CHAPITRE PREMIER
Lecteur, je me propose dans ce onzième tome de mes Mémoires de décrire la vie qui fut la mienne pendant le siège de La Rochelle – siège qui fut, avec celui de Breda, le plus long et le plus fameux de la première moitié de ce siècle.
L’enjeu était, comme disait Richelieu, importantissime. Les protestants, ou, comme on disait alors, les huguenots, avaient fini par former un État dans l’État, et braver le pouvoir du roi de France par de continuelles rébellions.
Or La Rochelle, citadelle de la puissance huguenote en ce royaume, était réputée invincible pour la raison qu’étant puissamment fortifiée côté terre, elle s’ouvrait largement sur l’océan et pouvait être par conséquent envitaillée, et par sa propre flotte, et par celle de ses alliés – de prime paradoxalement par la très catholique Espagne, laquelle cependant promit beaucoup et ne fit rien, et ensuite par la protestante Angleterre, qui, elle, intervint à trois reprises dans la guerre entre Louis XIII et sa ville mutinée.
Toutefois pendant longtemps, les sympathies anglaises étaient demeurées inactives, et ne sortirent en fait de leur passivité que par un événement apparemment infime dans l’histoire du monde : un baiser volé dans un jardin, la nuit.
Et par qui, et à qui, c’est ce que je vais dire au lecteur ou plutôt lui redire, ayant déjà décrit l’affaire dans le précédent tome de mes Mémoires.
En 1625, année au cours de laquelle le prince de Galles devint Charles Ier d’Angleterre, son favori, Lord Buckingham, se rendit à Paris, pour demander pour son maître la main de la princesse Henriette-Marie, sœur de Louis XIII. Il l’obtint, mais sur le chemin du retour, à la nuitée, dans un jardin d’Amiens, il fit à la reine de France une cour si expéditive qu’elle n’échappa de ses bras qu’en appelant à l’aide. Le scandale fut immense, et Louis XIII fit défense à l’insolent de jamais remettre le pied sur le sol de France.
Combien que cette interdiction fut fort méritée, Buckingham ne la put souffrir, et pour se revancher d’être à jamais banni des délices qu’il goûtait à Paris, étant fort avant dans les amitiés des vertugadins diaboliques, il envahit sans crier gare l’île de Ré, l’occupa, y fut aidé et envitaillé par les Rochelais, mais ne pouvant venir à bout de la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, où Toiras avec ses troupes s’était enfermé, et attaqué en outre par l’armée de renfort commandée par Schomberg, fut chassé de sa conquête et perdit dans le réembarquement la moitié de ses forces.
Quant à moi, après les fatigues et les famines de l’interminable siège, lesquelles j’avais endurées avec Toiras et ses soldats en la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, je n’aspirais qu’à me rebiscouler dans les joies domestiques de mon domaine d’Orbieu, « qui m’est une province et beaucoup davantage ».
Hélas ! je ne le pus. Et, à vrai dire, je n’osais même pas quérir de Louis XIII mon congé, car les envahisseurs une fois départis de l’île, la guerre n’était pas pour autant terminée. Alors même que les Anglais foulaient encore notre sol, les Rochelais, le dix septembre 1627, nous avaient déclaré la guerre après un étrange et interminable face à face, eux derrière leurs murailles, et nous devant, sans qu’une seule mousquetade fût tirée d’un côté ou de l’autre.
« Qu’est cela ? disaient les Anglais, ce n’est ni la guerre ni la paix. » Et ils disaient vrai, tant était grand des deux parts le rechignement à se replonger dans les horreurs d’une guerre civile.
Le souvenir à jamais présent d’un demi-siècle de persécutions avait rendu nos pauvres huguenots excessivement ombrageux. Dans la moindre parole, sous la moindre apparence, ils sentaient poindre des menaces. Bien que l’édit de Nantes leur eût apporté des franchises et des privilèges tels et si grands qu’ils formaient comme un État dans l’État, ils demeuraient encore insatisfaits, agités, inquiets, suspicionneux. Pis même, ils violaient eux-mêmes les clauses de cet édit qui n’avait pour objet que de les protéger, n’hésitant pas à chasser du Béarn les prêtres catholiques, prenant des villes ou des îles au roi, arraisonnant ses bateaux dans le pertuis breton, ou même massacrant par surprise la garnison royale, comme à Nègrepelisse, petite ville qui, par Condé, fut non moins cruellement châtiée.
Il est constant que les Rochelais ne voulaient pas tous la guerre. Y étaient opposés les magistrats par souci de l’ordre et des édits, les bourgeois bien garnis, parce qu’ils ne voulaient rien changer à leur tranquille vie, et les négociants, parce qu’ils craignaient pour les franchises accordées à leur négoce et, surtout, les armateurs parce qu’ils redoutaient la perte de leurs navires.
Cependant, les pasteurs, y compris le plus influent de tous, le pasteur Salbert, penchaient pour le combat pour la raison que, possédant une vérité absolue – comme, de reste, les catholiques du parti dévot –, ils acceptaient la violence pour la faire triompher. Le petit peuple, influencé par leurs prêches véhéments et aussi par la présence de la duchesse douairière de Rohan dans leurs murs, inclinait, lui aussi, à donner la parole aux canons, n’ayant de reste rien à perdre, hors la vie, que dans son intrépide foi il tenait pour rien.
Quant aux Rohan – la duchesse douairière, le duc régnant et le cadet (« l’infernal Soubise », comme disait Richelieu) – ils caressaient le rêve de se tailler dans le royaume de France une principauté indépendante qui, englobant La Rochelle, les îles et le Languedoc, eût vécu sous leur sceptre.
Parce que la reine-mère et la reine régnante étaient pro-espagnoles et ultramontaines et parce qu’en France le parti dévot, renaissant tel un phénix des cendres de la soi-disant Sainte Ligue, désirait sans trop oser le dire encore l’éradication de l’hérésie, les huguenots redoutaient qu’une nouvelle persécution s’abattît sur eux derechef.
Ils oubliaient que le roi ne se laissait en aucune manière gouverner par les reines ; qu’il était, quoique pieux, hostile au pouvoir absolu que le pape revendiquait sur le temporel ; qu’il n’aimait rien tant, dans les occasions, que rabattre l’arrogance ou l’avarice de ses évêques ; qu’il n’avait pas hésité à combattre et à mettre à la fuite les soldats pontificaux dans la Valteline ; et qu’enfin il avait, à maintes reprises, affirmé qu’il ne toucherait jamais à la liberté de conscience et de culte de ses sujets protestants.
Chose étrange, et qui montre bien l’indéchiffrable logique des passions humaines, dans le même temps que les huguenots de La Rochelle se rebellaient contre Louis, ils ne cessaient pas pour autant de l’aimer. Barguignant avec les Anglais qui eussent voulu que leur aide à La Rochelle comportât, pour eux, quelques avantages en bonnes terres françaises, ils protestaient de ne vouloir faire « aucun préjudice à la fidélité et à la sujétion qu’ils devaient au roi de France », lequel, d’ailleurs, ils estimaient fort, le tenant pour « un prince excellent, dont les procédures étaient empreintes d’une très rare sincérité ».
Mieux même, ayant ouï qu’un de leurs boulets, pendant le siège de leur ville, était tombé à quatre pas de Louis et l’avait éclaboussé de poussière, ils firent des prières publiques pour que le Seigneur, d’ores en avant, le tînt en Sa Sainte Garde. En somme, ils le bombardaient, mais n’eussent pas voulu qu’il mourût. Bien que rien d’extravagant ni d’illogique puisse à l’ordinaire émouvoir les Anglais, ces oraisons pour la sauvegarde du roi de France les laissèrent béants. Ils en conclurent, non sans chagrin, que les Rochelais « avaient les fleurs de lys très avant empreintes dans le cœur ».
Les Anglais eurent d’autres raisons de se chagriner de cet attachement séculaire. Le siège se prolongeant, la famine tuait tant de monde qu’un Rochelais conçut l’idée de saillir à la dérobée des murailles et, passant au travers des lignes ennemies, d’atteindre le petit bourg d’Aytré où Louis avait son logis et, là, de lui donner dans le cœur de son couteau.
L’homme s’ouvrit de ce plan au maire Guiton, lequel, dès la première heure, artisan encharné de la guerre, demeurait, malgré les pertes effroyables que subissait sa ville, partisan résolu du combat à outrance contre le pouvoir royal.
Guiton n’écouta pas pour autant avec faveur le projet meurtrier du quidam. Consciencieux huguenot, il s’en tenait à la lettre du Décalogue : Tuer était péché mortel. Et, quant à lui, il n’avait pas assez de lumières pour décider, seul, s’il fallait en ce prédicament passer outre à la Loi divine. Il requit donc, là-dessus, le sentiment du pasteur Salbert, lequel, comme lui, avait poussé prou à la guerre et, comme lui, ne souffrait pas qu’on parlât de capitulation. Malgré cela, le pasteur Salbert, dès les premiers mots, s’opposa avec véhémence au projet meurtrier :
— C’est là, dit-il, un moyen très injuste et très odieux, et là n’était pas la voie que le Seigneur voudra prendre pour délivrer La Rochelle.
Quand, la paix revenue, j’appris cette histoire, elle me donna beaucoup d’estime pour ces calvinistes, infiniment plus fidèles à la parole de Dieu que les fanatiques de la Sainte Ligue qui n’eurent, eux, ni scrupule ni vergogne à se défaire par le couteau d’Henri III et d’Henri IV. Mais, sans remonter si loin, que penser de ces comploteurs qui, dans l’entourage de Monsieur, des Vendôme et de la reine elle-même, envisageaient avec sérénité d’occire Richelieu et de cloîtrer le roi ?
