Mortelle lune de miel
Caitlin Kittredge

 

 

Cette histoire a lieu dans le monde des Ténèbres, où vivent les fées, les démons et les utilisateurs de la magie, qui se tapissent dans les recoins du réel. Pour ce qui est des humains, Pete Caldecott et son ami Jack Winter sont de loin les plus célèbres.

 

 

Blackpool apparut au cœur du brouillard, tels un millier d’yeux phosphorescents cillant sur un corps luisant et recroquevillé.

Debout au milieu de la brume tourbillonnante à la forte odeur de sel, Pete Caldecott regardait d’un œil mauvais l’Hôtel Casino Paradis. Les lettres en néon rose clignotaient, léthargiques, attirant les couples d’âge moyen, les jeunes familles pauvres et les joueurs n’ayant plus qu’un sou en poche. On n’y rencontrait pas tant d’inspecteurs, comme elle-même, ou de crétins sournois comme son compagnon.

Pete tourna un regard noir vers ce dernier, Jack Winter.

— Ce n’est pas comme ça que j’envisageais mes vacances.

Jack haussa les épaules, et une cigarette apparut entre ses doigts.

— Tu as dit que tu avais besoin de changer d’air. Ça va te changer. Alors ne commence pas à râler. D’autant que tu adores le bord de mer.

Il fit claquer ses ongles l’un contre l’autre, et une flamme ambrée embrasa le bout de sa clope.

Pete choisit de ne pas faire attention à lui. Jack n’utilisait la magie que lorsqu’il savait lui devoir des excuses et ne voulait pas lui en faire.

— Occupe-toi des sacs, dit-elle. Je meurs d’envie de me détendre dans une chambre avec des lits jumeaux, coincée entre l’ascenseur et le distributeur de canettes.

Jack s’empara de leurs valises, dans le coffre de la Mini de Pete, et la suivit en courant.

— Hé, reviens !

Pete se vengea un peu en accélérant le pas. La Mini rouge aux formes malicieuses était la seule occupante du parking. L’asphalte était humide et glissant dans le crépuscule. La brume se referma derrière Pete, enveloppant un instant la tête aux cheveux blond platine de Jack. Une bourrasque lui apporta une puanteur de créatures marines en décomposition. Pas un oiseau ne criait au-dessus de la mer d’Irlande, pas la moindre voix avinée mais joyeuse ne venait troubler le silence. Cela lui sembla étrange, dans un lieu comme Blackpool, pendant les vacances qui plus est.

Durant un instant, elle aurait pu se croire n’importe où, prisonnière d’un brouillard aussi ancien que le marais autour de la ville, perdue dans les Ténèbres comme ces femmes dans les histoires qu’on se racontait à la veillée.

Un portier à la veste rose toute froissée sommeillait devant l’entrée de l’établissement quand Pete entra. Des gouttes d’eau tombaient du bord de sa casquette. Les portes en verre dépoli étaient ornées chacune d’un cygne, et ils semblaient se donner un baiser.

Jack la rattrapa enfin, la respiration sifflante, rejetant autant d’humidité que de fumée à chaque expiration. Ses bottes cavalières claquaient sur le bitume ; pourtant le portier ne remua pas un cil.

— Tu vas être de mauvais poil tout le week-end ? demanda-t-il, tirant une grosse bouffée de sa cigarette avant de la jeter d’une pichenette dans une flaque.

Le mégot siffla et s’éteignit, libérant dans l’air une volute en forme de point d’interrogation.

— C’est possible, répondit Pete.

Jack eut ce sourire qui n’appartenait qu’à lui, avec cette étincelle dans le regard, les courbes de sa bouche accentuant ses rides précoces. Pete l’appelait son sourire de démon.

— Je te promets – non, je te parie –, Pete Caldecott, qu’avant la fin de nos vacances, tu devras admettre que tu t’es au moins un peu amusée.

Pete ouvrit la porte.

— Ça n’arrivera jamais. Dix livres ?

Il souleva de nouveau les valises.

— Je suis confiant, alors disons vingt.

Les portes se refermèrent et les cygnes recommencèrent à se bécoter. Le hall du Paradis comptait de la moquette rouge, des fauteuils en satin rose et des murs de la couleur d’une marée polluée venant s’échouer sur la grève.

— Je suis surprise que tu aies autant d’argent en poche, après les dépenses pharaoniques que tu viens de faire pour m’inviter dans un casino décoré de cygnes.

Il y en avait partout, sauf sur la peinture à l’huile accrochée au-dessus de la fausse cheminée, qui montrait un marais dans une abondance de noirs et de verts.

— Ils ont une offre spéciale, répondit Jack en lui fourrant sa valise dans les bras. Un prix pour la Saint-Gammarus, pendant toute la semaine. Alors, tiens-toi prête à me payer lundi, mademoiselle Je-suis-si-sûre-de-moi.

Jack Winter avait de nombreux défauts, dont celui d’avoir souvent raison. Pete désigna d’un geste la réception en marbre noir au lieu d’avouer qu’elle n’avait rien à lui répondre.

— Va nous enregistrer. Je suis crevée, et je veux prendre possession de mon placard à balais pour m’allonger un peu.

— Attends un peu, Caldecott, rétorqua Jack, alors que le réceptionniste détaillait son blouson en jean, ses bottes cavalières et son tee-shirt couleur nicotine à l’effigie des Dead Kennedys avec une expression avoisinant l’horreur la plus profonde. Tu vas t’amuser comme jamais. Je te le garantis.

 

Jack souriait en silence pendant qu’ils attendaient l’ascenseur et il faillit même lâcher un gloussement en appuyant sur le bouton du dernier étage de l’hôtel.

— C’est quoi, la blague ? s’énerva Pete.

Jack laissa entendre un rire qui finit en toux.

— Merde, tu ne trouves pas que cet endroit est humide ? J’ai l’impression de moisir à l’intérieur.

— Tu l’as choisi, alors tu n’as pas intérêt à te plaindre, dit Pete en lui lançant un regard qui promettait une bonne baffe. Qu’est-ce qu’il y a de si amusant ?

Jack fouilla dans la poche intérieure de son long manteau rapiécé et en tira deux cartes en plastiques ornées… de cygnes, quoi d’autre ? Leurs bords étaient dorés, comme les billets gagnants des Golden Tickets Awards, mais avec une touche de romantisme psychotique.

— Tiens, regarde, répondit-il, contenant à peine sa joie, et dis-moi que ce ne seront pas les meilleures vacances de toute l’histoire de la Grande-Bretagne.

Sur les cartes, en lettres d’un rouge flamboyant, Pete lut : « Suite Nuptiale – Clé d’Accès ».

Elle eut l’impression que la cabine tombait d’un coup.

— Qu’est-ce que tu as fait, Jack ?

— J’ai dit au triste individu à la réception que nous étions mariés, répondit-il, le regard brillant. Que c’était notre lune de miel, mais que nous n’avions pas beaucoup d’argent, et avec le bébé en route, ce serait gentil de sa part s’il pouvait nous surclasser…

Pete lâcha sa valise et lui sauta à la gorge. Il avait l’avantage d’être plus grand, mais elle était inspecteur dans la police métropolitaine de Londres et bien entraînée. De plus, elle avait affronté des démons et des fantômes en colère et, plus important encore, elle était dans une rage folle.

— Hé ! (Jack esquiva, et le coup lui frôla l’épaule.) Calme-toi ! La chambre nuptiale bénéficie du service d’étage gratuit ! Et d’un bain à bulles. Vous, les femmes, vous adorez ce genre de choses.

— Jack, dit Pete sur un ton qui aurait pu trancher de l’acier. Nous ne sommes pas mariés. Nous n’allons pas coucher ensemble. En ce moment, je ne t’apprécie même pas un tout petit peu.

— Ce n’était qu’un mensonge, Pete, soupira-t-il en s’adossant au mur tendu de satin de l’ascenseur. Pas de quoi fouetter un chat. Et il nous donne accès à de l’alcool à volonté et à une suite princière.

— C’est ta faute, siffla Pete, lui enfonçant le doigt dans la poitrine. Comme toujours. Tu m’as traînée au bord de cette falaise et obligée à sauter avec toi.

Les portes s’ouvrirent dans un tintement électronique. Jack leva les mains.

— J’abandonne ! cracha-t-il. J’ai cru que c’était une bonne idée de te faire changer d’air, comme tu le souhaitais, pensant que tu te dériderais un peu, mais j’avais tort !

Pete se mordit la lèvre et baissa les yeux sur ses chaussures. Jack n’était pas allé au bout de sa pensée, il n’avait pas précisé qu’il avait voulu l’emmener… loin de ce qui s’était passé à Londres. C’était inutile. Pete le revoyait dans ses cauchemars toutes les nuits, et chaque fois c’était comme si elle revivait les terribles événements avec une précision cinématographique. Étant une Weir, elle rêvait en couleur, avec les odeurs et les sons, et ce depuis toujours. Autrefois, il lui arrivait de se rappeler ce jour où, quand ils étaient jeunes, Jack avait failli mourir pour la première fois.

À présent, il n’y avait plus que des fantômes et du sang.

La cabine commença à se refermer, et Pete s’empressa d’en sortir, suivant Jack dans le couloir à la moquette couleur de sang versé et aux murs assortis, nuance steak saignant.

— Je suis désolée, dit-elle quand elle fut à portée de voix.

Il essayait de fourrer la carte magnétique dans la fente du lecteur, à côté de la double porte de leur suite.

— Ouais, eh ben, moi aussi, marmonna Jack. Oublions ça et essayons de survivre à ce week-end, d’accord ? Nous n’aurons qu’à ajouter une marque à la craie sur le tableau, pour célébrer une autre de mes brillantes idées.

Pete regarda les portes de la suite. Elles étaient noires et ornées d’un symbole tournoyant qui évoquait la peinture accrochée dans le hall : un ensemble d’arabesques s’enroulant autour d’un point central. Les cercles étaient sans danger pour les mages. Jack n’allait jamais nulle part sans bouts de craie dans ses poches.

— Ça pourrait être pire, concéda-t-elle enfin.

Jack arracha la carte du lecteur.

— Merde !

Pete la lui prit.

— Laisse-moi faire.

Il recula, l’œil noir.

— Il vaut mieux qu’il y ait un lac entier d’alcool derrière cette porte. J’ai besoin d’un verre.

 

À l’intérieur, il faisait noir. Pete appuya sur l’interrupteur à côté de l’entrée, sans résultat.

— C’est bizarre.

Une clarté bleue apparut derrière elle, éclairant des meubles dorés et bien rembourrés, ainsi qu’un lit de la taille d’un stade de foot posé sur une estrade surélevée dans un coin de la pièce. Jack la dépassa, la lumière magique clignotant au creux de sa paume, et alluma l’un des lampadaires.

— Mauvais câblage. M’étonne pas. Toute la ville est en train de sombrer dans ce putain de marais.

Il fouilla dans une poche de sa veste et en tira une craie, avec laquelle il dessina un sort de protection sur la porte.

— Non, Jack, protesta Pete.

Il pointa le bâton tronqué vers elle.

— Quand une maudite créature du fin fond des enfers sera de l’autre côté, tu me remercieras.

