arrière. C’est de Niort que le roi avait dépêché un « courrier de cabinet », pour annoncer son retour au cardinal.
J’étais présent quand il le reçut et dès que le cardinal rompit le cachet et parcourut la lettre-missive, il me dit en deux mots ce qu’il en était. Sur quoi, il rougit de bonheur, puis pâlit, puis, se reprenant, s’assit et ne dit mot. Il était clair qu’il était immensément soulagé à l’idée de l’aide que Louis allait apporter par sa présence, ou, pour citer le cardinal, « par le seul nom de roi », à son écrasant labeur. Richelieu, sans du tout me prier de garder le secret sur le retour royal, me donna mon congé à dix heures de l’avant-dînée et, retrouvant Nicolas et nos montures, je me mis en selle, sans lui toucher ni mot ni miette de ce que je venais d’ouïr. Mes lèvres pourtant me brûlaient de lui annoncer un retour qui allait, pour la raison que l’on sait, le porter au comble de la joie.
Je me retins cependant parce qu’il me sembla que je devais à Mademoiselle de Foliange de ne le point dire avant qu’elle ne fût là, afin qu’elle pût partager aussitôt avec lui cette profonde liesse. J’étais bien aise, quant à moi, à l’idée de leur apprendre que leur bonheur était si proche, les aimant prou tous deux, quoique de façon différente. La question qui m’agitait les mérangeoises quand je m’assis à table avec eux fut de décider si je leur allais apprendre tout de gob la bonne nouvelle du retour du roi – lequel, comme on s’en ramentoit, avait fixé leur mariage le jour où il reviendrait au camp – ou bien devrais-je attendre, pour ce faire, la fin du dîner ? Tout bien pesé, j’optai pour cette deuxième solution, me disant qu’il serait plus difficile à Mademoiselle de Foliange de pâmer, une fois qu’elle serait lestée de viandes. Car, la Dieu merci, depuis qu’elle était parmi nous, mangeant à bonne fourchette et franche bouchée, elle s’était bien rebiscoulée. Tant est que de hâve, pâle et maigrelette qu’elle était à son arrivée céans, ayant à peine assez de force pour esquisser une révérence, parlant à voix ténue et comme éteinte, prenant le bras de Madame de Bazimont pour monter à l’étage, elle était redevenue ce qu’elle avait dû être avant que commençât la famine rochelaise : une fort belle garcelette, mince de taille, mais bien rondie là où il convient aux filles de l’être, rieuse, l’œil en fleur, la lèvre gourmande et des petites dents blanches bien aiguës pour bien mordre dans la vie ; au demeurant, fort heureuse de se sentir tant aimée en ce château, amoureusement par Nicolas, maternellement par Madame de Bazimont, et par moi je ne dirais pas paternellement, de prime parce que je n’étais que de dix ans son aîné, et aussi parce que mon admiration s’adressant à la femme tout entière, la convoitise qui, quoi que j’en eusse, en résultait ne s’était muée en tendresse pure que sous les petits coups de caveçon de ma conscience. Que diantre, me disais-je, je ne vais pas, comme on dit dans la Bible, « convoiter la femme de mon voisin », surtout quand ce voisin se trouve être mon écuyer ! Toutefois, il me semble que cette expression « tendresse pure » dont je viens d’user est un peu chattemite. Car, pour parler à la franche marguerite, il restait dans ce sentiment-là assez de sensualité subreptice pour qu’on ne pût la confondre avec celle d’un père.
— Mademoiselle, dis-je, quand on en eut fini avec le fromage, plaise à vous de m’ouïr. Je vais vous annoncer une nouvelle qui, si vous êtes toujours dans les mêmes dispositions à l’égard du chevalier de Clérac, ne pourra que vous combler d’aise et lui aussi.
Mademoiselle de Foliange, à ouïr ce propos, rougit, jeta un œil à Nicolas, un autre à moi-même et se tut.
