Chapitre 5
Le reste du voyage se déroula sans incident notable. Sydney ne se détendit jamais tout à fait en ma présence mais, de temps à autre, elle prit le temps de m’expliquer ce que je regardais à la télévision russe. Il y avait des différences culturelles entre ces émissions et celles avec lesquelles nous avions grandi. Cela nous faisait au moins un point commun. Il lui arrivait même parfois de sourire de choses que je trouvais moi aussi amusantes ; ce qui m’incita à penser qu’il existait au fond d’elle une personne avec qui je pourrais me lier d’amitié. Même si je savais Lissa irremplaçable, une part de moi aspirait à combler le vide que je ressentais depuis que je l’avais laissée derrière moi.
Sydney faisait des siestes, et je me mis à la suspecter d’être une insomniaque aux horaires de sommeil bizarres. Son comportement étrange vis-à-vis de la nourriture persista également. Elle ne touchait presque pas à ses plats, me les donnait toujours à finir et se montrait un peu plus audacieuse que moi en matière de cuisine russe. Comme j’avais dû tout découvrir par moi-même en arrivant, j’étais heureuse de bénéficier des conseils d’une personne qui connaissait beaucoup mieux ce pays que moi, même si elle n’en était pas originaire.
Nous arrivâmes à Omsk le troisième jour. C’était une ville plus grande et plus jolie que ce que je m’étais imaginé de la Sibérie. Dimitri se moquait souvent de moi parce que cette région m’évoquait des images d’Antarctique et je dus admettre qu’il avait raison, du moins en ce qui concernait la partie sud. Le climat était assez proche de celui du Montana à cette période de l’année. L’air printanier était frais même si le soleil le réchauffait parfois.
Sydney m’avait dit qu’à notre arrivée elle demanderait à l’un des Moroï de sa connaissance de nous conduire à destination. Un certain nombre d’entre eux vivaient là, parfaitement intégrés à la population locale. Cependant, au fur et à mesure que la journée s’écoulait, un problème se posa à nous : aucun Moroï n’accepta de nous conduire là-bas. Apparemment, la route était dangereuse. Des Strigoï chassaient dans les environs, la nuit, dans l’espoir de tomber sur des Moroï et des dhampirs en transit. Lorsque Sydney m’expliqua cela, je commençai à m’inquiéter pour mon projet. Il ne semblait pas y avoir beaucoup de Strigoï dans le village de Dimitri. D’après elle, seuls quelques-uns vivaient là-bas en permanence, la plupart se cachaient dans la campagne avoisinante. Si c’était bien le cas, mes chances de trouver Dimitri se réduisaient considérablement. Mon humeur s’assombrit encore lorsque Sydney développa son explication.
— Beaucoup de Strigoï voyagent à travers le pays à la recherche de victimes. Ce village est un point de passage parmi d’autres. Comme la route est peu fréquentée, quelques Strigoï s’y attardent pour guetter des proies faciles avant de partir ailleurs.
— Aux États-Unis, les Strigoï ont tendance à se cacher dans les grandes villes, commentai-je avec hésitation.
— C’est aussi le cas dans ce pays. Dans les grandes villes, il leur est plus facile de trouver des victimes sans se faire remarquer.
Décidément, cela bousculait mes plans. Si Dimitri ne se trouvait pas dans son village natal, j’allais avoir de sérieux problèmes. Même si je savais parfaitement que les Strigoï aimaient les métropoles, j’avais réussi à me convaincre que Dimitri était retourné là où il avait grandi.
Mais s’il était ailleurs… L’immensité de la Sibérie me frappa tout à coup. J’avais appris qu’Omsk n’était pas la plus grande ville de la région et j’allais peut-être avoir du mal à y trouver un seul Strigoï. Qu’allais-je faire si je devais chercher Dimitri dans des villes encore plus grandes ? Si mon intuition se révélait fausse, mes problèmes ne faisaient que commencer.