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* *
Mon premier soin, quand, après notre victoire éclatante de l’île de Ré sur les Anglais, nous rejoignîmes le continent, fut d’acheter pour moi-même et mon écuyer Nicolas de Clérac deux chevaux. Les nôtres avaient été, avec deux bonnes centaines d’autres, impiteusement tués et mangés pendant le siège de la citadelle.
Dans le camp retranché qui encerclait La Rochelle, ne se trouvaient pas seulement des soldats, mais des marchands établis sous de vastes tentes et qui vendaient tout ce que les pécunes peuvent en ce monde acheter, y compris des ribaudes, mais celles-ci très cachées et dans des lieux fort clos, car la police du roi, qui était, comme son maître, vertueuse, condamnait ce commerce. Le prix qu’on me demanda pour deux juments fut si hors de tout usage et raison qu’il fallut un long bargoin pour le faire baisser. Par bonheur pour mes Suisses qui étaient onze en comptant le capitaine Hörner, leurs montures avaient été épargnées pendant le siège pour la seule raison qu’étant suisses, elles n’étaient pas inscrites sur le rôle de la cavalerie française. Ce fut la première et dernière fois de ma vie que la méticulosité paperassière des Intendants me fut bénéfique et m’épargna un grand débours, car les Suisses ayant été loués par moi, il allait sans dire que j’eusse dû les pourvoir aussi en chevaux de remplacement, si on avait mangé les leurs.
J’appelai ma nouvelle jument Accla en souvenir de celle qui avait été sacrifiée dans la citadelle de l’île de Ré, tant est qu’il me paraissait qu’elle vivait encore.
Dès que nous fûmes tous deux décemment montés, je gagnai le bourg d’Aytré, petit bourg au sud de La Rochelle où demeurait le roi, dans le double espoir de le voir et de trouver un toit pour mes Suisses et pour moi.
Ces deux espérances furent déçues. Le roi, à ce que m’apprit Berlinghen, était départi inspecter les troupes installées à Coureille à l’extrémité nord de la baie de La Rochelle et ne reviendrait pas chez lui avant le lendemain. Et la suite du roi était si nombreuse à Aytré qu’il n’était ni maison ni masure qui ne fût en surnombre occupée. « Une épingle n’y trouverait pas sa place », disait Berlinghen, son valet de chambre.
Je résolus alors de pousser plus loin ma quête et c’est ainsi que, prenant un chemin qui allait vers le sud et longeait la mer, je trouvai, à courte distance d’Aytré, un village qui s’appelait Saint-Jean-des-Sables et qui me ravit de prime par son nom, par sa plage et par les vues qu’il donnait sur l’océan. N’y trouvant pas d’auberge, je me rabattis sur un cabaret à l’enseigne de la Pomme d’or. Mais à la vétusté et la pauvreté de la masure où ladite pomme était logée, il me parut qu’elle avait depuis belle heurette perdu de sa dorure.
Le cabaretier, petit homme fluet, terne et apeuré, nous envisagea de prime avec faveur entrer dans son antre, mais ayant aperçu mes Suisses dans la rue par le seul carreau de sa fenêtre qui fut en verre, les autres étant faits de papier huilé pour épargner la dépense, il craignit, en voyant tout ce monde, qu’on ne le robât, courut, claudiquant, quérir dans un recoin une vieille arquebuse, la braqua sur nous sans mot piper, sa frayeur lui gelant le bec.
— Bonhomme ! dis-je, nous sommes honnêtes gens tous, mon écuyer, moi-même et mon escorte et nous ne voulons pas te prendre clicailles, mais t’en donner. Remise donc où tu l’as prise cette vieillotte arquebuse dont la mèche n’est même pas allumée et baille-nous un flacon du bon vin d’Aunis.
Là-dessus, imité avec un temps de retard respectueux par Nicolas, je pris place sur un tabouret, et jetai un sol sur la table. Le bonhomme n’en crut pas ses yeux de ce trésor, ramassa prestement la pièce et, sans quitter pour autant son arquebuse, appela son épouse, à ce que je suppose, pour nous surveiller et, cela fait, il disparut par une trappe comme un diable.
S’avança alors vers nous, en se dandinant, une maritorne qui était grosse comme deux fois son mari, les bras repliés sous son parpal comme pour le soutenir. Elle nous envisagea un assez long moment de ses petits yeux noirs, durs et brillants. À la fin, parlant un français baragouiné de la parladure d’Aunis, elle demanda à Nicolas qui était « le moussu ». C’était là un mot d’oc que bien j’entendis, et mieux encore Nicolas, qui parlait d’oc, mais point tout à fait le même que celui d’Aunis.
— Le moussu, dit Nicolas, est le comte d’Orbieu, conseiller du roi.
Là-dessus, la maritorne, s’ébranlant non sans lourdeur, nous apporta deux gobelets couverts de poussière, les posa sur la table et, sans piper mot ni miette, nous laissa seuls.
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, puis-je quérir de vous la permission d’aller laver ces deux gobelets à la fontaine sur la place ?
— La grand merci à toi, Nicolas, et veux-tu dire de grâce à Hörner que je vais lui faire incontinent porter quatre flacons de vin pour lui-même et ses hommes, la salle étant trop petite pour les accueillir tous.
Nicolas départi, je vis la tête du cabaretier saillir de la trappe puis son torse, puis ses mains, l’une embarrassée par un flacon de vin, l’autre par son arquebuse. Là-dessus, sa femme revint, lui prit impérieusement l’arme des mains, la remit en place, déboucha le flacon et ne parut aucunement surprise de voir entrer Nicolas, ses deux gobelets propres à la main. Se peut, m’apensai-je, que ce soit céans la coutume de laisser la pratique laver de soi la vaisselle, si du moins elle le juge opportun.
Je commandai alors à la maritorne quatre autres flacons pour mes Suisses et posai trois sols sur la table. Mais la commère, incontinent, m’en réclama quatre. Preuve qu’elle était vive à se mettre à mon prix, au lieu de demeurer au sien. Et preuve aussi qu’elle sentait bien que mes largesses, si je puis dire, n’étaient pas gratuites et sous-entendaient une ou plusieurs questions.
J’ajoutai un sol à ma première obole, et la maritorne rafla le tout de sa main dodue avant que son mari ait eu le temps de dire ouf. Puis, sur un ordre fort sec qu’elle lui donna en sa parladure, il disparut par la trappe, ce qui, je suppose, était, au propre comme au figuré, son lot quotidien.
La maritorne attendit que le pauvret, ressortant de la cave, eût porté les flacons à mes Suisses, et dès qu’il fut hors, elle s’assit sans façon à notre table et, s’adressant à Nicolas, elle lui demanda en oc ce que voulait le moussu. Question que je n’entendis que par la réponse que fit Nicolas.
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, désire louer à Saint-Jean-des-Sables une grande maison pour loger soi et les Suisses.
Phrase qu’il articula en français de prime, la traduisant ensuite en oc. Truchement qui fut le bienvenu et qui continua jusqu’à la fin de l’entretien.
Ayant appris à la parfin ce que je voulais d’elle, la maritorne, avec des « Aïma ! Aïma ! » à l’infini, se plaignit de prime de ses jambes, lesquelles, étant grosses et gonflées, la doulaient fort. Raison pour laquelle, sauf mon respect, elle était assise à ma table.
Elle fit ensuite observer qu’elle et son mari étaient d’honnêtes gens, connus comme tels à Saint-Jean-des-Sables, et fort serviables à tout un chacun, y compris, dans les occasions, à des étrangers comme nous. Mais d’un autre côté, elle se trouvait fort démunie et elle désirait, si elle me disait ce que je voulais savoir, que je lui graissasse quelque peu le poignet. Nicolas parut fort indigné par cette rapacité, alors même que la maritorne avait déjà abusé de ma libéralité en haussant démesurément le prix de son vin. Quant à moi, j’envisageai la maritorne d’un air sévère et judiciaire, craignant qu’elle ne voulût aussitôt augmenter le niveau du graissage, dès lors que je lui aurais fait une offre.
— Ma commère, dis-je d’un ton bref, net et sans réplique, je te baillerai cinq sols pour te déclore le bec et pas un sol de plus.
— Cela me va, Moussu, dit-elle, l’œil brillant et la voix gourmande.
Je pris cinq sols dans mon bourseron, les mis sur la table et posai ma main dessus.
— Parle, ma commère, dis-je, parle, cornedebœuf ! Et ne me dis que le vrai ! Sans cela, mes Suisses et moi, nous reviendrons céans ce soir pour te rôtir les pieds et piller tes flacons.
— Moussu, dit-elle, nous sommes de fort honnêtes gens et ne disons jamais que le vrai ! Le plus biau mes de Saint-Jean-des-Sables est à la marquise de Brézolles, mais je crains que Votre Seigneurie n’y puisse loger, car la marquise est fort incommodée des canonnades qu’elle oit le jour et elle craint si fort les déserteurs et les pillards la nuit qu’elle a décidé de faire ses bagues et de départir pour Nantes où elle a un ben biau mes aussi, et en ville, à ce que j’ai ouï.
Ayant dit, la maritorne s’accoisa et à peine ôtai-je ma main de dessus les cinq sols, qu’elle les rafla. Nous la quittâmes alors sans tant languir en civilités et voyant dans un coin le fluet compagnon de ses jours, je m’apensai, à voir sa dolente face, que sa femme avait tiré de ma visite neuf sols, et lui, un seul. Encore n’était-il pas sûr qu’elle ne lui ferait pas dégorger sa maigre part après notre département.
Le biau mes – et par mes en oc, il faut entendre maison – était en fait un plaisant château Henri IV en belles pierres de taille avec des parements de briques autour des portes et des fenêtres. À la dextre de la grille pendait une cloche, laquelle, sur un œil que je lui jetai, Nicolas sonna plus d’une minute sans aucune sorte de succès. Je décidai alors de franchir à la franquette la grille, mais avec le seul Nicolas, laissant hors Hörner et ses Suisses, pour ce que je craignais que la dame de céans ne vît en nous une horde de pillards avides de tout forcer, meubles et filles.
