Vacances à la romaine, ou spq-arrrgh
Rachel Caine

 

 

Dans une nouvelle précédente, Cecilia Lockhart a rencontré son homme idéal en la personne d’un capitaine pirate maudit. Mais même sur les mers les plus calmes, le voyage de l’amour n’est jamais exempt de remous.

 

 

Boston, septembre

 

Honnêtement, si elle avait su que son mariage serait l’événement médiatique qui secouerait la côte Est, Cecilia aurait demandé une meilleure coupe de cheveux. Et une limousine plus rapide. De préférence conduite par un as de la formule un.

— On y est presque, dit le chauffeur sur un ton rassurant.

Agrippée au bras de son époux, la jeune femme regardait anxieusement par la vitre teintée : les camions de télévision, les journalistes criant des questions, perchés aux fenêtres de leurs voitures, et la lumière éblouissante des flashs.

— Je vois le barrage.

Les barrières furent écartées et la limousine les franchit gracieusement avant de s’arrêter, dans une manœuvre parfaite, sur le parking entouré de voitures de police gyrophares allumés. Pas de sirènes, heureusement. Cecilia soupira de soulagement. Elle était pratiquement sûre que Larry King et Oprah Winfrey étaient à bord du dernier 4x4 noir à avoir abandonné la poursuite.

Cecilia regarda l’homme qu’elle venait d’épouser, espérant que sa terreur n’était pas trop évidente.

— C’était… dément, dit-elle.

Liam Lockhart – le capitaine Liam Lockhart – esquissa un sourire.

— Ma belle, tu as navigué avec des morts, brisé des malédictions et épousé un pirate. Tu devrais peut-être revoir ta définition du mot « dément ».

Il n’avait pas tort. Elle l’étudia dans la relative tranquillité de la limousine et, avec un calme parfait, il lui rendit son regard. Durant les six derniers mois, depuis qu’ils avaient regagné Boston à bord du Douce Mélancolie – le vaisseau pirate du XVIIIe siècle commandé par Liam – en déclenchant une tempête médiatique, son mari s’était adapté au monde moderne avec plus ou moins de réussite. Par exemple, il avait coupé ses cheveux poivre et sel dans un style pas vraiment moderne, mais pas vieillot non plus. Son costume de mariage, en revanche, était clairement une réminiscence du passé : un fantastique manteau de brocart noir avec un pantalon assorti, conçus d’après que ce qu’il portait quand ils s’étaient rencontrés, mais beaucoup plus propre, sans les lacérations, les impacts de balles et les taches diverses.

Il n’était peut-être pas beau dans le sens conventionnel du terme, mais doté d’une vive intelligence, avec des yeux noirs profonds, aussi mystérieux que l’océan, et une bouche à croquer. L’un dans l’autre, elle trouvait Liam tout bonnement superbe, et rien que de voir l’anneau en or qui étincelait à sa main gauche, Cecilia sentait la chair de poule la gagner, la faisant frissonner de plaisir.

Nous sommes mariés. Pas vraiment une union bénie des dieux : un ancien pirate maudit et une banale employée un peu trop ronde, esclave dans une grosse boîte où elle avait passé la majorité des presque trente années de sa vie à entretenir son bronzage sous les néons d’un bureau minuscule.

Mais quand il la regardait, elle avait le sentiment d’être une déesse.

Il lui prit la main et la porta à ses lèvres pour y déposer un baiser. Cecilia savoura la sensation chaude et douce sur ses doigts.

— Chaque chose en son temps, mon amour, dit-il. Nous ne sommes pas pressés.

— Je suis prête, mentit-elle en souriant.

Il ouvrit la portière, descendit et la fit sortir avec une élégance et une emphase qu’elle n’avait vues, jusque-là, que dans les reconstitutions de la Renaissance. De l’autre côté des barrières, les journalistes ne perdaient rien de la scène. Cecilia était trop terrifiée ne serait-ce que pour lever les yeux sur la foule en délire, et l’éclat incessant des flashs lui faisait l’effet d’un deuxième soleil.

Liam attira son attention d’une pression de la main, puis soutint son regard avant de lui adresser un clin d’œil et de lui murmurer à l’oreille :

— Ce sera fini en un rien de temps. Et après nous pourrons nous détendre.

La jeune femme remit de l’ordre dans sa tenue – une robe de soie, faite à partir d’un modèle du XVIIIe, constituée d’une jupe ample et d’un corset atrocement serré mais qui réussissait à la faire paraître menue – et prit le bras qu’il lui offrait. Elle se laissa entraîner entre les rangs de policiers qui gardaient les barrières, en direction du lieu où devait se tenir la réception.

Le Douce Mélancolie se profilait au bout du quai, immense navire dont les voiles étaient, pour l’heure, baissées, même si Cecilia voyait des hommes s’affairer sur le gréement, telles des araignées.

— C’est étrange, dit Liam. Une garde d’honneur devait nous attendre sur le quai. (Il sortit de sa poche une élégante montre de gousset en or et fronça les sourcils.) Nous sommes dans les temps, pas en avance.

Prise d’un mauvais pressentiment, Cecilia fut parcourue de frissons qui s’intensifièrent à mesure qu’elle se rapprochait du bateau. Sur le pont, l’équipage s’agitait frénétiquement. Liam allongea le pas dans ses bottes noires, et elle dut se hâter, tout en maintenant d’une main son voile sur sa tête. Les invités ne devaient pas être loin derrière, même si passer la sécurité allait probablement les retenir un moment, sans parler de la circulation.

La passerelle ne s’abaissa pas pour elle, pas même après que Liam en eut crié l’ordre. Il jura dans sa barbe, et désigna l’échelle de corde qui pendait sur le côté de l’imposant vaisseau.

— Tu veux que je grimpe ? demanda Cecilia. Dans cette tenue ? Tu plaisantes, j’espère ?

Il ne plaisantait pas. L’ascension de la mariée ne fut pas, et de loin, aussi gracieuse que celle de son époux, et elle poussa un soupir de soulagement quand il se pencha pour la hisser à bord d’une seule main et l’aider à se poser en douceur sur le pont. Liam était élancé mais d’une force effrayante.

Il n’avait jamais dit que son bateau lui manquait, mais elle put voir le changement qui s’opéra en lui : une lueur dont elle n’avait pas remarqué la disparition anima ses yeux, et il sembla trouver un subtil regain d’énergie. C’était là son foyer, et non l’appartement acheté pour lui près du port. Sa place était là, sur ce pont, pas sur terre avec elle. L’espace d’un instant, elle crut qu’elle allait se mettre à pleurer. C’est ici qu’il est heureux. Cela lui donna le sentiment d’être insignifiante et de passer au second plan.

Liam ne s’aperçut de rien. Renfrogné, il observait le pont avec l’œil critique du capitaine. Il lui lança un bref regard d’excuse et s’éloigna pour hurler :

— Monsieur Argyle, que diable se passe-t-il ici ? Argyle !

Cecilia prit conscience, avec un temps de retard, que les fournitures pour la réception étaient entassées en vrac à la proue du navire. Elle voyait des tables, des nappes, des saladiers, des tasses en argent, ainsi que des bannières, des projecteurs, des enceintes pour la musique… S’y trouvaient également, recroquevillés, des gens. Les serveurs. Le DJ. Le photographe officiel du mariage.

Sous le regard horrifié de la jeune femme, une gigantesque banderole annonçant : « Félicitations, capitaine et Mme Lockhart » tomba sur le pont, fut saisie par deux marins, et balancée sur le tas de débris.

Cecilia eut le souffle coupé quand, venu de derrière, un étranger referma ses mains sur elle.

— Désolé, madame, dit une voix rauque.

Elle se débattit, mais autant lutter contre la marée. Il l’enserra dans ses bras, la souleva, et l’emporta.

— Lâchez-moi ! cria-t-elle tout en essayant de se tourner pour voir Liam.