Ce silence me déconcerta, car il me semblait qu’à sa place, je n’eusse pas manqué de dire que mes sentiments, à l’égard de Nicolas, n’étaient pas changés. Or, elle demeurait close et coite, les yeux baissés. Je me demandais donc, non sans quelque anxiété, si je devais poursuivre ou non, car à supposer que ma nouvelle ne la réjouît pas autant que je l’avais pensé, mon pauvre Nicolas serait frappé de désespoir.
Dans le doute où j’étais, je levai un sourcil dubitatif à l’adresse de Madame de Bazimont qui, debout derrière Mademoiselle de Foliange, la couvait comme à l’accoutumée de ses plus tendres regards. Entendant aussitôt le sentiment qu’exprimait mon regard, Madame de Bazimont fit « oui » de la tête d’un air gourmand pour m’encourager à poursuivre.
— Sa Majesté, dis-je, a dépêché de Niort un courrier à Monseigneur le Cardinal pour annoncer qu’il serait de retour dans le camp d’ici quelques jours.
— La Dieu merci, dit Nicolas joyeusement et, dans sa joie, il se leva à demi de table, puis m’envisagea et, craignant de me déplaire par son exubérance, il se rassit.
Quant à Mademoiselle de Foliange, ses yeux se remplirent de larmes et, me demandant d’une petite voix fêlée et sanglotante la permission de se retirer, sur un signe que je lui fis, elle se leva en effet, se dirigea d’un pas rapide vers l’escalier qui menait à sa chambre, suivie aussitôt par Madame de Bazimont, laquelle, au départir, me lança un regard qui voulait dire clairement : « Ne vous inquiétez pas ! Cela n’est rien ! »
— Que se passe-t-il donc ? me dit Nicolas en m’envisageant avec un désarroi qui me fit peine.
— Rien qui ne soit de très bon augure pour toi, mon cher Nicolas !
— Du diantre si j’entends goutte à son comportement ! dit Nicolas, toujours fort angoissé. Elle pleure ! Elle me fuit !
— Nicolas, dis-je, elle ne te fuit pas ! Elle fuit, point.
— Et pourquoi me fuit-elle et en larmes, par-dessus le marché ?
— Elle pleure parce qu’elle est heureuse. Elle fuit pour ne pas te montrer ses larmes, et aussi, se peut, par crainte que lesdites larmes ne gâchent son pimplochement !
— Dieu bon ! dit Nicolas, qui penserait à son pimplochement dans un moment pareil ?
— Mais une femme précisément. Et n’est-ce pas nous qui exigeons qu’elles soient belles en toutes occasions ?
Je ne sais pas, à y penser plus outre, si cet argument était aussi bon qu’il me le parut alors. En tout cas, il ne fit aucun effet sur Nicolas, lequel me demanda la permission de se lever et, l’ayant reçu, se mit à arpenter la salle à grands pas comme un fol.
— Monsieur le Comte, dit-il en s’arrêtant devant moi, pensez-vous que je puisse aller toquer à la chambre de Mademoiselle de Foliange pour lui demander l’entrant ?
À cela, je me sentis rougir en mon ire.
— Nicolas, dis-je, as-tu perdu le sens ? Aller visiter une demoiselle dans sa chambre sans qu’elle te l’ait demandé ou permis ? Un goujat de cuisine n’agirait pas plus mal ! Nicolas, tu perdrais tout ! elle ne te pardonnerait jamais une conduite aussi indélicate !
— Mais que vais-je donc faire, Monsieur le Comte ?
— Mais rien, voyons ! Attendre !
— Attendre ! dit Nicolas, sa voix s’étouffant dans son gosier. Mais attendre quoi ?
— Attendre le temps qu’il faudra à Madame de Bazimont pour consoler la belle d’être si heureuse.
— Parce qu’il la faut consoler d’être heureuse ! dit Nicolas, comme indigné. Décidément, le cardinal a raison. Les femmes sont de bien étranges animaux !
— Nicolas, encore que ce ne soit pas là une parole très chrétienne, un homme d’Église est excusable de la prononcer, puisqu’il a renoncé au gentil sesso. Mais ce n’est pas ton cas et il te faut donc honorer qui tu aimes.
— Je le sais. C’est tout du même une femme qui a cueilli le fruit défendu.