Il laissa tomber son sac, son manteau et ses bottes au milieu du tapis en forme de cœur, vida le réfrigérateur doré de toute la réserve de mini-bouteilles de whiskey et gagna la salle de bains. La porte claqua au nez de Pete.

— Ouais, c’est ça, grommela-t-elle. Comme si moi, je n’avais pas besoin d’une douche après quatre heures passées sur l’autoroute en pleins bouchons du samedi. Égoïste.

Au moins, il ne s’était pas approprié le lit. Avec un sourire triste, Pete souleva sa valise et la posa sur le couvre-lit en satin de la couleur d’un os patiné par les siècles. À l’exception de cette tache blanche, la suite était décorée à l’image du reste de l’hôtel. Les couleurs et les matériaux brillants donnaient à Pete la désagréable impression de se trouver au beau milieu d’un immense cœur rouge et palpitant.

Elle frissonna et essaya d’oublier cette image. Dans sa valise, par-dessus les vêtements qu’elle avait emportés pour le week-end, il y avait un dossier, aussi accusateur que les yeux d’un homme assassiné.

Pete savait que pas un mot n’aurait changé depuis la dernière fois qu’elle l’avait lu, mais elle l’ouvrit quand même et balaya les premières lignes du regard.

 

« Inspecteur en chef Geoffrey Newell
S05, Service de la police métropolitaine, Londres
Monsieur,
C’est avec regret que je vous donne ma démission
de mon poste d’inspecteur… »

 

Venaient ensuite les platitudes de rigueur. « Expérience inestimable… À cause d’événements récents… Ne me sens plus capable de faire mon devoir… »

Le mémo ne lui laissait pas la place d’en dire plus, juste de rappeler les grandes lignes d’une carrière prometteuse, qu’elle songeait à jeter aux orties à cause de Jack. Et comme elle aurait dû s’y attendre, celui-ci s’était révélé un vrai connard.

— J’aurais dû le prévenir, se morigéna Pete tout haut, sortant un tee-shirt et un pantalon de pyjama.

Elle fourra le dossier tout au fond de sa valise, écornant les coins. Jack lui dirait qu’elle était stupide – carrément trop conne, même –, s’il acceptait d’en parler. Que cela n’était pas sa faute à lui. Qu’elle n’était pas obligée de se lancer à sa recherche quatre mois plus tôt et qu’elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle concernant sa glissade dans les Ténèbres, ses dons de Weir éveillés et incontrôlés et son entrée dans le monde des mages.

Oui, Jack lui dirait tout cela, puis il se détournerait avec ce sourire suffisant qu’il affectait si souvent, et s’en irait. Il était très fort à ce jeu-là. La dernière fois qu’ils s’étaient séparés, cela avait duré douze longues années. Si elle admettait avoir besoin de son aide, il prendrait de nouveau la poudre d’escampette. Jack Winter n’aimait pas les engagements, sauf celui qui le liait à sa propre peau.

Comment ignorer tout ça ?

Comment continuer à pourchasser les voleurs à la tire et à arrêter les hooligans qui se mettaient en rogne pour un rien et s’amusaient à casser du Pakistanais, quand on avait affronté des fantômes avides de l’essence d’un cœur vivant et vu ce qui rampait dans les ombres de Londres pour éviter le contact du soleil sur une peau couverte d’écailles ?

Dans la salle de bains, Jack brailla :

— Putain de merde !

Pete sursauta, revenant à la réalité. Elle sauta de la plateforme et combla la distance jusqu’à la pièce attenante en deux longues enjambées. Si elle avait appris une chose depuis qu’elle connaissait Jack, c’était qu’il ne fallait jamais ignorer les cris de terreur.

Elle flanqua un coup d’épaule dans la porte, arrachant le verrou, et faillit percuter Jack. Il avait retiré sa chemise et, une mini-bouteille à la main, regardait quelque chose avec une expression qui passait du choc à la révulsion.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Pete.

Elle s’attendait à découvrir un fantôme, ces vestiges hurlant de colère d’une âme humaine qui n’avaient pas trouvé la paix après la mort. Ou pire, l’un de ces démons de vase et de pourriture qui, d’après Jack, vivaient sous le Pont de Londres.

Jack avala le reste du whiskey et posa la bouteille à côté de ses sœurs vides sur la coiffeuse.

— Regarde.

Il montra le bain à bulles. Pete contourna Jack pour jeter un coup d’œil à l’intérieur et se plaqua vivement la main sur le nez pour contrer la puanteur d’algues en décomposition et de tripes pourrissantes qui lui parvint.

— Merde !

Il y avait une chose morte à l’intérieur, et Pete pensa « chose » parce qu’il n’y avait pas d’autre mot pour décrire ce truc. Il aurait pu s’agir d’une mouette, ou de quelque oiseau de mer, mais à la place de pattes, la créature avait des tentacules tristement recroquevillés, d’un jaune caoutchouteux, et un bec en forme de C, noir et couvert de cicatrices. Ses yeux lui sortaient presque des orbites, et son cou avait été tordu. Son sang vert comme un mélange d’absinthe et d’huile de moteur tachait la porcelaine blanche.

Pete le regarda fixement pendant deux longues secondes. Les vaguelettes dans sa tête, la pulsation de la magie qui infiltrait tout, lui donnèrent une impression déplaisante, comme si elle avait effleuré quelque chose de froid et gluant. Les yeux exorbités de la créature luirent, et Pete détourna les siens.

— Maintenant que j’y pense, peut-être vaudrait-il mieux éviter de se baigner dans la mer à Blackpool et dans les environs, dit-elle à Jack en prenant plusieurs serviettes roses pour les jeter sur le cadavre.

— C’est la chose la plus dégoûtante que j’aie jamais vue, marmonna-t-il.

Avec un frisson, il s’empara d’une quatrième bouteille de whiskey, qu’il vida d’un trait. Jack était couvert de tatouages, et en cet instant, l’encre faisait violemment ressortir les cicatrices laissées par les aiguilles. On aurait dit qu’il ne savait pas s’il devait vomir.

— La question est, qui a pu faire ça ? murmura Pete. Si c’est quelqu’un de l’hôtel, cette personne a un sens de l’humour vraiment tordu.

Elle souleva le corps emballé dans les serviettes et éprouva un élan de tristesse.

— Pauvre chose.

— Pauvre chose, répéta Jack. Non, pas « pauvre chose » ! Et moi, alors ? J’ai failli avoir une attaque ! Je suis un gars de la ville… on n’y trouve pas des choses crevées dans la baignoire tous les jours.

— Si, pauvre chose, insista Pete d’un ton tranchant. Elle était laide et malodorante, et elle était handicapée… complètement sans défense ! Elle n’a pas pu s’enfuir en nageant ou en volant quand des mains humaines se sont refermées autour de son cou. Si je mets les miennes sur l’enfoiré qui a fait ça, je lui flanque mon genou dans les couilles.

— Sors ce truc d’ici tout de suite. Et demande au service d’étage d’apporter dix litres d’eau de Javel pour nettoyer la baignoire.

Pete trouva un sac-poubelle de rechange dans la chambre et y glissa la masse de serviettes. Jack allait devoir les payer. Quelques plumes d’un vert huileux s’échappèrent et tachèrent la moquette à ses pieds, et Pete éprouva de nouveau le même inconfort, une perturbation microscopique à la surface des Ténèbres. Un Weir expérimenté, capable de donner forme à la magie, aurait su l’interpréter, mais Pete ne savait qu’une seule chose : cela lui donnait mal à la tête, un peu comme une gueule de bois.

Elle fourra les plumes dans le tiroir du bureau pour ne plus avoir à les regarder et déposa le cadavre à l’extérieur de la suite. Puis elle referma la double porte avec soin.

 

— J’ai faim, annonça Jack en sortant de la salle de bains.

Il avait une serviette autour de ses hanches osseuses et marchait pieds nus.

Pete lui lança son jean du lit où elle s’était allongée, sous les draps en satin, avec un bon bouquin.

— Habille-toi, bon sang.

— Tout doux, ma chérie… nous sommes mariés, après tout.

Jack lui adressa un sourire espiègle et tira une cigarette de la poche de son jean avant de le jeter pour prendre un pantalon étroit.

— Je vais te tuer, Jack Winter, marmonna Pete.

Elle le menaçait toujours de mort, sans jamais donner suite, mais elle n’était pas d’humeur à supporter ses conneries.

— Je le pense vraiment. Si j’étais toi, je ne fermerais pas l’œil de toute la nuit.

— Comme s’il y avait la moindre chance que je dorme ! Je serai mort de faim avant ! répliqua-t-il, exhalant la fumée par le nez, avant de tirer sur son pantalon et de se débarrasser de la serviette. Il y a un restaurant au rez-de-chaussée. Un dîner romantique pour deux est inclus dans le forfait. Qu’est-ce que tu en dis ?

— J’en dis que je suis très bien ici. Toi et ton prodigieux don pour me mettre en colère pouvez aller dîner en tête à tête.

Jack soupira, vira le bonbon posé sur une coupelle en porcelaine et y déposa son paquet de clopes. Puis il revint vers le lit et s’assit à côté de Pete. Elle voulut s’écarter, mais il lui attrapa le poignet d’une main de fer.

— Pete. Je sais que tu es malheureuse et en pétard contre moi, mais il s’agit juste d’un repas. Viens manger un morceau, pour faire remonter le taux de sucre dans ton sang, et je parie que tu ne seras plus si grognon.

— Encore un pari ? dit-elle en haussant un sourcil. Tu es maintenant à quarante livres, tu sais. Tu n’as pas les reins assez solides, Jack.

Elle avait faim, et ne pouvait pas ne pas remarquer la sincérité qu’elle lisait dans les yeux bleus de Jack. Ceux-ci étaient changeants, semblables à un ciel glacial et aveuglant quand il se concentrait, aussi brûlants que le bas de la flamme d’une bougie quand il était en colère. C’étaient les yeux d’un mage, brillants ou apaisants selon son humeur et sa magie.

— Pari tenu, si tu le peux, sourit Jack.

Tout au fond d’elle-même, Pete percevait son ressentiment envers lui et sa décision arrogante et égoïste de l’emmener prendre ces stupides vacances comme une tumeur maligne. Malgré tous ses défauts, au moins Jack essayait-il toujours.

Pete soupira.

Elle ne voulait pas le regarder. Le voir suppliant ou déconfit n’était pas normal. Elle se focalisa sur les Yeux d’Horus tatoués sur ses clavicules, en touchant un pour changer de sujet.

— L’encre tient le coup ?

Jack haussa une épaule.

— C’est mieux que rien.

L’œil noir picota sous les doigts de Pete. L’œil clair regardait le monde des vivants. Le noir celui des morts. Tous deux servaient à limiter la double-vue de Jack, pour qu’il ne soit jamais pris de court.

— Tu atteins tes limites ? Tu vas avoir une crise ? demanda Pete avec anxiété.

Il secoua la tête.

— Non, les hôtels sont parfaits pour ça. Tellement d’humanité, de peur et de tension… c’est comme écouter une radio en restant juste à côté de sa fréquence. C’est apaisant, vraiment. Comme un bruit de fond.