Elle entendit le bruit de l’acier contre l’acier, puis des cris.

— Liam !

— Silence, grogna son ravisseur en lui plaquant une main sur la bouche.

Il l’entraîna à la hâte dans le couloir sombre menant à la cabine du capitaine, ouvrit la porte d’un coup de pied et l’envoya valser à l’intérieur.

— Vous en avez déjà assez fait comme ça.

Elle tomba à quatre pattes et se tourna pour lui jeter un regard furieux. C’était un petit homme trapu et musclé, avec des cheveux noirs en bataille et dans les yeux une lueur de folie ; des tatouages ésotériques formaient un cercle autour de son cou et descendaient sur son torse.

Effrayant.

— Reste ici, sorcière, ordonna-t-il avant de lui claquer la porte au nez.

Elle essaya la poignée aussitôt qu’elle entendit ses pas s’éloigner, mais bien entendu, c’était verrouillé.

Parfait. Absolument parfait.

Dans un coin de la pièce Cecilia repéra sa valise bleue qui, heureusement, avait été livrée en avance et se précipita dessus. Elle dédaigna le joli ensemble qu’elle avait choisi pour le départ et s’empara d’un jean ainsi que d’un confortable chemisier blanc, tout en bas de la pile de vêtements. Cette fois, elle avait emporté ses propres bottes et, pour parfaire l’ensemble, elle dénicha une large ceinture style pirate dans l’un des coffres de Liam.

Enlever la délicate lingerie de mariée aurait pris trop de temps. Elle garda donc ses dessous de dentelle blanche et enfila par-dessus sa nouvelle tenue, plus adéquate. Après quoi, elle commença à fouiller la pièce à la recherche de moyens de défense. Déjà équipée d’une dague, elle était en train d’examiner un sabre quand elle entendit un hurlement de foule. Le bruit fit courir un frisson glacé le long de sa colonne vertébrale. Ça venait du couloir.

La porte craqua puis s’ouvrit avec fracas. Liam, accompagné d’Argyle, déboula dans la pièce. M. Argyle – un petit homme soigné, avec une coupe à la Napoléon et des lunettes à la Benjamin Franklin, engoncé dans un manteau rouge écrevisse à la mode du XVIIIe, une chemise blanche et un pantalon noir, propres et neufs – lui adressa un signe de tête tout en poussant les verrous de la porte.

— Madame, dit-il. Félicitations en cet heureux jour. Mes excuses pour le désastre.

Liam était en train de mettre à sac les coffres pour en sortir des armes. Un couteau à double tranchant à l’allure mortelle. Un revolver six-coups. Un pistolet semi-automatique, flambant neuf. Croisant le regard de Cecilia, il haussa les épaules dans un geste d’excuse.

— Toujours prêt.

— C’est la devise des scouts, pas celle des pirates ! rétorqua-t-elle.

— Où crois-tu qu’ils sont allés la pêcher, beauté ?

La clameur était proche à présent, juste à l’extérieur. Des coups commencèrent à retentir contre la porte. Argyle s’en éloigna et se rapprocha du couple, les yeux froids et concentrés derrière ses lunettes, le pistolet armé.

— Monsieur Argyle, dit Liam.

— Mon capitaine.

— Bon sang, qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Argyle lui lança un regard navré.

— Heu, eh bien, je pense que les nappes roses à fleurs ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais ça fait des mois qu’ils murmurent, comme quoi vous avez encore été ensorcelé et que ce nouveau monde est l’œuvre du diable. Je n’ai même pas réussi à convaincre la plupart que l’espèce de boîte, la télévision, n’est pas un esprit démoniaque…

Un choc particulièrement fort fit trembler la porte.

— La version courte, Argyle, s’il vous plaît, dit Liam sans s’alarmer. (Cecilia piocha une autre dague dans la pile et la positionna fermement sur le côté, selon un angle qui la rendait facile à dégainer.) Je ne pense pas que la porte résistera assez longtemps pour une épopée.

M. Argyle hocha la tête.

— Mutinerie, mon capitaine. Ils sont déterminés à prendre la mer, sans délai.

— Bon, ce n’est pas la première fois que ça arrive, répondit Liam avec calme.

Il éjecta le chargeur du semi-automatique qu’il avait en main, le vérifia et le remit en place d’un mouvement fluide et efficace.

— Sauf votre respect, monsieur, jusque-là, nous ne risquions rien de plus qu’un désagrément passager. Mais maintenant qu’on est mortels et tout ça… (Il soupira.) Au moins j’ai réussi à les persuader de débarquer les serveurs et le reste des gens engagés pour la fête. Mais ils vont prendre la mer, que vous le vouliez ou non. Je pense que la réception est à l’eau.

— Ils n’ont rien dit. Je les aurais écoutés. J’écoute toujours.

Pendant un bref instant, Argyle afficha un air attristé.

— Oui. Mais vous devez bien admettre que, ces derniers mois, vous n’étiez plus le même homme. Et je ne vous ai pas beaucoup aidé. Je dois avouer que je trouve ce monde bien attrayant ; je ne me suis pas rendu compte à quel point ils déprimaient. C’est ma faute, mon capitaine. (Il hésita un instant.) Excusez-moi, mais peut-être que c’est une bonne chose. Pour la plupart, ce sont des pirates dans l’âme. Ils n’appartiennent pas à ce monde, autant mettre des loups dans une bergerie. Il est plus raisonnable de les garder en mer, où on peut les surveiller.

— On pourra en discuter si on survit, répondit Liam avant de regarder Cecilia, comme s’il venait juste de se rappeler sa présence. Mon amour, tu devrais t’écarter. Si les gars t’en veulent pour m’avoir ensorcelé, mieux vaut que tu ne sois pas dans leur ligne de mire. Ça pourrait mettre le feu aux poudres.

— Mais… que vas-tu faire ?

Liam échangea un regard avec son second, puis se tourna vers la porte.

— Reprendre le commandement de mon navire.

Cecilia hocha la tête et se retira aussi loin que possible, près de la fenêtre arrière, à l’abri des regards. Une pluie de coups s’abattit sur la porte.

— Nous y voilà, murmura Argyle.

Liam alla repousser les verrous, et ouvrit en hurlant :

— Silence, vous tous !

L’effet fut considérable. Les hommes attroupés dans le couloir, bien que furieux, se figèrent devant la rage qui émanait de leur capitaine. Il y eut une seconde de flottement, puis Liam enchaîna.

— Morbleu ! À quoi vous jouez ? Une mutinerie ? Qui est le meneur ? Qu’il avance.

Après un moment d’hésitation, l’un des hommes s’avança. Celui-là même qui avait enlevé Cecilia et l’avait traînée jusqu’à la cabine.

— Josiah. Exposez votre cas.

— Capitaine, dit l’homme. (Il parlait d’une voix basse, un peu rauque mais ferme malgré sa nervosité.) Les gars et moi, on est d’accord. Plus de délais. Cet endroit est ensorcelé. Il nous faut de l’air marin, du pur.

Josiah déglutit avec peine et jeta un coup d’œil à un grand type dégingandé, avec des yeux immenses dans un visage anguleux. Ce dernier hocha la tête en signe d’encouragement.

— Vous savez que c’est vrai, monsieur, les hommes vont devenir fous si on reste ici. Mieux vaut balancer la sorcière par-dessus bord, comme la dernière fois, et…

Vif comme un serpent, Liam plaça son sabre sous la gorge du marin, la pointe juste sur sa pomme d’Adam. Tout le monde retint son souffle. Josiah ne bougea pas.

— Vous parlez de ma femme, Josiah Walker, dit-il doucement. Vous feriez mieux d’y réfléchir à deux fois avant de poursuivre.

Josiah prit conscience que cette voie ne le mènerait à rien de bon et changea de sujet.

