CHAPITRE VI
Dans la salle commune éclairée par un falot fumeux, trois cordées d'alpinistes mangeaient et buvaient ferme; on pouvait deviner, à voir leurs cordes toutes mouillées qui gisaient dans un coin de la pièce, à moitié raidies par le gel, qu'ils arrivaient juste d'une longue randonnée glaciaire. Ravanat traversa la pièce suivi de Pierre; dans la demi-obscurité, ils se dirigèrent vers la cuisine. Au passage, les soupeurs reconnaissant le Rouge, célèbre de la Bérarde à Cortina d'Ampezzo, lui adressèrent un amical bonjour.
La cuisine était une grande pièce carrée, basse de plafond, entièrement boisée; une étroite ouverture, munie d'une double fenêtre avec guichet mobile, permettait de l'aérer sans trop la refroidir. L'Aiguille Noire et les Dames-Anglaises s'y encadraient, comme par la fantaisie d'un peintre, et, à cette heure tardive, alors qu'il faisait nuit depuis longtemps dans les vallées, les cimes étaient encore faiblement éclairées à contre-jour par une lueur nacrée flottant sur les crêtes et irisant le feston de leurs corniches. Bien que la pièce fût soigneusement close, un vent coulis filtrait dans la cuisine, refroidissant sournoisement l'intérieur du refuge. Du givre, déjà, étoilait les vitres.
Brocherel, le gardien, s'affairait autour du fourneau. A la table commune, quelques guides et porteurs mangeaient en ressassant leurs éternelles histoires de courses. Il y avait là Cretton de Champex, Zermatten fils de Saas Fee, le grand Carrel de Valtournanche, et trois Chamoniards, Joseph à Jozon qui, Je matin même, avait traversé les arêtes de Rochefort, son porteur Camille Lourtier, un jeune qui promettait, Zian des Tines, célèbre comme rochassier, qui, après avoir réussi la fameuse face de la Mer de Glace au Grépon, était redescendu par la même voie, bivouaquant avec son Anglais à la Tour-Rouge, et, d'une seule tirée, montant ensuite au Col du Géant. Lorsque Ravanat entra, le silence se fit, les guides s'arrêtèrent de manger. Le Rouge sait déjà, pensèrent-ils; car on connaissait sa façon bruyante et joyeuse d'arriver dans les cabanes. Aujourd'hui, le Rouge ne plaisantait pas; il paraissait soucieux, renfermé, et se taisait.
Brocherel rompit le premier le silence.
«Tu sais la nouvelle? dit-il simplement.
– Qui c'est pour un?» interrogea brutalement Ravanat.
Derrière lui, Pierre attendait, angoissé, et, malgré le froid, de grosses gouttes de sueur perlaient sur sa face brûlée par le soleil et la neige. Les guides le regardèrent pitoyablement avant de répondre.
«Jean... Oui, ton beau-frère... son père, reprit Brocherel en désignant Pierre, plus blanc que neige. Foudroyé au Petit-Dru, tu sais, juste au-dessus du petit mur vertical, presque sous le sommet... C'est Cretton qui a apporté la nouvelle... (Et Brocherel cherchant péniblement ses mots clignait ses yeux tout embués de larmes qu'il retenait.) Sale fourneau, fume encore... Ça s'est passé avant-hier dans l'orage... Le porteur, le gamin à la Clarisse des Bois, a sauvé le client; ils ont bivouaqué au gîte à Straton, et hier matin, de bonne heure, ils étaient au Montenvers. A l'heure qu'il est, la caravane doit être déjà montée à la cabane de la Charpoua [i]... Seulement, pas sûr qu'elle arrive, car c'est tout enneigé et verglacé au-dessus de trois mille quatre. C'est tout juste si ça a dégelé ici en plein midi.»
Les guides courbèrent la tête, comme s'ils eussent été écrasés par le destin. Pierre Servettaz se recula dans le coin le plus sombre de la cuisine, laissa glisser son sac à terre, et, réalisant enfin la totalité de son infortune, il laissa couler de grosses larmes qu'il ne cherchait même pas à essuyer.
Ravanat s'approcha de lui, et sa grosse main, si solide lorsqu'elle s'agrippait aux prises, tremblait lorsqu'il la posa sur l'épaule de Pierre... Il ne lui dit rien: entre montagnards, il n'est pas besoin de paroles. Tous ceux qui étaient là étaient de rudes hommes, et Servettaz savait qu'il pouvait compter sur eux, mais il lui sembla que de sentir peser sur son épaule la poigne affectueuse et rude du Rouge le réconfortait bien mieux que tout. Il redressa enfin la tête, – et ses yeux étaient rouges comme lorsqu'on a longtemps marché sur les glaces sans lunettes noires, – pour dire avec une étrange fierté:
«Le père n'est pas tombé, oncle, tu as entendu... foudroyé.
– Ça, tu pouvais en être sûr, déclara Zermatten lentement et avec un rauque accent suisse-allemand. Servettaz n'était pas de ceux qui lâchent.»
Cet hommage du grand Zermatten alla droit au cœur du jeune homme. Son père était mort en guide, en pleine action, et le porteur avait sauvé le client. Servettaz aurait voulu l'embrasser, ce Georges à la Clarisse, de quelques années son aîné, pour avoir ramené sain et sauf le voyageur pris en charge par Jean Servettaz.
Un long silence suivit où chacun laissa voltiger ses pensées comme autant de papillons noirs. Puis, la nature reprenant le dessus, les guides se remirent à manger. Pour eux le plus dur était fait: Joseph et Pierre avaient appris la nouvelle, ils redoutaient tant ce moment, lorsqu'ils les avaient vus entrer dans la cabane.
