CHAPITRE VII

 

Pierre et Aline laissèrent les garçons, sortirent et gagnèrent, au-dessus des chalets, un petit replat couvert de rhododendrons d'où l'on dominait toute la vallée. Aline s'étendit sur les branches entrecroisées qui formaient une couche élastique et, toute joyeuse, sourit au soleil en s'étirant comme une jeune chatte. Ses cheveux bruns, dénoués, flottaient, mêlés aux fleurs écarlates. Elle attira Pierre à ses côtés. Ils rêvèrent ainsi, tendrement enlacés, et Pierre goûtait paisiblement son bonheur. Ses idées noires avaient fui comme des nuages chassés par le vent. Il ne songeait qu'à l'heure présente, et son regard errait sur les cimes sans que celles-ci ravivassent ses blessures cachées; elles s'intégraient à l'euphorie du moment, et lui ne pensait qu'à serrer plus fort sa fiancée contre son cœur et à mêler ses lèvres aux siennes. Le soleil, haut dans le ciel, traversait parfois un nuage d'ouate; un pan d'ombre passait sur l'alpage et courait rapidement à travers champs, poursuivant la lumière; il semblait alors que tout devînt plus froid sur terre. Les amoureux courbaient instinctivement la tête et se serraient davantage encore. Puis le soleil triomphait, et tout riait à nouveau dans la montagne. Aline arrachait des touffes de rhododendrons, s'en couvrait par jeu, et ses lèvres étaient aussi vivaces que le rouge des fleurs. Pierre songeait qu'elle était plus belle et plus désirable qu'il ne l'eût jamais souhaité, sans doute parce que dans la minute présente la montagne et l'amour se rejoignaient pour le combler et le griser. Et tous deux fermaient les yeux pour mieux sentir le violent parfum des herbages, et percevoir l'invisible caresse de la brise sur leurs visages bronzés de soleil.

Un carillon furieux les tira de leur songerie.

«Pierre!

– Aline!

– Les troupeaux sortent, redescendons avant qu'on nous cherche!

– Dommage, on était si bien ici!» Il lui prit un nouveau baiser.

«Tu es heureux, mon grand?

– Très heureux.

– Finies ces idées noires?»

Pierre ne répondit pas. Aline conclut pour les deux:

«Il ne faudra plus qu'il y ait des nuages sombres, désormais; tant que nous serons réunis tous deux, nous serons heureux, n'est-ce pas... chéri?»

Il caressa une fois encore la belle chevelure dénouée toute pleine de pétales de fleurs et d'herbe sèche.

«Viens! Descendons!»

Ils se relevèrent d'un bond de cabri. Aline secoua les fleurs qui s'accrochaient à ses lainages, et tous deux dégringolèrent jusqu'au milieu du troupeau.

 

*

**

 

Les bêtes sortaient en rangs pressés des étables; elles mugissaient d'une façon saccadée, nerveuse, et dressaient leurs cornes en se bousculant. Déjà quelques-unes s'affrontaient, et les vachers les séparaient, tout en poussant le grand troupeau jusque sur le plateau fleuri, dégarni de pierres, où devait se faire le choix de la reine.

Ensuite, les hommes se retirèrent sur une petite butte et laissèrent les bêtes procéder elles-mêmes à l'élection de leur souveraine. Une grosse majorité du troupeau, à vrai dire, ne se souciait que de brouter à plein museau les herbes fortes en senteurs de l'alpage, et fuyait toute menace qui se précisait contre elle; mais une vingtaine de reines allaient et venaient, meuglant, cherchant le combat, reniflant leurs rivales, et bientôt, au milieu du troupeau, ce fut une bagarre générale. Une par une, les combattantes s'affrontaient. C'était une courte lutte qui durait à peine une minute; le choc de deux masses dans un bruit mat, puis la vaincue rompait le combat et fuyait, poursuivie par son vainqueur qui lui labourait les côtes de brefs et rapides coups de cornes. Au bout d'une heure, il ne restait plus en lice que cinq ou six combattantes, la robe maculée de sueur et de terre, le mufle baveux, les yeux injectés, de véritables vaches de combat, inquiètes et trépidantes.

Les parieurs s'étaient rassemblés, et le ton de la discussion montait.