— Nous ne permettrons pas à ces fils de putes maniérés que vous appelez des hommes modernes de se balader sur notre bateau en se moquant de nous, quelle qu’en soit la raison. Nous en avons assez, monsieur.

Liam abaissa son arme et envoya son poing dans la figure de Josiah, qui alla s’écraser dans les bras de ses camarades massés sur le seuil.

— Vous en avez assez ? cracha-t-il. Eh bien, moi aussi. Je ne souhaiterais voir aucun d’entre vous dans le monde moderne. Vous êtes une honte pour les mères qui vous ont portés.

Walker redressa les épaules et avança le menton, défiant presque Liam d’essayer de lui mettre un autre coup de poing.

— Ça, on le sait déjà, monsieur. Je suis désolé si j’ai traité votre femme de sorcière, mais c’est elle qui nous a traînés ici. Elle doit partir, si nous voulons mener notre vie comme il se doit. Elle a fait son travail en brisant le sort, donc nous en avons fini avec elle, pas vrai ?

La voix de Walker s’éleva sur la fin, à moitié interrogative, presque suppliante, mais son regard resta dur et direct, et celui de Liam n’était pas plus tendre.

— Non, gronda-t-il. Et poser la main sur ma femme vous vaudrait le genre d’exécution que vous ne souhaiteriez pas à un chien enragé. Suis-je bien clair, monsieur Walker ?

Aucun des deux ne cilla. Les autres marins murmurèrent en se bousculant. Cecilia, le cœur battant et les mains moites, entendait le ton monter. Ça tournait de nouveau au vinaigre. Liam les avait remis à leur place pendant quelques instants, mais il perdait l’avantage rapidement, et c’était à cause d’elle.

— Attendez, laissa-t-elle échapper en sortant de l’ombre.

À sa grande surprise, ils obéirent. Tous les mutins, même Josiah Walker, s’arrêtèrent de marmonner et reportèrent leur attention sur elle.

— C’est notre lune de miel. Vous ne me tueriez pas le jour de mon mariage, quand même, si ?

Walker se renfrogna. Un autre homme se pencha en avant et dit :

— La gueuse marque un point. Ça pourrait nous porter malheur.

— Plus que d’avoir une femme à bord ? répondit Walker avec un reniflement de mépris. Surtout celle-là ?

Cecilia inspira profondément, puis se jeta à l’eau.

— Et si le capitaine Lockhart accepte de prendre la mer pour une période de… disons, un mois ? Appelons ça une croisière de lune de miel. Après quoi vous nous débarquez de nouveau et repartez vivre votre vie, si c’est toujours ce que vous voulez. Et on oublie la réception. Je promets de me faire discrète. (Soudain, elle sourit.) Mais je serais étonnée que vous ayez beaucoup l’occasion de nous voir, le capitaine et moi-même.

Cela déclencha des gloussements appréciateurs parmi l’équipage. Même Walker afficha, malgré lui, une mine un peu moins contrariée.

— Eh bien, lâcha-t-il, ça pourrait se faire. Ça pourrait.

Liam prit sur lui de se détendre, bannissant sa colère par la seule force de sa volonté.

— Dans ce cas, du moment que vous dégagez de ma cabine afin de me laisser faire mon devoir en accueillant mon épouse, vous êtes libres de mettre les voiles, ou d’aller rejoindre Davy Jones au fond des mers, pour ce que j’en ai à faire.

La troupe d’hommes laissa échapper un soupir de soulagement, tout comme Argyle. Il s’était préparé à soutenir son capitaine, bien sûr, mais Cecilia voyait bien qu’il aurait défié les autres à contrecœur.

Liam se tourna vers elle, juste un instant. Ils échangèrent un regard brûlant, et elle se força à esquisser un léger sourire. Il porta à ses lèvres les mains de son épouse et les embrassa.

— Pardonne-moi, je dois te laisser, dit-il. Je serai de retour aussi vite que possible.

Tous les hommes sortirent en file indienne, laissant Cecilia seule dans la cabine. Après un moment d’indécision, elle se tourna vers le coin où se balançait, normalement, le hamac de Liam. Il n’y était plus.

À la place se trouvait un luxueux lit de plumes, blanc et immaculé, couvert d’odorants pétales de roses rouges.

— Oh, murmura-t-elle, et les larmes lui montèrent aux yeux. Oh, Liam.

Il était magnifique.

Elle s’étendit dessus de tout son long, frigorifiée et seule, écoutant le martèlement des pas de l’équipage au-dessus d’elle.

J’aurais dû apporter un livre, pensa-t-elle.

Mais bon, c’était sa lune de miel, qui aurait cru qu’elle en aurait besoin ?

 

Elle fut réveillée par un coup contre la porte, qui s’ouvrit à la volée pour laisser passer un homme presque entièrement dissimulé par un immense plateau en argent sur lequel se trouvait un service à thé raffiné. La houle le fit vaciller mais il retrouva aisément son équilibre.

Quand il abaissa le plateau, Cecilia fut surprise de voir que c’était Liam et qu’il souriait.

— Bonjour, mon amour. Nous sommes bel et bien partis.

Liam lui versa du thé, ajouta la bonne dose de sucre et de lait, puis lui tendit la délicate porcelaine. Elle s’assit sur le bord du lit et écouta, hochant la tête à l’occasion, tandis qu’il lui décrivait leur position nautique et ses plans pour le voyage. Cependant, tout ce qui retint son attention, ce fut la flamme qui brillait dans ses yeux, et la note de plaisir dans sa voix. Même si elle aimait le voir ainsi, cela réveillait en elle de terribles doutes. Je ne suis pas faite pour lui. C’est ça, sa vie. Si je l’arrache à ça… Peut-être que ses hommes avaient raison. Peut-être qu’il aurait mieux valu qu’elle descende discrètement à Boston et les laisse repartir sans elle.

Liam s’interrompit et posa sa tasse. Cecilia jeta un coup d’œil à la sienne et fut surprise de constater qu’elle était vide ; elle l’avait sirotée sans même en apprécier le goût, et pourtant elle adorait le thé au lait.

Quand elle leva les yeux, il se tenait debout devant elle. Il tendit la main, lui prit la porcelaine et la reposa délicatement sur le plateau.

— Un gâteau ? demanda-t-il sur le ton le plus neutre possible.

Il lui avait apporté des Oreo sur le plateau, ses préférés. Elle manqua de s’esclaffer tout haut.

— Non merci, répondit-elle. Liam…

Il ne perdit pas plus de temps en questions polies. Avant même qu’elle ait eu une chance de finir sa phrase, il l’embrassait. Le baiser fut intense, délicieux, rien à voir avec celui si doux qu’il lui avait donné à leur mariage. C’était un baiser de pirate exigeant la reddition, et elle sentit tout son corps y répondre avec ardeur. Quand il la laissa reprendre son souffle, ce fut comme émerger paisiblement des profondeurs d’un océan tiède. Elle n’avait qu’une envie : y replonger.

Liam l’attira de nouveau à lui, et Cecilia frissonna en voyant son expression. Jamais personne ne l’avait regardée ainsi. Une bouffée de chaleur embrasa son corps et elle fondit avec un magnifique et décadent sentiment d’abandon.

Elle le repoussa sur le lit, se leva et, lentement, déboutonna son chemisier. Il glissa de ses épaules jusque sur le tapis, dévoilant le fragile soutien-gorge de dentelle. Le jean disparut tout aussi vite. Et Liam sentit le souffle lui manquer.

— Permission de monter à bord, capitaine, dit-elle en s’asseyant à califourchon sur lui.

Ils échangèrent un long baiser, presque douloureux, vibrant de potentiel et de désir, puis elle sentit les mains de Liam autour d’elle. Il la repoussa très légèrement.

— Ma belle, murmura-t-il, je ne suis pas un gentleman. Je ne suis pas né gentleman, je n’ai pas été élevé comme tel, et les circonstances de ma vie ne m’ont pas encouragé à…

Elle le fit taire en posant un doigt sur ses lèvres.