Nos juments marchant au pas, nous atteignîmes le perron et là, tout soudain, se dressa devant nous une sorte de maggiordomo portant épée, mais si chenu et chancelant qu’il avait peine à se porter lui-même. Je lui dis qui j’étais et soit qu’il fut sourd, soit qu’il eût quelque mal à fixer son attention, il ne m’écouta guère. Mais en revanche, il m’envisagea des pieds à la tête avec le plus grand soin.
Or, pour quérir audience de Sa Majesté à Aytré, j’avais revêtu ma plus belle vêture et le maggiordomo ne trouva sûrement rien à redire, ni au panache bicolore de mon chapeau, ni à la collerette en dentelle de Venise haut relevée derrière ma nuque, ni à mon pourpoint de satin bleu pâle orné de perles, ni à la poignée ouvragée de mon épée, ni à mes hautes bottes du cuir le plus fin, et moins encore à la grande croix d’or de l’Ordre du Saint-Esprit qu’à cette occasion je portais pour faire honneur à celui qui me l’avait conférée.
— Messieurs, dit le maggiordomo d’une voix assez chevrotante, plaise à vous de démonter et de me suivre.
Un laquais surgit alors qui prit soin de nos montures. Il était vêtu d’une livrée neuve aux couleurs, à ce que j’augurais, de la marquise de Brézolles. Je dis « neuve », car c’est justement le neuf qui me frappa et me fit bon effet, me donnant l’assurance que cette maison-là ne respirait pas la chicheté de la riche Madame de Candisse, laquelle, comme j’ai déjà conté dans le précédent tome de ces Mémoires, m’avait reçu à La Flèche à la fois si mal et si bien.
Et en effet, le salon où nous conduisit le maggiordomo venait d’être redécoré en bleu pâle avec de nouvelles chaires à bras et un tapis persan fort grand et fort beau, le tout témoignant à la fois d’un goût sûr et d’une bourse bien garnie qui, au rebours de celle de Madame de Candisse, s’autorisait parfois à se dégarnir.
Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit et une sorte d’intendante pénétra dans la pièce. Je dis « Intendante » pour ce que sa vêture tenait le milieu entre le cotillon et le vertugadin : ce qui paraissait indiquer que, sans être noble, elle était assez élevée dans la hiérarchie domestique pour se hausser au-dessus du cotillon, mais non toutefois jusqu’au vertugadin.
En outre, bien qu’assez chenue elle aussi, son œil était vif et fureteur et comme il apparut vite, elle jouait fort bien du plat de la langue.
— Monsieur, dit-elle, après une révérence des plus polies, Madame la marquise de Brézolles qui vous a admis céans sur le rapport du maggiordomo voudrait néanmoins savoir plus précisément vos noms et vos qualités.
Je lui récitai les miens, ajoutant que mon écuyer Nicolas, qu’elle envisageait avec quelque douceur, se nommait Clérac, frère puîné de Monsieur de Clérac, lequel était capitaine aux mousquetaires du roi, compagnie à laquelle mon écuyer était promis, lorsqu’il aurait atteint l’âge d’y entrer.
— Monsieur le Comte, dit Nicolas dès que l’intendante nous eut quittés, si la dame de céans est aussi chenue que son maggiordomo et que son Intendante, le séjour céans sera, se peut, un peu triste.
Ce « se peut un peu » n’était pas fortuit, Nicolas aimant à la fureur, comme du reste le chevalier de La Surie, les giochi di parole[1].
— Peu me chaut, Nicolas, puisqu’ayant fait ses bagues la marquise est sur son département.
— Se peut qu’elle change d’avis en vous voyant, Monsieur le Comte.
— Ou en te voyant, Nicolas. Se peut aussi que je sois soulagé de te voir partir chez les mousquetaires du roi, tant ta belle et fraîche face me porte ombrage auprès des dames.
— Monsieur le Comte, sauf votre respect, n’est-ce pas plutôt vous qui me faites de l’ombre, comme il est apparu pendant le siège de Saint-Martin, quand Marie-Thérèse, n’arrivant pas à choisir entre le maître et le serviteur, s’est reclose en sa chasteté ?
— Nenni, nenni, la pauvrette s’est reclose en son inanition, et quant à nous, comment eussions-nous pu aspirer à ses faveurs, la faim et la soif nous ayant sinon tués, du moins atténués ?
Ce « tués » et « atténués » fit sourire d’aise Nicolas et il allait continuer ces gentillesses, quand l’huis s’ouvrit, et précédée par son maggiordomo, la marquise de Brézolles apparut, son vertugadin étant si large qu’elle dut de ses deux mains le soulever, tout en se mettant de biais pour franchir la porte.
Je m’avançai alors vers elle en faisant à chaque pas une révérence, le panache de mon chapeau effleurant le tapis persan, tandis que Nicolas, à ma dextre, mais une demi-toise en arrière, je ne dirais pas copiait ses postures sur les miennes, car justement il s’appliquait sur mon ordre à les exécuter en même temps que moi, dans un ballet bien réglé.
Belle lectrice, sans vouloir paraître me paonner à vos yeux de mes talents, surtout quand ils sont mineurs, je ne voudrais pas que vous pensiez qu’il est facile de faire une belle révérence. Il y faut d’abord de la grâce et certes elle est plus facile aux dames qu’aux gentilshommes pour la raison que lorsqu’elles plongent, le vertugadin, s’évasant joliment autour d’elles comme les corolles d’une fleur, peut masquer, s’il est nécessaire, le mouvement maladroit des jambes. Néanmoins, même chez les dames, il demande aussi un apprentissage et surtout un bon aplomb, car elle deviendrait la risée de toute la Cour si, une fois déployée à terre, elle ne pouvait plus se relever.
J’oserais ajouter qu’il y a mille différences dans les révérences, et qu’aucune, en conséquence, ne ressemble à une autre. On peut, avec tout le respect du monde, saluer un duc et un prince sans introduire dans ce salut la moindre expression d’estime et de soumission. C’est de cette façon que je salue Monsieur[2], depuis qu’il a tâché de me faire assassiner. Au rebours, lorsque je me génuflexe devant le roi ou le cardinal, j’y mets toute l’affection, je dirais même l’amour, que j’éprouve pour eux. Je salue Madame la duchesse de Chevreuse – que le roi appelle non sans raison « le diable » – avec une extrême froideur et elle me rend mon salut avec la plus visible détestation. En revanche, je salue son époux, Monsieur le duc de Chevreuse, en toute bonne affection pour ce qu’il est d’un bon naturel et aussi parce qu’il est mon demi-frère. Affection qu’il me rend, de reste, et qu’il me témoigne en répondant à mon salut par une forte brassée.
Par malheur, le duc de Chevreuse ne détient pas la moindre parcelle d’influence et d’autorité sur la duchesse et ne peut ni réprimer ni même refréner ses amours, ses machiavéliques intrigues et ses criminels projets contre le roi.
Quand, au terme de mon troisième salut, je fus parvenu à un pas de la marquise de Brézolles, je me redressai et elle leva avec grâce son bras, de façon à mettre sa main à portée de mes lèvres, non sans m’adresser un sourire d’une extrême douceur. Ce qui m’amena à appuyer mes lèvres sur ses doigts un peu plus longtemps que les manuels de galanterie ne le recommandent, du moins en une première encontre. Mais cela passa fort bien, et nous ayant priés de prendre place, la marquise fit à Nicolas un signe de tête des plus gracieux, mais sans toutefois lui offrir sa main.
Dès qu’à la prière de Madame de Brézolles nous fumes assis en face d’elle, le silence céda la place à un petit bruit courtois de paroles inutiles, tandis que nous nous envisagions de part et d’autre avec la plus chattemite discrétion. Et comme j’observais à certains signes que ni moi-même ni Nicolas ne déplaisions à la dame, je passai des propos futiles aux compliments et louai Madame de Brézolles pour la beauté de son château, l’agrément de son parc, le bon goût de son petit salon et, très à la prudence, une patte à l’avant et l’autre déjà sur le recul, je la complimentai enfin sur les grâces de sa personne.
Elle rosit à ces enchériments, mais entendant bien à la parfin qu’elle ne pouvait plus longtemps demeurer coite sans se rebéquer contre ces amabilités qui glissaient peu à peu à la galanterie, elle dressa gracieusement contre moi une paume défensive et dit, non sans pointe ni finesse :
— Comte, vous vivez à la Cour où les dames exigent qu’à l’abord et au départir, les gentilshommes les couvrent d’hyperboles, mais je ne saurais, quant à moi, nourrir ces exigences. Je suis veuve, je n’ai pas d’enfant, je vis seulette dans le plat pays et je vois peu de monde. Et combien qu’on me reconnaisse à l’ordinaire quelques bonnes qualités, vous ne sauriez rien en dire, puisque vous ne les connaissez pas. Aussi, je vous supplie de me parler à la franche marguerite et de me dire sans détour ce que vous désirez de moi.
C’était là une sorte de petite rebuffade, mais point tout à fait cependant, car ce qu’elle avait dit, soit à dessein, soit à dessein confus, touchant ses bonnes qualités qui m’étaient encore déconnues, laissait entendre qu’elle aimerait assez que je les connusse davantage, ce qui ne pouvait se faire sans demeurer en ses alentours et prendre habitude à elle.
