Pour le pire
Lilith Saintcrow

 

 

Quand un loup-garou épouse une chasseuse de vampires, la lune de miel peut s’avérer mortelle…

 

 

Ce fut le pire moment de ma vie. Kat s’écroula en arrière et disparut derrière la silhouette imposante du premier buveur de sang. Je me transformai à moitié, mes griffes sortirent et de la fourrure apparut sur mes membres avec une démangeaison familière. Je me jetai sur le monstre qui l’avait attaquée, oubliant celui contre qui je me battais jusque-là. Il me décocha un méchant coup dans les côtes, qui m’égratigna en faisant gicler des gouttes de sang sur le gravier illuminé par le clair de lune.

Je tombai comme une masse et sentis les petits cailloux me griffer le dos, là où Kat me caressait quelques instants plus tôt. Kat, Soleil tout-puissant, ma chère Kat…

Le buveur de sang poussa un dernier soupir fétide et son visage se tordit tandis qu’il serrait les mâchoires en crachant une écume jaunâtre. Ses yeux brillaient d’un éclat violet. La créature avait dû être une femme quand elle était encore humaine, car elle avait essayé de m’atteindre au torse plutôt qu’à la gorge. Erreur qui lui avait coûté la vie.

Si on peut dire que ces machines à pomper le sang ont une vie, et non un enfer plongé dans la pénombre.

Mon instinct prit le dessus, et je déchirai le monstre, lacérai sa peau de profane. Nous chassons les buveurs de sang depuis longtemps, et le Soleil a investi nos griffes et nos dents de Sa puissance.

Autrefois, nous tombions comme des mouches face à eux.

À présent il est toujours difficile de les tuer, mais nous avons des avantages, et nous sommes entraînés. Même un louveteau sait comment les achever. Mais je dois avouer qu’une bataille rangée sur le bas-côté d’une route de Virginie n’est pas du tout ma méthode de combat préférée. Je suis plus du genre chasseur urbain.

Le buveur de sang se raidit et poussa un hurlement silencieux en sentant mes griffes s’enfoncer dans sa poitrine. Des relents infects s’échappèrent de sa bouche béante et s’insinuèrent dans mes narines. La puanteur était insoutenable.

La pointe d’un pieu en bois de bouleau dépassait de son torse, dégoulinante. Le bois béni de cet arbre fils du Soleil empoisonna le métabolisme de la créature, et de la cendre nauséabonde commença à se répandre dans l’air. Les buveurs de sang fonctionnent à plein régime, et une fois inoculé, il en faut peu pour que le poison se répande. Les dégâts sérieux infligés à leur système circulatoire provoquent une hémorragie fatale.

Le buveur de sang s’écroula et sa peau commença à partir en poussière. Son sang se changea en sable. J’éternuai à deux reprises et vis le visage de Kat, sale et maculé, apparaître comme le Soleil lui-même par-dessus l’épaule du monstre. Elle battit des paupières à toute vitesse et, en voyant ses yeux bleus cerclés de rouge, je sentis mon cœur se serrer.

J’essayai de parler, mais tout ce qui sortit de ma gorge fut un glapissement aigu. Quand nous nous transformons, même à moitié, parler nous devient impossible.

Kat me regarda fixement, les mâchoires serrées et les yeux brillants de larmes à cause de la poussière. Celle-ci se dépose partout, se réduit en une matière de plus en plus fine au fur et à mesure que les cellules implosent et se démantèlent, et démange atrocement. Kat avait de la terre, des brindilles et des cailloux dans les cheveux, et tenait le pieu comme une pro, d’une main décontractée, tandis qu’elle serrait l’autre à s’en faire blanchir les phalanges.

La route se déroulait derrière elle, simple chemin goudronné qui baignait dans la lueur argentée de la lune presque pleine de ce mois de mai. La brise remontant de la rivière agitait les branches des arbres et chuchotait dans les feuilles. Notre chambre d’hôtes se trouvait à cinq cents mètres plus bas, au bout d’une longue allée de gravier, devant le cours d’eau qui s’étendait comme un ruban de fraîcheur. Un peu d’eau me faisait bien envie en cet instant.

Le picotement se retira progressivement de mes membres, jusqu’à mes doigts et mes orteils ; la transformation s’inversait. Ma mâchoire craqua, et je parlai dès que ce fut possible :

— Kat…

— C’est quoi, ce bordel ? (Elle se tenait devant moi, folle de rage, le menton levé et les vêtements en haillons. La courbe pâle d’un sein était visible à travers sa chemise déchirée, et elle saignait.) Tu…

Elle s’interrompit. Pour une fois, Katrina Black, née Jasperson, resta sans voix.

Je n’aurais jamais cru voir cela un jour. Je désignai le pieu.

— C’est quoi, ce truc ?

Un petit vent chargé de l’odeur du jasmin caressait les buissons. Dans la cambrousse, les nuits d’été sont chaudes et parfumées avant que le brouillard matinal se lève, et le gîte était entouré de treilles au parfum entêtant dont les plantes s’étaient échappées pour pousser librement.

L’endroit était parfait pour les lunes de miel, mais j’avais encore envie d’éternuer. Un léger grognement altérait ma voix, et mon visage me démangeait affreusement. J’avais besoin d’une douche.

Kat leva le pieu devant elle et le regarda comme pour se souvenir de quoi il s’agissait.

— C’est un pieu, dit-elle enfin sur le ton de mépris profond qu’elle réservait aux imbéciles. J’en ai plein de rechange où cas où j’en casserais un. Tu viens de te transformer en Hulk tout poilu. C’était quoi, enfin ?

— Je, heu…

Bon, super. Il n’existe pas de bon moment pour ça…

— Des pieux ? ai-je repris. J’imagine que tu as aussi de l’eau bénite et de l’ail. Pas étonnant que je me sois bousillé le dos en portant tes valises.

Et pas étonnant que tu sortes en cachette la nuit. En voilà, une sacrée raison pour faire des balades au clair de lune, Kat.

Ma remarque eut l’effet escompté. Elle prit une profonde inspiration et j’aperçus de nouveau le renflement de ce sein qui me narguait. Je l’examinai pour vérifier qu’elle n’était pas blessée. Sa tempe saignait un peu, son nez aussi, et un pan de sa chemise était taché de rouge. Plus bas, sous la dernière côte droite.

Soleil miséricordieux, je n’aime pas l’aspect de cette blessure…

Soudain, elle explosa.

— Mitchell Black, tu peux m’expliquer ? Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais un loup-garou ?

Je fis la grimace.

— Ta culture pop refait surface, ma puce. Je suis un Coureur du Soleil. (Et pas un foutu « loup-garou ».) Et toi, tu ne m’as jamais dit que tu étais une chasseuse de vampires. J’étais censé faire quoi, rester couché pendant que tu t’esquivais ? Pendant notre lune de miel, qui plus est.

J’ai bien fait de te suivre, pas vrai ?

Je me retins d’ajouter ce dernier commentaire.

Elle posa les mains sur les hanches et se redressa en relevant un peu plus le menton. Elle était sale, blessée, et complètement craquante. Elle gonfla les narines de son joli petit nez patricien et la fureur se mit à luire dans ses yeux.

J’ai les jambes qui flageolent quand elle fait ça. Elle pinça les lèvres avant de parler, et l’envie de l’embrasser devint insupportable.

— Je suis Chevalier de l’Argentum Astrum, je te ferai remarquer, et toi, tu vas avoir de gros ennuis. Pourquoi donc ne m’as-tu pas dit que… hé !

Je fis deux pas en avant et l’attrapai. Ce n’était pas très gracieux, mais je voulais m’assurer qu’elle n’avait rien de cassé. Et puis elle était vraiment hyper sexy. Elle avait un goût d’adrénaline, de pommes et de sang, et je lui tâtai les côtes d’une main tout en l’embrassant, tandis que de l’autre je la tenais par la nuque. Elle avait été bien écorchée, mais la blessure n’était pas profonde.

Elle me repoussa et je ne résistai pas.

— Tu sais, avant d’épouser un gars, j’aime bien connaître certains détails, comme par exemple le fait qu’il se transforme en Carnivore poilu les soirs de pleine lune.

Elle n’avait pas perdu le fil. Et merde.

— J’aurais aussi aimé savoir que ma future femme était une Étoile d’Argent. Les cours du soir, c’était ça ?

— Mais non, je suis vraiment des cours du soir, abruti, rétorqua-t-elle en jouant avec son crucifix qui brilla contre sa gorge. Chasser les sanguins n’est pas folichon, mais ça paie plutôt pas mal. Je demande le divorce.

Je fis la grimace.

— Est-ce qu’il y a une chance qu’on résolve le problème au lit ?

— Tu es un foutu loup-garou, M. Black. (Elle était resplendissante, les cheveux emmêlés, les joues rouges, le souffle toujours court.) Ça entre dans les informations obligatoires à fournir avant de se passer la bague au doigt, d’après moi !

— Je pourrais en dire autant d’une caisse pleine de pieux et de baguettes de coudrier pour traquer les buveurs de sang.

Je croisai les bras tandis que le sang réduit en poussière s’incrustait dans ma peau. Je vois. Nous ne parlerons pas de la raison pour laquelle tu es sortie en cachette par une belle nuit comme celle-ci pour aller chasser les sangsues. Mais bien sûr, Kat.

Le clair de lune inondait la petite clairière ; le vent tourna. J’entendis la voiture avant elle, et me jetai en avant pour la plaquer au sol au moment où la lumière des phares apparaissait au tournant de la route. Le véhicule – au bruit du moteur, il devait s’agir d’une Ford – rétrograda et gravit la colline à seulement 80 kilomètres-heure. Je perçus des rires et sentis les gaz d’échappement. Ils allaient sans doute en direction de la Falaise des amants, près du coin où nous étions partis en randonnée la veille après le petit déjeuner pour admirer la vallée verte et luxuriante.

Mon ouïe me confirmait qu’on était à l’abri d’éventuels buveurs de sang en maraude, du moins pour le moment, mais je ne voulais pas que des civils nous aperçoivent. Cela ne nous attirerait que des soucis, et j’avais eu ma dose pour la soirée.

Kat attendit que le ronronnement du moteur ait disparu au loin et se débattit sous moi pour s’extirper. J’aurais pu rester là toute la nuit. Mais nous nous trouvions sur du gravier, et elle était déjà blessée.

J’espère que je ne t’ai pas fait encore plus mal, ma puce.

— Est-ce qu’il t’a eue ? Au niveau des côtes ?

— Je vais très bien.

Aussi entêtée que la fois où elle était tombée dans les escaliers. Elle s’était foulé la cheville mais avait refusé tout net d’aller chez le médecin.

— Je n’aurai même pas de cicatrices si je soigne ça tout de suite, a-t-elle ajouté. Pousse-toi de là, enfin.

Je me remis debout avec un peu moins de grâce qu’elle. Personne ne vous dit à quel point la chasse aux vampires peut être éprouvante, bien que les Coureurs du Soleil aient un taux plus élevé de régénération cellulaire.

Kat examina les deux traces de cendre fine qu’avaient laissées les deux buveurs de sang, des créatures opportunistes – morts profanes sans doute plus habitués à s’attaquer au bétail qu’aux humains. Kat posa le genou à terre ; son chignon lâche se détacha et ses cheveux tombèrent en mèches éparses. Sa nuque luisait de sueur. Elle sortit une main de la poche de sa veste et versa de l’eau bénite sur les deux tas qui remuaient encore.

— O quam misericors Deus est, murmura-t-elle.

Oh, que Dieu est miséricordieux. Les Argentum étaient des optimistes. Après tout, c’était la raison de leur activité. Tandis que, comme les autres, j’étais né Coureur du Soleil.

— J’adore quand tu te la joues catholique, dis-je en courbant les épaules contre le vent.

Mes oreilles ne me grattaient pas, ce qui était bon signe. Pas de sangsues dans les parages. Je me détendis pour le reste du trajet.

— Ça me démange partout. Allons-y, je te nettoierai le dos.

Et je regarderai cette blessure de plus près. C’est mauvais d’être atteint à cet endroit. Soleil miséricordieux. Ce monstre aurait pu lui faire vraiment mal.

— Toi, tu fais chambre à part, mon vieux.

Elle se redressa avec un soupir digne de ma grand-mère. Ma mamie aurait d’ailleurs bien aimé Kat.

— Tu ne le penses pas vraiment, ma puce.