— Si j’avais voulu un gentleman, je ne serais pas tombée amoureuse d’un pirate. Même pas d’un pirate aux yeux doux.

Il la repoussa en fronçant les sourcils.

— Je n’ai pas les yeux doux.

— Si, quand tu me regardes. (Elle prit une profonde inspiration.) Si tu essaies de me prévenir que tu ne seras pas un amant tendre et attentionné, je pense que tu te sous-estimes, dit-elle.

Il lui saisit les mains et les serra fort. Cecilia les avait courtes, petites et pâles, tandis que les siennes étaient larges, carrées, brûlées par le soleil, et couvertes de cicatrices. Tout en continuant d’inspecter leurs différences, il dit :

— C’est juste que tu es sûrement habituée aux manières raffinées des hommes modernes qui ont étudié les femmes, qui comprennent comment…

— Liam. (Elle plaça un doigt sous son menton et lui releva la tête.) Si les hommes modernes ont un jour fait une étude sur les femmes, c’est bien la première fois que j’en entends parler. Et si tu penses que je vais te comparer à mes amants précédents, eh bien, tu peux arrêter, parce que la liste en comprend deux, dont l’un était une erreur, et l’autre une terrible erreur. Et, de toute façon, aucun des deux ne se souciait de ce que je ressentais pendant nos ébats.

Liam eut l’air sidéré. Scandalisé.

— Tu veux dire qu’avec tous les magazines, les livres et toutes les démonstrations visuelles (il avait découvert les chaînes de télévision à la demande dans son appartement), ils n’ont pas une meilleure compréhension de comment satisfaire…

— Pas la moindre.

Il sembla si soulagé qu’elle dut se retenir d’éclater de rire, ce qui aurait été totalement inapproprié.

— Ce n’étaient donc pas des documentaires ?

— Tu as regardé des films pornos ? L’exactitude n’est pas leur point fort.

Il fit remonter ses paumes le long des bras de sa bien-aimée, en une caresse pleine de tendresse.

— Bien sûr, ma chérie, que j’ai regardé. Je ne suis pas un puritain.

— Prouve-le.

Lentement, il glissa ses mains sous le fin soutien-gorge de dentelle, regardant le visage de Cecilia sans ciller. Quand le souffle de celle-ci s’accéléra, il ne chercha pas à cacher son sourire, un immense sourire charmeur avec juste une pointe de noirceur. Elle imaginait que ce genre de sourire, à son époque, avait spontanément amené un certain nombre de femmes à abandonner leurs inhibitions.

Pas de problème. Celles de Cecilia semblaient être restées à quai, de toute façon.

— Ça fait des heures que j’y pense, dit-il d’une voix basse, à peine audible par-dessus le craquement du bois et le bruit de la mer. Il y a une question que je voulais te poser, Cecilia. C’est important.

— Oui ? répondit-elle d’une voix presque calme.

Il approcha les lèvres tout près de son oreille.

— Tu préfères le côté gauche ou le côté droit du lit ?

Elle éclata de rire, incapable de s’arrêter.

— Le droit.

— Aaah, il poussa un soupir de regret. Alors, on a un problème, parce que moi aussi je préfère le côté droit.

— Il n’y a qu’une seule solution, répondit-elle avec sérieux.

— Les dés ? Une partie de cartes ? Des revolvers à l’aube ?

Elle l’embrassa, lentement et avec passion. Il ronronna, et l’attira contre lui.

— L’un de nous doit être au-dessus, dit-elle entre deux baisers. Je te laisse le premier tour.

Sous son pantalon noir, Liam portait un caleçon Joe Boxer. Le modèle avec des traces de rouge à lèvres. Elle le regarda, incrédule. Il haussa les épaules.

— C’est Argyle qui m’a conseillé, dit-il, l’air pas très sûr de lui. Ça va ?

Elle étouffa un rire.

— Tant qu’on peut l’enlever, oui.

Et c’est ce qu’ils firent. Ils se débarrassèrent également au haut de dentelle de Cecilia, mais ils prirent leur temps pour apprécier le voyage. Il partit de la base de son cou, endroit relativement sûr, pour arriver à ses seins. Durant une éternité radieuse, il descendit lentement en une pluie ininterrompue de baisers. Elle ne put s’empêcher d’inspirer autant que ses poumons le lui permettaient, se cambrant vers lui, avide de sentir ses lèvres habiles, si habiles, faire plus, aller plus loin.

Elle les sentit, ça oui. Et cela prit un temps délicieusement long.

Liam s’arrêta un instant, releva la tête pour la regarder et, du bout des doigts, traça une longue ligne incandescente le long de son ventre, en allant vers le bas.

— Sois patiente, ma belle, dit-il avec un sourire à couper le souffle. Nous avons encore du chemin à faire. (Il passa les doigts dans le fin élastique maintenant le triangle de dentelle qui prétendait passer pour une culotte.) Et une multitude de territoires à explorer. Nous n’avons pas encore fait escale…

Elle entendit un cri au loin. Le sourire de Liam s’évanouit, et il tourna la tête en fronçant les sourcils. Elle n’avait pas compris ce qui se disait mais, de toute évidence, lui oui. Il roula sur le côté, et hurla.

— Par le sang du Christ, les gars, on a intérêt à être en train de couler !

Elle entendit une sorte de sifflement strident, qui allait en s’amplifiant. Liam l’attrapa et la fit rouler à bas du lit. Ils tombèrent lourdement sur le tapis entre le lit et le mur de la cabine, un instant avant que quelque chose heurte le gaillard d’arrière avec une telle force qu’on aurait cru qu’une main de géant secouait le bateau. La fenêtre à meneaux explosa en une pluie d’échardes et d’éclats de verre meurtriers.

Cecilia eut à peine le temps de cligner des yeux que Liam était déjà debout, complètement nu, jurant avec une violence amère et d’autant plus alarmante qu’il murmurait. Il secoua son pantalon pour en faire tomber les morceaux de verre, et l’enfila sans se soucier de remettre son caleçon fantaisie.

— Ça va ?

Elle hocha la tête en silence, déglutit, et réussit à dire :

— C’était quoi ?

Des cloches sonnèrent l’alarme sur le pont, puis elle entendit un bruit de course au-dessus de sa tête, et le bateau se mit tanguer assez fort pour l’envoyer contre le mur. Manœuvres d’évitement.

— Ils ont sacrément bien choisi leur moment, c’est le moins qu’on puisse dire. (Il se baissa et lui donna un baiser rapide.) Habille-toi. Il faut que tu sois présentable si on est abordés, tu es la femme du capitaine, maintenant.

Elle le salua en tremblant.

— À vos ordres, mon capitaine.

Il lui lança un regard plein de désir et de regrets, se toucha le front en un salut informel, et fonça vers la porte.

Cecilia s’habilla en vitesse puis s’équipa avec les armes que Liam, dans sa hâte, avait laissées derrière lui : une dague, un sabre et un pistolet. Elle vérifia ce dernier. Il était bien chargé.

— Je ne me cacherai pas dans un coin, hors de question, dit-elle.

C’était une déclaration qui ne l’engageait pas trop, vu qu’il n’y avait aucun témoin… Elle quitta la cabine et remonta le couloir sombre jusqu’à se retrouver sur le pont où l’éblouissante lumière du soleil la fit cligner des yeux.

Les voiles étaient déployées, et le Douce Mélancolie avançait à une vitesse incroyable, volant comme un oiseau. Une partie de l’équipage s’affairait sur les mâts et les vergues. Sur le gaillard d’arrière, Liam tenait la barre, et Argyle était penché par-dessus le bastingage.

— Il nous rattrape, cria ce dernier.