Le cœur de Pete se calma. Jack n’allait pas disparaître de nouveau dans le puits de sa double-vue, ce qui arrivait quand elle ricochait sur sa sensibilité de mage, amplifiée au point qu’il ne pouvait pas toujours distinguer les fantômes assassinés des baragouinages incompréhensibles de la chair. Il n’essaierait plus de la contrôler avec une aiguille, comme par le passé.

L’encre tient le coup, se répéta-t-elle, et elle faillit y croire.

— Je suppose que j’ai bien un petit creux, admit-elle, toujours soulagée.

Jack sauta sur le matelas.

— À la bonne heure ! Habille-toi !

Il lui déposa un baiser sur la joue, sec et aussi léger qu’une plume, presque paternel, puis il se leva pour continuer de fouiller dans sa valise.

— À ton avis, qu’est-ce qui pourrait donner une attaque au personnel de l’hôtel ?

Il lui présenta deux tee-shirts, l’un avec Iggy Pop faisant un doigt d’honneur, l’autre des River City Rebels avec la phrase : « Corromps le roi pendant que tu baises la reine ».

— Le Rebels, choisit Pete.

Elle se leva et se changea, enfilant un pull noir et un jean. Une autre des règles de survie dans les Ténèbres : toujours porter des vêtements dans lesquels on pouvait courir, et que l’on était prêt à sacrifier, parce qu’on n’était jamais à l’abri du feu, du sang et de la bave d’un démon.

 

Mi Amor, le restaurant, n’était pas un établissement où l’on voyait souvent des personnes en pull et jean. Pete se sentit aussitôt mal à l’aise, comme si elle avait pénétré ainsi accoutrée dans le boudoir d’une vieille tante richissime.

Des nappes en coton blanc et rose ondulaient autour des tables, et la terrasse avait vue sur la mer. La salle était uniquement éclairée à la bougie, et tels des fantômes, des serveurs en veste rouge passaient entre les tables où dînaient les clients, tête baissée sur leur assiette. Dehors, des torches brûlaient vaillamment pour repousser la brume qui s’était levée. Pete sentit l’odeur des marécages pénétrer par les grandes portes-fenêtres, ouvertes en dépit de la fraîcheur automnale. Elle frissonna malgré elle. Plus elle était proche de l’océan, plus la magie sifflait fort, comme si elle était trop près d’un ampli.

— Winter, suite 103, annonça Jack au maître d’hôtel.

Le crâne rasé, affublé d’un smoking qui avait l’air d’avoir été boutonné à la hâte par-dessus un maillot de foot, celui-ci fit courir un doigt épais le long d’une liste de noms.

— Ah, dit-il, avec un large sourire, dévoilant le genre de denture qui donnait une si mauvaise réputation à l’Angleterre. Les jeunes mariés en lune de miel.

— Ça, vous pouvez le dire, répondit Jack, jetant un bras autour des épaules de Pete.

Quand sa main s’égara un peu trop bas, sur sa poitrine, elle lui tordit l’index. Il siffla tout bas mais ne se départit pas de son sourire.

— Suivez-moi, poursuivit le maître d’hôtel.

Il s’enfonça dans la caverne éclairée à la chandelle, les flammes et les nappes dansant dans l’air marin.

— On se croirait dans une tombe, murmura Pete. Avec tous ces linceuls et ces bougies.

— On ne t’a jamais dit que tu n’étais pas très gaie ? répondit Jack.

Pete se dégagea et serra les bras autour de son torse. La brume tourbillonnait derrière les portes-fenêtres, dissimulant tout ce qu’il y avait par-delà la lumière des torches. Non loin de là, au cœur de la nuit, les vagues venaient se briser sur les rochers en soupirant, poussées par le vent.

— Et voilà, dit le maître d’hôtel, tirant la chaise de Pete.

Elle s’assit, frissonnant toujours. Jack lui prit la main dans un geste qui aurait pu être romantique. Mais en réalité, il lui serra les doigts et elle put lire sur ses lèvres :

— Ça va ?

— Donovan sera votre serveur, ajouta le maître d’hôtel, avant de se retirer avec un autre sourire plein de chicots.

— Je vais bien, répondit Pete à mi-voix. J’ai juste un peu froid.

— Je le sens aussi, lui assura Jack. La nuit est sauvage. La lune du chasseur pousse à la frénésie. Mange quelque chose, bois et ris, tout ira mieux après minuit.

Pete acquiesça pour lui faire plaisir et sirota un peu d’eau. Elle ne sentait pas seulement le lever de lune, qui poussait contre sa peau alors que la magie ambiante du monde se rassemblait et entraînait les gens à danser autour de feux de joie et à se mettre en chasse. S’y ajoutait la sensation que quelque chose rampait sur elle, qu’elle était enfermée dans la brume qui pénétrait tout dans les Ténèbres et voilait les fameux néons et les tours et enveloppait l’hôtel d’une chape de silence. Elle avait l’impression que quelque chose remuait, juste à la lisière de son champ de vision, une chose ancienne et terrible. Était-ce cela qui l’attendait si elle quittait la police et suivait Jack pour qu’il lui enseigne ce qu’il savait sur la magie ? Cette espèce de renaissance horrible, cette lutte acharnée pour crever la surface ?

— Quelque chose à boire ?

Pete haleta et leva les yeux, très haut, pour regarder le visage humain le plus grotesque qu’il lui ait été donné de contempler. Le serveur avait un front comme une falaise de Cornouailles, et des sourcils qui paradaient en travers d’une arête osseuse saillante. Ses yeux noirs comme ceux d’un oiseau étaient profondément enfoncés, et sa mâchoire était noueuse et déformée, comme s’il avait pris des mauvais coups pendant un match de rugby. Une cicatrice partait du coin gauche de sa bouche et disparaissait sous son col.

— Vous souhaitez boire quelque chose ? répéta-t-il.

Jack secoua imperceptiblement la tête et afficha son air le plus affable. Il avait toujours su dissimuler très vite ses véritables sentiments.

— Un whiskey, mon pote. Sans glace ni autre fioriture, s’il vous plaît.

Le serveur, dont les épaules étaient assez larges pour qu’un charretier ait l’idée de l’atteler, grogna et écrivit quelque chose sur son carnet. Son badge annonçait qu’il s’appelait « Donovan », dans la même écriture presque illisible utilisée partout dans l’hôtel.

— Et vous, mademoiselle ? demanda Donovan avec un accent à couper au couteau.

— Rouge…, répondit Pete, avant de déglutir, suivant du regard l’horrible cicatrice le long de son cou. Du vin rouge, réussit-elle enfin à articuler.

Comment avait-il pu survivre à une blessure qui lui avait laissé une telle balafre en souvenir ? Sans doute était-ce parce qu’il était bâti comme un troll des montagnes…

— C’était une gaffe, dit Donovan, touchant la cicatrice avec des mains qui auraient pu lui écrabouiller le crâne comme un œuf. Avant, j’étais pêcheur en mer du Nord. Un jour, un des autres gars s’est retourné et m’a eu avec sa gaffe, dans le brouillard. Il m’avait pas vu arriver. À l’époque, j’étais très discret. Je faisais pas plus de bruit que de la fumée.

Il sourit, mais sa mâchoire déformée interdisait à un côté de sa bouche de bouger.

Pete et Jack – ce dernier devait se retenir d’éclater de rire, à l’entendre renifler comme il le faisait – n’eurent pas à répondre, car un cri de mouette blessée leur parvint de l’entrée du restaurant. Il y eut un bruit de couverts renversés et de tissu froissé, et une femme arriva en courant pour se jeter sur Donovan.

— Vous m’avez pris mon mari !

Donovan écarta sa mince assaillante aux cheveux blond-roux avec toute la grâce d’une brute qui avait l’habitude de se servir de ses poings. La fille recula en titubant et heurta une table inoccupée, renversant les verres à pied, qui se brisèrent.

— Salaud ! hurla-t-elle en repartant aussitôt à l’assaut, attrapant Donovan pour marteler de ses poings ensanglantés la poitrine aussi large qu’une barrique du serveur.

Toutes les discussions à voix basse se turent, et même le couple qui s’embrassait à la table voisine de celle de Pete et Jack s’arrêta un moment pour regarder ce qui se passait.

Donovan attrapa la femme par son pull déchiré, taché de boue et d’eau des marais comme le reste de sa personne, et la tint à distance.

— Fichez le camp !

— Vous l’avez emmené ! sanglota-t-elle. Fils de pute, vous avez pris mon Sheldon…

— Tout doux, dit Pete, se levant pour s’interposer entre la jeune femme et Donovan. Que se passe-t-il ?

— C’est une folle, voilà ce qui se passe, gronda Donovan. On l’a jetée dehors ce matin, parce qu’elle faisait des histoires.

— Ils ont rampé hors du marais, gémit-elle. Jusque sur le chemin de halage. Et ils l’ont enveloppé de pourriture… Oh, Seigneur… Ils se tordaient et se tordaient.

Elle avait les yeux injectés de sang et perdus dans le vague, les joues baignées de gouttes de sueur. Pete huma l’air et ne sentit aucune odeur d’alcool dans son haleine. Aussitôt, elle eut ce mouvement de recul instinctif qui survenait chaque fois qu’elle était en présence de quelqu’un qui n’avait pas toute sa raison.

— Quel est votre nom ? demanda-t-elle doucement. Le connaissez-vous ? Et savez-vous où vous vivez ?

— Henrietta, frissonna la femme. Henrietta Phillips. De Londres.

— Hé ! intervint Donovan. Qui vous êtes pour poser des questions ?

— Pete Caldecott. Inspecteur de police. Également de Londres.

— Eh bien, nous n’avons pas besoin des flics. Cette fille a juste oublié de prendre ses médocs.

— Je l’ai vu ! siffla Henrietta.

Sa voix cassée exprimait une terreur indéfinissable, du genre de celle qu’un être humain ressentait quand il était témoin d’une chose qu’il n’était pas fait pour endurer.

Pete sentit une goutte glacée descendre dans son cou, et elle tendit l’oreille pour ne rien perdre de ce que disait la jeune femme.

— Je l’ai vu sortir de la boue et du sel… je l’ai entendu parler… et l’odeur… Oh, Seigneur, cette odeur… une odeur de mort et de poisson pourri, et Shel a lâché un hurlement…

Donovan l’attira vers lui et la gifla, laissant l’empreinte de sa main sur sa joue.

— Taisez-vous, imbécile ! Gerry ! brailla-t-il à l’adresse du maître d’hôtel. Appelle la sécurité !

— Hé ! protesta Pete. (Elle écarta Donovan d’Henrietta, posant une main à plat sur sa poitrine pour le tenir à distance.) Je crois que vous en avez assez fait dans cette histoire.

— Posez encore un doigt sur moi, et je vous flanquerai un coup qui vous fera tomber toutes les dents ! gronda-t-il.

En moins de temps qu’il n’en faut pour souffler une bougie, Jack fut debout.

— Touchez ne serait-ce qu’à un seul de ses cheveux, et vous serez bon pour un cercueil fermé, dit-il.