Encouragé par cet « encore », j’exposai alors ma requête d’un cœur plus léger. Ayant été assiégés, mes hommes et moi, dans la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, nous n’avions rejoint le continent que le siège levé, c’est-à-dire au moment où l’armée du roi avait déjà établi ses cantonnements, tant pour ses hommes que pour ses officiers. Nous n’avions donc trouvé nulle part où nous loger. Et apprenant que la marquise de Brézolles comptait faire ses bagues pour départir pour Nantes, je m’étais apensé qu’elle trouverait peut-être opportun que je lui loue sa demeure pour la durée de son absence. Ce qui aurait pour avantage, d’abord, de nous loger, ensuite de remparer le château d’une garnison qui empêcherait les picoreurs de le mettre à sac en son absence.
À cela, Madame de Brézolles de prime ne répondit rien, m’envisageant songeusement, comme si elle pesait dans de fines balances mes mérites évidents et mes possibles démérites.
— Comte, dit-elle à la parfin, me permettez-vous de vous poser questions ?
— Madame, dis-je, je suis à vos ordres entièrement dévoué.
— Quels sont les hommes que vous avez avec vous ? Des soldats ?
— Nullement, Madame, ce sont des Suisses dont je loue les services, qui me servent de longue date, et sont bonnes et honnêtes gens, propres, vaillants, disciplinés. Tant est qu’ils n’hésitent pas, en mon domaine d’Orbieu, à mettre la main, s’il le faut, aux travaux des champs.
— Comte, puis-je les voir ?
— Assurément, Madame. Nicolas, veux-tu bien rassembler nos Suisses devant le perron ?
— Cela sera fait dans la minute, Monsieur le Comte, dit Nicolas qui départit comme carreau d’arbalète après un salut et une révérence à Madame de Brézolles, tous deux prestement et gracieusement exécutés.
L’huis fermé sur lui, Madame de Brézolles se tourna vers moi et dit avec un sourire :
— Vous avez là, Comte, un bien joli écuyer.
Remarque qui, de prime, me mordit le cœur de jalousie et ensuite m’inquiéta, car le monde juge assez souvent des mœurs d’un gentilhomme par la beauté de son écuyer.
Je laissai alors percer quelque humeur de ce soupçon et je dis d’un ton brusque et franc :
— Madame, la beauté de Nicolas n’est que la moindre de ses qualités ; cependant, il la trouve de très bon service, étant, comme son maître, un fervent admirateur du gentil sesso.
— Mais je ne le décrois pas, dit Madame de Brézolles en cachant sous un petit rire le soulagement qu’elle éprouvait.
« Comte, enchaîna-t-elle, êtes-vous marié ?
Morbleu ! m’apensai-je, va-t-il me falloir lui conter ma vie entière pour qu’elle consente à me louer sa maison ?
— Nenni, Madame, j’ai eu tous les courages, sauf celui-là.
— Oh ! dit-elle avec un sourire, l’expérience n’est pas si terrifiante ! Quoi qu’on en dise, il est de bons mariages. Pour moi, j’ai eu un excellent mari à qui je ne peux guère reprocher que ne m’avoir pas fait d’enfant. L’avez-vous connu ? poursuivit-elle. Il faisait partie de l’armée de Monsieur de Schomberg qui força les Anglais à se rembarquer après les avoir forcés à lever le siège de la citadelle de Saint-Martin-de-Ré.
— Je l’eusse pu, Madame : j’étais dans la citadelle. Mais à la vérité, nous étions si affaiblis par ce long siège que nous servîmes d’arrière-garde à Monsieur de Schomberg, sans pouvoir faire connaissance avec ses officiers.
— Pour en revenir à Monsieur de Brézolles, reprit-elle, il fut blessé à la cuisse le dernier jour du combat, pansé et transporté aussitôt céans, où sa blessure parut d’autant plus bénigne et curable que le premier soir de son advenue, il voulut bien honorer ma couche, chose qui étonna tout le domestique.
— Mais, Madame, comment le domestique le sut-il ?
— Eh bien, dit-elle en baissant les yeux d’un air embarrassé, Monsieur de Brézolles, dans les moments que je dis, était bruyant assez. Il se peut d’ailleurs qu’il ait agi avec peu de sagesse en se donnant tant de mouvement car sa plaie se rouvrit, son sang coula à flots et quoi qu’on fit pour l’arrêter, on ne le put. Le médecin y perdit son latin.
Le diantre soit du latin ! m’apensai-je. Mon père, à sa place, n’aurait pas employé le latin, mais un garrot qui, pour peu qu’on l’eût bien placé, eût pu arrêter le saignement.
— Il mourut donc, dit Madame de Brézolles, une larme coulant sur sa joue, grosse comme un pois.
Cependant, il n’y en eut qu’une, car après l’avoir essuyée avec un mouchoir de dentelle qu’elle tira de sa manche, elle se leva d’un air tout à plein résolu et me dit :
— Monsieur, vos Suisses doivent se languir au bas de mon perron. Allons les voir !
Tout le temps que nous cheminâmes côte à côte, du petit salon jusqu’au perron, la marquise demeura à mes côtés, close et coite et plaise à toi, lecteur, de me permettre de profiter de ce petit répit pour te décrire la dame.
Sa taille tirait quelque peu sur le petit, mais il n’y paraissait guère car elle n’avait pas les jambes courtes, tout le rebours. Et comme sa taille était fine et son cou long, l’ensemble lui donnait une silhouette svelte et une allure élégante. Toutefois, elle était loin d’être maigrelette. Son décolleté ne montrait pas de salières et ses tétins pommelaient. Ses talons hauts la haussaient encore et pareillement une émerveillable chevelure de bouclettes brunes et drues qui s’élevait comme une grande auréole autour de son visage. Ses yeux étaient mordorés, vifs et fins, son nez légèrement aquilin, ses lèvres bien dessinées tirant sur le charnu, ses dents petites et blanches et son sourire, dès l’abord, vous prenait le cœur, tant il était tendre et gai. Cependant, l’ossature de son visage qui tendait non vers l’ovale, mais vers le carré, son menton bien dessiné, sa démarche résolue, témoignaient assez que sa suavité féminine cohabitait avec une volonté qui n’était ni faible ni vacillante. La belle, je l’eusse juré, gardait en toute occasion les deux pieds sur terre, ne s’en laissait conter par personne et avait l’œil sur ses intérêts. Preuve en était, de reste, la façon circonspecte et inquisitive dont elle avait accueilli ma requête, sans que son entretien cessât pour autant d’être agréable.
Les Suisses de Hörner étaient alignés à la perfection au bas du perron, les chevaux ayant la tête tournée vers nous, et les hommes aussi immobiles que leur permettaient les encensements et les piaffements de leurs montures. Au moment où Hörner salua Madame de Brézolles de son épée, ses hommes, dans un ensemble parfait, la saluèrent de leurs chapeaux, ceux-ci étant remis sur leurs têtes dans le même temps où Hörner rengainait sa lame.
Cette cérémonie était coutumière quand au matin Hörner me présentait ses hommes équipés et montés, mais je lui sus gré de l’avoir improvisée pour notre hôtesse, car elle visait à faire impression sur elle et elle atteignit son but.
Madame de Brézolles répondit par un signe de tête gracieux à ce salut et je vis bien que son regard s’attardait quelque peu avec plaisir sur les membratures carrées de mes bons Suisses. Elle n’en garda pas moins la tête froide et, de retour dans son petit salon, elle me posa sur mon escorte des questions fort pertinentes.
— Comte, dit-elle, j’ai observé que vos Suisses ne portent qu’une épée à la ceinture. Est-ce suffisant ?
— Nenni, Madame, ils ont aussi deux pistolets chacun, mais vous ne les avez pu voir, car ils sont placés dans les fontes de l’arçon. Ils ont aussi deux mousquets chacun.
— Pourquoi deux ?
— Si l’un se détériore, Madame, l’autre le remplace. Mais il se peut faire aussi que dans une position retranchée, on ait intérêt à charger les deux pour augmenter de prime la puissance de feu.
— Pourquoi de prime ?
— Parce que si le combat se poursuit, chacun aura déjà fort à faire à recharger un seul des deux. Mais on peut concevoir aussi qu’une partie de la troupe recharge leurs armes tandis qu’une autre partie décharge les siennes afin d’entretenir une mousquetade à peu près continue.
— Je n’ai pas vu ces mousquets.
— Ils sont dans la charrette que vous avez vue avec toutes sortes de choses utiles à la guerre, y compris des pétards de guerre.
— Pourquoi des pétards de guerre ? À quoi servent-ils ?
— À pétarder l’huis d’un château. On peut aussi les employer contre un escadron de cavaliers pour épouvanter les chevaux et les mettre à la fuite.
— Et pensez-vous, Monsieur, que cette douzaine d’hommes, vous compris, puissent repousser une centaine de pillards qui s’en voudraient prendre à ma maison ?
— Une centaine de pillards, Madame ! Comme vous y allez ! Une centaine de pillards se trantolant quasiment sous le nez de l’armée du roi qui est forte de douze mille[3] hommes ! Soyez bien assurée que tout ce que vous avez à craindre céans, ce ne sera jamais qu’une petite bande de cinq ou six déserteurs. Et ceux-là, s’ils viennent à apparaître, mes Suisses les hacheront menu. Mais de reste, Madame, il n’y aura pas de combat. Le seul bruit à Saint-Jean-des-Sables que vous avez céans une garnison de Suisses écartera les maraudeurs.
Là-dessus, elle m’envisagea songeusement, la face imperscrutable, comme si elle était occupée à mettre en place dedans ses mérangeoises tout ce qu’elle avait appris sur moi, sur mes Suisses et sur le bon usage qu’elle en pourrait faire.
— Comte, dit-elle enfin, il est onze heures et demie. Et je suis accoutumée à prendre à cette heure mon dîner. Voulez-vous le partager avec moi ?
— Rien, Madame, ne pourrait me faire plus plaisir. Peux-je vous demander cependant si Monsieur de Clérac est inclus dans cette invitation ?
