I

 

On ne saurait imaginer plus belle matinée que celle qui, vers la fin de juillet, me vit partir une dernière fois pour Aros. Un ba[ 97 ]teau m’avait fait aborder la veille au soir à Grisapol ; j’eus le déjeuner que peut fournir la petite auberge et, laissant mon bagage, jusqu’à ce qu’une occasion se présentât de le faire transporter par mer, je traversai, d’un cœur joyeux, le promontoire.

Ce pays n’était pas le mien, car la souche dont je sors appartient sans mélange aux basses terres ; mais un oncle à moi, Gordon Darnaway, après quelques années passées en mer, avait épousé une jeune femme des îles, Mary Maclean, dernière de sa famille, qui, lorsqu’elle mourut, en donnant le jour à une fille, lui laissa la ferme d’Aros. Cette ferme, battue par les flots, ne rapportait à son propriétaire que strictement de quoi vivre. Mon oncle avait toujours été poursuivi par la mauvaise fortune ; ayant désormais à prendre soin d’un enfant, il dit adieu aux aventures, et bon gré mal gré, resta où il était. Des années passèrent sur son isolement, sans apporter avec elles ni joie ni secours. Pendant ce temps, notre famille s’éteignit dans les basses terres. Orphelin, j’étudiais à l’université d’Édimbourg, quand quelques nouvelles qui me concernaient atteignirent le cap de Grisapol et l’oreille de mon oncle. Gordon Darnaway tenait fort aux liens du sang ; il m’écrivit dès le jour où mon existence lui fut connue, pour me prier de regarder sa maison comme la mienne. Depuis lors je passai régulièrement les vacances dans cette partie sauvage de l’Écosse, loin de toute société, sauf celle des morues et des coqs de bruyère ; et ce fut ainsi qu’à l’époque dont je parle, ayant achevé mes classes, je retournai à Aros, certain jour de juillet.

Le Ross, le promontoire de Grisapol, n’est ni haut ni large, mais les hommes l’ont laissé, jusqu’à ce jour, âpre et inculte comme Dieu l’a fait : il est entouré d’îles escarpées, d’écueils que redoutent les navires ; tout cela dominé à l’est par de très imposantes falaises et par le pic de Ben-Kyaw, la montagne du brouillard, en langue gaélique, – elle est la bien nommée, car ce sommet, qui a plus de trois mille pieds de haut, arrête au passage les brumes qui viennent de la mer et arbore son étendard gris, même quand le ciel est clair partout ailleurs. Le Ben-Kyaw est marécageux jusqu’au faîte. Combien de fois, assis au grand soleil sur la bruyère, avons-nous vu la pluie l’envelopper d’un crêpe noir ! Mais l’humidité ne rend souvent la montagne que plus belle. Quand le soleil frappe ses flancs, les roches mouillées et les petites sources brillent d’un éclat de joyaux.

Le sentier que je suivais était tracé par le bétail et serpentait de façon à doubler presque la longueur de mon voyage, passant par-dessus des rochers qui m’obligeaient de sauter de l’un à l’autre, s’abîmant dans des creux moussus où l’on enfonçait jusqu’à mi-[ 98 ]jambe. Sur les dix milles de Grisapol à Aros, on ne découvrait, du chemin, aucune maison, quoiqu’il y en eût au moins trois, éparses à droite et à gauche dans les terres. Une grande partie du Ross est couverte d’énormes blocs de granit serrés les uns contre les autres, entre lesquels un fouillis inextricable de fougères sert d’abri aux reptiles. De quelque part que souffle le vent, c’est toujours l’air marin que l’on respire, salé comme si l’on était à bord. Les goélands sont aussi nombreux que les coqs de bruyère[5], sur toute la lande, et chaque fois que le sentier monte un peu, on voit étinceler les flots. Au milieu même des terres il m’est arrivé d’entendre rugir la grande voix des brisants que nous appelons merry men, les gais compagnons. Aros, Aros Jay, ce qui signifie dans la bouche des indigènes la maison de Dieu, n’est pas proprement un morceau du Ross dont il forme l’angle sud-ouest ; un petit bras, qui ne mesure pas quarante pieds à l’endroit le moins large, l’en sépare. Cette flaque d’eau est tranquille et claire à marée haute ; on la prendrait pour un étang, mais les algues, les poissons diffèrent, et sa couleur est verte, au lieu d’être brune. Un jour ou deux par mois, la morte eau permet d’aller à pied sec d’Aros au continent. Mon oncle profitait des bons pâturages sur cet îlot, plus élevé que le reste du Ross, pour nourrir les moutons, sa principale ressource ; la maison était une bonne maison pour le pays, haute de deux étages, avec vue à l’ouest sur la baie et une petite jetée tout près, où s’amarrait le bateau.

Sur toute cette partie de la côte, en particulier près d’Aros, les grands rochers de granit dont j’ai parlé descendent vers la mer pêle-mêle comme les bêtes d’un troupeau ; arrivés là, ils gardent la même attitude que leurs frères du rivage. Seulement c’est l’eau salée qui se glisse entre eux, au lieu de la terre silencieuse ; ce sont des touffes d’œillets de mer qui fleurissent leurs flancs, au lieu de la bruyère ; c’est le congre qui s’enroule à leur base, au lieu des vipères venimeuses. Pendant les jours calmes vous pouvez errer en bateau parmi les récifs durant des heures ; l’écho familier vous suit dans ce labyrinthe, mais quand les vagues sont en courroux, que le ciel vienne en aide à l’homme qui entend bouillir un pareil chaudron ! Au-delà de la pointe sud-ouest, ces blocs sont très nombreux et de beaucoup plus grande taille ; ils couvrent bien dix milles marins. Un jour clair, où le vent soufflait de l’ouest, j’ai compté du haut d’Aros non moins de quarante-six rochers submergés en partie et contre lesquels se brisent lourdement des [99]masses d’écume blanche. C’est plus près du rivage que le danger est le pire, car le flot qui monte, se précipitant comme dans le bief d’un moulin, décrit une longue ceinture d’eau tumultueuse, ce qu’on nomme un Roost, à l’extrémité du promontoire. J’ai souvent profité du jusant pour m’y rendre ; c’est un lieu étrange livré aux bouillonnements et aux entreprises insinuantes de la mer, qui semble murmurer des sons entrecoupés comme si le Roost se parlait à lui-même. Mais quand le flux commence à remonter, surtout par un gros temps, il n’y a pas d’homme qui doive s’aventurer en bateau à un demi-mille de distance, ni de navire qui puisse manœuvrer en ces parages. Au plus mauvais endroit des brisants, les vagues énormes semblent mener une danse sinistre, la danse de la mort. On prétend que les merry men n’ont que cinquante pieds de taille, mais alors il ne s’agit que de l’eau verte, car l’écume jaillit deux fois plus haut. Est-ce donc ce mouvement qui justifie leur nom ou bien les clameurs qu’ils poussent au changement de la marée, clameurs si violentes que tout Aros en tremble ? Je ne saurais le dire. Le fait est que lorsque le vent souffle sud-ouest, cette partie de notre archipel tend des pièges redoutables aux embarcations de toute sorte. Si un navire passait imprudemment parmi les récifs et accostait les merry men, ce serait pour échouer dans Sandag-Bay où tant de choses sinistres arrivèrent à notre famille, comme je me propose de le raconter.