On approchait de la fin et la Boucle paraissait ne pas vouloir, cette année encore, se laisser ravir son titre de reine. On pouvait la voir aller fermement d'une combattante à l'autre, provocante et hargneuse, et chaque fois c'était la même tactique: l'autre prenait son élan, la Boucle attendait le choc, bien ramassée sur ses quatre pattes, et laissait l'adversaire s'épuiser et se blesser à chaque charge nouvelle sur les dangereuses cornes. Elle semblait enracinée dans l'argile et attendait son heure; puis, d'un seul coup de tête, elle prenait l'autre à revers et lui tordait le cou jusqu'au sol. Alors, tandis que la vaincue fuyait et se perdait dans le troupeau, la Boucle restait immobile, tête basse, cornes horizontales, et son large poitrail se gonflait et se dégonflait au rythme précipité de sa respiration. Puis elle grattait sauvagement la terre de ses sabots de devant, petits et droits; les mottes d'herbe volaient à distance, et dans sa rage destructive, comme un buffle sauvage dans la brousse, elle s'agenouillait, creusait le sol avec ses cornes, se recouvrait de boue, mêlait son sang à la glaise.

Sa cloche bourrée de terre pendait comme un grelot, vide de sons.

Toutes ses rivales ayant été mises hors de combat, le magnifique fauve se promenait parmi le troupeau, affirmant sa puissance, corrigeant l'une d'un coup de corne, chassant l'autre d'un coin d'alpage où l'herbe était plus grasse, ne rencontrant aucun obstacle à sa velléité de commandement. On eût dit que les autres l'avaient déjà désignée. Aussi, quel ne fut pas son étonnement, en arrivant à l'extrémité du plateau, d'apercevoir deux vaches qui combattaient encore dans ce coin retiré, bordé par un ravin profond où coulait un filet d'eau claire sur des schistes noirâtres.

La surprise de la reine fut sans limite; elle la marqua en s'immobilisant sur place et en jetant un bref appel de gorge. Puis elle se mit à creuser de ses deux pieds de devant pour témoigner de sa réprobation et attendit que le combat en cours fût terminé. Les deux autres, dont l'une était la Lionne, la vache de Fernand, luttèrent avec acharnement.

Son propriétaire, entouré des parieurs, vit surgir la terrible lutteuse. Un beau combat en perspective, et décisif celui-là! Les montagnards poussèrent des cris de joie, car ils avaient tous suivi les combats remportés par la Lionne et admiré ses réelles qualités de lutteuse et sa résistance extraordinaire. Ce serait en vérité un dur morceau pour la Boucle.

«Oh! Napoléon, crièrent-ils, tu risques tes billets!

– Rien à craindre! rien à craindre!» fit l'autre, moins optimiste qu'il essayait de le paraître.

Fernand surveillait sa reine qui, depuis dix minutes déjà, et bien qu'elle fût placée en contrebas de son adversaire, tenait tête à une forte vache noire, vive et rageuse; le combat fut indécis jusqu'à la fin, mais, d'un dernier coup de collier, la Lionne terrassa sa rivale qui s'agenouilla dans l'herbe et demanda grâce en beuglant.

Une clameur salua la victoire, puis l'attention se concentra sur la Boucle qui s'approchait à petits pas, secouant la tête, mugissante et baveuse. La Lionne releva ses cornes, flaira à distance la vieille lutteuse aux défenses cerclées de fer, mais, à la stupéfaction des spectateurs, elle ne chercha pas le combat, descendit jusqu'au bord du ruisseau et but longuement, relevant la tête à chaque goulée, soufflant des naseaux, la queue battante, relevée sur les reins.

Napoléon triomphait.

«Elle caponne, ta reine, elle caponne!... Je te l'avais bien dit, tu as tort de l'opposer à la Boucle!»

Fernand, stupéfait de la défection de sa bête, voulut la ramener au combat, mais les autres s'interposèrent:

«Non! Laisse, Fernand! Faut pas t'en mêler. C'est aux vaches de décider, pas à nous. D'ailleurs, ne t'inquiète pas, c'est pas terminé; tu vois bien qu'elle est astucieuse, ta vache; elle se repose, elle boit, elle reprend des forces.»

La Lionne remonta paisiblement du ravin jusqu'à l'alpage et là, comme une vulgaire vache laitière, se mit à brouter. Cela ne faisait pas l'affaire des parieurs qui l'encourageaient de la voix.

«Allons, Lionne, vas-y! Allez! Kiss! Allez... au combat!»

La Boucle, toute surprise, observait cette inconnue à la montagne de Charamillon qui semblait la dédaigner, elle! la reine de cet alpage, et broutait sans se gêner à quelques pas. Elle résolut de lui donner une sévère correction pour ce manque de respect et cette atteinte à sa dignité.

Passant derrière, elle décocha traîtreusement un grand coup de cornes dans les reins. Surprise par cette attaque imprévue, la Lionne s'était retournée d'un bloc, dans une volte-face incroyable de rapidité et, le museau à ras de terre, soufflait bruyamment en piétinant sur place.