— Uniquement parce qu’Adam en mourait d’envie sans oser en venir à l’acte. Ève n’a agi que par amour.
— Qu’est cela ? On ne m’a jamais enseigné les choses ainsi !
— Mais à moi non plus. Mais connaissant le grand cœur des femmes, on peut l’imaginer.
— Monsieur le Comte, vous vous gaussez !
— Que non pas ! Tu devrais, au contraire, m’avoir quelque gratitude d’amuser ton attente.
— Mais, Monsieur le Comte, elle est insufférable ! Combien de temps va-t-elle durer encore ?
— Je te l’ai dit déjà. Le temps qu’il faudra à Madame de Bazimont pour apaiser les émeuvements de la belle et le temps qu’il faudra à ladite belle pour se baigner les yeux d’eau fraîche, se recoiffer et se repimplocher.
Là-dessus, les mains derrière le dos, le front baissé, la lèvre amère, Nicolas reprit dans la salle sa marche pendulaire. Puis, s’arrêtant tout soudain, il me dit, comme frappé au cœur d’un nouveau coup :
— Et si le roi ne revenait jamais à La Rochelle, étant las de ce siège interminable ?
— Il l’a promis. Il reviendra. Oses-tu bien en douter ?
— Et s’il oubliait qu’il a promis de me marier avec Mademoiselle de Foliange ?
— Allons ! Le roi n’oublie jamais rien.
À quoi, impatient de ma propre patience, j’ajoutai un peu cruellement :
— Et si par aventure il oublie quoi que ce soit, personne n’a le droit de le lui remettre en la remembrance.
— Ciel ! dit Nicolas. Serait-ce Dieu possible ! Ce serait ma mort !
— De grâce, ne pleure pas, Nicolas ! Je vois Hermès, le messager des dieux, descendre avec une légèreté d’oiseau l’escalier et voler droit sur nous !
— Hermès ? Quel Hermès[58] ? Je ne vois que Perrette !
— Preuve qu’Hermès peut, dans les occasions, se déguiser en soubrette. Perrette, que nous veux-tu ?
— Monsieur le Comte, dit Perrette avec une gracieuse révérence, Madame de Bazimont vous fait dire, ainsi qu’à Monsieur le chevalier de Clérac, de bien vouloir la retrouver en la chambre de Mademoiselle de Foliange.
— Dieu bon ! dit Nicolas, et il devint si pâle que je le pris fortement par le bras de peur qu’il ne chût…
*
* *
Le roi arriva au camp le vingt-quatre avril et, à mon immense soulagement, il n’avait en aucune guise oublié sa promesse de marier Nicolas et Mademoiselle de Foliange dès son retour, et il l’eût fait tout de gob, si l’on n’avait eu quelque peine à trouver une robe qui convînt à la mariée. Et certes, c’eût été chose bien difficile à découvrir dans un camp de soldats, si Madame de Bazimont n’avait offert la sienne, préservée dans les parfums et les aromates de sa plus chère remembrance. Nicolas et moi, nous sourîmes en tapinois quand elle la proposa, l’abondance des formes de la bonne dame faisant un tel contraste avec la sveltesse de Mademoiselle de Foliange. Mais à l’essayage, il apparut que trente ans plus tôt Madame de Bazimont avait peu de chose à envier à la sveltesse de notre garcelette. Il n’y fallut que quelques retouches qui, à mon sentiment, eussent dû prendre deux journées, mais qui en absorbèrent quatre, tant nos dames étaient méticuleuses. Et encore étaient-elles aidées par celles des chambrières qui savaient tirer l’aiguille. Pendant ces préparatifs, le pauvre Nicolas se morfondait dans son coin, découvrant que dès lors qu’il s’agit des préparatifs d’un mariage, le marié avait à peu près l’importance d’un bourdon dans une ruche.