— Tu veux parier ? Viens, aide-moi à retrouver mon autre pieu, je l’ai fait tomber.

Au final, elle avait plutôt bien encaissé la nouvelle que je pouvais me changer en loup gris. Mamie l’aurait même adorée.

 

Deux jours plus tard, je me réveillai avec un « ouf ! » au moment où Kat me sauta dessus. Les chauds rayons du soleil s’infiltraient à travers les rideaux et changeaient ses cheveux répandus sur ses épaules en fils d’or. La chambre était décorée dans un style rétro chic d’avant la guerre de Sécession, avec beaucoup de froufrous et de fanfreluches. Le lit était même agrémenté d’une moustiquaire, comme si un moustique aurait osé s’introduire dans cette petite forteresse impeccable où Mme Evans, la propriétaire, faisait régner la grâce sudiste et l’ordre militaire.

Les petits déjeuners étaient formidables, et Kat adorait toutes ces fanfreluches et ces dentelles. Elle s’était extasiée devant les jardins, les couvre-théières et la façon qu’avait le lit d’essayer de nous avaler tous les deux. La machine à laver surmontée d’un sèche-linge, au bout du couloir, était encore pleine de nos vêtements puants et déchirés et s’évertuait à en faire partir les dernières odeurs de buveurs de sang. On les avait déjà lavés quatre fois.

Ce matin-là, pourtant, Kat me sauta dessus comme un terrier.

— Debout, feignant ! C’est l’heure de lire le journal.

J’avais envie d’enfouir mon visage dans l’oreiller, mais elle était vraiment trop mignonne. Kat est petite – un mètre soixante-cinq à peine – mais chaque centimètre carré de son corps est chargé de dynamite. Elle ressemble à une petite ballerine blonde déguisée en princesse, grâce aux heures qu’elle passe à danser presque chaque jour, quoi qu’il arrive. Je ne comprends pas où elle trouve l’énergie pour tout cela, entre les cours du soir, le travail au bureau la journée et la chasse aux vampires. Elle a de grands yeux bleus et un petit nez aristocratique, et sa bouche est faite pour les baisers.

Je l’attirai donc à moi et l’embrassai longuement.

Et encore, ce fut trop court à mon goût. Elle se dégagea de mon emprise et dit :

— Ne te déconcentre pas trop. Je suis toujours fâchée contre toi, tu sais.

— Doux Jésus, mon cœur ne le supportera pas.

Je lui offris mon plus beau sourire du genre « pitié, ma brave dame ». Bon, ça marche mieux quand je n’ai pas des blessures partout et que je suis bien rasé… Ma barbe commence à repousser dès la fin de matinée, c’est l’un des nombreux avantages à être un Coureur du Soleil.

— Ne sois pas fâchée, ajoutai-je.

D’autant plus que tu ne m’avais pas dit que tu étais une Argentum.

La vie de couple, j’imagine, implique qu’il faut garder beaucoup de choses pour soi. Pas étonnant que tant d’hommes trouvent cela si difficile.

Le sourire qui illumina son visage valait la peine que je taise mes remarques. Kat est comme ça, tout feu tout flamme, puis la douceur incarnée l’instant d’après.

— Je ne crois pas être fâchée.

Elle ne portait qu’un débardeur et une culotte rose bonbon, assortis à la pièce.

Elle n’avait vraiment aucune pitié.

— Je ne suis pas un agent de terrain, de toute façon, poursuivit-elle. Ma spécialité, c’est l’analyse de renseignements. J’observe les migrations et fais des rapports. C’est la première fois que je tue.

Tu veux ma mort ou quoi ?

— Ta première fois ?

— Je dois dire que je me suis pas mal débrouillée.

Elle se passa la main dans les cheveux. Elle était à califourchon sur moi, et son corps qui pesait sur moi me déconcentrait terriblement.

— Maintenant, reprit-elle, il est temps que tu te lèves et que tu lises le journal. Le petit déjeuner est encore chaud. Tu ne veux pas de café ?

— Le café attendra.

Je posai les deux mains sur ses épaules et l’attirai pour un nouveau baiser. Les choses prenaient une tournure très satisfaisante, lorsqu’elle s’éloigna une fois de plus.

— Bon sang, jeune fille ! Tu vas me tuer.

— Peut-être bien, lança-t-elle d’un ton joyeux. Mais pas avant que tu aies lu le journal !

— Je me fous du journal.

J’effleurai ses lèvres de nouveau et lui caressai le dos du bout des doigts en faisant tomber un peu de la pâte verte aux herbes qui avait séché sur sa plaie. Les Argentum font confiance aux vieux remèdes. L’armoise et l’eau bénite font des miracles contre les blessures des sangsues.

Je fus parcouru de frissons en la touchant, et Kat partit d’un petit rire grave et rauque qui me mit dans tous mes états. Puis, enfin, elle me laissa lui faire ce dont je mourais d’envie chaque fois que je la voyais.

Les rayons du soleil avaient atteint le lit lorsque je repris ma respiration, le visage dans ses cheveux, tous les deux secoués de frémissements.

— Pas mal, chuchota-t-elle dans mon cou. J’aime ça.

— Moi aussi.

Chaque fois un peu plus, d’ailleurs. Il faut croire que ça valait le coup d’attendre le mariage.

— On remet ça ? demandai-je.

— Tu es infernal.

Elle eut un nouveau frisson délicieux. La climatisation s’était mise en marche.

— Pousse-toi, j’ai froid.

— Avec plaisir.

Je finis par me glisser sous les couvertures et me serrer contre Kat qui avait perdu sous-vêtements et débardeur. J’entendis comme un froissement sous moi. Aussitôt, Kat s’éloigna de moi pour fouiller dans le lit d’une main et en sortir un bout de papier que je regardai en clignant des yeux. Il s’agissait du quotidien du chef-lieu, le Cotton Crossing Register.

— Seigneur ! Tu n’abandonnes jamais, pas vrai ?

— Tu ne t’en plaignais pas il y a deux minutes, rétorqua-t-elle avant d’ouvrir maladroitement le journal d’une seule main. Regarde.

— Je n’ai pas envie, protestai-je en écartant une mèche de ses cheveux dorés qui s’enroula autour de mes doigts comme une algue. Tout ce qu’il y a là-dedans, c’est qui a tué la vache de qui, bouffé le maïs de quelqu’un d’autre ou je ne sais quoi.

— On voit bien que tu n’y connais rien, Fido.

— Tu vas continuer longtemps à m’appeler comme ça ?

— Jusqu’à ce que tu me fasses oublier l’autre soir, oui. Puisque tu refuses de lire, je vais tout te raconter. (Elle se blottit contre moi avec un petit coup de hanche.) Le compte-rendu de la police indique que quatre jeunes ont disparu avant-hier durant la nuit. Leur voiture a été retrouvée sur la Falaise des amants.

— Disparu ? Dans une ville de cette taille ?

— C’est toi qui tenais à une lune de miel sur les routes. Cette ville est plus grande que la précédente que tu m’as infligée. Au moins, c’est un chef-lieu. Au fait, si nos enfants ont une queue et des oreilles pointues, c’est toi qui devras me donner des explications.

— La transformation n’arrive jamais avant la puberté. Une sorte de camouflage. Et j’aimais bien l’idée de pouvoir me garer sur le bas-côté chaque fois que tu avais envie de jouer les ados au drive-in. (Je poussai un soupir et calai sa tête un peu mieux sur mon épaule.) Quatre jeunes ?

— Tu te souviens de cette voiture ? Celle qui est passée juste après qu’on a supprimé les deux sanguins ?

— Une Ford. Quatre portes. Les phares ronds.

Juste après que tu as failli me donner une crise cardiaque en disparaissant sous soixante-dix kilos de buveur de sang. Un faible sentiment de malaise s’insinua en moi.

— Ah oui ? Je ne la voyais pas bien, tu me cachais la vue. Bref, le véhicule des jeunes est resté là-haut, même pas verrouillé, selon l’article. Qu’est-ce que tu en déduis ?

— Que quelqu’un va devoir expliquer pourquoi il a laissé la voiture de papa sur la falaise ?

Elle me donna un nouveau coup de hanche.

— Mais non, idiot. Ça signifie qu’il y a un nid dans la région.

— Dieu du ciel. (Je ne m’étais toujours pas remis des deux monstres que nous avions tués, trop inquiet au sujet de Kat.) Tu crois ?

— Je ne crois pas, je sais. Devine pourquoi l’histoire s’est retrouvée non seulement dans le compte-rendu de ce matin, mais aussi en deuxième page.

Je n’avais aucune envie de le savoir.

— Pourquoi ?

— Parce que deux autres jeunes ont aussi disparu la semaine dernière. Un garçon et une fille, un joli couple : la star de l’équipe de foot locale et la pom-pom girl. Tu veux parier sur le lieu de leur disparition ?

 

Cette ville de trente mille habitants ressemblait fort au décor de trou perdu d’un film des années 1950. Kat refusait carrément de dormir dans une ville possédant moins de deux feux de circulation. Je ne suis pas le seul de nous deux à préférer un environnement urbain.

Le premier arrêt de Kat fut évidemment la bibliothèque de la ville, un bâtiment en briques coincé entre une animalerie et la mairie de Cotton Crossing, qui ne payait pas de mine.

En creusant un peu, vous découvrirez que les Argentum Astrum sont à la fois des bourreaux de travail et des partisans de l’ordre public, sans parler de leur passion sans bornes pour les recherches.

— Chut ! fit-elle en posant un doigt sur mes lèvres avant de se retourner vers l’écran. Tu vas te tenir tranquille, oui ?

— Il n’y a personne ici.

Les bibliothèques me rendent nerveux, avec tout ce silence et cette poussière dans l’air. Les bibliothécaires ont toujours l’air prêts à vous dévorer si vous faites trop de bruit.

Kat leva les yeux au ciel. Elle changea de position, et les muscles de ses épaules tressaillirent.

— C’est un peu le principe du lieu, Mitch.

— Toi et tes principes. Comment es-tu devenue une Étoile d’Argent ?

Ma veste en cuir crissa. Il faisait plus de trente degrés à l’ombre, mais j’avais besoin de mes poches. Et puis nous n’avions pas prévu d’aller nous promener dehors, et dans cette région du pays, la climatisation était la règle plutôt que l’exception.

— Ils m’ont recrutée au lycée. Ma mère était l’une des leurs avant sa mort. (Kat tourna un bouton sur le lecteur de microfiches et poussa une petite manette tout en scrutant l’écran.) Mmm. Intéressant.

— J’adore t’entendre dire ça.

Je passai la main sous ses cheveux pour lui caresser la nuque. Elle frissonna, mais pas assez pour que cela réussisse à la déconcentrer.

— Alors, en quoi t’es-tu transformé ? me demanda-t-elle en bougeant de nouveau la manette et en tournant la tête pour regarder les rayonnages par-dessus son épaule.

Était-ce pour vérifier que personne ne nous écoutait, ou s’assurer que rien ne se trouvait dans son angle mort, en bonne Argentum ?

Beau changement de sujet, Kat.

— En loup gris. Je suis un Coureur du Soleil.

— Loup-garou[i].

Elle prit des notes dans son petit carnet de journaliste qu’elle gardait toujours avec elle. Le dessin en creux qui figurait sur la couverture – une croix dans un cercle – prenait à présent tout son sens.

— Ou bien es-tu un dents-soleil[ii] ? Les Coureurs doivent faire partie de cette catégorie. Donc tu es allergique au bois de frêne.

Elle avait bien appris sa leçon. La seule surprise était qu’elle ne s’en soit pas rendu compte plus tôt. Mais nous sommes prudents, nous les Coureurs du Soleil. Nous sommes obligés de faire attention.

— Seulement s’il est introduit sous la peau, ma puce. J’ai reçu mes injections, ça ne me tuera pas. J’aurai seulement le nez bouché. Comme avec la poussière qu’il y a ici.

— Alors va m’attendre dehors, dit-elle en griffonnant tandis que j’admirais la chute de ses cheveux parsemés d’or. Tu me casses les pieds.

— Et toi, tu me brises le cœur. J’ai faim.

Mon ventre gargouilla. Cela faisait des heures qu’elle lisait des articles. Je gigotai sur ma chaise en bois dur. Pourquoi les endroits comme celui-là n’offraient-ils jamais de sièges confortables ?

— Vraiment très faim, insistai-je.