Les gens de l’endroit savaient plus d’une légende sur Aros. Je les entendis toutes de la bouche de Rorie, un vieux serviteur des Maclean qui avait reporté son dévouement sur mon oncle. Parmi ces contes de bonne femme, il y en avait un que j’étais disposé à écouter avec crédulité. En voici le sujet : Dans la tempête qui dispersa l’invincible Armada sur tout le nord et l’ouest de l’Écosse, l’un des navires qui la composaient toucha terre à Aros, puis, sous les yeux des rares habitants de ce lieu désolé, s’abîma en une minute, ses couleurs flottant au vent tandis qu’il sombrait. Il y avait quelque probabilité dans ce récit, car un débris de la même flotte se trouvait enfoui du côté nord, à vingt milles de Grisapol. La légende en question était racontée avec plus de sérieux et beaucoup plus de détails que les autres, et ce qui me persuada qu’elle n’était pas entièrement fabuleuse, ce fut le nom espagnol du bateau. On l’appelait Espirito Santo, un énorme vaisseau de guerre, à plusieurs ponts, muni de canons, chargé de trésors, monté par des grands d’Espagne et d’intrépides soldats. Maintenant, c’en était fait de ses voyages et de ses prouesses, il gisait pour toute l’éternité, en Écosse, au fond de la baie de Sandag, à l’ouest d’Aros. Plus de salves d’artillerie pour le majestueux Saint-Esprit, plus de vents favorables, plus d’heureuses aventures ; il n’avait rien à [100]faire désormais qu’à pourrir dans le fouillis des algues enchevêtrées, au bruit de la clameur des merry men. Cette pensée m’avait frappé dès le commencement ; elle m’intéressa davantage à mesure que je m’instruisis sur l’Espagne, d’où était parti l’orgueilleux équipage par ordre du roi Philippe. Et plus que jamais ce jour-là, durant ma promenade de Grisapol au promontoire d’Aros, je songeais à l’Espirito Santo. Ce n’était pas sans raison, comme on va le voir. Le fameux docteur Robertson, alors principal du collège d’Édimbourg, m’honorait de sa bienveillance ; chargé par lui de mettre en ordre quelques papiers de date ancienne, c’est-à-dire de conserver ce qui en valait la peine et d’élaguer le reste, j’avais, à ma grande surprise, trouvé un renseignement sur le navire, Espirito Santo, avec le nom de son capitaine et comment il avait porté de grandes richesses, mais s’était malheureusement perdu sur le Roost de Grisapol. À quel endroit précis ? On l’ignorait ; les tribus sauvages de la contrée n’avaient pas su répondre à l’enquête des envoyés du roi. En rattachant les choses les unes aux autres, en ajoutant à la tradition de notre petite île cette note historique sur la recherche d’un trésor entreprise par le vieux roi Jacques, je conclus que l’endroit qu’on n’avait pas su découvrir devait être la baie de Sandag, proche des terres de mon oncle. Aussitôt une idée fixe s’empara de moi ; remettre à flot le bon navire avec son chargement de lingots et de doublons pour faire remonter du même coup aux dignités, à la fortune d’autrefois, notre maison déchue de Darnaway. J’eus par la suite l’occasion de regretter ce dessein ; mon esprit tendu sur des chimères fut brusquement ramené à de plus graves réflexions ; depuis que j’ai été témoin d’un étrange et terrible jugement de Dieu, la seule idée de trésors ravis aux naufragés a épouvanté ma conscience.

Dès cette époque, d’ailleurs, ce n’était pas une cupidité sordide qui me poussait ; je ne désirais des richesses que pour l’amour d’une personne qui m’était plus chère que moi-même, la fille de mon oncle, Mary-Ellen. Cette jeune cousine avait reçu quelque éducation, elle avait même été envoyée en pension sur le continent ; peut-être eût-elle été sans cela plus heureuse, car telle que l’éducation l’avait faite, Aros ne pouvait lui convenir. Quelle vie, en effet, que celle qu’elle menait dans cette âpre solitude, avec le vieux Rorie pour unique domestique et sans autre compagnie qu’un père mécontent et taciturne, rustiquement élevé au sein d’une secte religieuse austère, jadis maître de barque, et qui finissait par gagner à grand-peine le pain quotidien en vendant quelques moutons et en pêchant sur la côte ! Si la société de mon oncle et la monotonie de ce désert devenaient fatigantes pour un garçon de mon âge au bout d’un mois ou deux, on peut se figurer [101]ce que c’était pour une jeune fille que d’écouter chanter les merry men toute l’année, avec le vol des mouettes et le soin du bétail en guise de distraction !

 

 

II

 

J’atteignis la pointe d’Aros à mi-flot et je sifflai Rorie pour qu’il vint me prendre. Il fut inutile de répéter le signal. Au premier coup de sifflet, Mary fut à la porte, agitant un mouchoir, et les longues jambes du vieux domestique arpentèrent le terrain jusqu’à la jetée. Quelque hâte qu’il fît, il lui fallut beaucoup de temps, néanmoins, pour traverser la baie ; à plusieurs reprises, je le vis s’arrêter, aller au gouvernail et plonger dans le sillage un regard curieux. À mesure qu’il approchait, il me semblait vieilli, plus maigre encore et hagard ; je crus remarquer qu’il évitait de rencontrer mes yeux. La barque de pêche, soigneusement réparée, avait deux nouveaux bancs et plusieurs morceaux rapportés en bois évidemment exotique et très rare dont le nom m’était inconnu. J’en fis l’observation et demandai à Rorie d’où venait ce bois.

– Du bois dur à travailler ! répondit le bonhomme avec hésitation.

Puis, laissant tomber les rames, il alla regarder à l’arrière comme il l’avait fait plusieurs fois déjà durant la petite traversée ; une main appuyée à mon épaule, il contemplait l’eau d’un air effaré :

– Qu’arrive-t-il ? lui demandai-je.

– Oh ! ce doit être quelque gros poisson, répondit Rorie, retournant à ses rames.

Et je ne pus rien tirer de lui que d’étranges coups d’œil et de lugubres hochements de tête ; malgré moi j’étais mal à mon aise. Je me détournai aussi pour considérer le sillage. L’eau était calme, transparente, mais ici, au milieu de la baie, extrêmement profonde. Pendant quelque temps, je ne vis rien ; enfin, il me sembla que quelque chose d’obscur, un énorme poisson, ou peut-être seulement une ombre suivait de près notre trace, et alors je me rappelai l’une des superstitions de Rorie, comment, à l’époque d’une grande querelle meurtrière entre les clans de Morven, un poisson inconnu avait suivi pendant des années le sillage d’un certain bac, si bien que personne n’osait plus traverser.

– Il attendait l’homme qui devait venir, celui qu’il lui fallait, disait mystérieusement Rorie.