«Elle attaque! elle attaque!... bravo!» hurlaient les étranges aficionados de la montagne.

Ayant flairé une adversaire digne d'elle, la Boucle se prépara au combat; tête basse, elle chercha à se placer selon sa tactique dans la pente, au-dessus de sa rivale,

«C'est pas juste! la pente est trop raide ici, cria Boule, conduisez vos vaches sur le plat, que les chances soient égales.

– Laisse, dit Fernand, le combat a lieu là où les vaches se cherchent. Laisse faire, j'ai confiance!»

Pierre, trop passionné, s'approchait jusqu'à moins d'un mètre des deux bêtes qui s'observaient, et restaient face à face sans bouger leurs cornes, à peine distantes de quelques décimètres.

«Recule-toi, Pierre! hurla Napoléon, tu vas déranger l'engagement.

– Ça va, ça va, crâne pas, je me recule.»

L'air paraissait chargé d'électricité, et les hommes étaient plus énervés peut-être que leurs bêtes.

Le combat commença.

La Boucle poussa un petit meuglement bref comme un défi, et, sournoise, attendit le premier choc.

Novice, à l'alpage et ne connaissant pas les roueries de la vieille combattante, la Lionne se précipita de tout son poids sur l'autre, cherchant à emmêler ses cornes; le choc des deux frontals fut terrible et rendit un bruit sourd et creux. La Boucle accusa le coup les reins arqués, l'encolure plissée, les pattes de derrière arc-boutées dans la terre. La Lionne s'était heurtée aux deux extrémités acérées des cornes et de son frontal déchiré coula une large traînée de sang, qui dégoulina dans ses naseaux; elle poussa un beuglement de douleur, presque un râle, rompit le contact une seconde et revint à l'assaut. La Boucle supporta le second coup de boutoir sans fléchir, et l'autre parut décontenancée par cette impassibilité apparente. Elle chercha une nouvelle tactique, avançant tout doucement, la tête de travers, cherchant à forcer la terrible défense de sa rivale. Sans charger, la Lionne pesa de tout son poids sur les cornes adverses, mais vainement; d'un léger revers, la Boucle lui ouvrit une large estafilade sous l'oreille. Courageuse, la Lionne ne lâcha pas prise et, bien que le sang inondât son mufle, elle accentua sa pression, cherchant à faire lâcher pied à l'autre. Ses quatre pieds enracinés dans la glaise, la Boucle subissait sans broncher cette poussée gigantesque. Elles restèrent ainsi cornes liées pendant plus de vingt minutes, sans désunir une seule fois leur terrible effort; elles se fatiguaient visiblement, mais la Boucle semblait la plus fraîche. Le pelage noir fauve de la Lionne se marbrait de sueur; une mousse blanchâtre coulait de ses fanons et de son poitrail épais; ses yeux exorbités étaient entourés de plis concentriques, et de sa queue elle se fouettait, nerveusement les flancs. Le combat n'en finissait plus.

Les parieurs haletaient d'émotion.

Napoléon du Lavancher, surexcité, encourageait sa reine de la voix, allait et venait tel un fou en gesticulant, et comme un vieux paysan de Servoz s'était permis de douter de l'issue du combat, il l'empoigna dans un farouche corps à corps; les deux hommes allèrent rouler dans l'herbe, aux pieds des deux reines. Il fallut les séparer.

Cependant le combat entrait dans une nouvelle phase. La Boucle, en apparence immobile, faisait reculer imperceptiblement la Lionne; elle utilisait son encornure particulière pour appuyer des pointes sur les blessures de sa rivale, devinant l'endroit de cette chair à vif qu'il fallait tarauder davantage encore. Et puis, appuyée sur les plaies saignantes, d'un bref coup de tête elle vissait ses longues cornes sur le frontal meurtri.

Le combat était devenu inégal, quelques spectateurs intervinrent:

«Arrête ta vache, Fernand! conseillaient-ils; tu vas l'estropier définitivement.»

Mais l'autre, entêté, ne voulait rien savoir.

A force de peser de tout leur poids sur le sol spongieux de l'alpage, les deux bêtes piétinaient maintenant dans une boue glaiseuse qui les entravait jusqu'aux jarrets; à chaque coup de sabot, la terre humide éclaboussait les combattantes et les caparaçonnait de boue. Insensiblement, la Boucle, augmentant sa poussée, cherchait à faire reculer sa rivale jusqu'au bord du ravin où l'autre, prise à revers, perdrait pied immédiatement. Les hommes, saisissant la manœuvre, suaient d'angoisse en notant chaque phase de ce combat de mastodontes.