— Sale pleurnicheur. J’imagine que tu veux aller tester cette petite gargote que tu lorgnes avec envie depuis des jours. (Elle referma son calepin d’un coup et éteignit la machine.) On n’a qu’à y aller. De toute façon je ne pourrai pas travailler tant que tu m’asticoteras comme ça.

— Je croyais qu’on était en lune de miel, non ?

— Bien sûr que si.

Elle pivota sur sa chaise et me lança un de ses sourires éblouissants. Le genre qui vous atteint juste en dessous de la ceinture et explose comme une supernova.

— Mais on ne peut pas laisser un nid se développer comme ça, tu sais. On est dans le coin, et on doit agir.

— La population locale ne peut pas subvenir aux besoins de beaucoup de buveurs de sang. Ce sont des créatures opportunistes.

Je suis surpris de ne pas avoir entendu parler de plus de mutilations animales, d’ailleurs. Des vaches, ou des cochons saignés à blanc.

— Écoute, dit-elle, on en a tué deux avant-hier soir. Ces jeunes ont disparu après ça. C’est trop gros pour être une coïncidence. C’est une aberration statistique, à moins qu’il y ait un nid dans les parages. Le nid va se développer si la population grandit, ce qui est le cas… Tu as vu le nombre de chambres d’hôtes dans le coin ? Cette bourgade est sur le point de devenir une ville. Un nid récalcitrant par ici, alors que le nombre d’habitants est en pleine croissance, va mener droit à la catastrophe. Il faut qu’on intervienne.

Son regard brillait d’optimisme.

— Une spécialiste en renseignements et un seul Coureur du Soleil contre un nid de vampires ? Tu m’étonnes qu’on va à la catastrophe ! On chasse en meute d’habitude, tu sais. La bonne moyenne, c’est deux Coureurs contre une sangsue.

Je rentrai la tête dans les épaules. Si je croisais un buveur de sang esseulé dans les rues, je me débrouillais assez bien pour pouvoir m’en débarrasser. J’étais né pour cela. Une mangouste n’a pas besoin de savoir quoi faire quand elle voit un cobra. Son instinct suffit.

Mais l’idée d’un nid, avec sa puanteur et sa moiteur oppressante, et ma Kat au milieu… Elle se leva en faisant glisser la chaise en arrière sur le lino vert.

— Je crois qu’on va s’en sortir. On ne peut tout simplement pas laisser un nid proliférer ici, Mitch.

Que pouvais-je bien répondre à cela ? Je lui passai un bras autour des épaules.

— J’ai faim. Allons manger.

Nous ne restons qu’une seule nuit de plus, de toute façon.

— J’ai dit à Mme Evans qu’on restait encore une semaine, dit Kat en me passant un bras autour de la taille tout en se débrouillant pour pousser quelqu’un deux fois plus grand qu’elle jusqu’à la porte. On reviendra examiner la fiche une fois que tu auras avalé tes beignets de maïs à la graisse de porc. J’ai trouvé des choses intéressantes. Tu savais que cette ville existait depuis 1784 ?

Ma Kat. Mettez un obstacle en travers de son chemin et elle passera par-dessus sans même s’en rendre compte.

Il allait falloir que je trouve un autre moyen de la préserver du danger.

 

Le diner, un endroit fort sympathique décoré de rideaux à carreaux rouges dans lequel la climatisation soufflait à fond, se trouvait sur la grand-rue. La majorité de la clientèle était composée de routiers ou de gens du coin, et de nombreuses paires d’yeux se levèrent pour observer Kat lorsqu’elle franchit le pas de la porte, avec son débardeur en coton blanc et son jean moulant, sa chevelure lumineuse tombant sur ses épaules et un fin semainier en argent au poignet. Ils n’avaient sans doute rien vu d’aussi appétissant depuis l’élection de la Miss Cacahouète locale.

Kat parcourut ses notes.

— Ça fait un moment que des gamins disparaissent dans la région. J’ai calculé la moyenne : une disparition par mois, depuis les premiers articles sur microfiche qui, je le reconnais, ne sont pas si vieux que ça – 1932 seulement. Les vieilles archives ont disparu dans une sorte d’incendie.

Je pris une autre bouchée de mon hamburger et mâchai pensivement. À côté d’elle, je me sentais encore plus débraillé que d’habitude. Ma barbe naissante assombrissait ma mâchoire, et mes yeux me piquaient après toute cette poussière. Ma veste crissait, et mes baskets étaient presque fichues. L’atmosphère était déjà chaude et moite, et la peau de Kat brillait légèrement de sueur, ce qui n’était pas pour me déplaire. Quant à moi, avec un métabolisme plus élevé que la normale pour faire fonctionner des muscles et des os plus denses, j’ai plus de mal à me réchauffer. J’ai déjà passé un hiver dans le Maine, et je me les gelais sévère quand je ne portais pas ma fourrure.

— Tout s’passe bien ? demanda la serveuse qui devait avoir quarante ans mais en faisait cinquante-cinq, avec sa chevelure en choucroute qui empestait la laque et le bourbon. J’vous ressers un p’tit café ?

— C’est très bon. Merci beaucoup. (Mes paroles semblaient froides et peu aimables à côté de son accent traînant du Sud.) Ça fait beaucoup de gamins disparus, ajoutai-je une fois qu’elle se fut éloignée. Je ne savais même pas qu’ils faisaient autant de gosses, dans le coin.

— C’est bien connu, les ploucs se reproduisent comme des lapins, mais tout de même. On s’attendrait à ce que quelqu’un dise quelque chose. Pourtant, tous les articles sont en dernière page, ils ne font jamais beaucoup de bruit, et je ne peux pas m’empêcher de me dire que…

— Ça semble être une agréable petite ville.

Et je le pensais, Cotton Crossing était d’un calme prospère. Le kitsch appalachien se mélangeait bien avec la grâce sudiste, sur un fond de colonnades, de drapeaux confédérés et de bâtiments publics de l’époque du New Deal.

Kat prit une bouchée de son sandwich au rôti de bœuf.

— Il y a assez de matière grasse là-dedans pour que mes artères se bouchent rien qu’à le regarder.

Elle but plusieurs gorgées de jus d’orange et fit la grimace en se rappelant sans doute la mauvaise expérience de son premier thé glacé du Sud. Ils le boivent assez sucré pour vous faire pourrir les dents.

— Oui, poursuivit-elle, c’est une agréable petite ville. Mais les médias devraient se concentrer sur les jeunes qui s’évanouissent dans la nature. Et d’après les statistiques, les adolescents courent plus le risque de…

— Bien le bonjour, ma jolie.

Un homme costaud qui passait près de notre table porta la main à son chapeau pour saluer Kat, qui lui adressa un sourire et un signe de la tête. Elle a l’habitude.

Sa réaction aurait pu me rendre jaloux, mais Kat tourna ensuite ses beaux yeux bleus vers moi et oublia aussitôt M. Péquenaud. Elle se pencha vers moi et murmura :

— C’est hyper bizarre, Mitch. Fais le calcul.

Presque mille jeunes. Je sais que les humains sont parfois négligents avec leurs petits, ce qu’aucun Coureur du Soleil ne comprend. Mais là…

— C’est plus que bizarre. C’est carrément horrible.

Je croisai le regard de l’homme qui s’éloignait d’un pas nonchalant et enregistrai mentalement son image : yeux et cheveux marron, chemise à carreaux sur marcel jaune, la ceinture du jean sous la bedaine, les bottes de travail couvertes de boue noire séchée, une casquette John Deere. Un cliché ambulant.

— Je suppose que tu veux passer l’après-midi entier à la bibliothèque.

— Non, seulement deux heures. Ensuite on ira au palais de justice pour vérifier les actes de naissance et de décès, puisqu’on se trouve dans le chef-lieu. (Elle entama son sandwich du bout des lèvres.) Et puis on retournera chez Mme Evans pour faire des statistiques.

— Des statistiques, répétai-je en m’efforçant de ne pas gémir. Par pitié, Kat !

— Ça va te plaire. Le calcul me donne envie de te déshabiller.

Soudain, j’avais hâte de finir le déjeuner.

 

L’air moite parfumé de jasmin vint me souffler dans la nuque et le dos, et mon tee-shirt se colla aussitôt à ma peau comme du film plastique. Kat était appuyée à la rambarde du porche, au milieu d’une treille pleine de feuilles vertes et de petites fleurs blanches en forme d’étoiles. Le crépuscule ensanglantait le ciel, et la robe d’été blanche de Kat, dont les bretelles laissaient des marques sur ses tendres épaules, donnait l’impression d’un fantôme qui flottait.

Je m’accoudai à la balustrade et me laissai aller contre elle malgré la chaleur.

— Salut, ma belle.

— Salut, Rex, répondit-elle avec un sourire qui adoucit la pique qu’elle me lançait. Regarde un peu.

Le jardin s’étendait en rangées bien droites et les fleurs se balançaient sous la brise nocturne qui descendait des montagnes jusque dans la vallée où se trouvait Cotton Crossing. On voyait le tournant de la route poussiéreuse, et la Falaise des amants, un rocher escarpé qui s’élançait hors de la végétation estivale sous la bosse érodée de la montagne. Il était tendu vers la ville comme un doigt accusateur.

— Toujours fâchée ?

Je ne le pensais pas, mais avec Kat, on ne sait jamais. Je ne savais même pas qu’elle envisageait de sortir avec moi avant cette nuit-là dans le bar, quand j’avais repoussé deux types bourrés qui les embêtaient, elle et ses collègues. Je croyais qu’elle était seulement revenue boire un coup avec lesdits collègues, mais elle m’avait plus tard expliqué en m’enfonçant son doigt dans les côtes que c’était moi qu’elle cherchait à revoir.

Il faut croire que j’ai de la chance.

— Non. Mais je ne suis tout de même pas près de l’oublier.

— Il va falloir que je te trouve un joli petit surnom qui rime avec Argentum.

Elle me donna un petit coup de hanches. Elle était pieds nus, et tenait dans les mains un grand verre étroit rempli d’un liquide dont l’odeur ressemblait étrangement à celle du sirop de menthe.

— Je crois que passer un peu plus de temps à la bibliothèque pourrait t’aider dans cette tâche, dit-elle.

Je devrais savoir qu’il ne sert à rien de lui répondre.

— Très drôle. J’éternue encore à cause de la poussière que j’ai respirée cet après-midi. Et tu m’as promis un striptease.

— Ah oui ? répondit-elle d’un ton inquisiteur à moitié sérieux en faisant tourner son verre entre ses doigts fins. C’est vrai, j’ai fait des statistiques. Quand on prend en compte les disparitions, cette commune a un taux de criminalité comparable à celui d’une ville beaucoup plus grande et plus agressive.

— Comme c’est étrange.

— Vu la dose de saindoux qu’ils mettent dans leur nourriture, je suis surprise qu’il ne soit pas plus élevé. (Elle poussa un charmant bâillement et but une autre gorgée de son sirop.) Si on considère les disparitions comme des meurtres, même si on prend en compte le pourcentage de personnes portées disparues qui pourraient n’être en fait que des jeunes atteints de la bougeotte ou même des délinquants, les statistiques restent très inhabituelles.

— J’adore quand tu parles comme une comptable.

Sous les effluves sucrés du jasmin se cachait son odeur : féminine, mélangée à son parfum pareil à la senteur du cèdre, et à celui de l’adoucissant. Je baissai un peu la tête et me rapprochai pour la respirer, elle, et pas le jardin. La rivière n’était plus qu’une ombre, et on entendait l’eau clapoter derrière la maison.

— Alors, Kat, qu’est-ce que tu en déduis ?

J’avais le sentiment angoissant que je n’allais pas aimer sa réponse.

— Il ne s’agit pas d’un simple nid, mais de quelque chose d’autre. (Elle porta le verre à ses lèvres et prit une gorgée.) Ce qui est une terrible nouvelle. Je devrais appeler des renforts.

L’idée de laisser tomber l’affaire ne l’avait même pas effleurée.

— Kat, on est en lune de miel, enfin !

— Tu crois vraiment qu’on peut s’en charger tout seuls ?

Elle regardait le jardin sans le voir, une ride profonde creusée entre ses sourcils et la bouche crispée.

Pour l’amour du ciel. Es-tu toujours obligée de te lancer comme ça, tête baissée ? Je me retins de dire ce qui me brûlait les lèvres et décidai de montrer un peu de tact.

— Pourquoi est-ce qu’on ne partirait pas ce soir ? Une fois qu’on aura quitté le comté, on fera venir les Argentum. Tu es en vacances, tu sais.