Ma cousine était au débarcadère ; elle me fit entrer dans la maison, où je remarquai tout d’abord de grands changements. Le jardin avait une barrière taillée dans ce même bois qui avait servi à raccommoder le bateau ; les chaises étaient recouvertes de [102]riches étoffes, des rideaux de brocart s’accrochaient aux fenêtres ; une pendule figurait silencieuse sur le dressoir, une lampe de cuivre se balançait au plafond, le couvert était mis avec un véritable luxe de linge fin et d’argenterie ; toutes ces magnificences s’étalaient dans la vieille cuisine que je connaissais si bien avec son unique fauteuil à haut dossier droit, ses escabeaux noircis et le lit en armoire pour Rorie. La tourbe brûlait toujours dans la vaste cheminée par laquelle entraient librement les rayons du soleil et dont le manteau était décoré de pipes ; les murs blanchis restaient nus et on voyait à leur place habituelle les mêmes crachoirs triangulaires, remplis de coquillages ; nu aussi le plancher, sauf aux endroits que couvraient trois tapis en application, non pas comme celle que l’on fait dans les villes, mais en morceaux de vieille toile à voile, de lainage grossier filé au logis et de drap noir du dimanche, rajustés en une rude mosaïque. Cette cuisine avait toujours passé pour une sorte de merveille sur la côte, tant elle était propre et habitable dans sa simplicité. Je m’indignai de la voir défigurée par des ornements incongrus. Singulière inconséquence ! Ces signes de richesse me déplurent, à moi qui revenais cependant avec l’idée de faire fortune.

– Mary, dis-je d’un ton de vague reproche, je ne reconnais plus notre maison.

– Comme toi, je n’aime guère ces embellissements, répondit-elle, ni la façon dont ils sont venus, ni ce qu’ils ont amené avec eux. J’aurais préféré, si Dieu l’eût permis, que tout cela descendît dans le fond de la mer et que les merry men fussent en train, à l’heure qu’il est, de danser dessus.

Mary était toujours sérieuse, c’était peut-être le seul trait de ressemblance qu’elle eût avec son père ; mais l’accent qui accompagna ses paroles était plus grave encore que de coutume.

– Tu me fais craindre que ce nouveau luxe ne vous ait été donné par quelque naufrage, c’est-à-dire par la mort. Il n’y aurait pas de mal, pourtant. Quand mon père est décédé, j’ai sans scrupule hérité de ses biens.

– Ton père est mort de sa belle mort, comme on dit, fit observer Mary, tandis que...

– C’est vrai, un naufrage ressemble à une exécution. Quel était le nom du bateau ?

– On l’appelait le Christ-Anna, dit une voix sourde, derrière moi. – Et, me tournant, je vis mon oncle sur le seuil de la porte.

C’était un petit homme bilieux au visage long, aux yeux très noirs : à cinquante-six ans, il était resté actif et robuste avec les allures combinées d’un berger et d’un marin. Jamais je ne l’ai en[ 103 ]tendu rire. Il lisait assidûment la Bible, priait beaucoup comme les cameroniens[6] parmi lesquels il avait grandi, et vraiment, sous beaucoup de rapports, il me rappelait ces prédicateurs de montagnes des temps troublés où l’on s’entretuait avant la Révolution. Sa piété ne semblait lui donner ni consolation ni appui d’aucune sorte. Il tombait dans des accès d’humeur noire quand l’effroi de l’enfer s’emparait de lui, mais il avait, somme toute, mené une rude existence aux souvenirs de laquelle il se reportait avec envie et il restait violent et dur autant que jamais avec ses airs sombres. Quand mon oncle m’apparut ainsi dans le cadre de la porte, son bonnet sur la tête, une pipe suspendue à sa boutonnière, je le trouvai changé comme Rorie, plus vieux, plus pâle, avec des rides plus profondes et le blanc de l’œil jaune comme du vieil ivoire ou comme des os de morts.

– Oui, répéta-t-il, en insistant sur la première partie du mot, le Christ-Anna... c’est un nom effrayant !

Je le saluai en exprimant la crainte qu’il n’eût été malade.

– Je suis dans mon corps, répondit-il malgracieusement, dans les péchés de mon corps, comme toi-même... Eh bien, nous nous sommes faits braves depuis ta visite, n’est-ce pas ? Voilà une superbe pendule, mais elle ne veut pas marcher. C’est pour de pareilles choses, mon garçon, que les gens renoncent à cette paix de Dieu qui passe l’entendement ; c’est pour de pareilles choses, et même pour moins que cela, qu’ils outragent Dieu en face et vont ensuite brûler dans l’enfer. Aussi l’Écriture traite ces choses de maudites. Mary, cria-t-il avec une sorte d’aspérité, en s’interrompant tout à coup, pourquoi n’as-tu pas allumé les flambeaux ?

– Sont-ils nécessaires en plein jour ? demanda-t-elle.

Mais mon oncle ne voulut pas démordre de son idée.

– Nous en jouirons pendant que nous le pouvons, déclara-t-il.

Deux massifs chandeliers d’argent ciselé furent donc ajoutés à ce couvert si peu à sa place dans une ferme solitaire des côtes d’Écosse.

– Il a échoué le 10 février à dix heures de la nuit, continua-t-il en s’adressant à moi. Nous l’avions vu dans la journée, Rorie et moi, louvoyer contre le vent et ça n’avait pas l’air d’être une coquille facile à diriger. Ils ont dû passer une mauvaise journée, toujours après les écoutes, et par un froid... trop froid pour la neige !... Pas de vent avec ça. Quelquefois ils en attrapaient un peu, [104]nous les voyions repartir, et puis la voile retombait... Je te le dis, ils ont eu une mauvaise journée. Celui qui aurait réussi à gagner la terre par une journée comme celle-là aurait pu se vanter !

– Et tous ont été perdus ? m’écriai-je avec émotion. Que Dieu leur soit en aide !

– Chut ! interrompit-il sévèrement, personne sous mon toit ne priera pour les morts.

Je me défendis d’avoir donné un sens papiste à mon souhait involontaire, et Gordon Darnaway parut accepter mes excuses avec une facilité qui n’était pas dans ses habitudes, tant il avait hâte de reprendre ce qui était devenu évidemment pour lui un sujet de prédilection.

– Nous l’avons trouvé dans la baie de Sandag, Rorie et moi, avec toutes ces choses ; il se sera perdu dans le Roost ; quand la marée court fort sur les merry men et qu’on peut entendre le Roost gronder au bout d’Aros, un contre-courant se précipite droit dans la baie. Ce courant-là, vois-tu, a mis le grappin sur le Christ-Anna qui a dû entrer la poupe en avant, tu le verras par sa position, mais quel coup quand il a touché ! Que le Seigneur ait pitié de nous ! C’est une dure vie que celle d’un marin, une vie de hasards ; j’en ai traversé plus d’un dans mon temps. Pourquoi Dieu a fait toute cette eau-là, c’est ce que je n’ai jamais pu comprendre. Il a créé les vallées, les pâturages, les arbres, la campagne et tout cela chante vers lui, comme dit le psaume, car il les a faits heureux... Heureux, c’est encore une manière de parler, mais enfin on comprend ce que David veut dire. David prétend aussi, reprit mon oncle en citant la version métrique des psaumes, que ceux qui vont faire le commerce dans les grandes eaux voient l’œuvre de Dieu et ses merveilles ; mais je doute qu’il ait beaucoup pratiqué la mer pour en dire tant de bien. Moi, si ce n’était pas imprimé dans la Bible, je serais tenté de croire que ce ne fut pas le Seigneur, mais plutôt le diable qui créa la mer. Rien n’en sort de bon que le poisson. Je gage qu’en fait de merveilles, le Seigneur a montré de tristes merveilles au Christ-Anna ! Être jugé la nuit, au milieu des dragons de l’abîme !... Et leurs âmes... pensez à leurs âmes... à leurs âmes qui n’étaient pas préparées peut-être... La mer, porte de l’enfer !...