Depuis que je m’étais lancée à la poursuite de Dimitri, il m’était arrivé, dans des instants de faiblesse, de souhaiter ne jamais le retrouver. Je ne supportais pas l’idée qu’il soit devenu un Strigoï et j’étais hantée par mes souvenirs de lui avant qu’il perde son humanité et des moments que nous avions passés ensemble.
Le meilleur d’entre eux datait de la veille de sa transformation. Je venais d’absorber les effets négatifs de la magie de Lissa et j’avais perdu toute maîtrise de moi-même. J’avais peur de devenir un monstre, ou bien de me suicider comme avait fini par le faire une autre gardienne qui avait reçu le baiser de l’ombre.
Dimitri m’avait communiqué sa force et permis de reprendre mes esprits. À ce moment-là, j’avais pris conscience de la facilité avec laquelle nous nous comprenions et de la puissance du lien qui nous unissait. Tous mes doutes concernant l’existence d’âmes sœurs avaient disparu à cet instant et j’avais su avec certitude que j’avais rencontré la mienne. Cette communion spirituelle avait naturellement abouti à une communion charnelle. Dimitri et moi avions fini par céder à l’attirance que nous éprouvions l’un pour l’autre. Nous nous étions pourtant juré de ne jamais le faire. Mais nous nous étions laissé déborder par nos sentiments. Garder nos distances s’était révélé impossible. Alors nous avions fait l’amour. C’était ma première fois et il m’arrivait de croire que ce serait aussi ma dernière.
L’acte en lui-même avait été merveilleux. À aucun moment je n’avais pu dissocier le plaisir physique de l’ivresse émotionnelle. Ensuite, nous étions restés serrés l’un contre l’autre, dans la petite cabane de l’académie, aussi longtemps que nous l’avions pu, ce qui avait été tout aussi merveilleux. Cela avait été l’une des rares occasions où j’avais senti que Dimitri m’appartenait vraiment.
— Te souviens-tu du sort de luxure de Victor ? lui avais-je demandé en me blottissant au creux de son bras.
Il m’avait regardée comme si j’étais devenue folle.
— Evidemment !
Victor Dashkov était un Moroï de sang royal qui avait été proche de Lissa et de sa famille. Il avait consacré des années à étudier l’esprit en secret et découvert que c’était l’élément de Lissa bien avant qu’elle le sache elle-même. Afin d’en acquérir la certitude, il lui avait fait subir toutes sortes de tests cruels qui avaient conduit Lissa à croire qu’elle devenait folle. Finalement, il l’avait enlevée et torturée pour la forcer à le guérir de la maladie dont il se mourait.
Victor avait été arrêté et condamné à passer le reste de sa vie en prison, à la fois pour ce qu’il avait fait à Lissa et parce qu’il projetait de renverser le gouvernement moroï. Il faisait partie des rares à avoir compris qu’il se passait quelque chose entre Dimitri et moi, ce qui m’avait terriblement inquiétée. Pour arriver à ses fins, il s’était même servi de l’attirance que nous éprouvions l’un pour l’autre en fabriquant un sort de luxure, un pendentif mêlant magie de la terre et pouvoir de suggestion, qu’il m’avait offert. L’influence de cet objet nous avait fait céder à nos instincts les plus primaires. Nous nous étions retenus au dernier moment et cette aventure était restée ma plus grande expérience érotique jusqu’à notre nuit dans la cabane.
— Je n’imaginais pas que cela pouvais être encore mieux…, avais-je confié à Dimitri, après l’amour. (J’étais un peu gênée d’aborder ce sujet.) Je n’arrêtais pas de penser à ce qui s’était passé entre nous.
Il s’était tourné vers moi et avait remonté le couvre-lit sur nos deux corps. La cabane était froide, mais les couvertures tenaient bien chaud. Je suppose que nous aurions pu nous rhabiller, mais c’était bien la dernière chose que je désirais faire. Sentir sa peau contre la mienne était si agréable !
— Moi non plus.
— Vraiment ? m’étais-je écriée, surprise. Je croyais… Je ne sais pas. Je te croyais trop discipliné pour ça. Je pensais que tu essaierais d’oublier.
Dimitri avait éclaté de rire, puis m’avait embrassée dans le cou.