Je n’aime pas l’idée que tu sois mêlée à ça, même si je suis là pour te venir en aide.

Je ne pourrais décrire le regard éberlué qu’elle leva alors sur moi autrement que comme une expression choquée. Elle se redressa, ses yeux bleus écarquillés, et se tourna vers moi en faisant bruisser sa jupe et en manquant de renverser sa boisson mentholée brunâtre.

— Mais j’ai effectué toutes les recherches préliminaires, et j’ai pris les contacts. Je ne peux pas partir maintenant.

Jésus Marie Joseph.

— Kat. C’est notre lune de miel. J’ai de meilleures suggestions pour occuper notre temps libre.

— Fuir les problèmes, par exemple ?

Elle avait soudain pris une voix basse, très douce. Attention, danger !

— Tu n’es pas obligée de prendre ce ton.

Elle fit une petite grimace gênée.

— Désolée, concéda-t-elle avec sincérité. Mais je ne peux pas partir.

C’est bien ce que je craignais.

— Tu peux au moins demander de l’aide, non ?

— Je ne suis pas sûre que des renforts soient possibles. Et toi ? Tu ne peux pas appeler la Brigade des Chiots ou quelque chose du genre ?

Je m’efforçai de ne pas m’énerver.

— Je n’ai aucun contact dans la région. Je ne suis même pas certain qu’il y ait des Coureurs du Soleil par ici. Les buveurs de sang de l’autre soir se sont montrés terriblement imprudents.

Tu ne le comprends peut-être pas, ma douce, mais les Coureurs du Soleil tuent les buveurs de sang car ils représentent un danger pour leurs louveteaux. Pas parce qu’ils menacent les humains. Nous ne pouvons prendre soin que de nous-mêmes. L’âge des ténèbres nous l’a enseigné.

Mais l’heure n’était pas aux leçons d’histoire.

— Alors nous sommes peut-être seuls, après tout. (Elle passa son bras sous le mien et m’éloigna de la balustrade.) Allons nous promener. Je suis désolée, Mitch. Vraiment.

— Ne t’en fais pas.

On descendit jusqu’au chemin de béton et j’ouvris l’œil, car elle marchait toujours pieds nus.

— Je passerai un coup de fil quand on sera remontés, dit-elle. Avec un peu de chance, quelqu’un pourra venir depuis la vraie ville la plus proche.

— Ça me semble être une bonne idée.

Je faillis rentrer dans un rosier en essayant de lui faire éviter celui qui se trouvait de l’autre côté. Sa jupe accrocha une épine, et elle la dégagea simplement en continuant de marcher comme si de rien n’était.

— Tu as faim, ma puce ?

Elle fit une autre adorable petite grimace et finit son verre.

— Pas vraiment, le déjeuner était assez lourd. Je ne dirais pas non à un autre verre de la même chose, par contre.

— Aucun problème.

Je l’entraînai le long du chemin. Du jasmin grimpait le long d’un petit treillage qui formait une arche au-dessus d’un banc en bois. L’idée de s’asseoir sous la treille et se laisser peut-être aller à quelques bêtises me plaisait assez.

— Je sais ce que tu as derrière la tête, me taquina-t-elle en me forçant à m’arrêter. Tiens. Va me chercher un autre verre pendant que je t’attends sur ce banc que tu lorgnes. Et quand tu reviendras, je te donnerai une récompense.

— Quel genre de récompense ? demandai-je en lui prenant le verre des mains.

— Elle te plaira. Va me resservir une autre drôle de boisson à la menthe, Mitch. Sois gentil.

— J’aime être gentil avec toi.

Je lui déposai un chaste baiser sur la joue et me mis en route pour la maison. La brise du soir était retombée, et la nuit s’était installée entre les arbres tandis que l’ombre s’étendait sur la vallée. La Falaise des amants brilla encore un moment, et les pans de roche réfléchirent les derniers rayons du soleil avant qu’il sombre derrière l’horizon.

Je venais de poser un pied sur la marche grinçante du porche lorsque j’entendis un craquement de branches et le cri étouffé de Kat.

L’instinct prit le dessus. Je fis volte-face et sentis la puanteur des buveurs de sang brûler mes narines sensibles. Cette odeur, c’est comme d’être frappé au visage par un sac de ciment humide. L’adrénaline me fouetta le sang. Je laissai tomber le verre et m’élançai.

Un Coureur du Soleil contre trois sangsues, c’était plutôt mal parti.

 

— Tiens ça en place.

Mes mains tremblaient mais je ne lâchai pas le sac de glace que j’appuyais contre son front. Pourquoi ne les ai-je pas sentis plus tôt ? Je n’aime pas ça.

Kat cligna des yeux à travers son masque sanglant.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle d’une voix un peu trop endormie à mon goût.

— Il t’a mordue. Ne t’inquiète pas.

Je baissai la voix avant d’ajouter :

— Je l’ai tué.

Je n’aurais pas dû le lui dire. Elle ouvrit de grands yeux et pâlit encore plus. Elle devint blanche comme un linge, excepté là où le sang séché lui colorait la peau. Un horrible hématome enflait sur sa joue droite, et elle avait failli se faire démettre l’épaule. Sa robe était fichue, couverte de boue et de saleté gluante, et je fis la réflexion que la treille ne serait sûrement plus jamais la même.

Mme Evans s’agita.

— Oh ! là, là ! Oh ! là, là !

Son chignon grisonnant était légèrement défait, et elle dégageait une odeur d’excitation nerveuse, à la limite de la peur, ainsi que de talc et de parfum entêtant – un truc appelé Tabou, dont ma grand-mère aspergeait le sac de son aspirateur avant le ménage quotidien.

— Le shérif devrait arriver dans quelques minutes, ajouta-t-elle. Harv a dit qu’il était en route.

Elle secoua ses mains potelées en faisant tinter les perles de jais de la chaîne qui retenait ses lunettes à double foyer contre son impressionnante poitrine.

— Vous avez appelé le service de contrôle de la faune sauvage ?

Selon ma version des faits, un chien errant avait saccagé le jardin et attaqué ma belle épouse. C’était idiot, j’en conviens, mais, dans le feu de l’action, je n’avais pas trouvé mieux.

— En fait, Harv et son adjoint se chargent en général de ce genre de choses par ici. Est-ce que je peux lui apporter quelque chose ? La pauvre petite.

Mme Evans tremblait encore plus que moi. Je devais faire une sale tête.

— Encore un peu d’eau ?

Je ne pensais pas que Kat en avait réellement besoin, mais il fallait que je fasse sortir cette femme de la pièce. Kat prit une brusque inspiration et leva sur moi un regard terrifié. Elle était bien trop pâle et haletait comme si elle souffrait d’asthme. Les glaçons craquèrent dans le sac au contact de sa fièvre.

— D’accord, dit Mme Evans. Repose-toi, ma chérie.

Elle fit mine de tapoter l’épaule nue de Kat sans vraiment la toucher. Une bretelle de sa robe s’était déchirée et Kat serrait ses bras autour de sa poitrine. Elle avait sali le coton blanc en se roulant par terre, et les épines des rosiers lui avaient lacéré une bonne partie du dos et des épaules. J’avais hâte de lui faire couler un bain et de la nettoyer.

Mais chaque chose en son temps. Je lui retroussai la lèvre pour regarder ses dents et lui donnai un petit coup d’ongle sur la gencive au-dessus des canines. En voyant qu’elle n’avait pas de mouvement de recul et ne poussait pas de cri, je me détendis un peu. Puis j’examinai ses pupilles : rien de suspect. Son pouls était normal, un peu rapide sous le coup du stress mais pas irrégulier comme cela aurait été le cas si l’infection s’était répandue dans son système sanguin.

Les quinze premières minutes qui suivent une morsure sont cruciales. Je pris le verre à moitié rempli d’eau que Mme Evans avait apporté, et murmurai au-dessus quelques phrases en latin de cuisine. Je soufflai à la surface de l’eau jusqu’à ce qu’elle se ride, puis portai le verre aux lèvres de Kat. Elle but sans rechigner, et je ne vis aucune brûlure là où l’eau avait touché sa peau.

Soleil miséricordieux, merci. On l’a échappé belle.

— On s’en va, annonçai-je. Demain matin. Dès l’aube, si ce n’est avant. (Je ne me ressemblais plus.) Parle-moi, ma puce.

— J’ai mal à la tête.

Elle non plus ne se ressemblait plus. Elle cligna des yeux, et un éclair de compréhension brilla dans ses yeux. Ses joues retrouvèrent un peu de leur couleur.

— Il m’a mordue ?

— Oui. Je l’ai tué, et tu ne manifestes aucun signe d’infection.

Elle ne courait pas beaucoup de risques ; la morsure ressemblait plus à une écorchure, car je m’étais jeté sur l’espèce de monstre pour le repousser et l’avais tué aussitôt. Le système immunitaire de Kat n’avait pas été atteint, et les Argentum devaient lui administrer régulièrement des piqûres d’ail et de traitement à l’argent pour éviter les infections.

— Tu n’as pas été contaminée, Kat. Tout va bien.

Ma voix se brisa.

— Tu n’as pas l’air convaincu.

Ses yeux se révulsèrent un court instant. Elle leva la main et posa ses doigts sur les miens en appuyant la glace un peu plus contre la bosse sur son front.

— J’ai mal. De l’armoise.

— Ça vient.

Dès que je serai assuré que tu vas bien.

— Qu’est-ce que tu as raconté ?

— Chien errant.

Chose étonnante, un sourire illumina son visage blême. Ses jambes étaient couvertes d’égratignures et de griffures, et le sang et la boue tachaient la housse de couette en chintz sur laquelle elle était allongée.

— Elle est bien bonne, Fido.

— Ha ha, fis-je en m’efforçant de me sentir soulagé, sans aucun succès. Reste tranquille.

— Je veux de l’armoise.

— Une seconde.

Je me crispai en entendant un crissement de pneus sur le gravier, puis m’obligeai à me détendre muscle après muscle.

— Il faut qu’on parle à ce plouc de shérif.

— Merde, dit-elle en clignant des yeux comme elle reprenait ses esprits. Tu as une mine affreuse.

Je me sentais en effet assez mal, notamment parce que je m’étais déchiré quelque chose dans la jambe. Un Coureur du Soleil contre trois sangsues. L’unique raison pour laquelle je vivais toujours était qu’elles n’avaient pas eu le temps de trouver comment causer de réels dégâts. Aucune d’entre elles n’avait dû être changée plus de quarante-huit heures auparavant, car elles se trouvaient encore dans la phase transitoire entre l’état d’humain et celui de machine à boire le sang.

Ce qui me poussa vers de très intéressantes réflexions, quand je ne vérifiais pas la respiration de Kat ou le sang qui séchait sur son visage.

Un moteur s’arrêta de tourner devant l’hôtel, et l’espace d’un instant, je ne fus que trop conscient de notre extrême isolement. Nous voyagions hors saison, et étions les seuls clients de tout le gîte. La solitude nous avait semblé charmante quand nous étions arrivés.

À présent je me sentais vulnérable, et mes genoux n’étaient pas les seuls à trembler.

Des bruits de pas sur le perron. Un coup à la porte, bref et poli. Mme Evans sortit de la cuisine d’un air affairé au moment où la porte à moustiquaire s’ouvrait. Un homme large et corpulent apparut, portant un uniforme marron et une ceinture de cuir noir. Il ôta son chapeau en laissant voir des mèches éparses plaquées sur le dôme élevé de son crâne, et je m’efforçai de chasser les picotements dans mes bras et mes jambes. J’étais déjà assez poilu comme ça ; nul besoin de me transformer en cet instant pour pimenter la situation. Une paire d’yeux minuscules, rapprochés et enfoncés croisa les miens, et Harv le shérif me déplut sur-le-champ.

Il faut dire qu’il empestait le vampire. Deux auréoles de transpiration s’étendaient sous ses bras, mais les plis de son uniforme étaient encore bien amidonnés. Son crâne luisait de sueur.

Il parla d’une petite voix aiguë et chantante, surprenante chez un homme aussi costaud.

— Eh bien, Mme Evans. Qu’avons-nous donc là ?

— Un chien errant.

Elle posa le verre d’eau fraîche et agita ses mains blanches et flasques en entrechoquant ses perles avant de s’éloigner doucement du shérif, remarquant sans doute l’odeur de façon inconsciente.

