CHAPITRE II

 

Ravanat, donc, terminait sa dernière course. Les jours précédents, il avait traversé le Mont-Blanc de Chamonix sur Courmayeur, guidant deux demoiselles laissées la veille dans la station valdotaine, et secondé par son neveu Pierre Servettaz, grand gars de vingt-deux ans, qu'il avait consenti, sur sa demande, à prendre comme porteur.

Pierre, pour l'instant apprenti hôtelier, aimait la montagne et sa plus grande joie était de se joindre aux cordées de ses amis et de faire des courses dans le massif. Bien découplé, grimpant avec la sûreté que confère une hérédité montagnarde intacte, on l'emmenait volontiers; son père, Jean Servettaz, était, à quarante-cinq ans, considéré comme le meilleur des guides de la nouvelle génération, mais, bien qu'il s'en défendît à l'occasion, il avait jusque-là mis tous ses soins à éloigner son fils de la montagne. «Assez d'un à s'exposer dans la famille, disait-il fréquemment. Pierre sera hôtelier, ça rapporte plus et ça risque moins!»

En prévision de ce jour, il avait déjà haussé d'un étage pendant les loisirs de la morte-saison, le vieux chalet deux fois centenaire qu'il possédait aux Moussoux, juste au-dessus de Chamonix, tout contre le bois Prin, un peu à l'écart pour éviter la grande coulée de printemps de la Roumna Blanche.

Pierre avait donc suivi la route que lui traçait son père. Voulant tout connaître du métier de ceux qu'il aurait un jour à commander, il avait été successivement comptable à Paris, caissier à Lugano, aide-cuisinier à Londres, chasseur à Berlin, réceptionnaire à Innsbruck, allant de stage en stage, apprenant consciencieusement, parlant déjà couramment trois langues étrangères. Il rapportait de ses randonnées à travers l'Europe une précoce maturité et une nostalgie toujours plus grande de son pays natal. Fils obéissant, – en Savoie on ne plaisante pas l'autorité paternelle, – il se préparait avec succès à diriger, plus tard, la pension de famille qu'il aurait charge de faire grandir et prospérer. On lui citait souvent en exemple dans la famille le vieux Payette, un guide comme son père, qui avait fait de ses fils les plus puissants hôteliers de Chamonix.

A vrai dire, il pensait sans enthousiasme à ce que serait sa vie future, il enviait les gars du pays qui, d'un bout à l'autre de l'année, mènent la vie libre et périlleuse de guide. Il sentait confusément ce qu'il y avait dans cette profession de noble, d'indéfini, qui échappait à l'entendement des montagnards, mais qui faisait d'eux des hommes différents, appartenant à un monde mystérieux dont ils étaient seuls à connaître les secrets.

Pour l'instant, son amour de la montagne était encore purement physique: un besoin d'action et de détente. Il était attiré vers les monts par un atavisme obscur; son père était guide; son grand-père, son arrière-grand-père avaient conduit des générations de voyageurs, et aussi loin qu'on cherchait en remontant le passé on ne trouvait, dans les archives du prieuré de Chamouni, que des Servettaz coureurs de cimes, contrebandiers, chasseurs de chamois, cristalliers. Lui seul, pour la première fois, allait s'écarter, à contrecœur il est vrai, du destin de sa race.

Il n'avait pas jusque-là cherché à s'expliquer la joie qu'il ressentait lorsque, dépassant les alpages, il pénétrait dans les solitudes de roc et de glace de la haute montagne. Était-il heureux parce que de cette lutte avec la montagne il retirait un délassement excellent après les longs et monotones séjours dans les hôtels des grandes villes brumeuses? Était-ce le plaisir de retrouver une fois l'an ses camarades, ses pays, gens simples et bons, et de partager avec eux les provisions sur une belle dalle de granit chauffée par le soleil? Était-ce le bonheur indicible qui suit la conquête d'un sommet alors que, l'esprit encore tendu et les muscles contractés, on goûte la joie de la victoire difficile?

Il n'aurait su le dire et se sentait incapable de s'analyser. «Je ne pourrais pas vivre dans la plaine, constatait-il, j'ai besoin de la montagne, pourquoi?...» Il fallait un événement pour le révéler à lui-même et lui dicter ce que serait désormais sa vie.

Cet événement, qui risquait de détruire tous les projets d'avenir formés pour Pierre Servettaz par un père prévoyant, s'était produit l'avant-veille.