Cecilia courut aussi sur le côté et se pencha pour voir : derrière, loin dans le sillage blanc, un bateau les rattrapait. Il était plus petit, avec une seule grand-voile rectangulaire, plus large que haute, et une autre petite à la proue. Sa silhouette était longue et fine, et lui rappelait un requin à sa façon de fendre l’eau. Argyle avait raison, il était d’une vélocité impressionnante. Alors même qu’ils avaient l’avantage d’un voilage plus important, l’autre vaisseau gagnait du terrain.

— Il revient à portée de tir ! Attention ! Catapulte !

Cecilia assista au spectacle, les yeux écarquillés, tandis qu’un point noir traversait le ciel bleu, devenait de plus en plus gros, et achevait sa trajectoire avec fracas au milieu du navire. Des fragments volèrent dans toutes les directions. Une partie des éclats atterrit à ses pieds, et elle constata qu’il s’agissait de poterie vernie et non de métal.

Ils envoyaient de la vaisselle ?

C’est alors qu’un épais liquide verdâtre, qui s’était répandu en une longue traînée à travers le pont, s’embrasa. En un rien de temps, l’étrange feu vacillant dégagea une chaleur digne des bouches de l’enfer.

— Du feu grégeois ! hurla Argyle du gaillard d’arrière. Surtout pas d’eau ! Étouffez-le ! Allez, bougez-vous !

Elle se déplaça pour laisser la voie libre à une troupe de marins transportant une voile de rechange, avec laquelle ils commencèrent à éteindre l’incendie.

— Madame Lockhart ! beugla Argyle dont le ton n’avait plus rien d’aimable ou d’amusé. Si vous devez vraiment vous exposer à tous les dangers qui se présentent, pourriez-vous au moins le faire ici, avec nous ?

Elle cligna des yeux, et vit Liam et Argyle qui la regardaient tous deux avec la même expression désapprobatrice.

— On discutera de qui porte la culotte plus tard, dit Liam une fois qu’elle les eut rejoints. Argyle, ce ne serait pas ce maudit cinglé de Salvius ?

Argyle sortit une longue-vue de sa poche, étudia le bateau un moment, et la passa à son capitaine avant de répondre.

— Si. C’est l’Aquila.

Liam replia la longue-vue d’un coup sec et la rendit à son propriétaire, sans que son visage ne trahisse la moindre émotion. En haut, dans le nid de pie, un cri retentit :

— Baliste !

Cecilia leva la main pour se protéger les yeux du soleil et vit quelque chose ressemblant à une gigantesque lance, et dont la trajectoire suivait un arc, arriver droit sur eux. Elle s’écrasa à l’avant, s’enfonçant dans le bois comme dans du beurre.

— On est bons pour une semaine au port, avec ça, soupira Argyle. Enfer et damnation !

— Il se joue de nous, dit Liam tout en manœuvrant la barre pour changer de cap. Vois-tu un signe qu’il s’apprête à utiliser son canon ?

— Pas pour l’instant, répondit son second. Et s’il se décide, on ne pourra pas y faire grand-chose.

L’autre navire s’approcha à bâbord, assez près pour que Cecilia puisse admirer ses lignes élégantes et trois rangées d’ouvertures, trop petites pour des sabords de canons : des trous pour les rames ? Le pont fourmillait d’hommes ; la plupart étaient habillés d’une simple tunique délavée par le soleil, mais un groupe portait l’armure.

Un individu se tenait seul à la poupe incurvée en forme de queue de poisson, ses jambes musclées écartées pour plus de stabilité. Large et robuste, vêtu d’une tunique rouge sang sous une splendide armure datant de l’ère romaine avec un casque au panache rouge vif étincelant, il scintillait au soleil tel un dieu dangereux et invincible.

L’officier leur fit face tandis que les deux bateaux s’alignaient, et inclina la tête.

— Capitaine Lockhart, dit-il d’une voix assez forte pour porter par-dessus les mêlées d’un champ de bataille, sans parler d’une courte étendue d’eau. Les vents et une mer favorable m’ont conduit à toi.

— J’aurais encore préféré ne pas te voir du tout, salopard de bouffeur d’ail, cria Liam. À quoi diable es-tu en train de jouer, Salvius ?

Le Romain s’avança jusqu’au bastingage, posa les deux mains dessus et observa Liam. Non. Choquée, Cecilia s’avisa qu’il l’observait, elle.

Liam l’avait également remarqué.

— Que veux-tu ?

— C’est vrai ce que l’on dit ? Le Hollandais lui-même m’a rapporté que tu t’étais libéré de ta malédiction.

— Et tu es venu afin de m’admirer ? demanda Liam. De faire des trous à la baliste dans ma coque pour le sport ? De régler de vieux comptes ?

Contre toute attente, Salvius sourit, dévoilant des dents solides à défaut d’être blanches.

— J’aime voir les miracles de mes propres yeux. Et maintenant que c’est fait…

Il fit un signe de tête énergique à l’un de ses soldats, et celui-ci cria quelque chose aux hommes qui étaient sur le pont de l’Aquila.

— Arpax ! cria quelqu’un sur le Douce Mélancolie.

Une énorme passerelle, assez large pour que deux ou trois hommes y marchent de front, surgit du vaisseau romain, comme montée sur ressort. L’une de ses extrémités était fixée à l’Aquila par des sortes de charnières, tandis que l’autre était équipée d’un énorme crochet de bronze à l’allure mortelle qui s’écrasa sur le bastingage du Douce Mélancolie et s’enfonça profondément dans le bois du pont, unissant ainsi les deux navires.

Les marins et les soldats romains s’engagèrent sur la passerelle en poussant un cri de guerre.

Cecilia sortit son pistolet et son sabre. Les pirates – ses pirates – étaient déjà en train de courir en hurlant au-devant des envahisseurs.

Le capitaine Salvius n’avait pas bougé, son regard toujours braqué sur eux trois. Son visage hâlé, sans âge, particulièrement dur.

— N’oublie pas, Liam, que mes hommes ne sont pas mortels. Les tiens, si. Rappelle-les. Il n’est pas nécessaire que ça se finisse en bain de sang.

— Je pourrais faire feu et t’envoyer par le fond. Vu la distance, aucune chance qu’on vous loupe.

— Tu pourrais, répondit Salvius en souriant. Pour le bien que ça vous ferait. Surtout, ne te gêne pas, gaspille le boulet et la poudre, si vous en avez trop.

Liam resta silencieux quelques secondes.

— Quelles sont tes conditions ?

— Jetez vos armes et personne ne sera blessé. Je te laisserai reprendre la mer comme bon te semblera, dès que j’aurai obtenu ce que je désire.

En dessous, sur le pont principal, les hommes se battaient et Cecilia prit conscience en frissonnant que certains étaient blessés, peut-être même mourants. Elle voyait le sang qui maculait le bois, les Romains qui, même criblés de balles ou poignardés, ne relâchaient pas la pression de leur assaut. Ils allaient gagner. Il n’y avait pas d’autre issue possible.

Liam le savait aussi, elle le voyait à la façon dont il se tenait, raide, les épaules contractées par la colère. Il joignit les mains dans son dos.

— Et qu’est-ce que tu veux exactement, Salvius ?

Ce dernier secoua la tête.

— Tu le sauras lorsque vous aurez jeté vos armes et vous serez rendus.

Argyle saisit son capitaine par le bras.

— Refusez. On peut les battre. On l’a déjà fait.

— Quand nous étions invulnérables aux armes à feu et à l’acier, répondit Liam. Quand le Douce Mélancolie avait le vent du diable dans le dos et se réparait seul. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Les deux hommes échangèrent un regard, puis Liam serra la main à son second et prit une grande inspiration.

— Le bateau est à toi. Tu as ma parole. Rappelle tes loups de mer.

Et il posa son sabre et son pistolet au sol.

Salvius fit un signe et un Romain en uniforme près de lui donna un coup de sifflet. Les attaquants, tant marins que soldats, reculèrent pour laisser à l’équipage du Douce Mélancolie le temps de se regrouper en une ligne défensive et de traîner leurs blessés et leurs morts à l’écart.