— Il a attaqué une de mes hôtes dehors, dans le jardin, poursuivit-elle. Un beau grabuge.

— J’ai vu qu’une de vos treilles était tombée.

Le shérif posa son regard sur moi, le type du Nord aux vêtements boueux et déchirés. J’aurais soudain aimé savoir si je saignais, et où.

— Bonsoir fiston, reprit le shérif. Comment se porte votre amie ? Besoin d’un vaccin contre la rage ?

Je n’étais pas du tout préparé à la vague de fureur qui monta tout à coup en moi. La main de Kat sur la mienne était fiévreuse, la glace si froide qu’elle me brûlait. Entre ces deux douleurs, ma fureur fut forcée de redescendre.

— Ma femme semble aller bien, merci. Elle n’a pas été mordue, seulement égratignée.

— Je vais vous chercher du thé, intervint Mme Evans.

Elle passa un peu trop près de moi, et les émanations de talc, de bourbon, de parfum et de laque me prirent à la gorge. Je ravalai un grondement et me penchai pour respirer l’odeur de ma Kat, des tiges cassées, de la boue, du cèdre et de la senteur métallique du sang.

— Tu veux du thé, ma chérie ?

— Avec plaisir, marmonna-t-elle.

Son visage reprit encore quelques couleurs. Le sac en plastique bougea et une traînée propre coula le long de sa joue là où la condensation du sac avait commencé à perler.

— Pouvez-vous décrire le chien, m’dame ? dit le shérif sans s’avancer au-delà du vestibule, appuyé contre le chambranle de la porte du salon.

Il parcourut du regard les chaises et les canapés, le poêle en fonte, les lampes décorées de franges et les fauteuils rembourrés. La maison avait autrefois été une belle demeure historique, mais à présent le décor donnait l’impression que l’ère victorienne avait vomi à l’intérieur.

— Fourrure marron, dents acérées, a dit Kat en lui lançant un sourire timide et un grand regard ingénu. Je n’ai pas vu grand-chose de plus.

Le shérif ne tressaillit même pas.

— Un gros chien, ou un petit ?

Il braqua sur moi ses yeux plissés, presque dissimulés dans les replis de chair, puis jeta un coup d’œil à Kat avant de reporter son attention sur moi.

J’ai déjà vu ce regard une fois ou deux, et il me hérisse toujours le poil.

Il sait quelque chose.

Sans déconner. Il puait le buveur de sang, transpirait comme un porc… c’était évident qu’il savait quelque chose.

— Plutôt gros. Mitch l’a fait fuir.

Chose surprenante, Kat battit des paupières. Elle se laissa retomber sur le chintz, les doigts toujours serrés sur les miens.

— Tu as été blessé, mon chéri ?

N’importe qui la connaissant aurait tiqué en entendant le sarcasme dans sa voix. Le shérif Harv se gratta le front tout en tenant son chapeau d’une main épaisse.

— On dirait que vous avez eu de la chance, vous deux. Les chiens, faut pas s’amuser avec.

Je la vis briller de nouveau, la petite lueur furtive au fond de ses yeux quand il prononça le mot « chien ».

Je déteste ça.

— Bon, bah j’vais p’têt faire un rapport, conclut-il.

Il essuya la sueur qui perlait à grosses gouttes sur son vaste front et réunit toutes ses forces pour ce qui ressemblait à un sourire authentique, qu’il adressa à Kat avant d’ajouter :

— Vous et votre petit ami, restez là.

— Je ne pense pas être d’humeur à partir crapahuter, rétorqua Kat d’un ton irrité. (Je compris soudain qu’elle prenait ma défense, et mon cœur bondit dans ma poitrine.) Pas tant qu’il y aura tellement de dangereuses créatures en liberté.

Le sourire de Harv s’effaça si vite de son visage que je fus surpris de ne pas l’entendre se fracasser sur le plancher, qui d’ailleurs était recouvert d’un tapis orné de roses cent-feuilles d’un goût exquis…

— J’vous comprends, m’dame.

Il fit mine de tirer son chapeau à l’attention de Mme Evans, qui émit un petit son ridicule, puis partit en faisant claquer la porte à moustiquaire derrière lui.

— Il va revenir avec des documents, nous informa Mme Evans.

Elle tenait deux grands verres de thé glacé couverts de condensation, et je sentais la dose de sucre qu’elle y avait mise de là où je me tenais.

— Voilà, ma chérie, lança-t-elle à Kat. Tu as besoin de thé. Ça arrange tout.

Kat lui offrit un faible sourire et je retirai la poche de glace de son front.

— Quel homme charmant, railla-t-elle d’un ton plat et ironique entièrement adressé à Mme Evans. Est-ce que j’ai l’air de vouloir décamper, Mitch ?

— Tu es superbe.

Je pris un des verres de thé glacé pour que Kat ne se sente pas obligée de le faire et, comprenant mon geste, elle attrapa le verre d’eau.

— Tu mens bien, dit-elle, avec un sourire.

Nous étions couverts de sang, contusionnés, nous avions mal partout. Mais nous avions eu beaucoup de chance, et je le savais parfaitement.

 

— J’ai bien réfléchi, dit Kat en se tournant sur le côté avec une grimace de douleur.

Je réprimai un grognement.

— Seigneur. Tu étais obligée ?

J’avais mal partout, et les œufs au bacon que Mme Evans m’avait préparés me pesaient sur l’estomac malgré la quantité de thé glacé que j’avais versée par-dessus. Ma nausée était pire que d’habitude. Mon corps réclamait des protéines pour alimenter mes muscles et leur permettre de se rétablir. L’envie de salade de Kat avait été exaucée par une mixture faite de concombres, de tomates encore tièdes de soleil et de mozzarella fraîche, le tout arrosé de vinaigrette à l’huile d’olive. Elle aimait ça, mais avait très peu mangé.

J’avais commencé à faire nos bagages dès que nous avions regagné notre suite et ne m’étais arrêté que pour avaler quelques bouchées de l’assiette toute chaude. Kat avait picoré avant de se mettre au lit.

Faire les valises ne m’amusait plus trop quand je regardais la forme de son corps sous le drap. Mais je continuai malgré tout.

— Je croyais que tu m’aimais pour mon esprit, dit-elle.

Elle était couverte d’une épaisse pâte verte à base d’armoise et d’eau bénite qui avait séché et commençait à présent à s’effriter. L’odeur herbeuse mélangée à la sienne me donnait froid dans le dos.

Mordue. La deuxième fois en deux jours quelle aurait pu être gravement blessée. Bon sang.

— L’esprit ne sert à rien sans un corps pour l’abriter, ma puce. Trois buveurs de sang…

— … se sont comportés d’une façon qui ne leur ressemble pas du tout. On dirait que quelqu’un veut que j’arrête mes recherches.

Pendant un instant, seul le ronronnement de la climatisation perturba le silence.

Quelle tête de mule.

— Kat, commençai-je en faisant des efforts pour me contenir. On part à l’aube. Tu pourras appeler les Argentum depuis la prochaine ville. On s’arrêtera quelque part où il y a un Starbucks et plus de trois feux de signalisation, sans parler d’un restaurant italien digne de ce nom. Je te saoulerai au chianti et profiterai de toi, puis on prendra la route pour Disney World. La Floride est agréable à cette époque de l’année.

— Je n’ai aucune envie d’aller à Disney World. Tu veux que je te dise à quoi je pensais, oui ou non ?

Je fourrai quelques tee-shirts pêle-mêle dans ma valise.

— D’accord. Très bien. Mais on part demain matin. Tu ferais bien de dormir un peu.

— Je ne me suis pas assise sur ce banc, parce que j’ai eu une idée. J’ai trouvé des similarités à toutes ces disparitions. Dans la majeure partie des articles, il est fait mention de la Falaise des amants. (Elle changea de position avec précaution et poussa un soupir.) Viens par ici, Mitch. Je me sens seule.

En temps normal, j’aurais brûlé le tapis en ramenant mon derrière poilu jusqu’à elle à toute vitesse. Mais à ce moment-là, je rangeai un jean dans la valise et me souvins des vêtements qu’on avait laissés tremper dans la machine.

— J’arrive, dis-je.

— Tu es ridicule. Je propose qu’on aille jeter un œil à la Falaise des amants demain matin.

C’est moi qui suis ridicule ?

— Hors de question, Kat. Certainement pas, niet. Non !

— Tu peux rester ici si tu as peur, Fido. Mais je veux partir en repérage. Je passerai mon coup de fil avant qu’on y aille, ça ne devrait pas nous prendre longtemps pour arriver là-bas.

— Je ne trouve pas ça amusant du tout, déclarai-je, la tête dans la valise.

Mes poings me démangeaient tant j’avais envie de les serrer. L’atmosphère de la pièce était étouffante, même avec l’air conditionné.

— On sera en plein jour. N’importe quel sanguin sera lent et facile à supprimer. Les autres bestioles aussi.

Elle poussa un bâillement. Mes épaules étaient raides comme les câbles d’un pont.

— Non, Kat. Un point c’est tout.

Un silence tendu s’installa dans la pièce, se répandit, puis finit par se rétracter sous l’effet du ton doux et inflexible de Kat.

— Si j’entends encore une fois les mots « un point c’est tout » sortir de ta bouche, Mitchell Black, ce seront les derniers. (Énervée, elle changea de position en faisant crisser les draps.) Je ne t’ai pas épousé pour que tu me donnes des ordres. Je suis adulte, et Chevalier des Argentum Astrum qui plus est. Soit tu m’aides, soit tu prends ta Jeep et tu rentres à Las Vegas pour te trouver un divorce, et une gentille petite chienne avec qui faire des louveteaux.

Je ne crois pas qu’elle avait l’intention de dire ça. Ma nausée atteignit son paroxysme et je dus ravaler ma bile. Seigneur, ne te dispute pas avec elle. Tu es encore en lune de miel, nom de Dieu.

— Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, Kat.

Elle soupira :

— On s’est bien débrouillés jusqu’à maintenant. Et j’appellerai les Argentum demain matin, dès qu’on sera levés.

Je n’avais plus la force d’acquiescer ni de protester. Mon estomac se soulevait comme un bateau au milieu d’une tempête. J’aurais pu accuser le bacon, mais n’importe quel Coureur du Soleil avec un odorat fonctionnel n’avale pas de viande avariée. J’abandonnai tout de même les bagages pour aller m’allonger sur le lit à côté de Kat. Elle pensa sans doute que le débat était clos car elle n’ajouta rien et se contenta d’éteindre sa lampe de chevet. Je restai sur le lit dans le noir, l’estomac en boule, jusqu’à ce que je finisse par tomber de sommeil.

 

Quelque chose clochait. Je sentais une odeur de terre nauséabonde, et mes yeux me piquaient. Ça puait la mort. Quelque chose de lourd, humide et doux, comme en décomposition, coulait le long de ma joue. Tout était plongé dans le noir.

Où est Kat ?

Des effluves de terre mouillée, de légumes pourris et d’eau de Cologne entêtante déclenchèrent une association d’idées. Tous mes hommes portent le parfum English Leather, ou ne portent rien du tout[iii]. Quelque chose me pesait sur les jambes ; je crispai les doigts et de la terre humide s’infiltra sous mes ongles.

Kat ? Je ne la sentais pas.

Les hommes qui m’enterraient n’avaient pas pu prévoir que les os de mon cadavre craqueraient et bougeraient, que de la fourrure apparaîtrait sur ma peau et que mes membres se tordraient d’une manière que leur expérience de la réalité ne leur permettait pas d’envisager. Ils se mirent à hurler. Une voix adolescente se brisa sous le coup de la peur, une autre plus grave vint ajouter une harmonie stridente. Je me réveillai en pleine décharge d’énergie, alors que mon métabolisme alimentait ma transformation. À mi-chemin, je compris ce qui se passait, mais il était trop tard. J’avais déjà tué le garçon et, couché sur l’autre homme, grondais en lui soufflant au visage une haleine qui sentait la chair fraîche et le sang chaud. J’en avais le museau éclaboussé.

Le sang est dangereux quand on est entre l’homme et le loup. Il peut vous faire sombrer dans la folie. Le loup connaît le sang, mais l’instinct de survie passe avant ; un homme digne de ce nom ne laissera pas sa soif de sang le pousser trop loin. Mais à mi-chemin ? On entre en terrain miné.