Je remarquai, tandis que mon oncle parlait, qu’il était ému comme je ne l’avais jamais vu encore et singulièrement démonstratif dans ses façons. Par exemple, en terminant, il toucha mon genou de ses doigts étendus et avança un pâle visage où les yeux brillaient d’un feu sombre, tandis que tremblaient les lignes tirées de sa bouche. L’entrée même de Rorie et le commencement du re[ 105 ]pas ne détournèrent pas ses pensées du cours qu’elles avaient pris. Il condescendit bien à me faire quelques questions sur mes succès à l’université, mais il paraissait songer à autre chose et même lorsqu’il prononça les grâces, très longuement selon sa coutume, j’entrevis des signes de préoccupation dans cette prière ; à propos du dîner ne demanda-t-il pas à Dieu sa miséricorde pour de pauvres pêcheurs qui se tenaient là devant lui, au bord des grandes eaux profondes ?... Puis ce fut un échange de discours bizarres entre lui et Rorie.

– Était-il là ?

– S’il y était ?... Sans doute, sans doute...

Tous les deux parlaient en manière d’aparté, avec un embarras que sembla partager Mary, car elle devint rouge et baissa les yeux sur son assiette. Pour mettre fin à la contrainte générale et aussi parce que ma curiosité était excitée, je hasardai :

– Vous parlez du poisson ?

– Quel poisson ? s’écria Gordon Darnaway. Il a dit le poisson ! Voilà bien ces blancs-becs, qui ne pensent qu’aux choses charnelles ! Le poisson ! Il s’agit d’un esprit...

Mon oncle s’exprimait avec véhémence, comme s’il eût été en colère. De mon côté, avec la vivacité des jeunes gens qui n’aiment pas à être rembarrés, je me récriai contre ce que j’appelais des superstitions enfantines.

– Et cela vient du collège, ricana mon oncle. Dieu sait ce que les gens y apprennent ! Crois-tu vraiment, mon gars, qu’il n’y ait rien dans le monde de la mer que ce que nous en voyons d’ici, des herbes qui poussent, des bêtes qui cherchent leur pâture et le soleil qui jour par jour y plonge ? Non, la mer est comme la terre, mais plus terrible. S’il y a des individus à terre, il y en a aussi sous l’eau, morts peut-être ; mais ce sont des individus tout de même, et quant aux diables, il n’y a pas de diables comparables aux diables marins. Autrefois, quand j’étais jeune, j’ai rencontré au sud, dans la Peewie Moss, un vieux loup-garou chauve ; je l’ai vu, de mes yeux, assis sur son derrière, avec l’apparence d’un pourceau et gris comme la pierre d’une tombe ; vraiment il faisait peur, mais il n’attaquait pas les honnêtes gens. Sans doute c’était un réprouvé qui s’était fait haïr du Seigneur et qui était parti avec son péché sur l’estomac ; il ne se jetait probablement que sur des créatures pareilles à lui ; mais il y a des diables dans la mer qui dévoreraient un communiant. Eh, messieurs, si vous étiez descendus tout au fond avec les pauvres matelots du Christ-Anna, vous sauriez aujourd’hui ce qu’il faut penser de la mer ; si vous y aviez navigué aussi longtemps que moi, vous détesteriez, comme je le fais, l’idée de recommencer ; si vous vous étiez seulement servis des [106]yeux que Dieu vous a donnés, vous connaîtriez toute la méchanceté de cette mer fausse, froide et coléreuse ; une méchanceté qui est aussi celle de tous ses habitants : les homards et leurs pareils qui fouillent et déchirent les morts, et les baleines, et le clan des poissons, sans excepter aucun d’eux. Oh ! l’horreur, l’horreur de la mer !...

Nous assistâmes stupéfaits à cette explosion ; l’orateur lui-même, après une dernière apostrophe prononcée de sa voix rauque, parut s’enfoncer mélancoliquement dans ses propres pensées ; mais Rorie, toujours avide de superstitions, le ramena à son sujet en lui demandant s’il avait jamais vu un diable de mer.

– Pas distinctement, répondit mon oncle ; je ne crois pas qu’un homme qui aurait vu, ce qui s’appelle vu, un démon de cette sorte pourrait continuer à vivre ; mais un de mes camarades, Sandy Gobart, avec qui j’ai navigué, en a vu un, et, là-dessus, il est mort.

– C’était un triton apparemment, insinua Rorie.

– Un triton ! s’écria mon oncle, avec mépris. Propos de vieille femme... Il n’y a pas de tritons.

– Mais à quoi ressemblait cette créature ? demandai-je.

– Que le ciel me préserve de le savoir ! Elle était coiffée d’une espèce de chaperon, voilà tout ce qu’on peut dire.

Alors Rorie, piqué au vif, raconta plusieurs histoires de tritons, de sirènes, de chevaux de mer qui étaient venus dans les îles pour attaquer les navires qui passaient. Et mon oncle écoutait en dépit de son incrédulité... il écoutait avec une curiosité inquiète.

– Bon, dit-il à la fin, c’est peut-être vrai, c’est peut-être faux ; mais je ne rencontre rien sur les tritons dans l’Écriture.

– Vous ne trouvez rien non plus sur le Roost, peut-être bien, fit observer Rorie. – Et son argument parut avoir un certain poids.

Le dîner fini, mon oncle m’emmena derrière la maison ; nous nous installâmes sur un banc. L’après-midi était très chaude et très calme ; à peine une ride à la surface de la mer, aucune voix, sauf le cri des mouettes et le bêlement des moutons. Peut-être ce repos de la nature se communiquait-il à Gordon Darnaway, car il se montra plus raisonnable et moins excité qu’auparavant. Il me parla même de ma carrière avec une sorte d’entrain, mais à chaque instant revenait une allusion au bâtiment perdu ou aux trésors que ce naufrage avait apportés dans l’île. Je l’écoutais rêveur, méditant, à part moi, une démarche hardie.

Trois quarts d’heure environ s’étaient écoulés, quand mon oncle, qui n’avait cessé de regarder furtivement l’étendue de la petite baie, se leva en m’engageant à l’imiter. Il faut que je dise ici que la violence de la marée à la pointe sud-ouest exerce tout autour de la côte une influence perturbatrice. Dans la baie de Sandag, au [107]sud, un fort courant accompagne certaines périodes de flux et de reflux ; mais dans cette baie du nord, – Aros-Bay, comme on la nomme, – à l’endroit où se trouve la maison de mon oncle et où nous nous tenions alors, le seul signe d’agitation est vers la fin du reflux, et alors même, il est trop faible pour qu’on le remarque. Un peu de houle suffit à rendre ce mouvement invisible ; au grand calme, seulement des marques étranges, indéchiffrables, que j’appellerai volontiers des runes de mer, sillonnent le miroir uni. Le même phénomène se produit sur des points innombrables de la côte ; plus d’un garçon a dû s’amuser, comme je le faisais jadis, à lire ces caractères gigantesques en leur prêtant un sens qu’il appliquait à lui-même ou à quelque autre personne. Ce fut sur les hiéroglyphes en question que mon oncle dirigea mon attention, non sans avoir d’abord beaucoup hésité.