— Rose… Comment peut-on oublier qu’on a tenu dans ses bras une femme nue aussi belle que toi ? J’ai passé bien des nuits à me rappeler chaque détail. J’avais beau me répéter que j’avais tort, je n’arrivais pas à te chasser de mon esprit. (Il avait posé sa main sur ma hanche et ses lèvres avaient glissé vers le creux de ma gorge.) Tu es gravée dans ma mémoire pour toujours. Rien au monde ne pourra changer cela.
C’étaient des souvenirs comme celui-là qui rendaient si difficile d’envisager de le tuer, même s’il était devenu un Strigoï. Mais c’était aussi à cause de ces souvenirs que je devais en finir avec lui, afin de pouvoir enfin chérir la mémoire de celui qui m’avait aimée et tenue dans ses bras. Je ne devais pas oublier que cet homme aurait refusé de rester un monstre.
La voiture qu’acheta Sydney ne suscita guère mon enthousiasme, d’autant moins qu’elle l’avait fait avec mon argent.
— Allons-nous vraiment monter là-dedans ? m’écriai-je. Ce tas de ferraille peut-il seulement nous emmener jusque là-bas ?
Sydney m’avait dit que nous en avions pour sept heures de route.
Elle me jeta un regard scandalisé.
— Tu veux rire ? Sais-tu seulement ce que c’est ? Il s’agit d’une Citroën de 1972. C’est incroyable ! As-tu la moindre idée du mal qu’on aurait eu à trouver une voiture pareille du temps du communisme ? Je n’arrive pas à croire que ce type me l’ait vendue. Il n’a aucune idée de sa valeur.
Je n’y connaissais pas grand-chose, en matière de communisme ou de voitures anciennes, mais Sydney caressait le capot rouge vif comme si elle venait de tomber amoureuse. Qui aurait deviné qu’elle se passionnait pour les voitures ? Celle qu’elle avait dénichée avait peut-être de la valeur, finalement. Comme je m’intéressais surtout aux voitures de sport flambant neuves, je ne pouvais pas m’en rendre compte. Pour être honnête, la voiture était en bon état, sans traces de rouille ni bosses sur la carrosserie. Malgré son air vieillot, elle semblait avoir été bien entretenue.
— Est-ce qu’elle roule ? m’inquiétai-je.
Sydney parut encore plus incrédule, ce que je n’aurais pas cru possible.
— Évidemment !
De fait, elle roulait. Le moteur démarra avec un ronronnement assuré et quand je constatai la facilité avec laquelle il montait en puissance, je commençai à comprendre la fascination de Sydney. Lorsqu’elle voulut conduire, je fus tentée de faire valoir qu’il s’agissait de mon argent mais, en voyant son expression d’adoration, je n’eus pas le cœur de me mettre entre la voiture et elle.
Je voulais surtout qu’on parte immédiatement. L’après-midi était déjà bien entamé. Si les routes étaient dangereuses après la tombée de la nuit, comme tout le monde l’affirmait, mieux valait ne pas traîner. Sydney accepta mais décida que nous nous arrêterions pour passer la nuit dans un village qu’elle connaissait, puisque nous ne pouvions pas faire tout le trajet de jour. Nous devions donc atteindre notre destination le lendemain matin.
Plus nous nous éloignâmes d’Omsk, plus le paysage se dénuda. En découvrant cela, je commençai à comprendre pourquoi Dimitri aimait tant cette région. Elle était stérile et broussailleuse, certes, mais le printemps faisait verdir les plaines et cette immensité sauvage avait quelque chose de beau et d’obsédant. Ces paysages me rappelaient le Montana, par certains aspects, tout en ayant un cachet qui leur était propre.
Je ne pus m’empêcher d’exploiter la passion de Sydney pour entamer la conversation.
— Alors tu t’y connais en voitures ?
— Un peu, répondit-elle. Mon père est alchimiste comme moi, mais ma mère, elle, est mécanicienne.
— Vraiment ? m’étonnai-je. C’est… inhabituel.