La nuit embaumait, une trame complexe de senteurs. Pas le mélange de trottoirs froids et d’ordures comme dans une ville, mais un bouquet de terrain boisé, de marécages tièdes et de matières végétales en décomposition. Nous étions dans les bois, et ils m’avaient enterré dans un trou peu profond. Je sentais encore les racines des arbres me rentrer dans la chair.

Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? J’essayai de parler, mais mes dents et ma langue étaient difformes et les bruits que je produisis n’avaient rien d’humain.

Les sons qu’émettait mon prisonnier non plus. Sa casquette était tombée de son crâne dégarni. Il sentait la bière et les Lucky Strike. J’avais déchiré sa salopette d’un coup de mes longues griffes ambrées.

Je finis par reprendre mes esprits, et inversai lentement la transformation. Ma fourrure se rétracta. Il faisait sacrément chaud, et je portais un jean et rien d’autre. Mes genoux s’enfonçaient dans la terre humide. La question la plus pertinente sortit toute seule :

— Où est ma femme ?

L’homme bafouilla et s’étrangla de peur. Ses glandes s’activèrent et sécrétèrent le composé chimique de la terreur qui se répandit dans sa chair. Et merde. Je n’obtiendrais rien de sensé de sa part pendant un moment.

Je décidai d’essayer de le calmer.

— Hé. Pourquoi essaies-tu de m’enterrer ?

C’était du poison, espèce d’abruti. Et tu as tout gobé. Je n’ai jamais compris les choses très vite, je laisse cela à Kat. Je me contente d’être le plus méthodique de nous deux, la plupart du temps. Mes doigts me picotèrent, ma poitrine se serra et je sentis quelque chose d’étrange brûler dans mon métabolisme et faire monter une vague de faiblesse en moi. Un des avantages à être un Coureur du Soleil, c’est que la plupart des poisons sont vite dispersés, vaincus par notre régénération cellulaire et nos résistances neurologiques conçues pour supporter la surcharge sensorielle de la transformation.

Au pire ? Ça faisait un mal de chien et nous rendait grincheux.

Je n’ai senti aucune odeur dans le bacon. Puis cette vague de nausée douceâtre me frappa de nouveau, et je poussai un juron en enfonçant un peu plus le petit gros dans la terre.

Le thé. Assez sucré pour vous pourrir les dents, et le sucre peut masquer toutes sortes de choses à un membre de l’espèce canine.

— Oh, mon Dieu ! Mon Dieu…

Une odeur âcre s’éleva. L’homme s’était carrément fait pipi dessus.

Doux Jésus. Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ? Je montrai les dents en grimaçant comme un loup, et il poussa un cri en se débattant pour essayer de reculer. Je le lâchai et me mis debout tandis qu’il bégayait et gémissait.

Je suis un type bien, je ne veux de mal à personne[iv]… C’est ça, oui. Je me penchai, le fouillai de mes doigts agiles et trouvai un lourd trousseau de clés. J’aurais gagné à apprendre qui était ce gars et pourquoi il enterrait des corps pour le compte de quelqu’un, mais j’avais une préoccupation plus urgente.

Le thé empoisonné signifiait que Mme Evans était impliquée. Ce qui voulait dire que Kat était vulnérable, et courait un grand danger. J’attrapai l’homme par la salopette et la chemise, et le soulevai de terre.

— Où est ta voiture, mon pote ? Sois gentil, dis-le-moi, et je t’épargnerai.

 

Je coupai le moteur et laissai la camionnette descendre la pente en roue libre dans un bruit de ferraille. Je me trouvais à environ un kilomètre et demi de chez Mme Evans, et étais convaincu qu’elle reconnaîtrait le véhicule de mon bienfaiteur involontaire. J’avais ligoté l’homme avec du gros scotch et l’avais jeté à l’arrière, au milieu de deux boîtes à outils et autre bric-à-brac, puisque je ne voulais pas l’assassiner.

Du moins pas tout de suite.

Je sortis et mes bottes crissèrent sur le gravier. La lune s’était levée et brillait haut dans le ciel en jetant des ombres acérées le long des fossés et sous le moindre caillou du chemin. L’atmosphère était toujours chaude et moite, et les volutes de poussière qu’avait soulevées la camionnette ne se verraient pas trop. Surtout qu’il faisait nuit.

Et s’il ne s’agit pas simplement de buveurs de sang, Mitch ? La voix de la panique résonnait dans ma tête. Où est Kat ? Bon sang. Qu’est-ce que je vais faire ?

Je posai une main sur le capot du véhicule pendant un instant. Le métal cliquetait en refroidissant. Cet engin merdique sentait le pet au diesel, et avançait encore moins bien qu’un alcoolo bigleux. Si je le laissais sur le bas-côté, quelqu’un finirait par le trouver tôt ou tard et la personne qui avait manigancé tout cela saurait que je n’étais pas mort.

Je devais soit me débarrasser à la fois du type et de sa camionnette, soit me dépêcher.

Évidemment, si Kat était déjà morte…

Arrête ça tout de suite. Ça ne fait pas longtemps. Ils avaient à peine commencé à t’enterrer. Kat est probablement encore en vie, il faut qu’ils découvrent ce qu’elle sait et si elle en a parlé à quelqu’un d’autre.

Cela dit, si Mme Evans m’avait effectivement empoisonné, elle ne serait peut-être pas tentée de garder Kat en vie non plus.

Dieu du ciel, Mitch, dépêche-toi un peu !

Au final, je décidai de laisser la camionnette sur le bord de la route. Si quelqu’un trouvait le type scotché sur la banquette, ça ne changerait absolument rien.

Je ne suis pas un tueur. Mais s’ils touchaient ne serait-ce qu’à un cheveu de la tête de Kat, on allait voir ce qu’un Coureur du Soleil énervé pouvait infliger à de fragiles êtres humains.

 

La vieille maison à l’architecture chaotique était sombre et déserte. Ma Jeep était garée sur le parking bordé sur trois côtés de saules élancés et d’une étendue de vigne sauvage sur le quatrième qui descendait vers la route. La rivière gazouillait discrètement sous d’autres saules, quelques mètres plus loin. Forcer la porte de derrière fut un jeu d’enfant ; les verrous sont solides, mais les portes en bois ont tendance à s’en détacher quand on applique la force nécessaire.

La cuisine était impeccable, de même que tout le rez-de-chaussée. Je pris l’escalier pour monter au premier étage, tournai à droite et me retrouvai devant la porte de notre suite, grande ouverte. La pièce semblait avoir été dévastée par un ouragan.

Kat s’était bien défendue. La fenêtre était complètement défoncée et laissait entrer l’air humide de la nuit tandis que la climatisation s’échappait au-dehors. Il y avait du sable partout, et l’odeur des sangsues réveillait mes instincts. Les miroirs étaient brisés, la moustiquaire au-dessus du lit déchirée, le lit tellement éventré que je ne le reconnaissais plus, et nos valises éparpillées. Les chaises gisaient renversées, le canapé, derrière lequel elle avait sans doute essayé de se barricader à en croire l’état du papier peint et du plâtre, était poussé dans un coin. Les ampoules étaient toutes éclatées, les plafonniers arrachés pendaient par un fil comme des dents de lait, et les deux lampes étaient renversées, la frange tout emmêlée.

Petite mais costaud, ma Kat. De la vraie dynamite. Des pieux en bois de bouleau étaient éparpillés un peu partout et l’un d’entre eux était enfoncé dans le sol comme une paille dans une pomme de terre.

Sacrée nana ! Si le contexte avait été différent, j’aurais peut-être souri.

Aucun indice. Seulement les traces d’une belle bagarre. La violence planait encore dans l’air, comme une volute de fumée. Et je n’avais rien entendu de tout ça, empoisonné par le thé sucré ?

Je redescendis, toujours dans l’obscurité. Le bureau de Mme Evans se trouvait de l’autre côté de la cuisine, dans une aile de la maison rattachée à la partie dans laquelle je me trouvais et assez récente pour que mon odorat sensible détecte l’odeur de poutres neuves. La serrure était de meilleure qualité que les verrous sur la porte d’entrée et celle de derrière, et le montant lui-même était en métal. Par chance, le nouveau mur en Placo n’était pas aussi résistant que le reste, et je le traversai sans problème, baissant simplement la tête pour éviter de me heurter à la barre transversale. Les nuages de poussière de plâtre me firent éternuer.

La pièce était impeccable, avec une immense porte-fenêtre donnant sur le jardin et un bureau enseveli sous les papiers. Je jetai un coup d’œil vers la porte et me figeai, parcouru de frissons. Je dus lutter contre l’envie de me transformer pour faire face à la nouvelle menace.

Une petite bourse en mousseline était accrochée à la poignée par un ruban rouge. Elle dégageait une odeur de mort, accompagnée d’un étrange relent de bonbon au marrube. L’amulette se balançait doucement contre la porte en vibrant méchamment, comme si elle fredonnait une menace. Le bruit de son mouvement rappelait celui de doigts flasques contre une vitre mouillée.

Je restai immobile et parcourus le bureau du regard. L’air était lourd, épais, et il empestait la magie noire. Un pas de plus, et l’antre de la sorcière risquait de se réveiller. Qui sait quels pièges y avaient été tendus ?

Super, Mitch. Espèce d’abruti. Comment as-tu pu rater ça ? Son parfum, et ce talc, c’était parfait pour tromper un odorat trop sensible. Et puis elle avait peur, pas de moi, mais du shérif. Soleil miséricordieux.

Quelque chose attira mon regard. Je me penchai un peu pour regarder par la fenêtre. Quand elle était assise à son bureau, Mme Evans tournait le dos au mur et pas à la porte. Des armoires couraient le long du mur opposé. La fenêtre offrait une vue du jardin, de la route, de la forêt et de la Falaise des amants brillant après la pluie au clair de la lune presque pleine.

— Bordel de merde, soufflai-je avant de ressortir par le trou du mur.

De tous les gîtes de Virginie, il avait fallu qu’on aille tout droit dans celui qui était tenu par une sorcière. Je contemplai le clair de lune qui éclairait le bureau par l’ouverture en forme de Coureur du Soleil dans le mur. Une grosse lune du Sud, bien mauvaise, qui baignait tout de sa lumière morte. Il devait y avoir dans cette pièce des preuves de ce qui se passait et des explications concernant l’enlèvement de Kat.

Tu es bête, Mitch, mais pas à ce point. Tu n’es pas détective, mais Coureur du Soleil, et ta femme est en danger. Si tu veux finir cette lune de miel, va donc la chercher. Tu sais où la trouver.

— La Falaise des amants.

Ma propre voix, plate et furieuse, me prit par surprise. La maison craqua et soupira son habituelle chanson nocturne. Les vieilles demeures sont ainsi, elles se chantonnent à elles-mêmes la nuit tandis que la chaleur de la journée s’échappe des jointures et des poutres.

— Tiens bon, Kat. Je viens te chercher.

 

Je galopais le long de la route, complètement transformé, mes pattes silencieuses sur la terre de la forêt. La brûlure de la lumière sur la texture mouvante de ma fourrure chatouillait mes terminaisons nerveuses et la nuit explosait comme du champagne au fond de ma gorge. Un effluve qui n’aurait pas dû se trouver là suivait la route, une odeur qui avait voyagé comme celle d’un prédateur aux abords d’un troupeau. J’en eus des frissons, et accélérai. La joie du loup goûtant à sa liberté était à la hauteur de l’urgence de la situation.

Kat, ma chérie, tiens bon. Je suis en route.

Un Coureur du Soleil peut parcourir de grandes distances sous sa forme de loup, mais la lune descendait déjà vers l’horizon lorsque j’arrivai au pied de la montagne, là où la route commençait l’ascension jusqu’à la Falaise des amants. J’avais le choix entre couper à travers les virages en épingles à cheveux ou bien les suivre et perdre du temps, mais rester prudemment dissimulé.

Kat. Je décidai de prendre le chemin direct et de grimper une pente rocailleuse couverte de toutes sortes de branches et de buissons, de petits pins et de roche qui affleurait. L’instinct me disait que je pouvais passer par là.

Je fis très peu de bruit en avançant parmi les broussailles, et me servis des pierres comme points d’appui. Je ne suis pas un bouquetin, mais les loups sont tout à fait aptes à grimper une montagne. Plus on va vite, plus l’équilibre est facile à trouver, comme sur une corde raide. Chaque fois que je traversais la surface poussiéreuse de la route, l’anxiété précipitait le rythme de mon cœur, qui semblait dire son nom à chaque battement. Kat. Kat. Kat.