– Vois-tu ces écritures ? me demanda-t-il, là-bas, à l’ouest de la pierre grise. Hein ! cela ne ressemble-t-il pas à une lettre ?

– Certainement, lui répondis-je, ce n’est pas la première fois que je le remarque. On dirait un C.

Il poussa un soupir comme si ma réponse lui eût été pénible, puis ajouta tout bas :

– Oui, un C pour Christ-Anna.

– Je me figurais, dis-je en riant, que c’était pour moi-même, puisque mon nom est Charles.

– Et tu l’avais déjà remarqué ? poursuivit-il sans relever cette observation. Eh bien ! c’est étrange ; peut-être attendait-elle là, en effet, à travers les âges, comme on dit. C’est affreux à penser.

Puis il reprit, en s’interrompant :

– Tu n’en vois pas d’autre, dis ?

– Si fait, j’en vois une encore très clairement, du côté du marais où descend la route... Une M.

– Une M, répéta-t-il très bas. – Puis, après une nouvelle pause : – Qu’est-ce que ça veut dire, à ton idée ?

– J’ai toujours pensé que cela voulait dire Mary, répliquai-je en rougissant, convaincu que j’étais sur le seuil d’une explication décisive.

Mais, une fois de plus, mon oncle laissa passer mes paroles ; il baissa la tête silencieusement et continua de marcher.

Il y a une ceinture herbue, le long d’Aros-Bay, où la promenade est facile ; sur ce gazon je suivis mon guide, sans parler plus que lui. Certes, je regrettais, au fond de l’âme, d’avoir perdu une aussi bonne occasion de demander la main de Mary ; mais, bien plus encore, je m’étonnais du changement qui s’était produit chez mon oncle. Il n’avait jamais été un homme aimable, [108]dans le sens ordinaire du mot. Rien, cependant, ne m’avait préparé autrefois à la transformation dont j’étais forcé de me rendre compte ; évidemment il fallait, pour l’expliquer, que quelque chose pesât d’un poids très lourd sur son esprit ; et, en me disant cela, je cherchais quelle signification il pouvait bien attribuer à cette lettre M dessinée sur le flot. Misère, Miséricorde, Mystère, Mariage, etc. Tout à coup je m’arrêtai, en tressaillant, sur le mot Meurtre. J’étais encore troublé par le sens fatal de ce mot atroce, quand notre promenade nous conduisit vers un point d’où la vue s’étendait derrière nous sur la baie et sur la ferme, devant nous, sur l’océan, tacheté d’îles au nord et reflétant le ciel bleu sans bornes du côté sud.

Mon oncle s’arrêta et resta quelque temps à contempler l’immensité, puis il posa la main sur mon bras :

– Tu crois qu’il n’y a rien là-dedans ? dit-il en indiquant la mer avec sa pipe.

L’exaltation le reprit :

– Je te dis, mon garçon, que les morts sont là, en masse... en masse...

Il tourna sur ses talons, et, sans un mot de plus, reprit le chemin de la ferme.

J’avais hâte de rester seul avec Mary ; mais je ne réussis à lui dire un mot, en particulier, qu’après souper, et encore à la hâte :

– Mary, je ne suis pas venu ici sans une grande espérance. Si tu ne la repousses pas, nous pourrons quitter ce pays et aller vivre ailleurs où le pain quotidien nous est assuré ; oui, l’aisance nécessaire, et même peut-être quelque chose de plus, quelque chose qu’il serait présomptueux de promettre pour le moment. Ce qui m’est plus précieux que tout l’argent du monde, tu le devines, n’est-ce pas, Mary ?

Elle garda le silence.

– Je t’ai aimée toujours, continuai-je, sans me laisser décourager, et plus le temps s’écoule, plus je m’attache à toi. Je ne puis songer à être heureux dans la vie si je ne t’ai à mes côtés.

Elle continuait à détourner la tête, toujours muette, mais je vis trembler ses mains.

– Mary, m’écriai-je, tu ne veux pas de moi ?...

– Oh ! Charlie, murmura-t-elle, est-ce bien le moment de parler de ces choses ? Attends un peu, laisse-moi rester encore comme je suis. Ce n’est pas toi, va, qui perdras à attendre.

Je compris à sa voix qu’elle allait fondre en larmes et je n’eus plus que l’idée de la consoler.

– Soit, repris-je avec tendresse, n’en parlons plus si tu le pré[ 109 ]fères ; ta volonté sera toujours la mienne, et tu m’as dit tout ce que je voulais savoir. Un mot encore, cependant. Pourquoi donc as-tu du chagrin ?

Elle avoua que son père en était cause, mais ne voulut rien ajouter, secouant seulement la tête et répétant qu’il n’était pas bien, qu’il n’était plus lui-même et que c’était grande pitié. Elle ne savait aucun détail sur le bateau naufragé.

– Je n’ai jamais été le voir, me dit-elle ; pourquoi y serais-je allée ? Les pauvres gens qui le montaient ont depuis longtemps comparu devant Dieu et j’aurais voulu qu’ils emportassent avec eux tout ce qu’ils possédaient. Pauvres, pauvres âmes !

Ceci ne m’encourageait guère à l’entretenir de mon grand projet touchant l’Espirito Santo ; je le fis toutefois, et, au premier mot, elle s’écria surprise :

– Tiens, il est venu un homme à Grisapol au mois de mai, un petit homme jaune, barbu, avec des bagues d’or à tous les doigts, paraît-il, qui s’enquérait partout de ce même vieux navire.

C’était vers la fin d’avril que le docteur Robertson m’avait remis les papiers à trier, et je me souvins qu’il m’avait dit que ces papiers étaient destinés à un historien espagnol, ou du moins à un étranger qui se faisait passer pour tel et qui était venu de Madrid, muni des plus hautes recommandations auprès du principal, comme chargé d’une mission de découverte, relative à la dispersion de la grande Armada. En rapprochant les choses, je me figurai que ce visiteur, avec des bagues d’or à tous les doigts, pouvait bien être le même que l’érudit recommandé au docteur Robertson. Ce malin travaillait peut-être à s’approprier un trésor plutôt qu’à poursuivre des investigations au profit d’une société savante. Je résolus de ne pas perdre de temps. Si le fameux navire était enseveli dans la baie de Sandag, je tâcherais d’arriver le premier dans mon intérêt, dans celui de Mary, dans l’intérêt de la bonne, vieille, honnête et hospitalière famille des Darnaway.