Il n’eut pas besoin de gronder, ou de prendre une pose menaçante, il se contenta de rester juste derrière Pete, sur sa gauche. Les cheveux se dressèrent sur la nuque de la jeune femme, à cause de l’énergie qui se rassemblait autour de lui, cette magie sombre qui lui collait à la peau chaque fois qu’il était en colère.

Les yeux de Donovan lancèrent des éclairs, puis il baissa la tête et recula d’un pas. Jack sourit, mais d’une manière qui réussit à être à la fois agréable et terrifiante, comme le Grand Méchant Loup – tout en dents et en menace.

— Content que nous nous soyons compris, mon pote.

Il sortit une cigarette et l’alluma auprès de la bougie sur la table. Il ne pratiquait pas la magie devant les gens normaux.

— Sheldon, gémit Henrietta. Mon Shel… nous étions en lune de miel, nous n’avons eu le temps de rien… et il a disparu dans la boue.

— Est-ce que quelqu’un n’est pas en lune de miel, ici ? marmonna Pete.

Gerry le maître d’hôtel arriva en compagnie de deux brutes portant l’uniforme de l’établissement, veste et pantalon en satin.

— Je pense qu’il faudrait faire venir la police locale…, commença Pete, mais Gerry pointa sur elle un doigt furieux, paume levée.

Il avait un tatouage à trois pointes au creux de la paume.

— Rasseyez-vous et dînez tranquille, madame. Nous nous occupons de tout. Cette histoire ne vous regarde pas.

Pete voulut l’informer que cela la regardait bien plus que lui, mais Jack la força à reprendre sa place à leur table.

— Non, dit-il simplement. Assieds-toi tranquillement, comme cet homme te l’a conseillé.

— Cette odeur, gémit encore Henrietta alors qu’il la traînait dehors, ses talons laissant des marques dans la moquette. Comme de l’huile saumâtre… La police a bien ri… mais vous verrez, vous verrez tous très bientôt… !

Ses sanglots et ses cris se turent quand la double porte se referma derrière elle. Au bout d’un moment, la musique enregistrée se fit de nouveau entendre, et les clients reprirent leur dîner et leurs conversations.

— Ils ont intérêt à nous offrir un repas ou un truc dans le genre, après une scène comme ça, grommela Jack. Mon estomac en a pris un coup.

Pete émiettait un petit pain tout en regardant la brume noire et mouvante derrière les portes vitrées de la terrasse.

— Jack, il se passe quelque chose ici, dit-elle enfin, cédant aux murmures et à la pression dans son esprit.

— Sans blague, marmotta-t-il. Cet abruti de Gerry a la marque du Tridach dans la main.

— La marque du quoi ?

Quand Jack parlait magie, Pete avait toujours l’impression de passer le bac alors que ses connaissances étaient du niveau cours préparatoire.

— Ça signifie qu’il adore le diable, dit une voix de femme derrière Jack.

L’accent guttural était américain.

Pete inclina la tête sur la gauche et vit un mélange de lèvres rouges et de cheveux châtains bouclés, éclairé par des yeux de la couleur des sapins sous la pluie et pailletés d’or. La femme, moulée dans une robe en soie noire, était assise sur les genoux d’un homme qui faisait son possible pour ressembler à Joe Strummer, en vain.

Jack se retourna sur sa chaise, et son visage s’éclaira quand il croisa le regard de l’inconnue.

— Vous avez des connaissances sur les démons.

— J’ai une certaine affinité avec l’obscurité, répondit-elle. Et ce qui y vit.

Pete leva les yeux au ciel. Jack n’en éprouva apparemment pas le besoin.

— Oh, vraiment ? dit-il, utilisant le sourire qu’il s’était fabriqué quand il était à la tête des Poor Dead Bastards. Eh bien, vous devez donc savoir que le Tridach ne veut pas dire qu’il est un adorateur du diable. Il représente le Triumvirat, le corps régnant de l’Enfer, et tout ce qui fait de lui un serviteur loyal. D’après la loi démoniaque, il a été placé sur la terre dans un but bien précis. Peu de mortels sont marqués par le Triumvirat.

La femme entrouvrit les lèvres, visiblement émoustillée.

— Vous en savez un rayon sur l’obscurité. Délicieux.

Elle lui tendit une main aux ongles en plastique rouge.

— Je m’appelle Charlotte, et lui, c’est mon mari, Roy. Nous sommes de Cincinnati.

— ’Lut, dit Roy.

— Nous sommes en lune de miel, expliqua Charlotte. Et nous explorons les mystères du Vieux Continent.

— Bien sûr, murmura Pete, luttant contre la pulsion de fourrer ce qui restait de son petit pain au fond de la gorge de Charlotte pour la faire taire. Vous êtes l’image même de la jeune mariée, vierge et effarouchée.

— Notre belle île a plus d’un secret, répondit Jack.

Il prit la main offerte, mais au lieu de la serrer, il la retourna et en frotta la paume avec le pouce.

— Puis-je ?

Le mari de Charlotte grogna, mais les pupilles de la brune se dilatèrent sous l’effet de la joie.

— Vous êtes devin ?

— Ma chère, je sais faire des tas de choses, dit Jack.

Il attira la main de Charlotte plus près de son visage et suivit du pouce chaque ligne, l’une après l’autre.

— La ligne d’amour est très longue, commença-t-il. La ligne de vie est…

Les épaules de Jack se raidirent, comme s’il s’étouffait en buvant une gorgée d’eau, et ses yeux devinrent presque blancs, comme si leur couleur les désertait. Un gémissement sourd lui échappa quand sa double-vue prit le dessus.

— Merde, dit Pete.

Elle attrapa Charlotte et Jack par les poignets et les sépara, luttant pour rompre la prise de fer de son ami sur la main de l’Américaine. Libéré, Jack s’écroula vers l’avant, son pouls battant à sa gorge comme un oiseau prisonnier.

Charlotte cligna des yeux.

— Seigneur Jésus. Il va bien ?

— Super, cracha Pete. Oui, super… dès qu’il aura appris à ne plus être si stupide ni imprudent.

Cette dernière tirade était destinée à Jack, mais son regard était encore perdu dans le vide, même s’il reprenait des couleurs. Il cligna des yeux, qui retrouvèrent leur bleu glacé. Pete desserra les poings et inspira profondément pour faire comprendre à la partie de son cerveau qui hurlait que le danger était écarté, que la crise n’aurait pas lieu et que Jack allait bien. Cela ne fonctionna pas tout à fait. Ils devaient quitter le restaurant.

— Enchantée de vous avoir rencontrés, dit-elle à Charlotte.

La femme répondit à son sourire dépourvu de sincérité par une expression de lapin effaré. Pete ne prit pas la peine d’expliquer la réaction de Jack.

Désolée, Charlotte, mais mon ami ici présent voit sans cesse des gens morts et parfois ça le rend un peu bizarre…

Si elle faisait cela, Henrietta ne serait pas la seule folle à être jetée hors de l’hôtel ce soir-là.

Pete prit la main de Jack, et, obéissant, il la suivit en s’appuyant sur son épaule comme s’il avait descendu une demi-douzaine de pintes.

— Charlotte voulait me baiser, marmonna-t-il en entrant d’un pas mal assuré dans l’ascenseur. Je leur donne six mois, maximum. Et puis, elle va bientôt mourir, et qui voudrait s’envoyer en l’air avec un cadavre ?

Pete enfonça le bouton de sa main libre et installa Jack plus confortablement contre son épaule. Voir la mort d’une personne qui faisait toujours partie des vivants était ce qu’il y avait de pire. Parce que c’était inévitable, cela pouvait devenir écrasant et rendre Jack malade pendant des jours.

— Et tu te demandes pourquoi je ne veux pas me marier.

 

Après avoir terminé toutes les bouteilles de whiskey qu’il trouva dans le minibar, Jack s’endormit en travers du lit. Utiliser sa double-vue, c’était comme avaler une poignée de Valium, ou du moins était-ce ce qu’il avait expliqué à Pete. Il pouvait dormir longtemps, sans faire le moindre rêve.

Grommelant entre ses dents, Pete lui retira ses chaussures et ses chaussettes et le laissa où il était. Puis elle éteignit la lumière et s’allongea sur le canapé, se couvrant d’un plaid rose. Sans lui, elle serait déjà sur l’autoroute, en route pour Londres. Cet hôtel avait quelque chose de malsain. Elle s’y sentait comme prisonnière dans le squelette d’une ancienne créature toute desséchée. Des lignes de pouvoir noir passaient sous leurs pieds, et Jack semblait ne s’apercevoir de rien.

Ou peut-être y était-il juste habitué.

Et tu le serais aussi, pauvre petite Weir impuissante, si tu avais appris à bloquer la moindre étincelle de magie soufflée par le vent.

Elle ne pouvait pas secouer Jack et lui dire :

— Il faut rentrer à la maison. Cet hôtel me donne la chair de poule pour des raisons que je ne peux pas expliquer.

Jack rirait à s’en rendre malade, puis il lui dirait qu’elle était stupide.

— Je suis inspecteur de police, putain, se rappela-t-elle, et voilà que j’ai peur de quelques fantômes d’hôtel inoffensifs.

« Inoffensifs »… elle avait utilisé ce mot par défaut, bien sûr. Elle grogna de se trouver si pitoyable et se ramena la couverture jusqu’au menton.

Depuis l’incident survenu à Londres, le sommeil était devenu un partenaire hésitant et insaisissable ; pourtant Pete sentit ses cils effleurer ses joues plusieurs fois. Le canapé était moelleux et elle était bien au chaud. Le bruit apaisant des vagues acheva de la bercer, et elle sombra dans un sommeil sans rêves.

Pete ne fut réveillée par aucun cauchemar, ni aucun péril, juste un « boum, boum, boum » répétitif, comme les battements d’un cœur à trois cavités.

Jack remua et se retourna sur le lit. Un rai de soleil tomba sur ses cheveux blond platine, les faisant paraître complètement blancs. Le bruit se fit de nouveau entendre : « boum, boum, boum ».

— Service d’étage, cria une voix gutturale.

— Merde, marmonna Pete.

Elle était réveillée, et son dos et sa nuque étaient endoloris parce qu’elle avait dormi affalée sur le canapé comme un grand épouvantail.

— J’arrive ! cria-t-elle, trébuchant dans sa précipitation.

Donovan le serveur était debout sur le seuil, tenant un plateau argenté couvert d’une cloche.

— Bonjour, madame.

Son sourire fuyant lui donna des picotements entre les omoplates.

— Nous n’avons rien commandé, dit-elle, bloquant autant que possible l’intérieur de la chambre avec son corps.

— Bien sûr que non. C’est notre Brunch du Lendemain Matin. Un cadeau de la direction. (Il tendit le cou et aperçut Jack.) Vous l’avez épuisé, le pauvre garçon, hein ?

Pete lui prit le plateau des mains.

— Transmettez mes remerciements à la direction.

Elle ferma la porte au nez de Donovan et ajouta :

— Branleur.

— Quessec’est ? marmotta Jack, un bras sur les yeux pour les protéger du soleil. Je sens une odeur de saucisse.