Bien sûr, j’étais mal placée pour parler des rôles de l’homme et de la femme. Etant donné que j’allais consacrer ma vie entière à combattre et à tuer, je ne pouvais guère donner de leçon. Gardienne était loin d’être une profession féminine traditionnelle.
— Elle est très douée et m’a appris beaucoup de choses, poursuivit-elle. Ça ne m’aurait pas dérangée d’exercer le même métier qu’elle… ni d’aller à l’université, non plus. (Il y avait de l’amertume dans sa voix.) J’imagine qu’il y a encore bien d’autres choses que j’aurais aimé faire.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— J’ai dû succéder à mon père dans la fonction d’alchimiste. Ma sœur… Elle est plus âgée que moi, et c’est souvent l’aîné qui hérite de cette charge, mais c’est… une bonne à rien, en quelque sorte.
— Tu es dure.
— Peut-être. Mais elle ne serait pas à la hauteur. Elle n’a pas sa pareille pour ranger sa collection de rouges à lèvres, mais elle serait tout à fait incapable de gérer le réseau que notre métier implique. D’après mon père, j’étais la seule à pouvoir le faire.
— Au moins, c’est un compliment. – J’imagine.
Sydney semblait si triste que je commençais à regretter de l’avoir lancée sur ce sujet.
— Si tu pouvais aller à l’université, qu’étudierais-tu ? – L’architecture grecque et romaine.
Finalement, c’était une chance que je n’aie pas pris le volant : sa réponse m’aurait sûrement fait quitter la route. – Tu es sérieuse ?
— As-tu des connaissances dans ce domaine ? – Eh bien… non.
— C’est un sujet passionnant ! (Une expression émerveillée remplaça son air triste. En la voyant presque aussi enthousiaste que devant la voiture, je compris pourquoi elle avait tant aimé la gare de Moscou.) Si tu savais quelle ingéniosité certains monuments ont nécessitée… c’est simplement incroyable ! Si les alchimistes ne me renvoient pas aux États-Unis après cette mission, j’espère être mutée en Grèce ou en Italie.
— Ce serait génial.
— Oui. (Son sourire s’effaça.) Mais on n’est jamais sûr d’obtenir ce qu’on veut dans ce travail.
En la voyant retomber dans le silence, j’estimai prudemment que cette première conversation était une victoire suffisante. Je la laissai à ses rêves de voitures anciennes et d’architecture pour me plonger dans mes propres pensées : les Strigoï, le devoir, Dimitri. Toujours Dimitri.
Plutôt, Dimitri et Lissa. Je ne savais jamais lequel des deux allait me causer le plus de peine. Ce jour-là, alors que la voiture me berçait et m’incitait à la rêverie, ce fut Lissa qui l’emporta, en grande partie à cause de ma dernière conversation avec Adrian.
Puisque nous étions en fin d’après-midi en Russie, c’était le petit matin dans le Montana. Évidemment, les horaires nocturnes de l’académie impliquaient que c’était aussi le début de la nuit pour les élèves. Le couvre-feu approchait et ils allaient bientôt devoir regagner leur dortoir.
Lissa se trouvait avec Adrian, dans sa chambre du bâtiment des invités. Tout comme Avery, Adrian avait déjà obtenu son diplôme. Mais il était le seul autre spécialiste connu de l’esprit, ce qui lui avait permis de s’installer indéfiniment à l’académie pour travailler avec Lissa. Ils venaient de passer une soirée épuisante à travailler sur les rêves et se trouvaient face à face, assis en tailleur sur le sol. Lissa se renversa sur le dos en soupirant et étira ses bras derrière sa tête.
— Nous perdons notre temps, grommela-t-elle. Je n’y arriverai jamais.
— Je ne te savais pas si défaitiste, cousine, commenta Adrian.
Malgré sa désinvolture habituelle, il y avait une grande lassitude dans sa voix. Il n’avait aucun lien de parenté avec Lissa et ne l’appelait « cousine » que parce que c’était parfois l’usage entre Moroï de sang royal.
— Je n’arrive pas à comprendre comment tu t’y prends.