Je sautai de rocher en rocher, et le dernier tournant se présenta devant moi. Je me tordis en plein bond pour atterrir sur un affleurement, aux aguets. Sur ma gauche se trouvait un large demi-cercle de gravier, le parking de la Falaise des amants. D’instinct, j’allai me tapir dans l’ombre, tout au bout, pour éviter de m’exposer à tous les regards. Je flairai les abords du parking en essayant de détecter un indice sur cet inquiétant effluve.

Rien. La nuit était calme, troublée seulement par le chant des grenouilles quelque part dans la vallée et un raton laveur qui farfouillait un peu plus loin. Les appels doux et flegmatiques des chouettes me parvenaient parfois.

C’était le seul indice que j’avais, et il ne me servait strictement à rien.

Il y a forcément quelque chose par ici. Forcément. Cherche encore. Fais plus attention.

Je m’arrêtai et scrutai la vaste étendue de cailloux et d’herbe aplatie, éclairée par la lune. J’entendis le ronronnement lointain d’un moteur qui s’efforçait d’enchaîner les virages. Quelqu’un arrivait.

Je décidai de tenter ma chance, et m’avançai tout près du bord, la truffe au ras du sol. Je sortis de l’ombre d’un pas furtif, la queue basse pour garder ma silhouette le plus petite possible, puis m’avançai dans le vent qui remontait de la vallée et transformait l’exhalation de la montagne en inhalation. Tous les sens en éveil, j’observai. La ville faisait des petits points de lumière au fond de la vallée, comme des étoiles descendues sur terre.

Le moteur poussif se rapprochait. Il ne s’agissait pas du camion du type à la salopette, mais mon instinct me criait de reculer me mettre à l’abri.

Un courant d’air vint me chatouiller le nez, et je reconnus l’odeur des buveurs de sang. Je me raidis, puis me faufilai à travers la barrière branlante à moitié pourrie destinée à empêcher les crétins de plonger du haut de la falaise. Je posais mes pattes de devant avec délicatesse, testant la solidité du terrain avant d’avancer.

Le courant d’air revint jusqu’à moi et je baissai la truffe. L’odeur venait d’en bas, une puanteur de mort, de chair décomposée et de sang avarié. Des relents de fermentation, chauds et humides.

Un nid.

J’hésitai. La falaise n’était pas complètement à pic à cet endroit, mais bombée, comme si elle pointait un doigt accusateur en direction de la ville. Ma transformation s’inversa à moitié lorsque je me mis à plat ventre et passai les jambes par-dessus bord en m’étirant pour essayer de trouver des fissures du bout de mes orteils toujours poilus.

Ça ne marchera pas.

Peu importe. Il faut que tu trouves le moyen d’y arriver. Et puis, l’odeur était toute proche. Assez pour que la fourrure mouvante de mon dos se hérisse tout droit en une crinière chargée d’adrénaline.

Le moteur crachotait à toute vitesse et j’entendais les freins hurler dans les virages. Il arrivait vite. J’hésitai, puis tendis mon pied droit, qui ne rencontra que du vide.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Une chaleur épaisse caressa ma jambe nue et poilue, à moitié loup, à moitié humaine. Mes os craquèrent lorsque j’essayai de me transformer de façon à trouver une forme plus adéquate, les doigts coincés dans des fissures et mon autre jambe tordue pour m’accrocher à la paroi.

La présence d’un nid à cet endroit, juste en dessous d’un endroit où des adolescents venaient se bécoter, me donnait la chair de poule. La bile me montait à la bouche à l’idée que Kat puisse être enfermée dans cette moiteur étouffante de putréfaction, attendant peut-être que les sangsues reviennent les unes après les autres pour trouver un casse-croûte matinal à leur disposition.

Je déplaçai mon pied gauche vers une autre prise et descendis de quelques mètres supplémentaires en faisant très attention. Mon pied droit se balançait toujours dans le vide. J’étais tout près de l’entrée d’une grotte, et je frissonnai à l’idée de ma jambe qui apparaissait peut-être sous le nez d’un des monstres.

Je me démenai quelques instants de plus tandis que le moteur grondait de plus en plus fort en se rapprochant. Soudain, la chance me sourit et je touchai du pied droit quelque chose de dur et râpeux. Je me laissai tomber sur un long surplomb rocheux qui s’étendait devant la crevasse dans la paroi de la Falaise des amants, où il faisait noir comme dans un four. J’examinai le surplomb et les rochers en contrebas, à la recherche de prises. Elles étaient nombreuses et rendaient l’ascension facile pour un Coureur du Soleil ou un vampire stimulé par la faim ou l’énergie volée à un humain et qui chercherait à rejoindre la protection de son antre pour la nuit. Un nid comme celui-là pouvait rester ainsi caché pendant longtemps. Très peu de gens auraient l’idée d’aller le chercher, ou comprendraient ce qu’ils avaient découvert.

Le nid était sans doute vide, les créatures qui en avaient fait leur tanière avaient dû sortir chasser leurs proies au clair de lune. Je me glissai dans les ténèbres, contraint et forcé. La sorcière n’avait peut-être eu qu’à monter Kat jusque-là – chose facile si elle avait des complices – et à la laisser attachée. Un bon petit amuse-gueule pour vampires, avant que l’aube les envoie dans les bras de Morphée.

Je ne sentais pas son odeur. La puanteur des buveurs de sang était trop forte.

J’essayai de chuchoter le nom de ma femme en oubliant que j’étais encore à moitié loup, et ne pus qu’émettre un petit gémissement. Les infâmes relents me piquaient atrocement les yeux et le nez. Deux pas de plus m’amenèrent jusqu’à une pierre qui dépassait au-dessus de ma tête et aurait pu m’assommer si je n’avais pas été averti par la sensibilité exacerbée qui allait de pair avec ma demi-transformation. Je dus me mettre à quatre pattes et me faufiler par-dessus un monticule sur le sol rocailleux. Presque inconsciemment, je remarquai l’irrégularité géologique qui empêchait la lumière du jour de pénétrer par la faille.

C’est alors que j’aperçus une phosphorescence devant moi. La fissure s’élargissait en un petit couloir dans lequel je m’engageai, tête basse. Tous les mauvais souvenirs du monde étaient associés à cette ignoble odeur humide. Les sangsues ne ramènent pas leurs proies jusque dans leur trou, sauf si elles sont petites et faciles à transporter, mais elles appliquent des phéromones et des sécrétions gluantes sur les murs de leur nid pour faire monter la température. Après un léger virage, le couloir débouchait sur un terrain de sable fin en pente. Une lueur brillante et malsaine émanait de certains rochers recouverts d’une sorte de lichen, et je sentis mes poils se dresser. La grotte était assez vaste pour former un nid de bonne taille, et des os gisaient éparpillés sur le sol sale. Contre la paroi du fond étaient amoncelés tout un tas d’objets en vrac, des vêtements, des tessons de poteries brisées, des éclats de verre, et plein d’autres conneries.

Au milieu de la grotte, enseveli aux trois quarts, se dressait un bloc d’obsidienne noire. La lumière qui effleurait sa surface ne se reflétait pas, mais sombrait dans sa matière, disparaissait à jamais dans ses profondeurs. Une odeur de sorcellerie transpirait à travers l’immonde cloaque, et je dus cligner plusieurs fois des yeux pour chasser les larmes qui m’aveuglaient avant de me rendre compte que l’ombre devant l’obsidienne était de forme humanoïde et se balançait d’avant en arrière en chuchotant des paroles qui se perdaient dans le susurrement de l’air chaud sifflant par la fissure.

Je battis furieusement des paupières pour essayer de mieux voir. Kat ne se trouvait nulle part dans les parages.

Mme Evans, le chignon propre et mieux tiré que jamais, se tenait accroupie devant moi, sa robe de chambre traînant dans le sable souillé. Le volume de ses psalmodies passa soudain d’un murmure à celui d’une mélopée funèbre. La pierre noire étincela et une lueur sanglante monta de ses profondeurs. Tout à coup je flairai la présence toute proche des buveurs de sang.

Ce n’est pas le moment de regretter ne pas avoir étudié plus avant les sorciers et leur art. Mais les Coureurs du Soleil n’ont pas beaucoup affaire à eux. Nous sommes trop occupés par les sangsues la plupart du temps.

J’ignorais ce que trafiquait Evans, mais ça ne pouvait être rien de bon. Et si quelqu’un savait où se trouvait ma femme, c’était bien elle.

Je me mis en boule, les jambes repliées, et laissai la transformation m’amener un peu plus vers ma forme de loup. Le sable bruissa sous moi, et Evans se détourna brusquement du sort qu’elle concoctait. Trop tard.

Je lui sautai dessus avec force avant de retomber dans le sable collant. J’entendis un os craquer au moment où je l’envoyais voler à travers la grotte. Les psalmodies cessèrent, étouffées lorsque sa mâchoire claqua assez fort pour lui sectionner un bout de langue. C’était une vieille femme, corpulente et sacrément forte. Pourquoi ne l’avais-je pas remarqué plus tôt ?

Parce que tu n’y faisais pas attention, Mitch. Vilain chien.

Je lui plaquai une main sur la bouche et lui donnai un coup dans le ventre, en poussant un grognement, les babines retroussées. Elle se débattit et des mèches de ses cheveux gris se détachèrent. Je dus altérer légèrement ma transformation de façon à ce que ma bouche redevienne assez humaine pour parler.

— Où est ma femme ? grondai-je en faisant claquer et résonner mes mots à travers la grotte. Dites-le-moi, ou bien je jure que je vous tuerai !

J’avais toujours une main collée sur sa bouche. Comment allais-je lui soutirer des informations sans qu’elle marmonne encore des sortilèges ?

Mme Evans tremblait, les yeux écarquillés sous l’effet du choc, une jambe tordue selon un angle étrange. Son front au teint cireux était couvert de grosses gouttes de sueur.

J’entendis, faible et lointain, le toussotement du moteur qui m’avait suivi jusqu’à la Falaise des amants. Soudain il se tut, et d’autres bruits s’infiltrèrent dans l’obscurité dense et moite de la grotte.

Des pas feutrés, et un sifflement. L’obsidienne au milieu de la tanière émit comme un bruit de terre mouillée qui s’effrite. Je connaissais ce son, c’est celui que produisent les buveurs de sang quand leur proie se tient toute proche et inconsciente du danger.

Je regardai par-dessus mon épaule. Des points de lumière brillaient devant la phosphorescence en arrière-plan : des yeux de vampires, qui ne renvoyaient qu’un minuscule éclat tant leurs pupilles étaient contractées. Ils sont tous pratiquement aveugles dès que l’éclairage dépasse la pénombre, mais leur sensibilité à la chaleur compense cette faiblesse. Ils peuvent également déceler un rythme cardiaque à un kilomètre et demi.

Je perçus le claquement lointain des portières de la voiture au moment où les sangsues entrèrent en foule par l’ouverture de la grotte. Certaines paires d’yeux se figèrent ; des silhouettes se mirent à quatre pattes et tournèrent la tête pour écouter le bruit des proies au-dessus d’elles.

Le vent porta un cri perçant mais affaibli par la distance, un cri que j’aurais reconnu entre mille.

— Mitch ! Mitchell Black ! Mais où es-tu, bordel ?

Kat ? Je baissai les yeux, et ceux de la sorcière se révulsèrent. Ce sont des créatures retorses, et une fois qu’elles sont allées assez loin dans leur sortilège, il s’achève de lui-même, qu’on l’interrompe ou non.

Je me relevai avec maladresse. Une bonne demi-douzaine de buveurs de sang envahirent la grotte en reniflant, sans doute incertains de la marche à suivre. Sans la volonté de la sorcière pour les guider, ils allaient tourner en rond quelques minutes avant de retrouver leur esprit de groupe.

D’autres cris retentirent à la surface.

— Mitch ! Mitch, bon sang…

Plus rien. Évidemment, s’il y avait des buveurs de sang dans la tanière, il devait y en avoir aussi là-haut : c’était un de leurs terrains de chasse préférés. De la nourriture servie juste devant leur porte.

Voilà qui va être intéressant. Quel con tu fais, Mitch.

Pas de temps à perdre en réflexions de ce genre. Je fis volte-face et m’élançai vers l’entrée de la grotte. Vers la lumière et l’amour – vers Kat.

 

Un coup de feu déchira le silence qui précédait l’aurore. Harv retira son pied du cou du buveur de sang au moment où sa tête explosait en un nuage de poussière.