Pete posa le plateau et le regarda. C’était idiot, bien sûr. Il n’y avait là qu’un petit déjeuner pour deux. Pourtant, elle éprouvait une peur primale, presque animale, à l’idée de ce qui pouvait se trouver sous le couvercle…

Jack s’arrêta près d’elle et le souleva, sourd au halètement soudain de Pete.

— Le toast est tout mou, marmonna-t-il, le prenant pour le jeter à la poubelle.

Il se servit une généreuse portion d’œuf et de saucisse et emporta son assiette sur le canapé, allumant la télé dès qu’il fut installé. Pete tourna le dos à la nourriture et ouvrit la porte-fenêtre donnant accès au balcon. Un vent salé lui souffla sur le visage et dans les cheveux. À la faveur du jour, elle voyait une petite partie de la plage. Une silhouette arrivait vers elle dans la brume, une ombre longiligne, vêtue de noir.

Quelque chose dans sa posture semblait clocher… on aurait dit que la personne était saoule et qu’elle avait pris un coup.

— Jack ! appela-t-elle. (Il ne bougea pas.) Jack ! cria-t-elle cette fois par-dessus les bruits de pop-corn des revolvers d’un vieux western en noir et blanc.

— Quoi ? répondit-il d’un ton irritable. On ne peut plus prendre son petit déjeuner en paix ?

La silhouette sortit du brouillard dans la partie de la plage révélée par le soleil, et Pete vit Roy l’Américain arriver en titubant. Du sang coulait sur son visage, formant des fleuves, des rivières et des deltas qui soulignaient sa bouche et son cou. Il tenait les mains devant lui, ses doigts et ses paumes étaient écarlates. Sous les yeux de Pete, qui semblait enracinée sur place comme un chêne ancien, Roy frissonna et tomba face contre terre. Puis il se roula en boule et ne bougea plus.

— Putain de merde, jura-t-elle, pivotant d’un bloc et courant vers la porte de la suite.

Jack la regarda.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— L’Américain d’hier soir, haleta-t-elle, essayant d’enfiler ses chaussures. Je crois que quelqu’un l’a tué.

 

Le corps de Roy gisait sur la plage comme une marionnette cassée, son sang tachant le sol d’un brun plus foncé. Pete dévala l’escalier en bois que l’hôtel mettait à la disposition de ses clients et sentit le sable mouillé ralentir sa course tandis qu’elle se précipitait vers l’Américain. Jack apparut soudain derrière elle, haletant comme s’il avait couru un cent mètres.

— Appelle une ambulance ! cria Pete par-dessus son épaule.

La brume omniprésente étouffa ses paroles, à tel point qu’elles ne furent plus audibles à un mètre. L’hôtel et le reste de la plage disparurent, et il ne resta qu’elle et le corps ravagé de Roy.

Jack réapparut, ses cheveux en bataille formant comme un petit soleil en pétard.

— Ne le touche pas, Pete !

Pete s’arrêta dans une glissade et tomba à genoux près du mort. L’eau de mer imbiba aussitôt son pantalon. La marée montait, et un crabe armé d’une pince supplémentaire dans le dos traversa la mare visqueuse formée par le sang de Roy. Jack se laissa tomber près de Pete et lui attrapa le poignet quand elle voulut prendre le pouls à la gorge de l’Américain.

— Regarde !

Un collier en fer avait été refermé autour du cou de Roy, suffisamment serré pour que s’y forment des gouttes écarlates. Pete n’avait jamais rien vu de semblable. Le métal semblait luire, et y étaient gravés des motifs qui s’enroulaient et se tordaient. Quand elle les regarda, elle éprouva une étrange douleur entre les deux yeux. Les derniers maillons d’une chaîne faite du même matériau pendaient encore du collier.

— Putain de merde, dit Pete, parce qu’aucun autre juron n’aurait été à la hauteur.

Jack s’enveloppa la main dans le bas de son tee-shirt et retourna le corps sur le dos. Ce que Pete avait pris pour des coupures, de loin, était des brûlures, comme si quelque chose de fin et recouvert d’acide lui avait pris le visage dans ses mains. Non, pas des mains. Des marques en forme de losange lui boursouflaient la peau là où… la chose l’avait touché.

— Il a été embrassé par les Ténèbres, dit Jack, ramenant son bras le long du corps. Un simple contact pourrait le transférer. C’est pour ça que je ne voulais pas que tu le touches. C’était pour toi.

Pete déglutit quand elle croisa le regard du mort. La magie était si dense autour de lui qu’elle avait du mal à respirer. Elle laissa Jack l’entraîner plus loin.

— Ça va ?

Pete lâcha un rire sans joie et secoua la tête.

— Comment est-ce que ça pourrait aller ? Il était vivant il y a moins d’une demi-journée. Lui et la nana qu’il avait épousée.

Elle sentit ses entrailles se tordre, et cela ne fut pas dû à l’énergie noire pulsant autour d’eux.

— Seigneur, où est-elle ?

Jack conjura une cigarette et l’alluma, tirant dessus avant de répondre :

— Cette chose que tu sens, comme de la graisse figée sur la peau, c’est du sang sacrificiel. L’âme de ce bon vieux Roy est à moitié hors de son corps, attendant d’être appelée pour alimenter un quelconque rituel. Pauvre diable.

Pete baissa de nouveau les yeux sur Roy, songeant à des choses noires, des ombres tapies dans la brume.

— Qui ferait un truc pareil ?

— Un sorcier, répondit Jack en se débarrassant de sa clope d’une pichenette.

Le vent la ramena, éparpillant des cendres incandescentes sur le sable.

— Un praticien des forces obscures qui essaie de faire venir quelque chose de l’Autre Monde. Ce n’est pas dans leurs habitudes d’enlever seulement deux personnes, même si ce dernier a pu s’échapper. D’ordinaire, il en faut trois ou sept. Les Ténèbres aiment les nombres premiers, tu sais.

— Henrietta, dit Pete, se souvenant de la jeune femme au regard dément et aux paroles insensées. Cette pauvre folle qui a fait irruption dans le restaurant, hier soir. Elle a dit que quelque chose avait pris son mari.

Jack se frotta le menton, grattant sa barbe naissante avec un bruit de papier de verre.

— Ils avaient besoin de trois corps, donc, plus l’âme du pauvre Roy pour allumer le feu. (Il fit le tour du cadavre.) Pas de phases de la lune. Ce ne sont pas des démons. Sans doute des amateurs qui chantent nus et se baignent dans le sang. Des conneries dans le genre.

— Non, il ne s’agit pas d’un travail d’amateurs. Nous devons appeler la police, et retrouver Charlotte.

— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est quoi, ce « nous », putain ? demanda Jack. Je vais rester ici, dans ma foutue suite pour jeunes mariés, et laisser les flics régler ça. C’est toujours divertissant de vous observer pendant que vous essayez de découvrir des créatures des Ténèbres.

Pete attrapa Jack par le bras et l’obligea à lui faire face.

— Prends mon portable. Appelle la police. Moi, je vais essayer de retrouver Charlotte avant que cet endroit flippant lui bouffe les entrailles. (Elle pressa le téléphone dans la paume de Jack.) Dépêche !

— Je ne peux pas, ma chérie.

Pete fit volte-face, prête à lui hurler dessus, mais il lui tendit le portable. Les mots « réseau indisponible » clignotaient sur l’écran.

— Merde.

Pete flanqua un coup de pied dans un tas de sable et s’éloigna du corps de Roy. Elle ne supportait plus de sentir cette magie déplacée… Cela lui faisait mal, comme un abcès sous la peau.

Les empreintes de l’Américain sortaient de la brume, et juste derrière, sur leur gauche, d’autres traces palmées les suivaient, une pour quatre de celles de Roy. On aurait dit les marques laissées par une mouette, mais de la taille d’un humain et avec bien trop d’orteils. Une fine couche de miasme y collait, et une odeur de boue putride chatouilla les narines de Pete.

— Jack, appela-t-elle.

Lorsqu’il la rejoignit, elle marmonna :

— La chose l’a suivi. Puis elle a disparu.

— Elle l’a regardé mourir. Pour s’assurer qu’il ne raconterait rien, contrairement à Henrietta.

— Un démon ?

Pete referma les bras autour de sa poitrine, soudain glacée.

— Non, répondit Jack. Non, un démon libéré dans le monde porterait une peau humaine. Ça… (Il soupira, brossant l’humidité de ses cheveux, qui se dressèrent, aussi hirsutes que ceux d’un Celte.) Putain, Pete, je ne sais pas.

Que Jack soit forcé d’admettre son ignorance était mauvais, très mauvais. Une fois déjà, c’était arrivé, et cela s’était terminé dans le sang. Pete se mordit la lèvre assez fort pour écarter certains souvenirs de Londres.

— Je savais que cet endroit ne me disait rien qui vaille, marmonna-t-elle en retraçant les pas de Roy.

Elle avait senti qu’une chose sinistre se dissimulait sous le luxe ostentatoire du Paradis. Elle l’avait senti, mais avait douté d’elle-même et s’était tue. Et à présent, Roy avait été tué.

— Hé, où est-ce que tu vas ? appela Jack quand elle commença à s’éloigner.

Pete s’arrêta, mais sans regarder en arrière.

— J’ai l’intention de suivre cette piste. Tu viens ?

 

Pete marcha jusqu’à ce qu’elle soit sûre que le vent et l’humidité avaient tellement pénétré ses os qu’elle allait devenir une chose molle et spongieuse, une ombre saturée d’eau qui n’aurait plus jamais chaud. Les empreintes de Roy les emmenèrent le long de la plage, au bord de laquelle s’élevaient des casinos aux néons clignotant leur promesse à l’océan : « Bingo gratuit chaque semaine ». Ils dépassèrent aussi un cabanon de location de bateaux, dont les fenêtres et la porte étaient condamnées par des planches. Finalement, ils arrivèrent dans la partie sauvage, peuplée d’arbres rabougris et de bouts de bois poussés là par la marée.

Les traces bifurquèrent alors vers l’intérieur des terres, et Jack et Pete escaladèrent une dune et redescendirent vers les marais. Le bruit de la mer leur parvenait toujours, mais étouffé par les arbres noircis. L’air devint lourd et acide. Les empreintes inversées de Roy se firent plus profondes ; il avait couru pour sauver sa peau.

Pete glissait dans la boue, mais grâce à ses bottes, Jack avançait gaiement, fumant une cigarette comme s’il se baladait à Regent’s Park.

— Je vais te tuer, marmotta Pete.

— Ici, dit Jack devant elle, montrant quelque chose du bout de sa clope.

Pete vit l’endroit où les « pieds » palmés s’étaient extirpés de la boue et avaient emboîté le pas à Roy. Les traces laissées par ce dernier s’arrêtèrent brusquement quelques mètres plus loin, au bord d’une étendue d’eau qui renvoya à Pete son froncement de sourcils.

— Il n’a pas pu venir de là.

— Il a peut-être nagé, suggéra Jack, haussant les épaules.

Il tourna lentement sur lui-même, balayant le marais saumâtre du regard, puis envoya d’une pichenette son mégot dans la boue.

— C’est des conneries, lui dit Pete.

Elle enfonça le doigt dans l’eau et le retira aussitôt quand des plantes aquatiques sinueuses s’agrippèrent à sa peau.