— Je ne vois pas comment te l’expliquer. Je me contente d’y penser… et ça se produit. (Il haussa les épaules, puis sortit le paquet de cigarettes qui ne le quittait jamais.) Est-ce que ça te dérange ?
— Oui.
À ma grande surprise, il rangea ses cigarettes. Que lui arrivait-il ? Il ne m’avait jamais demandé si cela me dérangeait qu’il fume, ce qui était pourtant le cas. À vrai dire, la moitié du temps, j’aurais juré qu’il fumait devant moi rien que pour me contrarier, même si cela n’avait aucun sens. Il avait nettement dépassé l’âge où les garçons essaient d’attirer l’attention des filles en les agaçant.
Il tenta encore de lui expliquer le processus.
— Je pense à la personne dont je veux visiter les rêves et… Je ne sais pas. C’est comme si j’étendais mon esprit jusqu’à elle. Lissa se redressa et s’assit en tailleur.
— Ça me rappelle la manière dont Rose se glisse dans ma tête.
— C’est sûrement le même principe. Écoute… Il t’a fallu du temps pour apprendre à voir les auras. Ce sera pareil. Et tu n’es pas la seule à rencontrer des difficultés d’apprentissage. Je commence seulement à pouvoir guérir davantage que des égratignures alors que tu ressuscites les morts, ce qui, si je ne suis pas fou, est une sacrée prouesse. Évidemment, certains m’objecteraient que je suis fou.
En l’entendant parler d’auras, elle le dévisagea en convoquant le pouvoir de distinguer le halo lumineux qui entoure chaque être vivant. L’aura dorée d’Adrian apparut autour de lui. D’après ses dires, la sienne avait le même éclat. Comme aucun autre Moroï n’avait une aura de cette couleur, ils en avaient déduit qu’elle était spécifique aux spécialistes de l’esprit.
Adrian devina ce qu’elle faisait et sourit.
— À quoi ressemble-t-elle ?
— Toujours à la même chose.
— Tu vois comme tu es douée pour ça, maintenant ? Tu dois seulement te montrer patiente pour les rêves.
Lissa désirait tant visiter les rêves comme il le faisait. Malgré sa frustration, j’étais soulagée qu’elle n’en soit pas capable. Les intrusions d’Adrian dans mes songes étaient déjà bien assez pénibles comme cela. Si elle me rendait visite à son tour… j’avais l’impression que cela me serait encore plus difficile de conserver le calme et la froide détermination que je tâchais de m’imposer depuis mon arrivée en Russie.
— Je voudrais seulement m’assurer qu’elle va bien, gémit Lissa. C’est si dur de ne pas savoir.
C’était la même conversation qu’avec Christian.
— Je l’ai vue il y a quelques jours et elle allait bien, la rassura Adrian. Je vais bientôt lui rendre une nouvelle visite.
Lissa acquiesça.
— Crois-tu qu’elle va le faire ? La crois-tu capable de tuer Dimitri ?
Adrian réfléchit un long moment avant de répondre.
— Je l’en crois capable. La vraie question est : Sortira-t-elle vivante tic cet affrontement ?
Lissa tressaillit et je fus moi-même un peu surprise. Cette réponse était aussi brutalement franche que celles de Christian.
— J’aurais tant aimé qu’elle ne se lance pas à sa poursuite, murmura-t-elle.
— Les regrets ne servent à rien. Rose devait le faire. Elle ne nous reviendra que quand ce sera fini. (Il s’interrompit.) Alors seulement elle pourra passer à autre chose.
Adrian m’avait déjà surprise, mais jamais à ce point-là. Lissa jugeait ma décision stupide et suicidaire, et j’étais certaine que Sydney lui aurait donné raison si je lui avais confié le véritable but de ce voyage. Mais Adrian, ce noceur instable et superficiel, me comprenait ? En l’observant à travers les yeux de Lissa, j’en pris subitement conscience. Ma décision lui déplaisait, et sa tristesse était perceptible dans sa voix.
Il s’inquiétait pour moi, et le fait que j’éprouve des sentiments si forts pour quelqu’un d’autre lui causait de la peine. Malgré cela, il pensait sincèrement que je faisais ce qu’il fallait, la seule chose possible.