— C’est un truc que j’ai toujours détesté dans cette ville.

Il s’interrompit au moment où Kat abattait d’un geste convulsif le dernier pieu, qui s’enfonça dans la chair de la sangsue comme une hache qui aurait profondément entaillé du bois. Je relâchai ma prise autour du cou de la créature quand elle commença à se désagréger.

— Tous ces vampires à la con, ajouta le shérif.

Il rangea son arme dans son étui. Un brouillard dense et cotonneux flottait dans la vallée et avançait tout doucement. Sur le côté, une Chevy Caprice cabossée d’un gris terne était garée avec les deux portières avant grandes ouvertes. Je me laissai tomber au sol, le souffle court, et sentis le gravier s’incruster dans mes genoux. J’observai le carnage qui était en train de se dissoudre en poussière.

— Est-ce que ça va ? demanda Kat en jetant le pieu au sol avant de prendre mon visage entre ses mains pour m’examiner. Mitch ? Dis quelque chose. Est-ce que tout va bien ?

J’en sais rien, ma puce. Est-ce que je vais bien ? Je recouvrai ma voix, et me rendis compte avec soulagement que j’avais repris forme humaine. Quand m’étais-je transformé ? Je n’en avais aucune idée. J’avais mal aux os et étais couvert d’égratignures qui me piquaient alors que la poussière ultra-fine se collait à ma peau et me râpait comme du papier de verre.

— Que s’est-il passé ? dis-je d’une voix rauque en toussant jusqu’à recracher une boulette de quelque chose de sec en direction de la falaise. L’aurore était en train de se lever, morose et striée de gris à l’est.

Kat me lâcha et s’assit sur ses talons en jetant un regard aux volutes de poussière qui retombaient dans l’air calme.

— Tu dormais, alors je suis sortie sans bruit pour explorer le jardin de nouveau. Cette attaque me semblait bizarre, et j’ai trouvé ceci.

Elle sortit une petite bourse en cuir de la poche de son jean. L’objet, qu’elle tenait par le cordon, semblait bourdonner. Une autre amulette, sans doute celle qu’Evans avait utilisée pour que les sangsues se jettent sur Kat dans le jardin.

— J’ai entendu le bruit d’un moteur, et me suis cachée dans les buissons. Un type est arrivé dans une camionnette, est entré dans la maison puis ressorti avec Evans en transportant quelque chose qui ressemblait très étrangement à un corps. Je me suis faufilée dans la maison pour venir te chercher, mais tu avais disparu. Et puis Evans est revenue et a lâché ses sanguins sur moi. (Kat haussa les épaules.) Ils étaient perturbés par l’amulette, et après leur avoir flanqué une raclée, j’ai sauté par la fenêtre et détalé à toute vitesse. La camionnette avait disparu, toi aussi, et j’avais un très mauvais pressentiment. Alors j’ai marché jusqu’à cet autre gîte, celui que tu n’as pas aimé, tu te rappelles ? J’ai cogné à la porte jusqu’à ce qu’ils ouvrent, et leur ai demandé d’appeler la police. Il s’avère que Harvey ici présent est un Argentum. Marrant, non ?

— Hilarant.

Il me fallut de gros efforts pour digérer tout ça. Kat était en vie, assise devant moi et couverte de terre, de sang, de boue, de saletés gluantes et d’un reste de pâte d’armoise séchée. Elle avait une égratignure sur le front, sa joue était encore d’un violet foncé et une de ses mains était bandée de gaze sale. Son tee-shirt était déchiré, mais elle l’avait noué sous la poitrine et ses tétons étaient clairement visibles sous le tissu fin.

La large ceinture en cuir noir de Harv grinça lorsqu’il se baissa avec raideur pour mettre un genou à terre. Il ne bougeait pourtant pas mal, pour un gros vieillard.

— Que Dieu ait pitié de ces pauvres monstres. Ça fait des années que j’essaie de comprendre ce qui se passe à la Falaise des amants. Tous ces gamins qui disparaissent, et toujours un rapport avec cet endroit… Mais ces buveurs de sang sont pas faciles à choper, j’en ai jamais eu plus d’un ou deux à la fois. Je connais la veuve Evans depuis des années, me suis jamais imaginé qu’elle pouvait être une sorcière.

— Elle a dû apprendre son art de quelqu’un, souligna Kat. Où étais-tu, Mitch ?

— Il y a une grotte, expliquai-je en déglutissant, la gorge sèche. Là, sous la saillie. Y a un truc dedans. Evans s’y trouve aussi, avec quelques-unes de ses sangsues. Je crois que je l’ai tuée.

Un silence total s’abattit sur la Falaise des amants pendant quelques instants. La lumière grise s’intensifia à l’est, et le brouillard s’épaissit devant les éclairages lointains de Cotton Crossing.

— Merde alors, dit Harv d’un air dégoûté. J’aurais bien aimé l’interroger, fiston. Une grotte, tu dis ?

Je pensais à autre chose qu’à l’arrêter, espèce de brute sudiste pleine de graisse.

— Juste sous la saillie.

Je tendis la main et serrai l’épaule de Kat. Elle était en vie, elle respirait, et ses yeux bleus brillaient lorsqu’ils croisèrent les miens. Elle avait l’air heureuse comme tout.

— Mais je vous déconseille d’y aller seul, ajoutai-je. Il a l’air d’y avoir de l’action là-dedans, et j’ai vu un bloc de ce qui ressemble à de l’obsidienne. Evans s’en servait pour quelque chose.

— Harv a appelé des renforts. Quelques Argentum de plus arriveront en fin de matinée. Tu imagines qu’ils doivent venir depuis Richmond ?

Soleil bien-aimé et miséricordieux. Elle est vivante.

— Je vais te tanner le cuir, tu vas voir. Sortir traîner en pleine nuit.

— C’est moi qui devrais te tanner le cuir, Fido. Entrer dans un nid tout seul.

Mais elle se pencha vers moi, et sans que j’aie le temps de m’en rendre compte, je la tenais dans mes bras. Sous la puanteur des sangsues, elle était bien là, chaude et vivante. Ma Kat.

— Navré de vous interrompre, dit Harv en remontant sa ceinture, ses petits yeux brillants dans la lumière de l’aube. Mais il y a encore du boulot, et il vaudrait mieux que vous m’aidiez à le finir. Ensuite vous feriez bien de partir. Je peux nettoyer tout ça avec l’aide de l’Ordre, mais je veux pas que les gens sachent que vous étiez mêlés à cette histoire.

Seigneur, j’ai tellement hâte de me barrer de ce patelin. Je grommelai mon assentiment avant de poser un baiser reconnaissant sur les cheveux sales de Kat et de l’aider à se relever.

 

— Mitch, souffla-t-elle en me donnant un petit coup dans les côtes. Réveille-toi. Il est midi passé.

Je poussai un grognement, me retournai et enfouis ma tête dans l’oreiller.

— Va-t’en.

Passer la nuit à courir dans tous les sens sans cesser de se transformer, juste après avoir été empoisonné – il y avait de quoi rendre un Coureur du Soleil grincheux.

Elle sauta au bord du lit, pleine d’impatience. Où trouve-t-elle toute cette énergie ? Les fenêtres de la chambre du motel étaient poussiéreuses, mais Kat releva les stores et la lumière du soleil entra à flots pour venir caresser le vieux tapis. Nous étions à trente kilomètres de Cotton Crossing ; c’était toute la distance que j’avais réussi à parcourir sans risquer de m’endormir et nous envoyer dans le fossé. Le motel était un de ces établissements du Sud, en bord de route, qui n’acceptent que le liquide et ne posent pas de questions quand un homme tout crotté arrive à l’aube et demande une chambre.

— Je viens d’appeler Harv. C’est vraiment quelqu’un de très gentil. Il y a du nouveau.

Soleil tout-puissant.

— On ne s’était pas mis d’accord sur le fait que…

— … que je ne m’impliquerais plus dans cette enquête, oui, je sais, ad nauseam, ad infinitum. Je voulais juste prendre des nouvelles. Savais-tu qu’il existe une vieille légende à propos de la Falaise des amants ?

Je n’ai aucune envie de l’entendre.

— Mmpf.

Je m’écrasai l’oreiller sur la tête pour ne pas entendre, mais elle me l’arracha des mains. Je ne luttai pas vraiment ; elle était sans doute fatiguée elle aussi, pleine d’ecchymoses et de courbatures.

Ouais. Comme si ça pouvait arrêter quelqu’un comme elle.

— Apparemment, une fiancée confédérée a appris la mort de son bien-aimé pendant la guerre de Sécession et s’est jetée du haut de la falaise. Après ça, les gamins ont commencé à se faire peur en racontant des histoires sur Mary Evans la Sanglante. Mme Evans était sa descendante directe. (Elle me secoua gentiment l’épaule.) Fais au moins semblant de t’intéresser. Il y a une autre légende, plus ancienne.

— Ah oui ?

J’entrouvris un œil, surtout pour le plaisir de la regarder. Elle était toujours couverte de bleus, sa joue gonflée et son front blessé étaient maculés de pâte d’armoise séchée. Elle avait les cheveux encore humides de sa douche, et portait une de mes chemises qui lui descendait presque aux genoux.

Mince alors, elle était sublime. Ai-je déjà dit qu’elle n’a aucune pitié ?

— Les Algonquiens dans la région ont un mythe sur la Falaise des amants. Ils l’appelaient d’un nom qui signifie « le rocher affamé ». L’histoire dit que la pierre appartenait autrefois à un de leurs chamans, mais que l’homme s’est fait mordre par une bête sauvage et en est mort. Mais son esprit s’est installé dans le rocher puis a grandi de plus en plus et causé la disparition de la majorité de la tribu. C’était juste après l’arrivée des Blancs sur le territoire, et les chercheurs pensent qu’il s’agit d’une légende pour expliquer la variole. Sauf que…

— Le rocher affamé. Ça paraît logique. Mmm.

Je frissonnai, soudain complètement éveillé.

— Les Argentum s’occuperont de ce qui se trouve dans la grotte, peu importe ce que c’est. Il n’y a qu’une chose qui m’inquiète.

Elle fronça les sourcils, et je vis les ennuis se profiler à l’horizon.

— Oh non. Non. Arrête, Kat. Harv nous a dit de partir et de ne plus revenir. Il ne pourra pas nous aider si les forces de l’ordre ont vent de la mort d’Evans.

— S’il te plaît, répondit-elle sans tenir compte de ma remarque. C’est lui, la force de l’ordre par ici. Et il aurait bien besoin d’un coup de main. Il se fait vieux, et il lui faut un apprenti. Et justement, c’est ça qui me tracasse.

J’entrelaçai mes doigts derrière ma tête. Sa chevelure brillait dans les reflets du soleil, et même dans une chambre d’hôtel au rabais, elle était la plus belle chose que j’aie jamais vue.

— Quoi, ma puce ?

— Eh bien, où est-ce qu’Evans a appris la sorcellerie ? Harv savait qu’elle était un peu excentrique, mais il jure qu’il n’y a plus de magicien dans la ville depuis une bonne cinquantaine d’années. Il a dit qu’il l’aurait su, et je le crois. Et aussi, le type que tu as laissé ficelé dans sa camionnette a disparu de la circulation.

Je poussai un autre grognement.

— Plus de mystères. On a tué le méchant, on respire encore tous les deux. Considère ça comme une victoire, et laisse tomber !

— Je ne sais pas. Ça m’embête, c’est tout.

Mais elle sourit et se pencha sur moi, faisant tomber ses cheveux sur mon visage.

— Tu es allé jusque là-bas pour me secourir, pas vrai ? demanda-t-elle.

Evidemment.

— Ouais.

— Mon héros.

Elle posa sa bouche sur la mienne, et la situation progressa de manière très satisfaisante pendant un bon moment, jusqu’à ce qu’elle me repousse pour reprendre son souffle.

— Mais c’est moi qui choisis le prochain hôtel, Mitch. Et je te fais toujours la tête.

Un des secrets de la vie de couple, j’imagine, implique qu’il faut savoir la fermer. L’autre secret est sans doute de savoir quand l’ouvrir. Ce qui, pour n’importe quel homme sensé, signifie à peu près jamais.

Je décidai donc de rester diplomate, puisqu’on était en lune de miel.

— Aucun problème, ma puce. Maintenant embrasse-moi encore.

Elle obtempéra.

J’ai vraiment de la chance.

Lune de Miel, Lune de Sang
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