 

 

III

 

Le lendemain je me levai donc de bonne heure, et, aussitôt que j’eus mangé un morceau, je commençai mes explorations. Quelque chose dans mon cœur me disait distinctement que je trouverais les débris de l’Armada, et, sans vouloir m’abandonner trop à de si belles espérances, je me sentais léger comme une plume, je marchais sur des nuages, littéralement. Quoique je n’eusse que deux milles, tout au plus, à faire, il me fallut plus de temps que pour en franchir quatre, le tertre que j’avais à gravir étant semé de rochers, hérissé de bruyères. Au sommet, je fis halte. Si peu élevé [110]qu’il soit, – trois cents pieds à peine, – il domine toutes les terres environnantes et on y jouit d’une grande vue sur la mer et les îles. Le soleil, levé depuis quelque temps déjà, me brûlait la nuque ; l’atmosphère était orageuse, quoique claire ; au nord-ouest, où les îles sont le plus nombreuses, de petits nuages s’effrangeaient, serrés les uns contre les autres comme les oiseaux d’une même couvée. La tête grise du Ben-Kyaw portait un solide chaperon de brume ; donc le temps menaçait. Il est vrai que la mer était lisse comme du verre ; le Roost lui-même n’y traçait qu’un pli, et les joyeux compagnons, les merry men, se coiffaient à peine d’un léger bonnet d’écume. Mais, pour mon oreille, pour mes yeux, familiarisés avec ces parages, la mer était inquiète ; ses longs soupirs montaient vers moi comme un avertissement, et, malgré les airs tranquilles qu’affectait le Roost, je ne doutais pas qu’il ne complotât quelque tour de sa façon. J’ai oublié de dire que tous, nous autres habitants de cette côte, nous attribuons sinon une véritable prescience, du moins la faculté d’avenir, à cet étrange et dangereux produit des marées. Je me hâtai donc et j’eus vite descendu la pente d’Aros jusqu’à Sandag-Bay, – une anse assez vaste, si on la compare aux dimensions de l’île, et bien abritée contre les vents, sauf contre celui qui prédomine ; sablonneuse et bornée par des dunes basses à l’ouest, tandis qu’à l’est elle baigne une chaîne de rochers au pied de laquelle l’eau est profonde. C’est de ce côté qu’à un certain temps de chaque marée, le courant dont mon oncle avait fait mention agit si fortement sur la baie ; un peu plus tard, quand le Roost s’élève, un contre-courant se porte plus violemment encore dans la direction opposée ; c’est l’action de ce dernier, je suppose, qui exerce tant de ravages. Hors de Sandag-Bay on ne voit rien, sauf un petit morceau de l’horizon, et, par le gros temps, les vagues donnant l’assaut à un récif.

À mi-chemin de la colline, j’aperçus le navire naufragé au mois de février précédent, un brick de tonnage considérable, gisant, les reins brisés pour ainsi dire, à sec sur l’angle oriental des sables ; je me dirigeai aussitôt vers lui, et j’atteignais déjà la marge du gazon, quand mes yeux se fixèrent soudain sur un point dépouillé de la bruyère qui croissait partout ailleurs ; un de ces monticules allongés, de forme presque humaine, que l’on rencontre d’ordinaire dans les cimetières, s’y dessinait. Je m’arrêtai comme si j’eusse reçu un coup. Personne ne m’avait parlé de mort ni d’enterrement dans l’île : ni Rorie, ni mon oncle, ni sa fille... Celle-ci, assurément, ignorait... et cependant là, devant moi, il y avait, à n’en pas douter, une tombe. Je me demandai, en frissonnant, quel homme dormait son dernier sommeil, en attendant le signal du jugement, [111]dans ce lieu solitaire et battu par les flots, et la seule réponse que me suggéra mon esprit fut de celles auxquelles on redoute de s’arrêter. Un naufragé, dans tous les cas, venu de quelque terre lointaine et riche comme les vieux mariniers de l’Armada, peut-être, à moins qu’il n’appartînt à ma propre race et qu’il n’eût péri en vue de la fumée de sa demeure. Je me découvris, avec le regret que notre religion n’autorisât pas en outre quelque prière pour ce mort étranger. Je savais bien que, si ses os devaient reposer là, mêlés au sol d’Aros, jusqu’à l’heure où la trompette sonnerait, son âme impérissable était loin, parmi les ravissements ou les tortures de l’éternité ; n’importe, j’éprouvais comme une crainte qu’il ne fût près de moi, debout, à garder son sépulcre et à s’attarder sur la scène de son lamentable sort.

Ce fut avec émotion que je me détournai de cette tombe pour considérer le spectacle presque aussi triste que donnait le brick naufragé. Sa proue s’élevait au-dessus des flots ; il était brisé en deux, un peu en arrière du mât de misaine, quoique de fait il n’eût pas de mâts, l’un et l’autre ayant été rompus dans la catastrophe. Comme la pente de la grève était très brusque, le bossoir se trouvait beaucoup plus bas que la poupe, avec une vaste fracture qui baillait dans l’intervalle ; on voyait à travers la pauvre coque délabrée. Le nom était fort effacé, je ne pus discerner au juste si le brick s’était nommé Christiania, d’après la cité norvégienne, ou Christiana, d’après la femme de Christian, dans ce vieux livre le Pilgrim’s Progress. Sa construction le faisait reconnaître pour étranger ; il avait été peint en vert, autant que la couleur fanée qui s’écaillait par lambeaux permettait d’en juger. Un débris du grand mât gisait à côté, à demi enseveli dans le sable. Impossible d’imaginer un plus misérable aspect ; le cœur serré, je regardais les bouts de corde qui pendaient encore alentour, ces cordages, si souvent maniés par les matelots actifs et bruyants, et l’écoutille par laquelle ils étaient montés et descendus, et ce pauvre ange sans nez, sculpté à l’avant, qui avait fendu tant de vagues.

Je ne sais si les scrupules mélancoliques qui m’assaillirent venaient du navire ou de la tombe, tandis que je restais là immobile, une main appuyée à la charpente démantelée. L’abandon des humains et même des pauvres vaisseaux jetés par le hasard sur des rivages étrangers s’emparait fortement de ma pensée ; profiter d’une si horrible mésaventure me paraissait maintenant chose lâche et sordide ; l’ambition que j’avais précédemment nourrie prit pour moi une apparence sacrilège ; mais, me souvenant de Mary, je me raffermis. Mon oncle ne consentirait jamais à un mariage imprudent ; jamais non plus, j’en étais sûr, elle ne se marierait sans son aveu ; il me fallait donc devenir riche pour ma femme. Je [112]me mis à rire en mesurant le temps écoulé depuis la ruine de ce grand château flottant, l’Espirito Santo, et en songeant à la faiblesse dont ferait preuve celui qui tiendrait compte de droits éteints, de malheurs oubliés depuis des siècles.