Louis fit bien les choses, invitant à la cérémonie, outre Toiras et le maréchal de Schomberg qui étaient mes intimes et immutables amis, la compagnie de mousquetaires dont Nicolas faisait en principe partie, n’étant que détaché à mon service pour le siège. Il invita aussi le maréchal de Bassompierre et le maréchal accepta de prime mais, au dernier moment, prétextant une soudaine intempérie, il s’excusa. Il se donna ainsi les gants d’accepter tout en refusant. Cela me fit peine, car cela prouvait que, même à distance, les vertugadins diaboliques gardaient sur lui toute leur emprise.
Le mariage se fit, comme il avait été décidé, dans l’église romane intra muros de Surgères. C’est, à mon sentiment, mais je ne suis pas orfèvre en la matière, une église fort curieuse dont le clocher est fait de huit colonnes réunies en faisceau. La messe fut dite par le chanoine Fogacer. Dans l’homélie qu’il prononça, laquelle avait, entre autres mérites, celui d’être courte, il eut l’élégance, après l’éloge de Louis, de louer Madame la duchesse de Rohan d’avoir obtenu du corps de ville rochelais qu’il permit à Mademoiselle de Foliange de saillir hors les murs.
D’un bout à l’autre de la cérémonie, Madame de Bazimont pleura à petits bruits, ce qui m’eût fort étonné, s’agissant d’un événement heureux, si je n’avais su par Perrette qu’elle aimait, à l’ordinaire, assister aux mariages, même s’agissant de personnes qu’elle connaissait peu, ou pas du tout, et que, chaque fois, elle y allait de sa larmelette.
Les deux jeunes époux logèrent dans la chambre qu’occupait Mademoiselle de Foliange pour la raison qu’elle était plus vaste que celle de Nicolas, et mieux aspectée, donnant au midi. Quant à mon écuyer, il fut d’ores en avant tout aussi assidu à assurer auprès de moi ses devoirs de sa charge, quoique avec une certaine lassitude, à tout le moins à ce qu’il me sembla. Il parla aussi beaucoup moins et posa moins de questions, ce qui me parut prouver que le mariage vous change un homme.
J’ai deux raisons de me ramentevoir du trente avril 1628. La première, que nous sûmes par les espions intra muros, ce fut l’élection comme maire de La Rochelle de Jean Guiton, ancien amiral de la ville, homme dur et tenace qui ne baisserait pas facilement pavillon et préférerait sombrer corps et biens plutôt que de traiter.
La deuxième nouvelle prit la forme d’une lettre cachetée de cire que la poste me remit ce même jour. Elle venait de Nantes et m’était expédiée par mes frères, Pierre et Olivier de Siorac. Mais, à l’ouvrir, j’entendis bien qu’ils n’avaient été qu’un relais pour cette missive, car elle s’adressait à moi et non à eux. Pierre, d’évidence (car c’était celui des deux frères qui avait écrit le mot qui accompagnait ladite lettre), me voulut bien préciser que sur l’enveloppe qu’ils avaient reçue non de la poste, mais d’un bateau de commerce anglais qui relâchait dans le port de Nantes (en effet, la France et l’Angleterre ne s’étant pas déclaré la guerre, le négoce continuait comme si de rien n’était entre les deux pays), c’était bien leurs deux noms qui figuraient. Mais à lire cette missive, ils entendirent fort bien que c’était à moi qu’elle était destinée, car elle commençait par « ma chère française alouette », surnom que My Lady Markby avait donné à mon père, et vingt ans plus tard, à moi-même, quand je fus envoyé en mission à Londres par le cardinal. My Lady Markby parlait et écrivait le français à la perfection et c’est seulement par une de ces petites gausseries un peu absurdes qui plaisent tant aux Anglais que, choisissant, en l’occurrence, la syntaxe de sa langue maternelle, elle intervertissait la place de l’adjectif et du nom dans « ma chère française alouette ».
My Lady Markby m’avait été fort précieuse en ma mission londonienne pour ce qu’elle connaissait mieux que personne les happy few qui gouvernaient l’Angleterre. Et elle n’avait été en aucune façon rebelute à me bailler des informations fort utiles sur Buckingham et les ambassadeurs rochelais qui quémandaient l’alliance de l’Angleterre à Londres.