— Jetez vos armes, les gars, cria Liam. Maintenant !

Une pluie de sabres, de dagues et de pistolets s’abattit sur le pont, certains hommes s’exécutant à contrecœur. Cecilia s’aperçut qu’elle serrait encore ses armes et se contraignit à se baisser pour les déposer sur le bois.

Quand elle se releva, Argyle agrippait toujours les siennes, et Liam lui faisait face, calme et solennel.

— C’est un ordre, bon sang ! (La voix de Liam s’adoucit soudain.) Duncan. Déposez vos armes. Je le jure, je ne le laisserai pas vous embarquer à bord de son navire.

Enfin, Argyle acquiesça d’un mouvement sec et nerveux, mais ses yeux brillaient toujours d’une lueur sauvage et inquiétante. Il laissa tomber son épée et son pistolet puis, impassible, se campa sur ses jambes, le torse bombé, les mains dans le dos. Le capitaine Salvius passa au milieu des membres de son équipage restés sur l’Aquila, traversa la passerelle – l’arpax ? – et monta à bord du Douce Mélancolie. Il avança vers la poupe, ses pieds chaussés de sandales martelant le bois d’un pas confiant et sa cape rouge flottant derrière lui tel un drapeau.

Quand le Romain mit le pied sur le gaillard d’arrière, suivi d’un petit groupe de soldats, il sourit et se tourna vers Cecilia.

— Je suis Aulus Salvius Lupus, annonça-t-il. Triérarque du vaisseau romain l’Aquila. Et vous êtes… ?

Elle se passa la langue sur les lèvres, et goûta le sel laissé par sa transpiration ou les embruns.

— Cecilia Lockhart. Épouse du capitaine Lockhart.

— Épouse ? Salvius lança un regard en coin en direction de Liam. Je vois. Mes félicitations. Et combien de jours depuis l’heureux événement ?

— Un, répondit-elle en soupirant.

— Ah, c’est bien. Vous ne lui manquerez donc pas trop, dit Salvius.

Il adressa un signe de tête à son officier en second, qui se saisit de Cecilia, lui colla les bras le long du corps et la poussa au beau milieu d’un triangle de Romains, qui se referma sur elle.

— Voici mes termes, Liam. La sorcière vient avec nous, et je ne touche pas au reste de ton équipage.

Le visage de Liam devint soudain aussi blanc et dur que de l’os.

— Aulus, dit-il d’une voix basse, si tu ne la relâches pas immédiatement, ça va mal se passer. Très mal.

— Je suis d’accord, répondit Salvius d’un ton aimable. Très mal, en effet. Pour toi. J’aimerais autant ne pas laver les ponts avec ton sang, Liam, mais d’une façon ou d’une autre, j’aurai ta sorcière.

Liam parvint à garder son calme.

— Pourquoi ?

Salvius haussa les épaules.

— Le profit. Je m’attends à ce que le Hollandais arrive bientôt, ainsi que Peg la Folle et tous les autres qui cherchent une chance de mettre fin à leur damnation éternelle pourtant bien méritée. C’est une marchandise précieuse. (Sa voix se durcit, froide et tranchante.) Alors, ne te mets pas en travers de mon chemin.

Liam le regarda comme s’il était devenu fou, ou qu’il lui avait poussé des cornes.

— Marchandise ? Que diable entends-tu par là ?

— C’est une sorcière briseuse de malédictions.

— Mais non !

— Elle a bien brisé la tienne, non ?

— C’était… (Liam se maîtrisa avec difficulté.) C’était un accident, espèce d’abruti !

Salvius haussa de nouveau les épaules.

— Quand bien même. (Son sourire s’élargit en un rictus effrayant.) J’essaierai de la garder chaste et indemne jusqu’à ce qu’elle revienne dans tes bras aimants. À moins, bien sûr, qu’elle s’avère aussi difficile à contrôler que ton second. Auquel cas je devrai user de persuasion.

Sans un son, calmement, Liam se baissa, ramassa son sabre et l’enfonça par une ouverture dans l’armure du Romain avec une telle sauvagerie que Cecilia en eut le souffle coupé.

Argyle le saisit et le tira en arrière. Salvius baissa les yeux sur l’épée enfoncée jusqu’à la garde entre ses côtes, et la retira lentement, d’un geste souple. Elle était maculée d’une pellicule de sang, mais le Romain ne montrait aucun signe de douleur. Il renvoya l’arme à son propriétaire, qui la rattrapa au vol avec adresse et se mit aussitôt en garde.

— Rien que pour ça, je ne te rendrai pas ta sorcière, jamais. Je la vendrai au Hollandais, ou à celui qui m’en donnera le meilleur prix. Quel que soit l’usage qu’ils voudront en faire, au final cela ne me regarde pas.

Argyle dut user de tout son poids et de toute sa force pour maîtriser Liam, puis il lui murmura quelque chose à l’oreille. Cecilia essaya de se dégager, mais les mains qui la retenaient étaient grandes, expertes, et bien trop puissantes.

Aulus Salvius Lupus ouvrit lui-même la marche pour traverser l’arpax, tandis que Cecilia se faisait transporter comme un bagage. L’odeur combinée de la sueur, du cuir et du métal était accablante, et elle appréciait les rares goulées du vif air salé qu’elle parvenait à prendre.

Elle fut balancée sans cérémonie par ses geôliers et tomba en avant, amortissant le choc à la dernière seconde de ses mains sur le bois chauffé par le soleil.

— Attachez-la au mât, ordonna Salvius. Relevez l’arpax et préparez-vous à mettre les voiles.

— À vos ordres, mon capitaine.

Le soldat le plus proche salua en posant son poing contre sa poitrine et répéta la consigne d’une voix forte. Deux hommes saisirent Cecilia et la ficelèrent au grand mât avant de retourner vaquer à leurs occupations. La rampe d’abordage de l’Aquila craqua tandis que l’équipage la remontait grâce à un système de cordes et de poulies, puis le bateau s’éloigna de celui de Liam et partit en direction du sud, sous le vent. L’Aquila filait à une vitesse incroyable, surnaturelle, comme si des moteurs à énergie nucléaire le propulsaient. Des paroles prononcées un peu plus tôt par Liam lui revinrent en mémoire : « le vent du diable ».

Le Douce Mélancolie disparut rapidement au loin.

À environ trois mètres en face de Cecilia se trouvait quelque chose d’étrange : une grande statue de marbre représentant une femme – une déesse peut-être – avec des cheveux bouclés relevés en chignon et un magnifique visage dépourvu d’expression. Elle avait les bras tendus comme si elle essayait d’atteindre le soleil. C’était un travail de toute beauté, si vivant que Cecilia pouvait presque sentir le murmure de la brise qui agitait le tissu de son drapé élégamment arrangé, si réaliste…

C’est alors que la sculpture battit des paupières.

C’est le soleil, pensa Cecilia, puis elle regarda ailleurs. Ce n’était pas le soleil. Quand elle reporta son attention sur la statue, celle-ci la regardait. Cecilia était absolument certaine d’avoir vu des ovales blancs dans le visage, mais c’étaient des yeux, à présent. Des yeux bleus, de la teinte laiteuse de certains quartzs. Un peu… irréel.

La statue ne parlait pas, ne bougeait pas. Elle se contentait de la regarder… fixement.

Progressivement, Cecilia prit conscience qu’il y avait quelqu’un près d’elle, un îlot de calme dans cette mer de marins en mouvement. Le capitaine Salvius. Il se tenait debout, solidement campé sur ses jambes, les bras croisés. Les yeux rivés sur la statue.

— Qu’est-ce que c’est que cette chose ? ne put s’empêcher de demander Cecilia.