Lissa consulta l’horloge du regard.
— Je dois partir avant le couvre-feu. Et je devrais sans doute réviser pour mon contrôle d’histoire, aussi. Adrian lui décocha un grand sourire.
— À quoi bon réviser ? Tu n’as qu’à trouver quelqu’un d’intelligent sur qui copier.
— Insinues-tu que je ne suis pas intelligente ? répliqua Lissa en se levant.
— Certainement pas !
Il se leva à son tour, pour aller se servir un verre au bar, toujours bien fourni, dont sa chambre était équipée. L’automédication était sa manière irresponsable de traiter les effets secondaires de l’esprit. S’il s’était entraîné toute la soirée, il devait avoir hâte de les chasser par l’ivresse.
— Tu es la personne la plus intelligente que je connaisse. Mais ce n’est pas une raison pour que tu fasses des efforts inutiles.
— On n’arrive à rien dans la vie sans travailler. Copier sur les autres ne mène nulle part.
— Tu parles ! riposta-t-il en souriant. J’ai copié pendant toute ma scolarité et regarde où j’en suis aujourd’hui.
Lissa leva les yeux au ciel et le serra brièvement dans ses bras avant de le quitter. Dès qu’elle se retrouva seule, son sourire perdit de sa chaleur. À vrai dire, ses pensées s’assombrirent nettement. Le fait de parler de moi avec Adrian avait accru son malaise intérieur. Elle s’inquiétait terriblement pour moi. Je l’avais déjà entendue dire à Christian qu’elle regrettait ce qui s’était passé entre nous, mais je ne le compris véritablement qu’à cet instant. Elle était assaillie par les doutes et la culpabilité, et passait son temps à se reprocher de ne pas avoir agi comme elle l’aurait dû. Par-dessus tout, je lui manquais terriblement. Tout comme moi, elle avait l’impression qu’on l’avait amputée d’une partie d’elle-même.
Même si Adrian logeait au quatrième étage, Lissa préféra l’escalier à l’ascenseur. Elle le descendit en ressassant ses inquiétudes. Elle se demandait si elle arriverait jamais à maîtriser les pouvoirs de l’esprit. Elle avait peur pour moi. Elle s’inquiétait de ne pas ressentir les effets négatifs de l’esprit, parce que cela lui faisait redouter que je ne les absorbe, comme c’était arrivé à une gardienne nommée Anna. Celle-ci avait vécu des siècles plus tôt. C’était la gardienne de saint Vladimir, le saint patron de l’académie, à qui elle était liée comme je l’étais à Lissa. Elle avait absorbé les effets négatifs de l’esprit qui émanaient de lui jusqu’à devenir folle.
Parvenue au deuxième étage, Lissa entendit des cris malgré la porte qui isolait la cage d’escalier du couloir. Elle avait beau savoir que cela ne la regardait pas, elle hésita, puis laissa sa curiosité prendre le dessus. Elle poussa doucement la porte et s’avança dans le corridor. Les cris provenaient d’un peu plus loin, après un angle du couloir. Elle jeta discrètement un coup d’œil, même si ce n’était pas nécessaire, puisqu’elle avait reconnu la voix des deux protagonistes.
Avery Lazar, au milieu du couloir, regardait son père avec fureur, les poings sur les hanches. Celui-ci se tenait dans l’embrasure d’une porte, sans doute celle de ses appartements. Leurs postures étaient hostiles et leur colère était presque palpable.
— Je ferai ce que je veux ! hurla Avery. Je ne suis pas ton esclave !
— Tu es ma fille, riposta M. Lazar d’une voix calme et condescendante. Même s’il m’arrive parfois de le regretter.
Aïe ! Lissa et moi en restâmes stupéfaites.
— Alors pourquoi me forces-tu à rester dans ce trou ? Laisse-moi repartir à la Cour !
— Pour m’y faire encore honte ? Nous avons eu de la chance d’en partir avec une réputation à peine entachée. Il n’est pas question que je te renvoie là-bas pour que tu y fasses Dieu seul sait quoi.