C’était une très haute dame, fort libre en ses propos, comme d’ailleurs dans ses mœurs, et, tout comme les Grands en France, elle avait sa politique propre, n’adhérant en aucune façon à celle du roi Charles, laquelle, de reste, n’était pas celle de Charles, mais de Buckingham. « Steenie » (c’était là le suave surnom amoureux que le roi donnait à son favori et que My Lady Markby répétait avec dérision) faisait, disait-elle, dans l’État tout ce qui lui plaisait, tandis que Charles n’aurait pas osé bouger le petit doigt sans le consulter.
Aimant elle-même chaleureusement les hommes, il n’était pas pour me surprendre qu’elle pût nourrir quelque antipathie pour ceux d’entre eux qui n’éprouvaient pas de tendresse pour le gentil sesso. Mais la vive aversion qu’elle éprouvait pour Buckingham était d’ordre patriotique. Elle répétait souvent à ce sujet la phrase d’un certain Mister Coke M.P. qui avait, en plein Parlement, prononcé sur le favori ce jugement accablant :
« Lord Buckingham est la cause de toutes nos misères, et véritablement, la calamité des calamités. »
Pendant mon séjour à Londres, il ne m’avait pas échappé que My Lady Markby, veuve fort accorte, ou, comme diraient les Anglais, buxom[59], nourrissait pour moi les mêmes sentiments qu’elle avait nourris pour mon père et eût volontiers dévoré de ses petites dents blanches « sa chère française alouette », si la différence d’âge n’avait retenu sa délicatesse. Au lieu de cela, elle devint mon sage mentor, m’expliqua avec beaucoup de clarté la réaction des différentes classes de la société anglaise à l’égard de Buckingham. Dans sa lettre, elle reprenait cette analyse avec plus de clarté encore.
Belle lectrice, qui êtes, comme vous voulez bien me l’écrire, suspendue à mes lèvres, je suis moi, si je puis dire, suspendue à vos yeux et dès que je crois y lire l’ombre d’une fatigue, je m’efforce de retenir votre attention par mes plus tendres soins. C’est pourquoi je ne vais pas vous citer céans en son entièreté la lettre-missive de My Lady Markby, mais tirant pour ainsi dire ma chaire à bras à côté de la vôtre, vous conter au bec à bec, et brièvement, la substantifique moelle de son propos, auquel je trouve et auquel vous trouverez vous-même, je le souhaite, le plus vif intérêt.
Distinguant, comme on le fait d’ordinaire dans la société anglaise, trois classes : la noblesse, la middle class[60] et le populaire, My Lady Markby m’expliquait pourquoi elles étaient toutes les trois hostiles à Buckingham, quoique pour des raisons diverses et à des degrés différents.
Les Grands, sauf les plus opportunistes d’entre eux, regardaient Buckingham de très haut en raison de sa petite noblesse, et se scandalisaient qu’il fût parvenu à la pairie par des moyens douteux, mais ils ne regardaient pas avec antipathie les expéditions contre la France, et d’autant plus qu’elles ne leur coûtaient rien, étant exemptés des taxes et des impôts. Ils les trouvaient bien au rebours de bonne politique : « La rébellion rochelaise, disait le comte de Carlisle, est une fièvre, et sans cette fièvre, la France serait trop vigoureuse et intimiderait ses voisins. »
La position de la middle class, on l’a vu, si vigoureusement exprimée dans le Parlement par Mister Coke, était, elle, radicalement hostile : elle ne pouvait en effet souffrir que Buckingham, pour financer ses expéditions aventureuses contre la France, eût osé lever de nouvelles taxes de son cru, en violation impudente des lois, et au mépris des droits du Parlement.