— Ah, vous devriez être honorée. Ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre une vraie déesse. Son nom est Larentina. (Il s’avança jusqu’à la statue et lui caressa la joue du bout du doigt.) Je t’ai manqué, mon amour ? Bien sûr que oui. Vous voyez, je suis obligé de parler à la place de Larentina. Le cruel Jupiter lui a arraché la langue parce qu’elle médisait de ses aventures amoureuses. (La statue ferma les yeux, comme si elle était déterminée à le faire taire.) Jupiter, ça c’est un dieu qui sait se faire respecter, hein ?

— Je ne comprends pas. C’est une statue.

— Eh bien, oui, maintenant. Larentina était venue se venger du pillage de ses temples et du viol de ses prêtresses vierges. Ah, les déesses ! Elles sont si sensibles. (Salvius tapota de ses ongles sales la poitrine blanche et immaculée.) Ça ne s’est pas déroulé exactement comme elle s’y attendait, si j’ose dire. Larentina est notre chance. Tant que nous la tenons, la mort ne peut nous toucher. Même les dieux sont obligés de nous laisser faire comme bon nous semble.

Il se mit directement en face de Cecilia. Elle songea alors qu’elle n’avait jamais vu des yeux pareils : gris clair et aussi vides qu’une banquise.

Essayant de garder son calme, elle prit une grande inspiration.

— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je brise la malédiction ?

Salvius éclata de rire.

— Brisez toutes les malédictions que vous voulez pour les imbéciles pleurnichards comme votre précieux Lockhart. Même une fois que vous serez morts dans d’atroces souffrances et enterrés six pieds sous terre, mes hommes et moi serons encore une force dans le giron de Neptune. Pour nous ce n’est pas une malédiction, femme. C’est une stratégie.

Il partit dans une envolée de cape rouge, et Cecilia expira en un lent soupir tremblant. Elle avait vue sur la poupe en forme de queue de poisson de l’Aquila, par-dessus laquelle elle aperçut des voiles gonflées. Le Douce Mélancolie faisait de son mieux pour suivre mais la distance s’accroissait rapidement.

— Liam, murmura-t-elle.

Les larmes lui montèrent aux yeux, dissolvant le monde dans un mélange de couleurs vives. Elle baissa la tête et sentit la panique l’envahir.

Non, se reprit-elle. Liam ne paniquerait pas, alors moi non plus.

Tandis qu’elle s’agitait pour trouver une position un peu moins inconfortable malgré ses liens, l’épaisse boucle de métal de sa ceinture s’accrocha à la corde de chanvre enroulée autour de sa taille.

Était-il possible que… ?

Serrant les dents, Cecilia commença à remuer les hanches pour cisailler la corde, synchronisant ses mouvements sur les remous du navire pour plus de discrétion.

Une partie d’elle se plaignit. Ça va faire mal. À quoi elle répondit : Ferme-la et bouge.

 

Finalement, au bout d’un moment, elle dut s’arrêter. Ses abdominaux et les muscles de ses hanches refusaient de se voir infliger une torsion supplémentaire. Elle avait l’impression qu’on l’avait frappée dans le ventre avec un maillet de croquet. Visiblement, la corde s’effilochait à l’endroit où elle avait frotté contre la boucle de ceinture, mais elle était incapable de dire si c’était suffisant ou non. Probablement pas. J’aurais dû aller à la gym plus souvent, pensa-t-elle en serrant les dents. Une vague fouetta le flanc du navire, éclaboussant ses bras et la corde. Pas bon. Plus le chanvre était mouillé, plus il serait serré et raide une fois sec. Certes, elle ne savait pas ce qu’elle ferait si ses liens cédaient – inutile d’espérer sauter par-dessus bord pour rejoindre le bateau de Liam. Mais être libre offrait toujours plus d’options qu’être attachée.

Personne ne s’intéressait à elle. Elle avait commencé à ressentir la soif quelques heures plus tôt, et la situation devenait franchement critique. Sa bouche était pâteuse et, malgré les vagues qui l’éclaboussaient à l’occasion, elle était en train de mijoter sous le soleil, caché seulement en partie par la voile qui gonflait et claquait au-dessus de sa tête.

Les marins avaient de quoi boire. Elle les regarda se servir dans des seaux placés sur le pont, et arrêta de se lécher les lèvres quand elle prit conscience que ce n’était pas de l’eau qu’elle recueillait, mais du sang.

Le vent faiblit à la nuit tombante et le ciel prit une teinte bleu cobalt intense, parsemé d’étoiles argentées. Au-dessus d’elle la voile s’affaissa brusquement. L’Aquila, qui jusqu’alors fendait les flots tel un couteau, ralentit sa progression. Salvius se renfrogna en scrutant les cieux. Clairs, pas un nuage à l’horizon. Même la mer semblait d’un calme étrange à présent, et le bateau ne tanguait presque plus.

— Sortez les rames ! cria quelqu’un derrière elle. À toute vitesse !

L’ordre retentit, d’homme en homme, devenant de plus en plus faible. En face de Cecilia, les yeux de la statue s’ouvrirent de nouveau. Pendant un instant, la jeune femme aurait juré que le visage de marbre s’était teinté d’une touche de couleur, que les lèvres avaient essayé de bouger. Puis cette impression passa, et ce ne fut plus qu’une statue avec des yeux étrangement mobiles qui la regardait comme si elle était censée faire quelque chose.

Sauf qu’elle ne pouvait rien faire. Si ?

Loin à l’horizon, elle crut voir ondoyer des voiles blanches. Liam n’abandonnerait pas. Cecilia ne pouvait pas se le permettre non plus. Elle essaya de bouger de nouveau. C’était très douloureux, mais la panique lui nouait les entrailles et elle ne pouvait pas rester comme ça à ne rien faire. Impossible.

Un fil de la corde céda. Elle le sentit se détacher, et eut du mal à retenir un soupir de soulagement. Mais ce n’était que le début, il en restait encore plusieurs épaisseurs.

Je ne vais pas m’en sortir, pensa-t-elle, et elle sentit les larmes couler sur son visage. Je vais mourir.

Les yeux de la statue s’ouvrirent et se rivèrent sur elle, et elle entendit clairement :

— Libère-moi, et vis.

— Heu… (Cecilia renifla et se racla la gorge.) Je ne sais pas comment faire.

— Si, tu le sais, murmura la voix, faible et glaciale. Tu verras.

L’Aquila recommença à glisser sur l’eau, et elle entendit le son régulier des rames qui le propulsaient en rythme avec le battement d’un tambour.

— Capitaine Salvius, appela Cecilia d’une voix rauque.

Il se tourna vers elle.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Salvius fondit sur elle, la saisit au menton et envoya sa tête cogner contre le mât.

— Si jamais vous me parlez encore sans y avoir été invitée, je vous ferai hurler, dit-il d’un ton catégorique. Ça fait des mois que mon lit est froid.

Elle le crut, et cela la terrifia. Elle pensa à Liam, au lit couvert de pétales de roses dans sa cabine, préparé pour une nuit qui n’arriverait peut-être jamais. À l’amour à la fois tendre et féroce qui brûlait dans ses yeux.

Dans ceux de Salvius, il n’y avait rien d’autre que du calcul. Elle sut instinctivement que, si elle lui montrait de la peur ou de la faiblesse, c’en serait fini.

Alors, elle sourit.

— Je ne comprends vraiment pas pourquoi. Vous êtes si doux et si charmant. Les filles doivent faire la queue.

Il serra les dents, des dents carrées et fortes, étonnamment droites vu que la dentisterie n’était pas une science très développée à son époque.

— Quand je vous dis de tenir votre langue, je vous conseille d’obéir, ou vous allez connaître le même sort que Larentina quand Jupiter en a eu assez de ses bavardages.

De l’avant du navire, quelqu’un cria :

— Voiles à tribord.

Salvius ne prit même pas la peine de regarder.