— Monsieur de Clérac dînera sans déchoir avec mon Intendant qui est noble et de bon lieu. Et quant à moi, je souhaiterais m’entretenir avec vous au bec à bec.
Il me vint alors à l’esprit quelque galanterie dont à la Cour, de dame à gentilhomme, on se paye, sans que cette fausse monnaie tire vraiment à conséquence, personne, d’une part et d’autre, n’y attachant vraiment de valeur et tous les prodiguant.
Mais je vis bien que Madame de Brézolles était trop songeuse et reclose sur soi pour entrer dans ce futile jeu et je me bornai à de courtois mercis.
Lecteur, la chère fut bonne, le vin excellent et varié, mais l’entretien ne fut fait d’abord que de riens, tant j’étais perdu d’étonnement qu’une location demandât tant de réflexion et me faisais, en outre, un souci à mes ongles ronger à la pensée que je ne savais pas encore où diantre je trouverais, la nuit venant, un gîte pour mes hommes et pour moi.
Le dîner quasi fini, les riens eux-mêmes s’épuisant, nous en vînmes à ne plus rien dire. Mais ce silence se rompit, tant il surprit Madame de Brézolles. Elle sursauta légèrement et m’envisageant œil à œil, comme si enfin elle revenait à moi, elle me dit :
— Monsieur, je suis dans les tourments, ayant scrupule à vous poser questions encore, tant elles me paraissent indiscrètes.
— Posez, Madame ! Posez ! Tant plus indiscrètes elles seront, et tant plus discret je serai moi-même, attentif en mes réponses à tenir la balance égale entre la franchise et la circonspection.
— Monsieur, dit-elle avec un grand soupir et une petite mine contrite, voici donc ce que je voudrais savoir. Vous êtes un gentilhomme de si bonne mine, de si bonnes manières et si plein de prévenances avec le gentil sesso que je ne peux douter, vous voyant si rebelle à la matrimonie, que votre cœur n’ait cependant formé des liens avec une autre dame de la Cour.
Je demeurai sans voix.
— Madame, dis-je, quand je l’eus enfin retrouvée, si je vous entends bien, les liens dont vous parlez ne touchent pas que le cœur.
— Vous m’avez bien entendue, dit Madame de Brézolles en montrant quelque confusion.
— Je vais donc vous bailler, comme promis, une réponse franche et prudente, mais au préalable, permettez-moi de vous dire, Madame, que je n’ai jamais eu de ma vie un confesseur aussi charmant que vous et d’autant plus gracieux qu’il n’est pas habilité à connaître mes péchés et moins encore à les punir.
C’était là une petite rebuffade, mais fort émoussée par la douceur que j’y mis, et dans la voix, et dans le regard. De nouveau, Madame de Brézolles montra quelque confusion, mais sans branler d’un pouce dans sa résolution de poursuivre son enquête. Morbleu ! pensai-je, que voilà une dame qui sait bien ce qu’elle veut et qui passerait fer et feu pour atteindre son but !
— Eh bien, Madame, j’ai eu, en effet, jadis, un attachement pour une grande dame, mais cette dame était étrangère, vivait loin de la Cour, et personne à la Cour n’en a jamais rien su.
— Et pourquoi était-ce donc si important que la Cour n’en sût rien ?
— Parce que le roi, Madame, n’approuve pas les amours hors mariage et moins encore les adultères, surtout à un moment de notre histoire où les hautes dames s’occupent fort de cabales et de complots et mettent l’État en péril.
— Vous voilà donc, Monsieur, dit-elle avec un petit sourire, réduit à vivre comme moine en cellule.
— Nullement, Madame, et pour tout vous dire d’un seul coup et n’en dire pas plus, je suis affectionné à une petite personne, fort dévouée à moi, qui, lorsqu’elle se voudra marier, recevra de ma bourse une dot et un établissement.
— Et êtes-vous fidèle à cette petite personne ?
— Je ne le puis. Madame. Elles sont deux, l’une en Paris et l’autre en ma maison des champs.
— Je suppose, Comte, que cet arrangement vous donne satisfaction.
— Il n’est point mauvais, bien qu’il comporte quand et quand quelques petites difficultés.
— Et le roi ? Et le cardinal ?
— Oh, Madame ! Le roi ne sait même pas ce qu’est une chambrière, et quant au cardinal, il le sait, mais peu lui chaut. Ces petites personnes sont trop petites pour entreprendre contre l’État.
— Du diantre si je sais, dit Madame de Brézolles avec quelque humeur, pourquoi nos gentilshommes aiment tant les chambrières. Mon défunt mari en était raffolé.
— Il y a une réponse à cela, Madame. Une chambrière, de par son état, ne saurait quereller son maître.
— Mais je ne suis pas querelleuse, dit Madame de Brézolles avec vivacité, pour peu qu’on fasse ce que je veux…
Ne sachant que répondre à cet aveu si franc (et si peu surprenant), j’envisageai le fond de ma tasse, et y découvrant un reste de tisane, je le bus et, posant ma tasse qui était de porcelaine et joliment décorée, je formulai enfin la question qui depuis une heure me brûlait les lèvres :
— Eh bien, Madame, que faisons-nous enfin pour cette location ?
— Moi, Comte, dit-elle comme indignée, louer ma maison à un gentilhomme de votre qualité ! À Dieu ne plaise ! Vous serez mon hôte. À charge seulement pour vous de nourrir vos Suisses et vos chevaux. J’ai de beaux communs où vos Suisses seront fort bien gîtés, et pourront faire leur cuisine sans déranger personne. Vous-même et Monsieur de Clérac vous logerez au château et je serai ravi de vous avoir là.
— Madame, dis-je, dois-je entendre que vous ne départez plus pour Nantes ?
— Je n’en vois plus la nécessité, maintenant que je suis, grâce à vous, si bien remparée. À moins, Monsieur, reprit-elle avec un sourire des plus mutins, que ma présence vous gêne…
— Oh Madame ! dis-je en me mettant à ses genoux, et en déposant sur la main qu’elle me tendait un baiser chaleureux.
Je crains à la vérité qu’il ne fut plus long qu’il n’aurait dû être pour lui témoigner ma gratitude, mais d’un autre côté, elle ne retira pas sa menotte aussi vite qu’elle l’eût dû, tant assurément elle était satisfaite de voir un gentilhomme là où, selon elle, il devrait toujours être : à ses pieds.
*
* *
Dans l’après-dînée, j’allai surveiller avec Nicolas l’installation de mes Suisses dans les communs que Madame de Brézolles leur avait alloués. Puis je fis une sieste longuissime dans une chambrette qu’elle voulut bien m’ouvrir en attendant d’approprier la grande chambre où elle me voulait loger et qui serait, à tous égards, « plus belle et plus commode ».
Je la remerciai de ses soins chaleureux et, me jetant sur le lit de la chambrette, je m’ensommeillai avec l’intention de dormir une petite heure, mais mon corps en décida autrement et je ne saillis de ma torpeur que lorsque Nicolas, toquant à mon huis, m’annonça que la marquise m’attendait pour le souper.
Rien ne fut dit au cours de ce souper qui soit digne d’être conté pour la raison que s’était établie, entre Madame de Brézolles et moi, une entente si amicale et même si tendre, qu’elle n’avait besoin que de regards et de petits mots sans importance pour être entretenue.
Après ce souper, Madame de Brézolles me fit conduire par son maggiordomo à une grande chambre qui me combla d’aise, étant superbement parée en tentures et tapis, en belles chaires à bras et en meubles ouvragés, sans compter un majestueux baldaquin qui était quasiment royal en son ampleur. Je noulus déranger Nicolas, qui déjà dans une chambre voisine dormait comme loir, et je me déshabillai seul. Et après avoir tiré autour de ma couche les courtines damassées, je m’allongeai, puis me repliai quelque peu sur moi-même dans le plus délicieux ococoulement… Seigneur ! m’apensai-je, est-ce bien moi qui suis céans, moi qui ai vécu dans cette géhenne de la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, pâtissant de soif et de faim et saisi, en outre, de l’horreur de voir périr comme mouches autour de moi tant d’hommes que j’avais connus sains et gaillards quelques semaines plus tôt.
Toutefois, je ne pus dormir, étant si miraculeusement replongé dans les aises et les délices de la vie et bientôt, à ce que j’espérais du moins, la proie, comme Ulysse, d’une bienveillante Circé. Ma fé ! m’apensai-je, que fine et maligne est cette belle ! Et comme elle a bien joué son jeu en sa méthodique, minutieuse et circonspecte approche, pareille à un tailleur à qui on propose une étoffe et qui longuement l’étudie, la froisse, la renifle, la palpe, avant de se décider à l’acheter ! Et avec quelle astuce la dame avait conclu ce bargoin qui était grandement à son avantage, puisqu’elle avait acquis, d’une part, sans bourse délier, une forte garnison pour protéger sa demeure, et d’autre part, en ne la déliant que peu, un chevalier servant dévoué à ses ordres, et à qui elle ferait, ou ne ferait pas appel, pour consoler sa solitude.
Assurément, au cours de nos entretiens, la dame ne s’était point montrée chiche en doux regards et en petites mines languissantes, lesquelles toutefois ne préjugeaient pas de l’avenir. Toutefois, la dame était faite d’un si ferme métal qu’il était facile de conjecturer que sa décision était prise déjà. Mais je n’étais pas moins très assuré qu’elle entendait rester maîtresse du jour, de l’heure et de la circonstance où elle me la ferait connaître. À y réfléchir plus outre, j’admirai la maîtrise avec laquelle elle avait conduit ce merveilleux bargoin. Cependant, quelques jours plus tard, je n’allais pas tarder à entendre à quel point elle était plus profonde encore que je n’avais cru, car avec une émerveillable subtilité, et sans nuire le moindrement à mes intérêts, elle tira de moi des avantages tels et si grands que je n’eusse jamais pu les imaginer.