— Alors laisse-moi aller vivre avec maman ! La Suisse sera toujours mieux que cet endroit.
Il y eut un silence.
— Ta mère est… occupée.
— Charmant, commenta Avery sur un ton sarcastique. C’est une manière polie de dire qu’elle ne veut pas de moi. Ça ne me surprend pas. Je ne ferais que la gêner dans sa nouvelle idylle.
— Avery ! tonna son père, furieux. (Lissa sursauta et recula d’un pas.) Cette conversation est terminée. Retourne dans ta chambre et dessoûle avant que quelqu’un te voie dans cet état. Nous nous verrons au petit déjeuner et je compte bien que tu te conduises convenablement. Nous aurons des invités de marque.
— Et Dieu sait à quel point il est important de sauver les apparences.
— Retourne dans ta chambre, répéta-t-il. Avant que je demande à Simon de t’y conduire de force.
— Oui, mon commandant ! Tout de suite, mon commandant ! Tout ce que vous voudrez, mon commandant !
Sur ce, M. Lazar claqua sa porte sans répondre. Lissa, tapie à l’angle du couloir, n’arrivait pas à croire qu’il ait pu dire de telles choses à sa fille. Il y eut un court silence, puis elle entendit des pas approcher. Avery tourna subitement à l’angle du couloir et s’arrêta en face de Lissa, ce qui nous donna à toutes les deux l’occasion de l’observer en détail.
Elle portait une robe courte et moulante dont le tissu bleu avait des reflets argentés sous la lumière. Elle avait les cheveux détachés et ses larmes avaient fait couler son épaisse couche de maquillage. Elle sentait nettement l’alcool. Visiblement embarrassée d’être surprise dans cet état, elle s’empressa de s’essuyer les yeux.
— J’imagine que tu as entendu notre drame familial, dit-elle d’une voix neutre.
Lissa était tout aussi embarrassée qu’elle d’avoir été surprise en train de l’espionner.
— Je… suis désolée. Je ne voulais pas. Je passais dans le couloir et…
Avery éclata d’un rire sinistre.
— Ça n’a pas d’importance. J’imagine qu’on nous a entendus dans tout le bâtiment.
— Je suis désolée, répéta Lissa.
— Ce n’est pas la peine. Tu n’as rien fait de mal.
— Non. Je veux dire… Je suis désolée qu’il t’ait dit toutes ces horreurs.
— C’est ainsi que les choses se passent dans les « bonnes » familles. Tout le monde cache un cadavre dans le placard.
Avery croisa les bras et s’adossa au mur. Même furieuse et négligée, elle était magnifique.
— Si tu savais comme je le hais, par moments. Sans vouloir t’offenser, cet endroit est à mourir d’ennui. J’ai passé la soirée avec quelques garçons de première, mais… ils étaient ennuyeux eux aussi. Ils n’avaient que leur bière pour eux.
— Pourquoi… ton père t’a-t-il amenée ici ? Pourquoi n’es-tu pas… à l’université, par exemple ?
Avery se remit à rire.
— Il n’a pas assez confiance en moi. Lorsque nous étions à la Cour, je suis sortie avec un garçon adorable qui y travaillait et n’était pas de sang royal. Bien sûr… papa a paniqué. Il a eu peur que les gens l’apprennent. Du coup, quand il a obtenu ce poste, il m’a emmenée avec lui pour me garder à l’œil et me torturer. Je pense qu’il est persuadé que je m’enfuirais avec un humain s’il m’envoyait à l’université. (Elle soupira.) Si Reed n’était pas là, je te jure que je partirais immédiatement.
Lissa ne répondit rien pendant un long moment. Contrairement à son habitude, elle avait tout fait pour éviter Avery. La reine lui avait donné tant d’ordres ces derniers temps qu’agir de la sorte lui avait semblé la seule manière de lui résister et d’échapper à son contrôle. À présent, elle se demandait si elle ne s’était pas trompée sur Avery. Elle n’avait pas l’air d’être une espionne de Tatiana, ni de vouloir faire d’elle une noble modèle. Elle avait surtout l’air d’une fille triste et blessée qui ne supportait pas de voir sa vie lui échapper. Tout comme Lissa, elle passait son temps à devoir obéir à des ordres.