Tout à coup, alors qu'on la croyait vaincue, d'un suprême effort, la Lionne, cambrée sur son arrière-train, força de toute sa masse sur les cornes de la Boucle, et en une passe rapide comme l'éclair réussit à engager l'une de ses cornes sous l'oreille de sa rivale. Dans une lente torsion de tout son être qui la faisait frissonner du museau aux jarrets, elle réussit à visser, à tordre méthodiquement le cou de l'autre; alors, tout changea. Prise à son propre piège, enferrée par son encornage défectueux, la Boucle n'arrivait plus à se dégager et subissait en renâclant, en beuglant à mort, cette attaque imprévue. Ses vertèbres tordues craquaient et se distendaient; elle dut plier les genoux, et l'autre poussait toujours, les yeux vitreux; d'énormes veines se gonflaient sur l'encolure et le poitrail, à croire qu'elles allaient éclater, la sueur coulait de la robe en traînées visqueuses. Il y eut un craquement bref, les spectateurs virent une corne déchaussée voltiger en l'air, tandis qu'un flot de sang jaillissait et inondait le front mutilé de la reine déchue.

Une longue clameur monta de la foule à laquelle répondit le beuglement de joie de la Lionne, un beuglement long et irrité comme celui d'un taureau au moment du rut.

La Boucle, rompant le combat, secoua sa tête où se figeait en gros caillots noirâtres le sang répandu, partit honteusement au petit trot, et se perdit au milieu du troupeau.

La nouvelle reine, épuisée, sanglante et les flancs secoués de soubresauts convulsifs, se dressa de toute sa hauteur sur un tertre, lança de brefs meuglements pour appeler ses compagnes et leur affirmer sa souveraineté; puis elle traversa le troupeau en galopant, alla d'une bête à l'autre, flairant et renâclant. Mais partout le vide se faisait devant elle, et, ayant délogé quatre vaches qui paissaient le meilleur coin de l'alpe, elle se mit à brouter paisiblement.

 

*

**

 

Le fromager remit le montant des enjeux à Fernand et à Pierre, et les spectateurs vinrent féliciter l'heureux propriétaire de la nouvelle reine. Puis, comme il se faisait tard, les montagnards, le parapluie en bandoulière, le bâton à la main et le sac au dos, dévalèrent à grands pas le sentier de l'alpage pour regagner la vallée.

Napoléon, ayant retrouvé sa bête, lui passa un licol et disparut pour la conduire à l'abattoir.

Pierre, réunissant ses camarades, donnait le signal du départ, mais Fernand l'arrêta:

«Attends! Attends! Pierre, ne te presse pas; il faut arroser notre victoire et, puisque nous sommes tous ensemble, c'est l'occasion ou jamais; commandons à souper au chalet, et demain on ira faire une balade, qu'en dis-tu?

– Riche idée», approuva Georges à la Clarisse.

Pierre aurait bien voulu refuser, mais le souvenir des heures très douces du début de l'après-midi lui revint en mémoire. «Ce serait merveilleux, songea-t-il, d'avoir deux grands jours à passer en vrais amoureux.» Il interrogea: «Restes-tu avec nous, Aline?

– Naturellement, répondit Fernand, j'ai prévenu la maman avant de partir; c'est permis.

– Seulement, moi je n'ai pas prévenu chez nous, dit Pierre, et je ne voudrais pas que ma mère s'inquiète comme le jour où j'ai été faire l'imbécile dans les rochers du Brévent. Et puis, il y a Alice?

– Écoute, Pierre! pour une fois que tu prends du bon temps, il te faut rester avec les autres, proposa gentiment la petite sœur. Je vais redescendre et j'expliquerai la chose à la maison.

– Vrai! ça ne t'ennuie pas de faire la route toute seule? Il est vrai qu'il fait nuit très tard – et puis tu dois pouvoir attraper un train à Montroc. Alors, entendu! Dis à la maman que toute la bande se promène... Mais, à propos, où ira-t-on demain? interrogea-t-il avec un peu d'inquiétude.

– Si nous traversions des Posettes sur le Col des Montets? proposa Georges. C'est une belle promenade, la vue est superbe.

– Dans ces conditions, ça va, conclut Pierre, rassuré.

– A r'vi à tous!» fit Alice.

Elle passa son léger sac et, prenant son élan, dégringola comme un cabri à travers les rhododendrons, en vraie fille de la montagne; les autres la suivirent du regard jusqu'au rebord de la croupe qui plonge sur le village du Tour et masque le haut de la vallée. Avant de disparaître à leurs yeux, elle se retourna, agita son foulard à bout de bras, et poussa un gai jodel.