— Elle est super froide. Et il n’était pas mouillé, sur la plage.

Jack soupira.

— D’accord, c’est très étrange, Pete, mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Que j’attrape un crochet en fer pour draguer le fond ? Je suis en vacances !

— Cette femme, Charlotte, est peut-être encore en vie ! cria-t-elle. Tu ne peux pas conjurer un diablotin et lui offrir le sang de Roy en échange de l’endroit où elle se trouve ?

— Ça ne marche pas comme ça, et tu le sais. La magie n’est pas un jeu, on ne peut pas la plier à sa volonté. Elle est le matériau qui compose les Ténèbres, et elle a ses limites.

— Quand tu parles de limites, tu veux dire que tu n’es qu’un connard paresseux, en fait, cracha-t-elle. Cet endroit fait quelque chose aux clients de l’hôtel. C’est la vérité, tu ne peux pas le nier.

Un oiseau cria, invisible. Pete frissonna. Plus ils restaient dans la brume, plus elle avait l’impression que son crâne se fendait de l’intérieur. Et si elle regardait l’eau, elle aurait pu jurer que des filaments noirs et luminescents s’agitaient sous les rides créées par le vent.

— Je le sens, murmura-t-elle. Je n’imagine rien, et Henrietta non plus.

— Il est possible qu’il y ait quelque chose de mauvais par ici, concéda Jack, d’un ton qui pour lui était doux. (Il lui serra l’épaule avec des doigts aussi secs que ceux d’un squelette.) Mais ce n’est pas à nous de brandir nos épées enflammées, Pete. Charlotte est partie, probablement déjà morte. C’est ce que j’ai vu dans son avenir, hier soir. Je ne sais pas toi, mais je suis mouillé et fatigué. Retournons à l’hôtel pour dormir, puis nous rentrerons à Londres, d’accord ? (Il lui frotta les deux bras quand elle frissonna.) Charlotte s’en sortira, ou pas. Morte ou vivante, son sort n’est pas entre tes mains, ma chérie.

— Et quand nous serons de nouveau à Londres, tout sera comme avant ? Tout redeviendra normal ? C’est ce que tu crois, Jack ? Tu crois qu’une suite dans un hôtel miteux et un repas gratuit pourraient me faire oublier que tu as failli mourir ? Et que j’ai failli rester seule pour combattre l’esprit du sorcier ?

Elle secoua la tête, du venin courant dans les veines. Durant un instant, elle sentit la poussière de cadavre dans l’air, et vit les yeux luisants de l’esprit que Jack avait libéré se baisser sur elle, emplis de la lumière de la damnation.

— Tu es pathétique, cracha-t-elle à Jack. Tu refiles les problèmes aux autres et tu t’attends à ce que le monde glisse autour de toi et oublie quel sale enfoiré tu es. Eh bien, pas moi, Jack, alors toi et tes vacances, vous pouvez aller vous faire foutre.

Son visage se ferma sur l’étincelle douloureuse qui traversa son regard, et il retroussa les lèvres.

— En plein dans le mille, ma chérie. Bien joué.

Il la contourna et rebroussa chemin. Au bout d’un moment, le regard perdu dans la brume, essayant de refouler ses sanglots de frustration, Pete le suivit parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire.

 

Le ciel était du gris des cheveux d’une vieille femme morte quand ils atteignirent enfin l’hôtel. La lumière annonçait le crépuscule, si cela existait en ce lieu de brume éternelle. Jack se dirigea droit vers le bar, et Pete s’empressa de gagner l’ascenseur et d’enfoncer le bouton pour l’appeler et monter à leur chambre.

— Vous avez laissé de la boue sur la moquette, madame, dit Gerry le maître d’hôtel derrière elle.

Pete enfonça de nouveau le bouton.

— Et je devrais en avoir quelque chose à faire ? C’est votre boulot de nettoyer derrière les clients.

— Vous vous êtes disputée avec votre moitié, hein ? dit-il en souriant de plus belle.

Pete le foudroya du regard alors que les portes s’ouvraient.

— Allez fourrer votre sale nez dans les affaires de quelqu’un d’autre.

— Je prends ça pour un « oui », dit-il alors que la cabine se refermait.

Et pendant une fraction de seconde, son don de Weir s’embrasa, et elle le vit avec des dents pointues et des mains palmées comme celles d’une grenouille. Il rit et darda une langue fourchue entre ses lèvres.

Pete appuya la tête contre le mur tendu de satin et laissa libre cours à ses larmes, incapable d’endiguer la marée montante des Ténèbres. Cette ville, le marais et l’hôtel étaient des lieux maudits, maléfiques, et elle voulait s’en aller… Pete se prit la tête entre les mains quand un flot de murmures l’envahit, et elle s’assit sur ses talons pour lutter contre la douleur et la pression insupportable de la magie.

— Arrêtez ! supplia-t-elle. Arrêtez… arrêtez… Je vois. Je comprends !

Peu à peu, les chuchotements se turent, et elle se rendit compte que les portes s’étaient ouvertes sur le dernier étage. Tout était normal… du papier peint doré mièvre aux miroirs gravés de cygnes qui s’embrassaient, en passant par les moulures en plastique sur la porte de la suite.

Une pensée traversa l’esprit de Pete : peut-être était-elle en train de devenir folle.

Elle claqua la porte derrière elle et mit le verrou, sachant que cela n’arrêterait pas Jack quand il aurait décidé de monter. S’il avait vécu cent ans plus tôt, il aurait pu faire fortune comme voleur dans les rues de Londres.

Pete se débarrassa de ses chaussures et s’écroula sur le lit, le crépuscule envahissant la chambre d’une lumière soyeuse, gris-noir. Jack finit par la rejoindre. Elle l’entendit trébucher dans l’obscurité. Il sentait le whiskey et la fumée de trop nombreuses cigarettes. Enfin, Pete sombra dans un sommeil agité et rêva de choses remuant dans les eaux du marais.

 

Pete se réveilla en sursaut, ouvrant les yeux sur le réveil posé sur la table de nuit. Il était minuit. Elle inspira profondément et posa une main sur son cœur, qui battait la chamade, comme toujours quand elle rêvait que Jack était mort parce qu’elle était arrivée trop tard pour le sauver. L’esprit du sorcier le touchait et lui volait sa magie. Et Pete devait tuer le fantôme qui portait le visage de son compagnon.

Sur le canapé, Jack laissa entendre un ronflement d’ivrogne, et Pete se détendit, utilisant les bruits des vagues et la caresse de la nuit noire et fraîche pour se calmer.

Dans l’obscurité, près de l’armoire, quelque chose serpenta sur le sol.

Pete s’assit comme mue par un ressort et se dégagea du drap en satin pour se lever et gagner la porte-fenêtre, s’éloignant du bruit.

— Jack ! siffla-t-elle.

Ils étaient partout autour d’elle, et il ne s’agissait pas de son imagination donnant forme à la magie ambiante. Elle entendait les bruits de succion humides de leurs membres malformés sur la moquette, leurs gémissements pitoyables. Pendant un bref instant, la brume s’écarta et le clair de lune inonda la chambre. Pete vit des centaines de corps vert noirâtre et visqueux, des triples rangées d’yeux brillant sur des exosquelettes protubérants et des dents en os aussi tranchantes que des rasoirs et dégoulinantes d’humeurs dans des bouches tordues.

Dans sa vie, Pete avait affronté un nombre bien trop grand de ses peurs, parce que c’était son devoir. Des membres de bandes armés de pistolet. Jack, vivant et mort. Le pouvoir infini et froid des Ténèbres qui vous brûlait l’intérieur du crâne quand votre magie se révélait.

Le tentacule de la créature du marais la plus proche s’enroula autour de la cheville de Pete, si froide qu’elle en ressentit une brûlure. Et elle prit sa décision : Qu’ils aillent tous au diable.

— Jack ! hurla-t-elle assez fort pour réveiller les morts.

Pendant une horrible seconde, il ne se passa rien, puis une lumière magique apparut quelque part au-dessus du canapé, révélant les cheveux blond platine et tout ébouriffés de Jack, ainsi que son visage aux yeux comme deux puits sombres à cause de la clarté bleutée.

— Bon sang, tu ne peux pas me laisser dormir…

Puis il vit les créatures, qui sifflaient et reculaient pour échapper à la lumière.

Pete attrapa le tentacule qui la retenait prisonnière et tira, mais il la serra encore plus fort, mou et palpable, comme un muscle sans un os à l’intérieur.

— Fais quelque chose, débarrasse-nous de ces saloperies ! lui cria-t-elle.

D’autres appendices s’attachèrent à ses poignets et à ses jambes, pour l’immobiliser… ou pire.

Jack marcha sur les choses, l’orbe de magie allumant deux flammes jumelles dans ses prunelles.

— Saighid ! brailla-r-il.

Le sort dessiné à la craie sur la porte devint incandescent comme une ampoule, mais l’instant suivant, il émit des étincelles violettes et s’éteignit.

— Que je sois maudit, réfléchit Jack à voix haute. Ça aurait dû marcher.

Pete s’empara de la bonbonnière en verre taillé que Jack avait transformée en cendrier et se mit à frapper les… choses. Certaines ressemblaient à des pieuvres possédant bien trop de tentacules, d’autres à des bouches surmontées de plusieurs yeux au bout d’un enchevêtrement de fins pédoncules, comme une toile. Elle était presque libre quand deux bras forts s’enroulèrent autour de son torse et la soulevèrent du sol.

— Ça n’a pas fonctionné, monsieur Winter, dit Gerry le maître d’hôtel, qui avait troqué son uniforme contre un pull et un pantalon noirs.

Une casquette dissimulait son crâne chauve et brillant. Il venait de sortir de la salle de bains, un couteau de cuisine à la main, comme la dent d’un grand loup.

— Le sang d’un innocent ne vaut rien pour les sorts de protection. Ça dégrade leur magie et la réduit presque à néant.

Jack le regardait, bouche bée, apparemment plus enragé à l’idée que sa magie n’ait pas fonctionné que par la présence d’horreurs nées du marais dans sa chambre.

— Le sang d’un innocent ? réussit-il à articuler. Quel sang, putain ? Je me suis coupé en me rasant, mais au cas où ça vous aurait échappé, je suis aussi loin d’être innocent que Leicestershire l’est de Los Angeles !

— La créature, réussit à expliquer Pete, parce que l’étau autour de sa poitrine la serrait à lui broyer les côtes. La chose morte dans la baignoire. Du sang innocent.

— Oh non ! Vous plaisantez, hein ? cria Jack. Qu’est-ce qui ne va pas chez vous, espèces de monstres ? Vous avez bu trop d’eau du marais ?

Un petit octopode à qui il ne restait que cinq membres, affublé d’une bouche en ventouse, grimpa sur la jambe de Pete. Elle la secoua, l’envoyant valdinguer contre le mur. L’homme qui l’immobilisait l’attrapa par les cheveux et tira, manquant de peu de lui rompre le cou.

— Je vous serais reconnaissant de laisser mes créatures tranquilles.

— Donovan ? croassa Pete.

Il sourit.

— Lui-même.

— Lâchez-la, ordonna Jack en plissant les yeux. Cela fait deux fois, maintenant, et ma patience est à bout.