Mes projets de recherche s’appuyaient sur une théorie bien arrêtée. La direction du courant et les sondages indiquaient le côté est de la baie, sous la chaîne des rochers. Si le vaisseau s’était perdu dans la baie de Sandag et si quelques morceaux de sa carcasse tenaient encore ensemble, c’était là que je devais le trouver. Comme je l’ai déjà dit, l’eau devient très brusquement profonde, et tout près du roc elle mesure déjà plusieurs brasses. En marchant le long de cette espèce de corniche, je distinguais au loin le fond de sable ; le soleil y brillait d’une lumière verte égale et claire, toute la baie semblait être de cristal transparent ; seul un frémissement interne, un jeu de lumière particulier, un faible lapement de temps à autre, quelques bulles auprès du bord, révélaient que ce cristal était de l’eau. Les ombres des rochers s’étendaient à leur pied sur une certaine distance, de sorte que mon ombre à moi, se remuant, s’arrêtant, se penchant à leur sommet, atteignait parfois jusqu’à moitié de la baie. Ce fut principalement dans cette ceinture d’ombres que je donnai la chasse à l’Espirito Santo, puisque c’était là que le courant sous-marin était le plus fort. Toute fraîche que parût l’eau par cette journée brûlante, elle semblait là plus fraîche encore et tentait le regard comme si elle lui eût adressé une invitation mystérieuse. Mais j’avais beau chercher, je ne voyais rien que quelques poissons ou une touffe d’herbe marine, ou encore çà et là un quartier de rocher qui, tombé d’en haut, reposait maintenant sur le tapis de sable. Deux fois je me promenai d’un bout à l’autre du banc de rocher, sans rien découvrir des débris ni de l’endroit où ils pouvaient être, sauf sur un point cependant : c’était une large terrasse, noyée dans cinq brasses d’eau et qui s’élevait au-dessus du sable, comme une continuation des rochers où je marchais. La végétation sous-marine y formait une véritable forêt qui m’empêchait de juger de sa nature, mais, par les contours et la dimension, cette masse pouvait représenter à peu près une coque de navire. Je n’avais que cette chance unique. Si l’Espirito Santo ne se cachait pas là sous le goémon, il n’était nulle part dans la baie de Sandag. Je résolus donc de m’assurer de la chose et de m’en retourner, enrichi une bonne fois, ou guéri à jamais de mes rêves de fortune.

Je me déshabillai, puis je restai un instant sur l’extrême bord du rocher, irrésolu, les mains jointes. La baie était à cette heure absolument tranquille. Pas le moindre bruit, sauf celui que faisait quelque part derrière la pointe, une bande invisible de marsouins, et cependant, au seuil de mon aventure, une certaine crainte me [113]retenait : quelqu’un de ces sentiments mélancoliques que la mer inspire, le souvenir des superstitions de mon oncle, la pensée de ce mort, de cette tombe, des vieux navires désemparés... tout cela glissait à la dérive dans mon esprit, mais le soleil qui ruisselait sur mes épaules me réchauffa le cœur à la fin, et je plongeai. Tout ce que je pus faire fut d’empoigner une tige épaisse de l’herbe marine qui poussait si touffue sur la terrasse ; m’étant mis à l’ancre de cette façon, j’eus bientôt saisi une brassée tout entière de ces algues limoneuses, et, les pieds appuyés contre le roc, je regardai autour de moi. De tous côtés le sable ininterrompu... Il arrivait jusqu’au pied du roc, balayé comme une allée de jardin par l’action des marées ; aussi loin que portât mon regard, rien n’était visible que ce sable aux mille plis sur le fond ensoleillé de la baie ; cependant, l’assise à laquelle je m’accrochais en m’aidant de ces touffes d’herbes aussi fortes que celles des bruyères de la lande était littéralement couverte de cette végétation glissante, et la falaise qu’elle rejoignait drapée de lianes brunes jusqu’au-dessous de la ligne de l’eau. Au milieu de cette complexité de formes flottantes, il était difficile de très bien distinguer les choses, et je me demandais avec incertitude si mes pieds pressaient le rocher naturel ou bien les flancs du vaisseau-trésor de la grande Armada, quand soudain la touffe entière que j’embrassais céda ; en un instant je fus à la nage ; je remontai sur le banc de rocher et jetai à mes pieds la vigoureuse plante marine que j’avais arrachée. Quelque chose en même temps rendit un son sec comme celui d’une pièce de monnaie qui tombe. Me baissant, je vis, à n’en pas douter, sous la croûte de rouille qui la déformait, une boucle de soulier en fer. La vue de cette pauvre relique humaine me fit battre le cœur, mais non pas d’espérance ou de crainte, je n’éprouvais qu’une tristesse désolée ; le propriétaire de cette boucle m’apparaissait comme un homme vivant, je me figurais sa face hâlée par les intempéries, ses mains de matelot, sa voix enrouée à force de chanter au cabestan et jusqu’au pied qui avait porté jadis cette boucle en arpentant sans relâche le pont dans la manœuvre ; oui, le fait de l’existence de cet être humain, de cette créature semblable à moi-même, me hanta, dans le lieu solitaire où je l’évoquais, non pas comme un spectre, mais comme un ami bassement outragé. Le grand vaisseau-trésor était-il vraiment là tout armé, tel qu’il était parti d’Espagne, mais devenu un jardin d’herbes marines et un gîte pour les poissons, sourd, sauf au bruit des eaux qui incessamment le lavaient, immobile sous le mouvement des algues qui l’avaient envahi ? Cette vieille forteresse marine populeuse, qui jadis chevauchait les mers, était-elle transformée en récif ? Ou bien, [114]supposition plus probable, n’était-ce là qu’une épave plus récente du brick étranger ? Cette boucle de soulier avait-elle été portée naguère encore par un homme de mon temps, qui avait appris les mêmes nouvelles que moi au jour le jour, pensé mes propres pensées, prié peut-être dans le même temple ? Quoi qu’il en fût, j’étais assailli de sentiments lugubres, les paroles de mon oncle : « Les morts sont là, dans le fond, en rangs pressés », tintaient à mes oreilles, et, quoique bien déterminé à plonger une fois de plus, je ne me rapprochai qu’avec répugnance de l’arête du rocher. Au moment même, un grand changement se manifesta dans l’apparence de la baie, ce ne fut plus cet intérieur clair, visible comme une maison recouverte en verre, où le soleil sous-marin dormait si tranquille ; une brise, je suppose, avait ridé sa surface, une sorte de trouble et de noirceur remplissait son sein où se confondaient en désordre des éclairs et des nuages ; la terrasse elle-même, sous l’eau qui la recouvrait, semblait frémir et se balancer confusément. S’aventurer dans ces embûches inconnues devenait chose plus grave qu’au premier plongeon et, quand je repris mon élan, ce fut avec un tremblement de toute mon âme.

Je m’accrochai comme la première fois, de nouveau je fouillai les rameaux flottants. Tout ce que touchait ma main était froid, doux et visqueux. Ce taillis sous-marin fourmillait de crabes, et j’avais à m’endurcir contre l’idée d’un charnier voisin peut-être qui attirait cette troupe vorace. De tous côtés, je sentais le grain et les aspérités de la pierre ; ni planches, ni fer, aucun signe de naufrage ; l’Espirito Santo n’était pas là. Je me rappelle qu’une sensation presque agréable tempéra mon désappointement ; je me trouvai soulagé d’un grand poids et je me préparais à m’en aller, quand quelque chose arriva qui me fit bondir épouvanté à la surface. Mes investigations m’avaient désheuré, il était déjà tard, le courant fraîchissait avec le changement de marée, Sandag-Bay n’était plus un lieu sûr pour un nageur isolé. Eh bien, voilà que tout à coup le courant passe dans la forêt sous-marine avec la violence d’une vague ; je lâche prise, je suis rejeté de côté, instinctivement je cherche un autre appui, et mes doigts se ferment sur quelque chose de dur, de froid... Je devine à l’instant ce que c’est... lâchant le goémon, je remonte à la surface et regagne au plus vite le roc hospitalier, en tenant dans ma main l’os d’une jambe humaine !