Lissa prit une profonde inspiration, puis parla à toute vitesse.
— Veux-tu déjeuner avec Christian et moi, demain ? Ça ne dérangera personne. Mais je ne te promets pas que ce sera aussi… excitant que tu le voudrais.
Avery esquissa un sourire moins amer que les précédents.
— Eh bien… ma seule autre perspective consistait à me soûler toute seule dans ma chambre. (Elle tira de son sac une bouteille qui semblait contenir du whisky.) J’ai trouvé du ravitaillement.
Lissa ne fut pas certaine d’avoir compris la réponse, si c’en était bien une.
— Alors… on se voit au déjeuner ?
Avery hésita, puis une lueur d’espoir et d’intérêt brilla dans ses yeux. Lissa se concentra pour apercevoir son aura. Elle éprouva quelques difficultés tout d’abord, sans doute à cause des efforts qu’elle venait de fournir en s’entraînant avec Adrian. Finalement, elle parvint à distinguer l’aura d’Avery et vit un mélange de vert, de bleu et d’or, ce qui n’avait rien d’inhabituel. Elle remarqua qu’elle était également cerclée de rouge, ce qui arrivait souvent lorsque les gens étaient en colère. Le rouge s’effaça sous ses yeux.
— Oui, finit-elle par répondre. J’en serai ravie.
— Nous n’irons pas plus loin aujourd’hui.
La voix de Sydney me tira de l’esprit de Lissa depuis l’autre bout du monde. J’ignorais depuis combien de temps j’étais perdue dans mes rêveries, mais Sydney avait quitté l’autoroute pour se diriger vers une petite ville qui correspondait parfaitement à la vision de région isolée que j’avais de la Sibérie. En réalité, le mot « ville » était très exagéré. Il n’y avait que quelques maisons, un magasin et une station-service. Des champs cultivés s’étendaient entre les bâtiments, et je vis plus de chevaux que de voitures. Les quelques personnes que nous croisâmes dans les rues regardèrent la nôtre avec stupéfaction. Le ciel avait viré à l’orange vif et le soleil descendait inexorablement vers l’horizon. Sydney avait raison. La nuit allait bientôt tomber ; nous devions faire halte.
— Il nous restera deux heures de route, tout au plus, demain, poursuivit-elle. Nous avons bien roulé et devrions arriver tôt dans la matinée. (Elle traversa tout le village, ce qui ne prit qu’une minute, pour se garer en face d’une maison blanche derrière laquelle se dressait une grange.) C’est ici que nous allons passer la nuit.
Nous descendîmes de la voiture pour nous diriger vers la maison.
— Ce sont des amis à toi ?
— Non, je ne les ai jamais rencontrés. Mais ils nous attendent.
Encore ce mystérieux réseau d’alchimiste. Une humaine sympathique d’une vingtaine d’années nous ouvrit la porte et nous invita à entrer. Elle ne parlait que quelques mots d’anglais, mais les talents de traductrice de Sydney nous tirèrent d’affaire. Je ne l’avais jamais vue si affable et si charmante, sans doute parce que nos hôtes n’étaient pas de méprisables rejetons de vampires.
Je n’imaginais pas qu’une journée de voiture serait si fatigante, mais j’étais épuisée et je tenais à repartir tôt le lendemain. Après le dîner, nous regardâmes un peu la télévision, avant de gagner la chambre qu’on nous avait préparée. Celle-ci était petite et simplement meublée, mais ses deux lits jumeaux étaient garnis d’épaisses couvertures duveteuses. Je me blottis dans la mienne et appréciai sa douceur et sa chaleur, en me demandant si j’allais rêver de Lissa ou d’Adrian.
Ce ne fut pas le cas. En revanche, je fus réveillée par un léger accès de nausée, qui m’avertit qu’un Strigoï se trouvait dans les environs.