— Vous allez nous suivre sans faire d’histoires, dit Gerry. Ou mon serviteur brisera la nuque de votre femme. Nous n’aimerions pas qu’il y ait un incident à l’intérieur de l’hôtel, mais certaines choses sont parfois inévitables.

— Tout va bien, Jack, dit Pete, qui sentit une larme glisser sur sa joue malgré elle quand Donovan lui tourna la tête de force. Suis-le.

Jack les regarda, elle puis Gerry, et baissa les mains. La lumière magique s’éteignit.

— Vous m’avez eu, marmonna-t-il. Je ferai tout ce que vous voudrez, mais ne lui faites pas de mal.

Pete se ratatina. Jack n’était pas supposé se rendre, mais s’enfuir et l’aider à s’échapper quand l’occasion se présenterait. Elle était si peu habituée à ce genre de geste noble de sa part qu’elle faillit éclater en sanglots.

— Malheureusement, je ne crois pas pouvoir vous promettre ça, monsieur Winter, dit Gerry avec un large sourire. Vous et madame faites la paire, vous voyez. (Il adressa un signe de la tête à Donovan.) Emmène-la au bateau !

 

Donovan et Gerry les conduisirent à la cave et les firent passer par une porte de service qui donnait sur un canal rempli de détritus et d’une boue brunâtre ressemblant davantage à de la diarrhée qu’à de l’eau. Un bateau était amarré à un ponton fait de bidons en plastique maintenus en place par du goudron.

Pete tomba à genoux quand Donovan la jeta à la poupe de l’embarcation.

— Plus si causante, hein ?

— Tu ne perds rien pour attendre, rétorqua Pete.

Donovan lui flanqua un coup de pied, et elle sentit quelque chose craquer près de son estomac. Elle se mordit l’intérieur des joues. Ce n’était pas avec des hurlements qu’elle pourrait l’avoir.

— Fais gaffe, dit Gerry en poussant Jack à bord. Tu te rappelles la dernière fois où tu as abîmé les sacrifices, n’est-ce pas ?

Donovan grogna, et Jack haussa les sourcils.

— Alors c’est vous les deux abrutis qui jouent au docteur avec les créatures blessées des Ténèbres ? J’avoue que je suis déçu.

— Fermez-la, ordonna Gerry. C’est plus grand et plus ancien que vous, mage, mais je ne m’attends pas à ce que vous compreniez.

Il l’obligea à se mettre près de Pete, puis largua les amarres. Donovan les amena sur le canal, et ils flottèrent vers la mer.

— Tu vas bien ? demanda Jack du bout des lèvres.

Pete ravala un cri. Ses os cassés la faisaient souffrir.

— Je suis blessée, mais je pourrai courir quand il le faudra.

— Taisez-vous ! lança Donovan.

— Allez vous faire foutre, répondit Jack. Si vous nous faites du mal, il vous faudra vous rabattre sur le rôti trop cuit que vous m’avez servi hier soir pour le donner en sacrifice. (Puis il tourna la tête vers Pete.) Je suis désolé.

Elle cligna des yeux. Peu importaient les créatures qu’elle avait trouvées dans sa chambre ou la magie noire et épaisse qui enveloppait Blackpool… les excuses de Jack étaient encore plus surprenantes.

— Vraiment ?

— J’aurais dû t’écouter. Cet endroit est vraiment pourri.

— Ouais, et le temps des remords est passé comme un bus qu’on aurait raté. Qu’est-ce qu’on va faire ?

L’esquif passait d’un canal à l’autre, et l’odeur de plus en plus salée apprit à Pete qu’ils approchaient du marais. La brume éclairée par la lune semblait s’écarter devant la proue. Si elle n’avait pas souffert de plusieurs côtes cassées, et si la magie noire n’avait pas semblé monter de l’eau, elle aurait pu se croire sur le chemin secret d’Avalon.

— Pour le moment, on attend, répondit Jack. Jusqu’à ce que nous soyons arrivés. Je veux voir ce que ces deux crétins mijotent.

— C’est le plan le plus foireux que j’aie jamais entendu ! siffla Pete. Il faut nous enfuir à la nage. Parce qu’ils nous conduisent à une mort prématurée.

— Non…, répondit lentement Jack. (Il tourna la tête quand l’embarcation commença à ralentir, et Pete se redressa tant bien que mal.) Voilà notre destination.

Une chose massive et voûtée se dressait au-dessus de l’eau, plus haute que les arbres courbés par le vent qui poussaient le long des canaux. La construction de pierres moussues semblait visqueuse et luisante comme si elle venait de sortir des eaux. Des colonnes soutenaient un toit tordu fait de carapaces géantes, et des marches recouvertes d’algues menaient à une ouverture hérissée de pierres aux arêtes tranchantes, comme des dents pourries alignées dans une gueule béante.

Le bateau cogna contre la première marche, et Donovan força Pete à se lever, lui disloquant presque le bras.

— Si vous nous jouez un de vos tours, dit-il à Jack, je la casse en deux comme une allumette.

— Je prendrais un immense plaisir à vous faire bouffer votre cœur encore palpitant, espèce d’enflure, répondit Jack d’un ton plaisant, alors que Gerry lui enjoignait de descendre.

— T’entends ça, Donnie ? demanda Gerry. Je crois que c’est un sentiment né d’un amour véritable.

Ils s’esclaffèrent, obligeant Pete et Jack à monter les marches menant au temple.

Oui, au temple. Pete ne trouva pas d’autre mot pour décrire ce qu’elle voyait. Les pierres gravées de tentacules enroulés, d’yeux sans paupières et de créatures au dos voûté peuplant des grottes souterraines étaient massives et taillées à la main. Des fumerolles gazeuses teintaient de jaune l’air de l’unique chambre. La construction n’était pas romaine, pas plus qu’elle n’était celtique ou saxonne. Elle semblait avoir été bâtie par quelque chose ayant une vague idée des formes humaines, sans en avoir la pratique.

Il y avait de la mousse et des algues partout, et Pete glissa, tombant lourdement. Donovan la traîna par le col de son tee-shirt le reste du chemin, puis il l’attacha à côté de Jack, grâce à un collier et à des menottes reliés par des chaînes à une colonne cassée.

Jack tressaillit.

— Le fer est froid, dit-il en guise d’explication.

— Tu as intérêt à avoir un plan d’enfer pour nous tirer de là, murmura Pete.

Des feux magiques s’allumèrent dans les alcôves le long des murs, et Pete découvrit que la salle était plus grande qu’elle ne l’avait cru. Une grande partie du sol s’était effondrée, et l’eau du marais s’y engouffrait en gargouillant. Des vaguelettes venaient s’échouer non loin de ses pieds nus.

— Fais-moi confiance, je vais en trouver un très vite, répondit Jack. Cet endroit est intéressant. On dirait qu’on a affaire à un culte de la mort, ou plutôt à des adorateurs du chaos.

— Je dirais plutôt à deux connards pathétiques en manque d’amour, marmotta-t-elle. Je n’appelle pas ça un culte.

Gerry frappa un gong en bronze près du bord du puits, et des silhouettes dissimulées par des robes apparurent en traînant les pieds. Leurs vêtements en loques portaient la marque du Tridach. Pete reconnut le portier de l’hôtel, et l’employé sympathique de la station d’essence où elle et Jack s’étaient arrêtés avant d’arriver en ville.

— Merde. Regarde-les.

— Patience, conseilla Jack. Je suis sûr qu’ils finiront par nous détacher pour le sacrifice, et alors tu les cogneras, et je ferai un peu de fumée, et nous leur volerons leur foutu bateau.

— Ce plan est aussi foireux que cette idée de vacances, cracha Pete.

— Écoute ! cria Jack, et plusieurs adorateurs se retournèrent. Tu n’avais pas besoin de venir, mais je voulais faire quelque chose pour toi parce que j’éprouvais de la culpabilité à cause de ce qui s’était passé à Londres. Et maintenant que nous sommes ici, je me sens encore plus con. Et ni l’un ni l’autre de ces sentiments n’améliore mon humeur. Et pour couronner le tout, je crois que je vais avoir la gueule de bois, alors tu peux aller te faire foutre !

Pete cligna des yeux, la colère l’emportant momentanément sur la peur. Puis elle siffla :

— Tu es un gros con égoïste et égocentrique, Jack, et si tu avais pris la peine de venir me voir après que tu as failli mourir et que j’ai dû tuer un fantôme qui absorbait les âmes des gens… Sais-tu seulement à quel point c’est difficile de tuer un fantôme, Jack ? Eh bien je vais te le dire : c’est foutrement dur ! Oui, si tu avais pensé une seule seconde à faire ce dont j’avais besoin au lieu de ce qui était facile pour toi, nous ne serions pas dans ce merdier !

— Silence ! tonna Gerry, qui avait enfilé sa propre robe, tout comme Donovan. Voilà qui est mieux, poursuivit-il quand Pete se contenta de foudroyer Jack du regard. (Il se tourna vers l’assemblée de fanatiques et leva les bras.) Mes frères, cela fait trois fois que nous nous réunissons pour le cycle de festins de saint Gammarus le chasseur, pour apporter une proie et des offrandes à notre maître, l’immuable et gigantesque Seigneur de la Rage, Mnarhoteph.

— Mnarhoteph, craignez son nom, dirent les fidèles, pas vraiment en chœur.

Pete croisa le regard de Jack, et même si elle aurait volontiers enroulé ses chaînes autour de son cou osseux et tatoué, elle sentit monter un fou rire quand elle se rendit compte qu’il s’efforçait de garder son sérieux.

— À chaque cycle des saisons, nous nourrissons la colère sans limites de Mnarhoteph, et quand sa faim est assouvie, il nous accorde le pouvoir de sa rage.

— Mnarhoteph, loué soit sa fureur, entonnèrent les adorateurs.

Gerry frappa de nouveau le gong, trois fois, et le bruit se répercuta dans le crâne de Pete comme celui d’une lame rouillée sciant de l’os.

— Mnarhoteph, la lune est haute ! Lève-toi !

Dans le puits, l’eau se mit à bouillonner puis, dans un soupir d’air fétide et un grincement de chaînes, un corps massif l’occupa tout entier, atteignant presque le plafond du temple. Mnarhoteph avait de nombreuses rangées d’yeux, des tentacules épais comme des troncs d’arbres, des ventouses et des membres préhensiles hérissés de dents, le tout sur un corps noir et brillant. Pete sentit sa magie la frapper, comme si sa santé mentale et son crâne se brisaient rien qu’en regardant le monstre Mnarhoteph qui hurlait en silence.

— Il est la source… la source de ce que je ressens ici…

Puis elle perdit la capacité de parler, ensorcelée par l’atroce beauté de la créature.

Jack devint encore plus pâle que d’habitude, si bien qu’il eut l’air mort.

— Merde. Je pensais que ces abrutis ne faisaient que jouer aux adorateurs du chaos, commença-t-il en tirant sur ses chaînes avec frénésie. Pete, il faut…

Il embrassa du regard les feux magiques dans les alcôves et l’air jaune empoisonné, Mnarhoteph et les grosses chaînes rongées par le sel fixées à sa peau avec des crochets gros comme des harpons, pour le garder prisonnier.