Quant au populaire, il était à la fois pressuré par les impôts et « pressé » : j’entends dire, par là, recruté de force et arraché à son métier et à sa famille pour servir comme soldat ou marin. En outre, qui parmi eux pouvait ignorer qu’au moment de l’expédition contre l’île de Ré le salon du navire amiral était décoré par un grand tableau représentant Anne d’Autriche : Buckingham ne faisait donc la guerre au roi de France que pour se revancher d’avoir été éloigné par lui de cette « damnée Française, papiste par surcroît ». Et que penser enfin du magnifique bracelet de diamants que Charles Ier avait offert à Buckingham pour le consoler d’avoir subi dans l’île de Ré un échec si humiliant pour l’Angleterre et si coûteux en vies anglaises ? « C’était bien là le scandale ! disait-on dans ce milieu : les diamants pour lui, et les tombes pour nous ! »
My Lady Markby m’expliquait ensuite dans sa lettre, avec sa coutumière vigueur, comment il s’était fait que l’alliance anglaise avec La Rochelle avait demandé, pour être conclue, tant de temps et un si âpre bargoin.
« Ce qui suit, ma chère française alouette, écrivait My Lady Markby, est si choquant que j’eus peine à le croire moi-même quand on me l’apprit. Pour assurer que les Rochelais leur voudraient foi garder, nos négociateurs (mais je suis bien certaine que c’est Buckingham qui eut cette idée infâme et j’ai quasiment honte de l’exprimer) exigèrent, dis-je, que les Rochelais leur donnassent comme otages, retirés aussitôt en Angleterre, un certain nombre d’enfants rochelais choisis parmi les meilleures familles de la ville…
« Ma chère française alouette, ne trouvez-vous pas que c’est là une de ces histoires d’ogre, comme on n’en lit que dans les contes ? Les Rochelais, horrifiés, refusèrent tout à plat cette indigne demande.
« La deuxième exigence de nos bons matous ne leur plut pas davantage : ils osaient demander que La Rochelle, en cas de nécessité – mais qui déciderait de cette nécessité-là ? –, permettrait aux armées et escadres anglaises de se réfugier dans son port. Mais qui déciderait quand cette armée départirait de La Rochelle ? se demandèrent les Rochelais. Était-ce vraiment un bon bargoin que de remplacer une vassalité par une autre ?
« Les Rochelais non seulement refusèrent cette seconde exigence, mais insistèrent tout le rebours pour qu’il soit spécifié dans le traité avec l’Angleterre qu’ils voulaient demeurer “sous leur vrai et légitime maître”, ne voulant faire aucun préjudice à la fidélité et sujétion qu’ils devaient au roi de France, lequel était “un prince excellent, dont les procédures étaient empreintes d’une très rare sincérité”.
« Cette exigence, ma chère française alouette (en vous demandant pardon de vous féminiser, alors que vous êtes si légitimement fier de vos vertus viriles), déplut fort aux négociateurs anglais, qui en conclurent que les négociateurs rochelais avaient encore les fleurs de lys imprimées très fortement dans leur cœur et qu’on ne pourrait pas faire de La Rochelle ce qu’on avait si délicieusement fait de Calais en des temps, hélas, révolus : un apanage anglais sur les côtes de France.
« Du coup, nos bons Anglais réduisirent l’aide promise à des vivres qu’une flotte anglaise apporterait aux Rochelais en forçant le blocus royal, à savoir des blés, des biscuits, du bœuf, du porc salé, du fromage et même de la bière. Il me paraît étrange, je le dis en passant, d’apporter de la bière à des gens qui ont de si bons vins…
« C’est en janvier que Charles promit cette assistance, et il annonça en même temps que ces secours arriveraient à La Rochelle six semaines plus tard, c’est-à-dire à la mi-février. Las ! Ma française alouette ! Nous sommes fin avril et vous n’avez pas encore vu les voiles anglaises se profiler à l’horizon. Que si vous me demandez la cause de ce retardement, je vous répondrai simplement ceci[61]. Nous autres Anglais, nous avons une grande qualité : nous sommes tenaces. Et nous avons aussi un grand défaut : nous sommes lents. Et comme par malheur ce défaut-ci découle de cette qualité-là, nous ne le corrigerons jamais. En effet, nous sommes toujours si assurés d’accomplir ce que nous avons décidé que nous ne nous pressons jamais de le faire.
« Ma chère française alouette, je vous envoie au départir un bon million de baisers, de prime parce que je vous aime fort, et aussi parce que je n’en ai pas l’usage ici, tant je suis lasse et dégoûtée du train dont vont les choses en ce malheureux pays.
Lady Markby »