L’homme est une créature matérielle, lente à penser et à percevoir la liaison des choses entre elles. La tombe, le naufrage du brick, la boucle rouillée étaient certes des avertissements assez clairs ; un enfant aurait lu couramment cette funeste histoire, et pourtant ce ne fut que lorsque j’eus touché ce débris de squelette que toute l’horreur de la situation me saisit. Je déposai le tibia au [115]près de la boucle, ramassai mes habits à la hâte et m’enfuis tout nu, tel que j’étais, le long des rochers ; il me semblait que je ne pouvais m’éloigner assez vite. Aucune fortune ne m’eût fait affronter de nouveau ce lieu sinistre ; les os des noyés rouleraient dorénavant sans être dérangés par moi, que ce fût sur du goémon ou sur de l’or. Aussitôt que je sentis derechef la bonne terre sous mon pied et que j’eus couvert ma nudité devant le soleil, je m’agenouillai tout éperdu et je priai passionnément pour tant de pauvres âmes errantes sur la mer. Je crois qu’une prière généreuse n’est jamais prononcée en vain ; la pétition peut être rejetée, mais le solliciteur reçoit toujours sa récompense. L’horreur que j’avais ressentie s’évanouit sur-le-champ, je pus contempler de nouveau avec sérénité cette grande créature de Dieu, l’océan, et, en remontant les flancs rocailleux d’Aros pour regagner la maison, rien ne me resta dans l’esprit qu’une résolution bien arrêtée de ne plus convoiter le butin des navires perdus, ni les richesses des morts.

J’étais assez haut déjà sur la colline quand je m’arrêtai pour reprendre haleine et regarder derrière moi ; le spectacle qui frappa mes regards était doublement étrange. D’abord, la tempête que j’avais prévue avançait avec une rapidité quasi tropicale, la mer ayant passé de son éclat menaçant à une vilaine teinte de plomb liquide et ridé en tout sens ; déjà, au loin, les vagues blanches commençaient à courir devant une brise qui ne se faisait pas encore sentir sur Aros ; déjà, le long des contours de Sandag-Bay, la mer jaillissait avec un bruit que je pouvais entendre d’où j’étais ; mais le brusque changement du ciel était surtout remarquable. Un énorme et solide continent de nuages venait de surgir du sud-ouest ; çà et là, le soleil projetait encore des gerbes de rayons à travers les déchirures, et des bannières d’un noir d’encre flottaient par places sur l’azur encore limpide ; la menace était expresse et imminente. Tandis que je regardais, le soleil se couvrit, s’effaça. D’un moment à l’autre, la tempête pouvait fondre sur Aros dans toute sa puissance.

Quelques secondes s’écoulèrent avant que mon attention ne se reportât du ciel sur la baie qui se découpait à mes pieds avec la netteté d’une carte de géographie. Le tertre dont je venais de descendre dominait un petit amphithéâtre de monticules plus bas, formant une pente jusqu’à la mer, et au-delà se déroulait le demi-cercle jaunâtre de la grève, puis toute l’étendue de Sandag-Bay. Souvent j’avais regardé ce paysage marin, mais sans y rencontrer jamais une figure humaine. Je l’avais quitté tout à l’heure aussi désert que jamais ; qu’on juge de mon étonnement en y apercevant un bateau et plusieurs hommes. Le bateau stationnait contre les rochers. [116]Deux individus, nu-tête, les manches retroussées, et un autre armé d’une gaffe, le tenaient amarré avec peine, car de minute en minute le courant devenait plus fort. À quelque distance, sur le banc de rochers, deux autres hommes vêtus en bourgeois vaquaient ensemble à quelque besogne dont je compris assez vite la nature, puisqu’ils étaient munis de compas ; sans doute ils procédaient à un relèvement quelconque. Je vis l’un d’eux dérouler une feuille de papier et y poser le doigt, comme s’il vérifiait un plan. Pendant ce temps, un troisième errait de long en large, fouillant les rochers. Tandis que je les observais avec une sorte de stupeur, le troisième personnage s’arrêta soudain et poussa un cri si perçant qu’il frappa mon oreille sur la colline. Les autres coururent vers lui, et je vis le tibia passer de main en main avec la boucle de soulier, ces messieurs échangeant des gestes de surprise et de vif intérêt. Mais les matelots criaient de la barque avec des intonations toutes différentes ; ils montraient les nuages noirs qui, partis de l’ouest, déployaient leurs plis ténébreux sur tout le ciel avec une rapidité croissante. Les inconnus parurent se consulter ; sans doute le danger leur parut trop pressant pour qu’on le bravât, car ils se précipitèrent dans le bateau, emportant mes reliques, et sortirent de la baie à force de rames. De mon côté, je courus vers la maison. Quels que fussent ces hommes, il convenait que mon oncle fût averti sans retard de leur présence. À cette époque, on pouvait craindre encore une descente des Jacobites ; peut-être le prince Charles, que mon oncle abhorrait, était-il parmi les trois individus de rang supérieur que j’avais vus sur le rocher. Cependant, tout en bondissant de rocher en rocher, je réfléchissais, et mon bon sens rejetait cette supposition.

Le compas, la carte, l’intérêt éveillé par la boucle de soulier et la conduite de celui des étrangers qui avait paru si souvent interroger du regard la profondeur de l’eau, tout me suggérait une autre explication assez plausible. Le souvenir de l’historien madrilène, des recherches organisées par le docteur Robertson, de l’étranger barbu avec toutes ses bagues, de mes propres explorations le matin même dans les eaux de Sandag-Bay, acheva de m’éclairer. Je conclus que ces étrangers devaient être des Espagnols en quête des trésors submergés de l’Armada. Mais les habitants d’îles écartées du monde telles qu’Aros doivent veiller sur leur propre sûreté ; personne ne les protège, et la présence en un pareil endroit de cette poignée d’aventuriers pauvres, avides, probablement sans scrupules, me remplit d’appréhensions. Je craignis pour l’argent de mon oncle et même pour la sûreté de sa fille. Comment nous défaire de ces intrus ? Je me le demandais encore quand j’arrivai hors d’haleine au sommet d’Aros. À cette heure une ombre épaisse envelop[ 117 ]pait toute la terre ; seulement, à l’extrême Orient, sur une colline de la terre ferme, un dernier rayon de soleil languissait ; la pluie commençait à tomber, non pas lourdement, mais par grosses gouttes ; la mer montait à chaque moment, déjà une bande d’écume blanche ceignait Aros et les côtes les plus proches de Grisapol. La barque se hâtait toujours vers la mer, et je découvrais maintenant ce qui plus bas avait passé pour moi inaperçu, la présence d’une grande belle goélette à la lourde mâture, près de la pointe sud. Puisque je ne l’avais pas aperçue le matin, alors que j’observais avec tant d’attention les signes du temps, sur ces eaux désertes où surgissait si rarement une voile, il était clair qu’elle devait avoir passé la nuit derrière Eilean-Gour, et ceci prouvait assez qu’elle était montée par des hommes étrangers à notre côte, car ce mouillage, bien qu’il soit d’assez bonne apparence, est une véritable embûche pour les navires. Avec un équipage ignorant à ce degré, sur une côte aussi dangereuse, la bourrasque imminente avait grande chance d’amener la mort sur ses ailes.