— Il nous faut une étincelle, termina-t-il enfin.

— Par trois fois nous t’avons apporté des sacrifices pour alimenter ta haine puissante ! cria Gerry. Une femelle, un mâle, et aujourd’hui les deux aspects de la lie humaine qui sont présents devant toi. Nourris-toi, maître, et sois fort !

— Une étincelle, répéta Pete, suivant la voix de Jack comme des miettes de pain lui montrant le chemin de sa santé mentale.

Mais sa voix se perdit quand Mnarhoteph ouvrit la gueule et rugit, poussant un cri de douleur qui fit trembler le temple jusqu’à ses fondations de pierre.

Pete éclata en sanglots quand cette plainte la transperça et s’enroula autour de son cœur, la remplissant d’une agonie aussi lourde que le fer.

— Pete, marmonna Jack sur un ton pressant, tandis que les tentacules de Mnarhoteph avançaient sur le sol, laissant des traînées du sang noir qui s’échappait des blessures causées par ses entraves. Pete, fais une étincelle… petite, grande, entre les deux, n’importe quoi, mais dépêche-toi !

Son esprit résonnait toujours du cri de Mnarhoteph, prisonnier, seul et aux prises avec la douleur, mais Pete se ressaisit, comme elle l’avait fait quand le fantôme du sorcier avait pris le visage de Jack. Elle frappa du poignet contre la colonne. La pierre mouillée lui fit mal. Il ne se passa rien d’autre.

Les yeux de Jack devinrent blancs et roulèrent dans ses orbites, et il commença à murmurer des paroles incompréhensibles tandis que Mnarhoteph sortait du puits. Ses chaînes crissaient sur le sol.

Serrant le poing, Pete frappa la menotte contre la roche une nouvelle fois, puis une autre. Un hématome violet et du sang commencèrent à apparaître sous la bande de métal, mais elle n’arrêta pas pour autant, faisant voler en éclats des centaines d’années de crasse, certaine que sa main allait être réduite en bouillie. Puis elle atteignit la pierre sèche.

Une étincelle orange et brillante vola du bracelet en fer, et les yeux de Jack s’animèrent chacun d’une flamme.

— Aithinne, souffla-t-il.

Un vent violent aspira l’air dans les poumons de Pete, puis le feu magique de Jack, réel et écarlate, s’embrasa à son étincelle et l’air saturé de gaz s’enflamma. L’explosion initiale réussit à faire s’écrouler la colonne à laquelle ils étaient attachés, et Mnarhoteph retira ses tentacules.

Des boules de feu flottèrent dans les airs, rattrapant les fidèles qui essayaient de s’enfuir et faisant monter des algues une fumée bleue et âcre. Donovan, la robe et les mains léchées par le feu, glissa dans la boue, se cogna la tête sur des pierres et ne bougea plus.

Pete réussit à se libérer grâce au sang qui lui recouvrait la main et alla se pencher sur Jack, allongé sur le sol. Il saignait d’une coupure au front, mais respirait.

Pete tourna la tête pour voir déguerpir les fanatiques tandis que les vapeurs se dissipaient, laissant l’air de nouveau saturé de sel.

— Je suppose que tu avais vraiment un plan, un plan merdique, mais un plan tout de même.

Mnarhoteph grogna de son puits. D’une voix aussi profonde et liquide que l’océan, il dit :

— Pitié.

Le cœur de Pete s’emballa quand elle s’avança, de l’eau jusqu’aux chevilles, pour aller se camper devant le monstre, si près qu’elle aurait pu le toucher.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— Pitié, gronda-t-il. Mal…

Jack remua et se releva, se libérant facilement maintenant que ses liens s’étaient relâchés.

— Bon sang, qu’est-ce que tu fais, Pete ? Écarte-toi de lui !

— Il est blessé, répondit-elle.

La double-vue de Jack lui permettait de voir les morts, mais les Weirs étaient les intermédiaires des anciens dieux, ces êtres capables de donner forme à la magie et de parler à toutes les créatures des Ténèbres. Jack ne pouvait pas entendre la douleur de Mnarhoteph.

Pete posa une main à plat sur sa peau tannée, et à cette distance, elle comprit que sa magie bouillonnante n’était que détresse. Elle n’avait rien de mauvais.

— Que veux-tu ? murmura-t-elle.

Il tira sur les chaînes et les crochets qui le retenaient prisonnier.

— Maison…

Pete étudia les scènes sur les murs du temple. Elles représentaient les vagues et les profondeurs de l’océan, pas un marais pollué à la lisière de la civilisation.

Jack vint se tenir près d’elle.

— Je suppose qu’il n’a rien d’une vilaine créature du chaos, après tout. L’un des ancêtres de ces abrutis en robe a dû le conjurer et l’enchaîner ici.

— Depuis combien de temps, à ton avis ? demanda Pete.

— Des siècles, au moins.

Être emprisonné ainsi, obligé de nourrir de sa puissance ces humains avides et médiocres… Pete croisa le regard de Jack…

— Est-ce que tu pourrais… ?

Il soupira, et elle sentit l’air crépiter quand sa magie se mit à l’œuvre. C’était très différent du pouvoir infini de Mnarhoteph, mais tout aussi fort. Les chaînes se détachèrent des murs, le monstre se secoua, et les harpons sortirent de sa chair déchirée et balafrée.

— Va, dit Pete en reculant. Nous ne te voulons aucun mal.

La première rangée d’yeux de Mnarhoteph se posa sur elle et il trompeta :

— Maison !

Pete et Jack suivirent la traînée luisante laissée par Mnarhoteph quand il rampa pour quitter le temple et se jeter dans l’eau. Elle était de la couleur d’un soleil levant. La brume ayant disparu, Pete put le suivre des yeux jusqu’à la mer.

 

Après que Pete eut appelé la police de Blackpool grâce au téléphone encore intact de l’un des fanatiques, elle retourna s’asseoir à côté de Jack sur l’une des marches de pierre. Il lui tendit une cigarette allumée.

— Une clope ?

— Et comment !

Jack la lui donna et exhala avant de dire :

— Tu pensais vraiment ce que tu as dit avant que cette maudite créature du lagon noir se montre, n’est-ce pas ?

Pete se mordilla la lèvre. Les yeux de Jack n’étaient ni glacés, ni distants… simplement blessés.

— Un peu, plus ou moins, admit-elle enfin.

— Je suppose que ça veut dire…

Mais Jack ne termina pas sa phrase. Une forme noire portant une robe en partie carbonisée se jeta sur lui.

— Infidèles… usurpateurs ! grogna Gerry.

Des brûlures lui recouvraient toute une moitié du visage et de la tête, et son œil n’était plus qu’une orbite suintante. Ses lèvres étaient tordues et enflées, la majorité de la chair tendre s’en étant détachée.

— Tu vas mourir dans le puits, gronda-t-il en attrapant Jack par le cou et en lui enfonçant la tête dans le marais.

Jack lui griffa les mains, dont l’une était couverte de cloques, et se dégagea en crachotant.

— Lâche-moi, connard !

— Crève ! hurla Gerry, frappant le mage de son poing valide.

Jack cracha du sang et de l’eau du marais.

— Si j’ai droit à une dernière parole, je te conseille de regarder derrière toi.

Pete flanqua un grand coup à Gerry sur la tête avec une grosse pierre moussue. L’homme s’effondra comme une marionnette dont on venait de couper les fils. Puis Pete prit la main de Jack et le tira hors de l’eau. Il se laissa tomber près d’elle, frissonnant.

— J’ai gagné.

Pete cligna des yeux.

— Pardon ?

— J’ai gagné, dit-il avec un grand sourire. Ne t’avais-je pas dit que tu t’amuserais au moins un peu ?

Pete le regarda, puis se tourna vers la forme immobile de Gerry, et songea à lui dire qu’il était dérangé et que c’était incurable. Puis elle éclata de rire.

— Assommer cet abruti était la chose la plus drôle que j’aie faite depuis des mois.

— Tu me dois quarante billets.

— Je te ferai un chèque quand on sera sortis de ce maudit marais, promit-elle.

— Est-ce que j’ai raison de penser que tu vas te chercher ton propre appart ? demanda Jack, mais il ne lui laissa pas le temps de répondre. Pete, pour ce que ça vaut, ces choses que tu pensais plus ou moins vraiment… je suis un connard et un abruti complètement égoïste, mais si j’ai survécu jusqu’ici, c’est grâce à ça. Je suis navré de ne pas pouvoir changer pour toi, ma chérie. Vraiment.

Pete tendit le bras pour lui prendre la main. Il sursauta, puis lui serra les doigts et ne relâcha pas sa prise.

— Je démissionne, annonça-t-elle. De la police métropolitaine. Je ne peux pas faire mon boulot et être ce que je suis.

Elle montra le temple et le marais d’un geste de la main.

Jack fronça les sourcils, perplexe.

— Mais… tu adores ton métier.

— Je l’adorais, avant. Mais tu m’as dit que tu étais une partie des Ténèbres d’abord, et un membre de la société ensuite. Et… (Elle faillit ravaler ses mots, bondir sur ses pieds et s’enfuir en courant aussi vite qu’elle le pouvait.) Et je voudrais que tu me serves de professeur.

Jack la regarda pendant un long moment, de la fumée s’échappant d’une narine.

— Tu es complètement folle, Caldecott. Tu crois que je suis qualifié pour prendre une apprentie ? Putain de merde, tu as vu ce qui se passe quand les choses foirent. Et tu signerais pour ça, de ton plein gré ?

Pete hocha la tête, et c’était la vérité.

— Je serai dur, l’avertit Jack. Je ne te laisserai pas tranquille parce que tu es mon amie ou parce que je t’aime. Ce sera déplaisant, et si tu travailles avec moi, il y a de fortes chances que tu rejoignes prématurément la tombe. Alors, cesse de faire l’idiote, retourne au poste et oublie ces conneries. Parce que, si tu me prends comme professeur, Pete, je m’assurerai que tu le regrettes amèrement.

Il lui adressa un regard noir, mais ses yeux exprimaient une chose totalement nouvelle pour Pete. Si cela n’avait pas été Jack, elle aurait appelé cela de l’espoir.

— Tu as raison, Jack Winter. Tu n’es qu’un connard.

— Je te l’avais bien dit, commença-t-il.

Elle se pencha pour l’embrasser avec fermeté, et il se tut.

— J’ai su dans quoi je m’embarquais à la seconde où je t’ai vu, dit-elle. Et je ne veux pas que tu changes. J’ai compris à qui j’avais affaire dès notre rencontre, et tu ne me fais pas peur. Ça n’a jamais été le cas, et ça n’arrivera jamais.

Il lui adressa un sourire espiègle, mais ses yeux étaient comme deux glaciers sur une mer houleuse.

— Nous verrons, ma chérie.

Pete posa la tête sur l’épaule de Jack et ils restèrent assis sur les marches de l’ancien temple du marais, en attendant qu’on vienne les secourir, à regarder les tours couvertes de néons de Blackpool disparaître dans la lumière du jour, squelettes du monde de la nuit qui disparaissaient au lever du soleil.

Lune de Miel, Lune de Sang
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