Le lendemain, je quittai le château de Brézolles à potron-minet, sachant que Louis, chaque jour, se levait tôt pour aller inspecter nos positions autour de La Rochelle. J’avais donc intérêt à le prendre au rebond du lit, si je voulais rencontrer.
Je n’emmenai avec moi que le seul Nicolas, ne voulant pas dégarnir Madame de Brézolles de mes Suisses, et aussi parce que l’encombrement des chemins du camp retranché par les charrois et les soldats était tel que deux cavaliers pouvaient plus facilement passer à travers ces embarras qu’une troupe de treize hommes.
Je voudrais dire un mot ici de mon écuyer Nicolas de Clérac. J’étais aussi content de lui que je l’avais été peu de mon pauvre La Barge dont les babillages infinis et l’incorrigible désobéissance m’avaient exaspéré. Tant est que lorsque Nicolas entra à mon service, je lui fis de prime la plus stricte défense d’ouvrir le bec et surtout de me poser questions. Mais remarquant que mon nouvel écuyer, tout à l’inverse de La Barge, observait la plus stricte discrétion, parlait peu mais pensait prou et, fin observateur des hommes et des circonstances, me pouvait rendre en ce domaine des services bien au-dessus de son âge et de son emploi, je résolus alors de lui lâcher quelque peu la bride et, en fait, la lui lâchai si bien qu’il devint, par degrés insensibles, ce que La Surie avait été pour mon père, en ses périlleuses missions, non seulement un ami, mais parfois même un conseiller.
Dès qu’il me vit à son lever, Louis me fit signe d’approcher, et m’étant génuflexé devant lui, il me donna sa main à baiser, grand signe de sa faveur, puisqu’il ne la donnait pas à tous.
— Sioac, dit-il en supprimant le « r » de mon nom, comme il faisait en ses enfances (autre grand signe de la faveur royale qui me toucha fort), je n’ai entendu que de bons rapports sur tes Suisses et sur toi dans les combats et durant le siège de la citadelle de Saint-Martin-de-Ré. Monsieur de Toiras n’est pas chiche de louanges à ton endroit, tant pour ton courage au combat de Sablanceaux que pour tes habiles entretiens avec Bouquingan[4] et le soutien à lui-même apporté dans les moments les plus difficiles du siège de la citadelle. Pour te rembourser de tes débours en cette expédition où tu m’as si bien servi, le surintendant te comptera vingt-cinq mille écus, mais cela n’est pas assez. Je suis si content de toi que je t’en ferai connaître sous peu des effets de grande conséquence…
La foule de courtisans de Cour qui se pressait au lever du roi s’astreignait, à l’accoutumée, à rester coite par respect pour le trône, mais n’y réussissait pas toujours et, cette fois-ci, n’y réussit pas du tout, tant elle était surprise par ce que le roi, en public, venait de me promettre. Il y eut alors comme un léger murmure qui courut au-dessus des échines courbées, lequel le capitaine aux gardes Du Hallier aussitôt réprima par un : « Allons, Messieurs ! » qui était à la fois paternel et menaçant.
Là-dessus, Louis me donna mon congé et je sortis de la salle, mes pieds ne touchant plus le sol. Cependant, l’instant d’après, une sorte de tristesse s’abattit sur moi que Nicolas ne fut pas sans apercevoir. Mais, de prime, il ne m’en toucha mot, étant de ceux qui tournent leur langue sept fois dans leur bouche avant que de parler.
Au moment de quitter la maison du roi, je succédai[5] à tirer à part Du Hallier et lui demandai où se trouvait Monsieur de Toiras.
— À la pointe de Coureille.
— Est-ce loin ?
— À deux bonnes lieues de céans. Mais il vous faut un laissez-passer, car vous aurez à traverser le camp et le diantre sait s’il est bien gardé. Exempt ! appela-t-il en hurlant à gueule bec.
C’était un hurlement tout militaire et de métier, car l’exempt, fort attentif, se tenait à une toise de lui.
— Fais-moi dans l’instant, dans l’instant ! hurla Du Hallier derechef, comme si l’exempt allait se rebeller, un laissez-passer pour ces deux gentilshommes, le comte d’Orbieu et…
Là-dessus, envisageant Nicolas – ce qu’il n’avait pas fait jusque-là, l’écuyer étant pour lui un grade à peine au-dessus du cheval –, il s’écria, mais cette fois sans s’époumoner, tant est que, compte tenu de son diapason habituel, vous eussiez dit un murmure…
— Le diantre m’emporte, si ce n’est pas ce petit morveux de Nicolas de Clérac !
« Morveux » n’avait rien d’outrageant dans la bouche du capitaine. C’était, bien le rebours, un terme d’affection, comme d’autres termes de même farine. Se peut que le lecteur se ramentoit que dans une précédente mission, il avait appelé le frère aîné de Nicolas « ce petit lieutenant de merde ». Il est vrai que Monsieur de Clérac étant devenu depuis capitaine aux mousquetaires du roi, cette appellation ne lui convenait plus, tout affectionnée qu’elle fût. Là-dessus, Du Hallier se jeta sur Nicolas, le prit dans ses bras géantins et lui bailla je ne sais combien de poutounes piquants et de tapes sur l’épaule, tant est que le pauvre Nicolas pâtit d’une joue enflammée et d’un dos endolori jusqu’au lendemain.
— Eh bien ! Mes bons enfants ! reprit Du Hallier, avez-vous réussi à vous loger dans cet énorme cacatoire qu’est devenu le camp ?
— Assez mal, dis-je, ne voulant pas lui donner l’occasion de répandre, dans toute l’armée, quelques gras quolibets sur mon beau château et la belle qui l’habitait.
Ce qu’il eût fait, de reste, sans penser à mal, ce grand hurleur étant, comme eût dit ma bonne Mariette, « une crème d’homme ».
— Monsieur le Capitaine, dit l’exempt sans s’approcher de plus d’une toise, voici les deux laissez-passer.
— Coquefredouille ! hurla Du Hallier, et pourquoi en as-tu fait deux, et non un seul ?
— Plaise à vous, Monsieur le Capitaine, dit l’exempt en rougissant comme une garcelette, plaise à vous de considérer que si l’un de ces gentilshommes perd l’autre dans la foule, cet autre, s’il n’a pas de sauf-conduit, sera incontinent arrêté.
Du Hallier envisagea alors l’exempt, hésitant entre ire et rire, et le rire à la fin l’emportant, il dit en secouant la tête avec un air de profonde sagesse :
— Voilà qui n’est pas sot. Et d’ailleurs, si tu l’étais, tu ne serais pas mon exempt.
À quoi l’exempt rougit, mais cette fois de plaisir, et se retira à une toise, ce qui paraissait être l’espace que le respect, ou la prudence, lui dictait de garder entre son chef et lui.
Néanmoins, Du Hallier eut raison de nous dresser ces laissez-passer, car dans le longuissime trajet d’Aytré à Coureille (qui était la pointe sud de la baie de La Rochelle) on nous les demanda cinq fois – en fait, autant de fois que je quérai mon chemin.
Belle lectrice, je n’aimerais pas que vous pensiez que notre circonvallation de La Rochelle collât aux murailles de la cité. Bien loin de là : elle en était distante assez pour nous mettre hors de portée des canons rochelais. Cette disposition avait pour conséquence que notre circonvallation qui partait de la pointe de Coureille au sud pour atteindre au nord la pointe de Chef de Baie, avait trois lieues de long[6]. Ce qui expliquait l’immensité du camp retranché.
Une autre conséquence était que les Rochelais avaient, eux aussi, installé des tranchées dans l’espace laissé vide entre les nôtres et leurs murailles, ne fut-ce que pour nous empêcher d’avancer à la nuitée nos canons pour bombarder leur ville.
Entre les tranchées des Rochelais et celles des royaux, s’étendait une sorte de prairie marécageuse où quand la famine commença à ravager La Rochelle, on put voir des femmes ramasser, pour se nourrir, des herbes, à deux pas de nos avant-postes. On les laissa faire, le roi ayant défendu qu’on leur tirât sus.
Cependant, la nuit venue, des Rochelaises, ou d’autres, entraient en contact avec ces mêmes soldats et se prostituaient à eux pour une bouchée de pain, tandis que d’autres soldats veillaient, le mousquet chargé, au cas où ces visites cacheraient une ruse de guerre. Ni du côté rochelais, ni du côté du roi, on ne parvint jamais à faire cesser ces pratiques. La faim était trop impérieuse, bien qu’elle ne fût pas, des deux côtés, de même nature. En outre, les soldats des avant-postes étaient d’excellents soldats, tous volontaires pour les périls des veillées nocturnes, et il eût été bien malavisé de pendre ne fut-ce que le dernier d’entre eux.
Derrière cette longuissime circonvallation, faite de tranchées mais aussi de redoutes, le camp que j’ai dit était établi : ville improvisée, disparate, élevée à la franquette de pièces et de morceaux, comportant des maisons de pierre, des baraques de bois, des tentes, et dont la population militaire, à la parfin forte de trente mille soldats, était presque doublée par celle des marchands, des maçons, des maréchaux-ferrants, des cordonniers, des vivandières, des blanchisseuses et aussi de bon nombre de manants qui, dans les champs laissés libres entre les maisons, élevaient ou gardaient leurs bœufs et tâchaient de ramasser pécunes en les vendant aux bouchers. À travers ce capharnaüm courait un lacis de chemins hâtivement empierrés et le plus souvent boueux, les pluies d’octobre et de novembre, en cette région de France, étant quasi incessantes, souvent accompagnées de vents froids et violents venus de l’océan.