Brocherel invita du geste les deux arrivants à s'asseoir à la table commune.
«Attablez-vous; le malheur, hélas! ne vous enlèvera pas la fatigue de la montée.
– C'est ça, décida Pierre, mangez, oncle, car, si vous le permettez, nous repartirons dans une heure. Les autres doivent être à la Charpoua en ce moment, et il ne sera pas dit que je n'aurai pas accompagné le père pour son dernier voyage. Tenez, je donne l'exemple.»
Pierre, en se forçant, avala trois ou quatre cuillerées de soupe, pas plus; d'un geste las, il repoussa l'assiette.
«Ça ne passe pas, je ne peux pas tenir en place.
– Patience, mon pauvre Pierre, patience! Je veux bien repartir avec toi cette nuit, car notre devoir est là-bas, mais il faudrait être fou pour ne pas se reposer et même dormir un peu. Huit heures de montée, et avec l'émotion en plus, nous n'irions pas loin. Songe à ce qui nous attend. Pauvres de nous!
– Vois-tu, Joseph, intervint Zian des Tines, j'ai pas à te conseiller. T'es mon aîné, t'es plus expérimenté que quiconque ici, et c'est un des tiens qui a péri. Mais tu n'as rien à gagner à partir cette nuit. Ren de ren, les séracs sont mauvais comme jamais on ne les a vus en fin de saison. Il y a trois ponts de neige tout pourris et qui peuvent craquer n'importe quand. Déjà, en plein jour, on a dû tourner et retourner pour franchir le passage, de nuit on coucherait dehors.
– Zian a raison, reprit Jozon. Les séracs sont tellement ouverts qu'on ne voit plus les traces; les marches de la journée ont dû fondre, tout est à retailler. C'est pas un travail à faire de nuit, même pour un homme comme toi.»
Les guides suisses renchérirent. Tous s'appliquaient à dissuader les deux hommes d'entreprendre de nuit la descente du Glacier du Géant.
«Écoute, dit encore Jozon, faut pas nous en vouloir si on redescend pas avec vous demain matin. On peut pas lâcher nos clients; l'engagement est sacré; mais si tu veux, je te passe Camille, et prendrai un autre porteur à Courmayeur; il ne sera pas de trop pour descendre le corps... surtout si, comme je le crois, il est toujours accroché au sommet du Dru.
– Je partirai ce soir, s'entêta Pierre, je ne peux pas me faire «à l'idée que mon pauvre père gît quelque part dans les cheminées, sans sépulture, sous la neige, avec les choucas qui tournent autour...
– Pense pas aux choucas, le corps est trop gelé, ils n'y toucheront pas. Écoute les autres, Pierre. Tu me croiras quand c'est moi, ton oncle, presque ton père maintenant, qui te le dis. Ils ont raison, partir maintenant ça reviendrait à tourner en rond jusqu'au matin dans les séracs. On partira une heure avant le jour, et comme ça on sera juste à temps pour franchir le passage; on y gagnera du temps et on épargnera de la fatigue.»
Pierre ne répondit pas. Ses pensées s'entrechoquaient douloureusement dans sa tête. Il se leva et sortit sur le seuil de la cabane. Il avait besoin d'un grand coup d'air pour rafraîchir ses tempes. Les dalles rocheuses, couvertes de neige gelée, brillaient lividement dans la nuit. Au ciel quelques étoiles clignotaient. Un souffle puissant montait des vallées endormies où s'allumaient quelques feux: là-bas, dans le fond du grand trou noir, les lumières du Pré-Saint-Didier; un peu en amont, une rangée lumineuse: la rue centrale de Courmayeur. Le froid était vif; Pierre remonta le col de sa vareuse. Assis au bord du précipice, jambes pendantes dans le gouffre noir, il songea longtemps, la tête appuyée dans ses mains, écoutant la voix grave des torrents, seule note vivante dans ce désert minéral.
Ravanat vint le chercher un peu plus tard. Il se laissa conduire sans mot dire, écrasé de fatigue, et s'étendit tout habillé sur le bat-flanc du dortoir. Déjà le souffle puissant des autres guides troublait le silence du refuge. On ne distinguait dans la pénombre que des corps allongés, enroulés dans des couvertures grises.
Le Rouge s'assit sur le rebord du bat-flanc, et remonta avec précaution sa montre-réveil.
«Réveil à quatre heures», dit-il.
Pierre Servettaz ne répondit pas, il dormait déjà d'un profond sommeil.
Le vieux resta seul éveillé dans le refuge.
Il plia posément sa veste pour s'en faire un oreiller, souffla la bougie et se tourna et retourna sur son bat-flanc, cherchant le sommeil qui ne venait pas, enviant la jeunesse de son neveu, qui lui permettait d'oublier, au moins pendant qu'il dormait, la tristesse de l'heure présente. Dans la nuit calme et froide, il regardait sans la voir la terrible silhouette de la Noire de Peuterey, qui se découpait dans la lucarne toute sombre sur l'écran plus pâle du ciel. Une petite étoile s'accrochait à la cime: on eût dit une flamme mystérieuse allumée par une main pieuse pour veiller le mort. Pour la première fois, Ravanat évoqua un spectacle qu'il ne s'imaginait que trop bien: celui du corps de Jean Servettaz, accroché dans la paroi du Dru et veillé par les étoiles.
Le drame était sur la montagne, mais, impavide et souveraine, elle montait la garde sur les vallées d'alentour, insensible aux pensées des hommes qui gîtaient dans ses flancs, frileusement pelotonnés dans leurs cabanes de pierre.
Sa faction millénaire n'était troublée, de loin en loin, que par le sourd grondement des avalanches ou le fracas plus sec des chutes de pierres qu'un regel trop brusque venait de déclencher.