Sur ce chemin, le charroi dans les deux sens était grandissime tant de charrettes que de carrosses, de cavaliers et de gens de pié, et les querelles fréquentes, surtout aux croisements, quand les uns voulaient passer avant les autres, ce qui amenait une grande noise d’injures, de hurlades et des claquements de fouets. Au sortir d’Aytré, nous trottions, Nicolas et moi, au botte à botte, mais les embarras de la route, non moins inextricables que ceux de Paris, nous mirent bientôt au pas, Nicolas derrière moi.
Le temps, comme j’ai dit, était venteux et tracasseux, le ciel bas et sombre et il tombait une petite pluie fine, froide et intermittente. J’aperçus, plus d’une fois, en retrait du chemin, des cadavres de chevaux dont la douceâtre puanteur me donna la nausée ; d’autres qui, réduits à l’état de squelettes par la picorée des corbeaux, la Dieu merci, ne sentaient plus. De ces corbeaux comme du reste dans la citadelle de Saint-Martin-de-Ré pendant le siège, j’ai vu alors des quantités. À croire que tous ceux du royaume s’étaient donné là rendez-vous, alléchés par une curée dont je suis bien assuré qu’ils savaient déjà qu’elle serait longue. À terre, ils marchaient lourdement, mais avec une insolente effronterie, s’écartant à peine du chemin quand les gens de pié passaient, leurs mousquets sur l’épaule, pour rejoindre leurs postes.
Coureille où nous parvînmes après deux longues heures, fort glacés par le vent et la pluie malgré nos hongrelines, est un village que, sur l’ordre du roi, le duc d’Angoulême avait occupé dès le début de l’encerclement de La Rochelle. Comme nous occupions la pointe dite « Chef de Baie », nous étions donc maîtres, dès le début, de deux points importants qui, au nord comme au sud, commandaient la baie de La Rochelle et interdisaient en ces points tout débarquement des Anglais, et d’autant plus qu’ils étaient très bien garnis en forts et en troupes. Par malheur, ils n’interdisaient pas l’entrée de la baie elle-même à des vaisseaux anglais qui pouvaient parvenir jusqu’au port, faute d’avoir une forte flotte française que le cardinal, avec de prodigieux efforts, tâchait de créer, mais qui était encore peu nombreuse.
Or, il allait sans dire que si La Rochelle continuait à être ravitaillée par mer, le blocus par terre de nos troupes serait de nulle conséquence. C’est de là, lecteur, que vint l’idée de construire cette fameuse digue de pierres qui, partie de la côte de Coureille, atteindrait la côte de Chef de Baie, interdisant à la fois l’entrée aux vaisseaux ennemis et la sortie des bateaux huguenots et, par conséquent, enfermerait La Rochelle en ses murs. Mais je parlerai plus loin de cette géantine entreprise qui exigea tant de pécunes, de travail et de ténacité, et qui fut poursuivie dans les dents de multiples échecs et, à la parfin, atteignit son but.
À Coureille, Toiras nous accueillit dans une petite maison fort commode qui pouvait se paonner d’une grande cheminée et d’un grand feu de bois, lequel fut fort le bienvenu par ces temps tracasseux. Nos juments ayant horreur du vent plus encore que de la pluie, elles furent heureuses, de leur côté, de trouver un gîte dans une écurie bien close où, sous l’œil de Nicolas, les palefreniers les bichonnèrent et enfin les pourvurent en bonne avoine et en eau claire.
Il ne se peut que le lecteur ne se ramentoive que je subis, avec Monsieur de Toiras, le siège de la citadelle de Saint-Martin-de-Ré qu’il défendit avec tant de ténacité et de sagacité que jamais Buckingham ne put y prendre pied.
J’aimais fort Toiras, malgré ses rudesses et ses emportements qui cachaient des vertus plus aimables. Il avait la face tannée, le nez gros, la mâchoire forte, la membrature carrée. Mais pourvu qu’on ne le prît pas à rebrousse-poil ou heurtât sa fierté, qui était prompte à prendre des ombrages et à jeter feu et flammes, on découvrait un homme franc, généreux et fidèle en ses amitiés.
Toiras me fit un accueil des plus chaleureux, nous invita incontinent à partager sa repue de midi arrosée de bon vin, me demanda si j’étais bien logé, et sans attendre ma réponse (ce qui m’arrangeait fort), il commença à parler de soi, me faisant des plaintes véhémentes sur la façon « indigne », « ingrate » pour ne pas dire « infâme » dont on l’avait traité après les éclatants services qu’il avait rendus au royaume en lui conservant l’île de Ré.
— Assurément, dit-il, Louis à Aytré m’a fait de grands compliments sur mon héroïque défense de l’île, ajoutant qu’il m’en ferait connaître, sous peu, « de bons effets ». Mais, mille dioux, où sont-ils, ce jour d’hui, ces effets ? Le monde entier s’attendait à ce que je fusse incontinent haussé à la dignité de maréchal de France ! Et que suis-je meshui ? Maître de camp, j’étais en la citadelle de Saint-Martin-de-Ré. Et maître de camp, je suis meshui des troupes de Coureille ! Et sous les ordres de l’arrogant Bassompierre ! Pour comble d’indignité, le roi projette de partager mes fonctions de maître de camp avec Du Hallier ! Vous m’avez ouï ! Du Hallier ! Le plus grand sottard de la création dont l’unique exploit fut de loger, à bout portant, une balle dans la tête de Concini, lequel n’était même pas armé…
— Cependant, dis-je, vous ferez bon ménage avec Du Hallier. C’est un si bon garçon !
— Il ferait beau voir, s’écria Toiras, qu’il ne fît pas le bon garçon avec moi, étant ce qu’il est, et moi ce que je suis…
Ce propos me laissa béant, tant il ressemblait peu au vif, mais courtois Toiras que j’avais connu dans la citadelle de Saint-Martin-de-Ré. Il avait fallu que sa gloire subite lui eût dérangé grandement les mérangeoises pour qu’il devînt à ce point outrecuide et piaffard.
— Et savez-vous le pis ? reprit-il. Il est de mode meshui de m’humilier, de me rabaisser, sinon même de nier tout à trac mon exploit !
— Dois-je en croire mes oreilles ? dis-je.
— Croyez-les ! Hier, je suis allé visiter Marillac.
— Le maître de camp ou le garde des sceaux ?
— Le garde des sceaux. Je voulais lui demander quelques faveurs pour les capitaines qui avaient combattu si vaillamment avec moi dans la citadelle. Il me les refusa tout à trac. « Ce serait des passe-droits », dit-il, et sur quel ton ! Mais vous connaissez ces dévots, toujours drapés dans la morale ! J’insiste, je m’échauffe, et voilà ce faquin qui me rebuffe avec la dernière aigreur : « Monsieur de Toiras, dit-il, la Cour commence à trouver que vous vous paonnez un peu trop de vos exploits. Car, après tout, ce que vous avez fait à l’île de Ré, cinq cents gentilshommes l’auraient fait, s’ils avaient été à votre place. » Morbleu ! Si le faquin n’avait été de robe, je lui eusse incontinent passé l’épée à travers le corps !
À quoi je pris le parti de rire :
— Laissons là l’épée, Monsieur de Toiras. Et dites-moi ce que vous avez rétorqué à cette perfidie.
— Comte, vous me connaissez ! Je tirai tout droit de l’épaule : « Monsieur, dis-je, la France serait bien malheureuse s’il n’y avait pas plus de deux mille hommes qui eussent pu faire aussi bien que moi. Mais s’ils en sont capables, ils ne l’ont pas fait !… »
— Bravo ! Monsieur de Toiras ! Bravissimo ! Le bon sens même !
— Attendez, Comte ! Il y a mieux ! Ayant mis à terre le malotru, je l’ai achevé !…
— Quoi ? Une deuxième rebuffade ! N’était-ce pas un peu trop ?
— Un peu trop ? Oyez ! « Monsieur, lui dis-je tout à trac, il y a aussi en ce royaume mille hommes pour tenir les sceaux aussi bien que vous… »
À cet instant, on toqua à l’huis. Sur l’« entrez ! » tonitruant de Toiras, un capitaine apparut, salua et dit au maître de camp que le maréchal de Bassompierre le voulait voir incontinent.
Toiras prit alors congé de nous à la diable et départit à brides avalées, ce qui paraissait montrer que s’il lui arrivait d’être insolent avec un ministre, il respectait les ordres d’un chef.
Pour moi, je ne laissai pas d’être content de n’avoir pas eu à opiner sur la seconde rebuffade qu’il avait infligée au garde des sceaux car, autant sa première réplique m’avait semblé justifiée, autant la seconde m’avait paru inéquitable, Marillac ayant montré tant de talent et de sérieux dans les grands emplois auxquels le roi l’avait promis : surintendant des finances de prime et depuis garde des sceaux.
Par malheur, sa grande dévotion, en soi fort respectable, ne laissa pas de l’incliner par degrés à une politique pro-espagnole et pro-papale qui était loin, bien loin d’être celle du roi et du cardinal. Et comme Marillac, outre une humeur escalabreuse et déprisante (comme ne le montrait que trop l’écorne qu’il avait faite à Toiras), possédait une immense fiance en soi, et aussi une croyance d’autant plus impérieuse en la justesse de ses vues qu’il croyait les tenir directement de Dieu, il devint, les circonstances aidant, un adversaire fort redoutable pour Richelieu et d’autant qu’il aspirait à le remplacer. À la parfin, avec une complète méconnaissance du caractère de Louis, il encouragea la reine-mère à « détruire » le cardinal et, en retour, fut, avec elle, brisé. Mais je parlerai plus loin et bien plus en détail de cette dramatique affaire, qui ne fut rien moins qu’une « révolution de palais » qui, la Dieu merci, échoua.
Le retour à Saint-Jean-des-Sables fut à peine venteux et plus du tout pluvieux, et les embarras du chemin étant aussi moins conséquents que le matin, nous pûmes, Nicolas et moi, marcher au botte à botte et échanger quelques propos.
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, voulez-vous me permettre de vous poser question ?
— Pose, Nicolas !
— Sa Majesté, ce matin, vous a dit qu’il était fort content de vous et qu’il vous en ferait connaître sous peu les effets.
— C’est bien ce qu’Elle a dit.
— Monsieur le Comte, peux-je poursuivre ?
— Tu le peux.
— D’après Monsieur de Toiras, il lui aurait tenu le même propos. Et Monsieur de Toiras l’a interprété comme la promesse d’un maréchalat. Avait-il tort ?
— Nenni, Nicolas.
— Monsieur le Comte, si mes questions vous ennuient, je peux demeurer bouche cousue.
— Poursuis, Nicolas.
— Bien que le roi ait adressé les mêmes paroles à Monsieur de Toiras et à vous-même, il me semble qu’il ne peut s’agir de la même promesse.
— En effet ! Que ferais-je d’un bâton de maréchal ?
— En revanche, Monsieur le Comte, il se pourrait que votre comté d’Orbieu soit érigé par le roi en duché-pairie.
— Poursuis, Nicolas !
— Je poursuis, Monsieur le Comte, avec votre permission. Quand le roi vous a promis lesdits « bons effets », votre visage a brillé de joie. Et un peu plus tard, quand vous eûtes quitté Sa Majesté, il prit un air chagrin. Quant à Monsieur de Toiras, son visage était bien pis que chagrin. Il rougissait de colère, laquelle il exhala en plaintes véhémentes.
— Mais je ne vois pas là une question.
— Monsieur le Comte, la voici. Pourquoi, en ce qui vous concerne, faire mauvaise figure à une bonne nouvelle ?
— Puisque tu veux le savoir, je vais te répondre : j’eusse préféré que l’annonce et les effets fussent concomitants.
— Vous pensez donc que Sa Majesté pourrait ne pas tenir sa promesse ?
— Que nenni. Mais il la pourrait différer.
— Et pourquoi cela ?
— C’est un secret secrétissime…
— Monsieur le Comte, mon Évangile est de rester bouche cousue sur le moindre de vos propos.
— Je le sais, t’ayant mis à l’épreuve plus d’une fois. Écoute, fils, voici la vérité. Que ce soit quand il punit ses serviteurs ou qu’il les récompense, le roi aime à les tantaliser.
— Monsieur le Comte, qu’est-ce donc que ce mot tantaliser ?
— Un verbe anglais, formé sur le nom d’un certain Tantale, dont il ne se peut que tu n’aies jamais ouï parler.
— Je crains que si, Monsieur le Comte, dit Nicolas en rosissant.
— Nicolas, que sont les bonnes leçons de tes maîtres jésuites devenues ? Tantale était un roi grec, à vrai dire un triste sire, lequel Zeus dépêcha en enfer où il se trouva plongé dans un lac limpide, sous des arbres chargés de fruits. Petit supplice, diras-tu. Voire ! Chaque fois que Tantale voulait boire, l’eau s’éloignait de ses lèvres et chaque fois qu’il voulait manger, les fruits se retiraient de sa main.
— Monsieur le Comte, si je vous entends bien, vous vous sentez quelque peu tantalisé.
— Oui-da ! Quelque peu ! Le roi me promet de bons effets, mais ne me dit ni quand ni quoi. Que de semaines, que de mois, que d’années peut-être, vais-je espérer ce fruit qui se balance à portée de ma main ?
— Est-ce que le roi tantalise aussi ceux qu’il veut punir ?
— C’est bien pis. En voici un exemple. Les deux frères Vendôme, le duc et le grand prieur, ayant comploté, en vain, Dieu merci, l’assassinat de Richelieu, le roi les pria très courtoisement de le venir rejoindre au château de Blois. Ils viennent, ces coquefredouilles ! Louis les accueille fort bien, leur baille une fort belle chambre, les laisse le lendemain s’ébattre avec les amis qu’ils ont à la Cour et, la nuit venue, alors qu’ils dorment des rêves heureux, on frappe à leur porte. Ils ouvrent. Du Hallier apparaît, avec cinq gardes, les piques basses : « Au nom du roi, dit Du Hallier, je vous arrête. »
— Monsieur le Comte, dit Nicolas, la voix basse et gênée, j’ose à peine quérir de vous la question suivante : N’y aurait-il pas dans ce retardement un grain de méchantise ?
— En apparence, oui. En fait, c’est un retour aux rêves de vengeance d’une enfance malheureuse.
— Et Louis eut une enfance de la sorte ? Un fils de roi !
— Oui-da Nicolas ! Il fut excessivement malheureux de 1610, date de la mort de son père, à 1617, étant désaimé par sa mère, moqué par elle, rabaissé, humilié et privé de toute parcelle de pouvoir. Eh oui ! C’est ainsi ! La régente, soutenue par le misérable Concini, voulait régner seule… Jusqu’au jour où, n’ayant pas encore dix-sept ans, Louis fit tuer Concini par surprise et exila sa mère. Tu as bien entendu, Nicolas. Il ne reçut pas le pouvoir, il l’arracha à Marie de Médicis. C’est pourquoi il est meshui si jaloux et ombrageux dudit pouvoir. Et c’est pourquoi il emprisonne qui tâche de le lui prendre. Mais alors, revenant malgré soi à son passé, il tire d’eux auparavant de petites vengeances puériles, celles justement qu’il rêvait de prendre en ses enfances contre sa mère et Concini…
À cet instant, les encombrements de la route obligèrent Nicolas à chevaucher derrière moi et l’entretien s’interrompit. Ce n’est qu’au sortir d’Aytré, sur le chemin de bord de mer qui nous menait à Saint-Jean-des-Sables, que Nicolas put revenir au botte à botte avec moi.
— Monsieur le Comte, dit-il après un long silence, peux-je vous dire que je vous sais un gré infini de la peine que vous prenez pour m’instruire. J’ai davantage appris avec vous en un an qu’en toutes mes années d’étude à Clermont[7]. Vous ne me traiteriez pas autrement si j’étais votre fils.
Le diantre si je me ramentois comment je répondis à cela. Se peut par quelque gausserie sur les jésuites, lesquels seraient bien chagrins d’ouïr que leur ancien élève déprisait à ce point leur enseignement.
Cependant, je ne laissai pas que d’être fort touché de ces paroles comme de la naïve et sincère affection qu’elle laissait paraître. Me sentant d’humeur songeuse, j’abandonnai mes rênes sur l’encolure de ma jument, tant est que la maligne, ne se sentant plus bridée, se mit de soi au pas, étant lasse de cette longue chevauchée. Je tombai alors dans un grand pensement sur le mariage, dans l’enclos duquel mon père et ma bonne marraine[8], la duchesse de Guise, me voulaient enfermer. Le premier, parce qu’il désirait que le comte d’Orbieu assurât sa lignée, la seconde parce qu’elle ne rêvait, à l’ordinaire, que mari et enfants, alors même que le premier lui avait planté d’innombrables cornes et les seconds, plongée dans des peines et des angoisses qui ne peuvent se dire.
Comme Madame de Brézolles me l’avait fait observer la veille, il y avait assurément des ménages construits à chaux et à sable sur un immutable amour, comme celui de Monsieur de Schomberg et de sa femme. Mais justement, c’était toujours Monsieur de Schomberg que l’on citait à la Cour à ce propos. Et Louis. Mais Louis, avec cette réserve que sa fidélité à la reine relevait du devoir plus que de l’amour.
Pour ma part, ayant passablement voleté depuis mes maillots et enfances, de fleur en fleur, j’avais acquis, en ces volages exercices, des habitudes si invétérées et des chaînes si délicieuses que je doutais avoir jamais le courage ou même l’envie de m’en défaire un jour. Et pourtant, le premier devoir d’un gentilhomme est bien d’assurer sa lignée. Comment diantre en disconvenir ? Mais d’un autre côté, comment ne point reculer devant le choix le plus hasardeux qu’il soit donné à un homme de faire ? Ah ! Certes ! Si le Seigneur, dans sa bienveillance – laquelle je ne mérite peut-être pas –, me donnait un fils comme Nicolas, ne serais-je pas le plus heureux des hommes ! Mais si ce fils, m’avisai-je aussitôt, était le contraire de Nicolas ? S’il était, par malheur, plus chattemite que matou, plus étourdi que linotte, plus indocile que mule, plus couard que lièvre, plus pernicieux qu’une pochée de souris ? S’il n’avait, pour le dire en bref, aucune des vertus qui brillent en Nicolas, s’il n’avait ni sa beauté, ni son esprit, ni son amour du prochain, ni sa vaillance, ni son émerveillable tact ? Et si je m’étais de prime trompé dans le choix de sa mère ? Si cette pimpésouée avait adroitement réussi à pimplocher ses défauts sous de fausses couleurs et m’avait fait croire à des perfections qui n’étaient que grimaces ? Tant est que je retrouverai à la parfin, en ce fils, tout ce que j’avais été amené à dépriser et à détester chez cette façonnière. Que cruel et longuissime serait alors ce double boulet que j’aurais à traîner jusqu’à la fin de mes terrestres jours !
Ma jument qui, insensible à mes pensées, avait senti, bien qu’elle fut encore lointaine, la bonne odeur de son écurie, se mit tout soudain à trotter bon train, ce qui, me forçant à reprendre les rênes en mains, me retira de mes songes, mais non de l’abîme d’irrésolution où j’étais plongé. Sanguienne ! m’apensai-je, que de choses on jette au hasard quand on vole, toutes plumes dehors, dans les filets de la matrimonie ! Et on n’y peut voler, hélas, qu’à l’aveuglette, puisqu’on ne peut juger de l’objet aimé sans avoir pris habitude à lui dans le commerce du quotidien.