— Je l’attendais. Ça doit être Ned Low et le Rose flétrie, dit-il. Eh bien, ça sera une bonne affaire – ou pas. Mais dans les deux cas, ma chère sorcière, vous serez dans le lit de quelqu’un ce soir. Vous n’avez plus qu’à prier pour que Low exécute son habituelle et pathétique démonstration de force, puis qu’il fasse une offre inintéressante afin qu’au final vous terminiez la journée dans mon lit, et non dans le sien. Low n’est pas tendre avec ses catins.

Tandis que toi, t’es une super affaire, pensa Cecilia, mais elle eut assez de bon sens pour se taire. Enfin presque.

— Encore un autre bateau maudit ? Il y a une usine quelque part ?

Salvius esquissa un sourire, apparemment amusé par son effronterie. Presque indulgent.

— Certains d’entre nous ont été maudits par des sorcières, d’autres par des dieux, d’autres encore par leur propre malchance. La seule chose que nous ayons en commun, c’est l’éternité. Mais le Rose flétrie est encore à part. Vous verrez.

Salvius partit s’occuper des préparatifs. L’Aquila se débattait dans la mer étale, avançant péniblement malgré les rangées de rameurs, tandis que l’autre vaisseau filait a toute vitesse, comme poussé par un vent de tempête.

Alors qu’il s’approchait, Cecilia commença à distinguer des détails qu’elle aurait préféré ignorer. Il était bâti sur le même modèle que le Douce Mélancolie, mais la ressemblance s’arrêtait là. Des voiles en lambeaux et une coque pourrie, des squelettes qui pendouillaient aux vergues telles de sinistres décorations. Le seul son qu’il émettait, alors qu’il s’approchait à une vitesse effrayante, était le sifflement de la coque lacérant la mer.

Il ralentit brusquement sa course pour venir se placer tout près de l’Aquila. Une vague de puanteur, épaisse, verte et fétide, traversa l’étendue d’eau, et Cecilia lutta pour ne pas respirer. Le Mélancolie lui avait paru effrayant au début, mais ce navire était… Il n’était pas seulement maudit.

Il était damné.

Les membres de l’équipage du Rose flétrie donnaient également la chair de poule. Ils semblaient anormalement immobiles à leurs postes. Le regard de Cecilia fut attiré par un homme solitaire à l’avant du bateau, allongé comme un félin sur l’épaule de la figure de proue. Il avait l’air jeune, très jeune. Elle s’était attendue à quelqu’un de l’âge de Liam, ou de Salvius. Mais Ned Low – s’il s’agissait bien de lui – paraissait avoir à peine vingt ans. Et il était vraiment très, très mignon.

— Jeune, n’est-ce pas ? demanda Salvius, subitement près d’elle. Mais un vétéran de l’ignoble. Certains suivent la voie du mal, d’autres sont des prodiges dès la naissance. Edward Low est le fruit du membre glacé de Pluton, et ça se sent. Ce n’est vraiment pas de chance pour vous qu’il soit le premier à la table des négociations.

De la provocation, encore. Cecilia tenta de l’ignorer, mais se crispa lorsque Salvius lui caressa la joue. Elle sentit les cordes craquer et les testa un peu plus – en vain.

— Les vents et une mer favorable m’ont conduit à toi, lança le jeune homme. (Il avait un fort accent d’aristocrate anglais, puant d’hypocrisie.) Quel plaisir de se revoir. Oh, dis à tes pauvres esclaves de lâcher leurs rames : vous n’irez nulle part, tu le sais bien.

— Mes pauvres esclaves ont besoin d’exercice, répondit Salvius. Expose ton affaire, capitaine Low, avant que je perde mon sang-froid.

Low éclata d’un rire doux – un son diabolique rappelant étrangement l’atroce odeur de décomposition qui continuait à émaner de son bateau, tel une sorte de brouillard.

— Mon affaire ? Capitaine, je ne suis pas un vulgaire marchand, je n’ai pas d’affaires, comme tu dis. J’ai des… intérêts. Et j’ai entendu dire que tu avais quelque chose susceptible de m’intéresser.

— Je pourrais te vendre ma couille gauche pour un prix raisonnable, répondit Salvius en souriant de toutes ses dents.

— Tentant, mon cher, mais non. J’en ai déjà une parfaite paire que, malgré tous tes efforts, tu n’as pas encore réussi à me prendre. Non, il me faudrait une femme.

Son regard se posa sur Cecilia, qui aurait vraiment, vraiment souhaité qu’il s’abstienne.

— Celle-là conviendrait très bien.

— Elle n’est pas à vendre.

— Voyons, tout ce qui est sur l’Aquila est à vendre, dit Low avec une moue boudeuse. Ne sois pas cruel, Salvius. Cela ne te réussit pas aussi bien qu’à moi.

— J’ai dit que la sorcière n’était pas à vendre.

Low ouvrit de grands yeux.

— Une sorcière ? Dans ce cas, c’est encore mieux. Cela fait un moment que j’en cherche une. Elles se faisandent si rapidement.

Cecilia jeta un regard désespéré vers la poupe et distingua les contours flous d’un navire. Le Douce Mélancolie était encore loin. Bien trop loin.

Salvius prononça une phrase en latin qui fit rire Low.

— Surveille ton langage, capitaine, le réprimanda-t-il.

En silence, deux hommes d’équipage fantomatiques posèrent une planche entre les deux bateaux, tandis que Low abandonnait sa posture féline sur la figure de proue et se laissait glisser jusqu’au bastingage. Il sauta d’un bond assuré sur l’étroite passerelle. Il y avait quelque chose d’aberrant dans la façon dont il assurait son équilibre mais, tandis qu’il se rapprochait, Cecilia remarqua bien d’autres anomalies : une sorte de halo noir, une ombre qui s’accrochait à lui comme un voile, et puis sa façon de se mouvoir, inhumaine, tout en grâce et en souplesse. À l’instar des tigres.

C’est alors qu’elle distingua vraiment son visage, et elle en eut le souffle coupé, car ses yeux étaient recouverts d’une cataracte blanche. Des yeux de cadavre dans un visage d’ange.

— Hum, dit Low en faisant le tour de la jeune femme, et en l’examinant de beaucoup trop près. Je suppose que ça ira. Combien ?

— Dix mille pièces d’or.

— Bien trop pour mes pauvres coffres.

— Alors va-t’en de mon navire, répondit Salvius sur un ton aimable. Charognard.

— Tu fais un bien piètre vendeur, rétorqua Low d’une voix traînante. Est-elle vierge ?

— Aucune idée. Tu veux vérifier ?

Tous deux la regardèrent d’un air pensif et Cecilia, choquée, écarquilla les yeux.

— Je ne suis pas vierge ! glapit-elle. Je suis la femme du capitaine Liam Lockhart, et je suis…

Low fit soudain un pas vers elle, et ses yeux blafards luirent. Il ne prononça pas un mot, mais la terreur qui s’abattit sur elle l’empêcha de respirer et de parler.

— Eh bien, reprit Low. Je suppose que je dois être en mesure de trouver l’argent. Ajoute une paire d’esclaves, j’ai un petit creux.

— J’ai besoin de tous les bras à ma disposition.

— Mon cul, Aulus, tu peux t’emparer d’esclaves n’importe où, et je sais que tu les tues à la tâche régulièrement. Une paire d’esclaves bien en chair, tu ne t’en apercevras même pas.

Il agita avec dédain une main pâle et élégante en direction du Romain.

— Un esclave.

— D’accord.

Salvius claqua des doigts et des cris furent relayés sur toute la longueur du navire. Quelqu’un ouvrit une grille de fer et, après un court moment, un spécimen blafard vêtu d’un pagne déchiré fut traîné pour être présenté au capitaine Low.

— Parfait.

Low tendit la main pour la poser sur l’épaule de l’esclave en une sorte d’étrange et dérangeant geste de bienvenue.

Salvius l’arrêta du plat de son épée.

— Tu satisferas tes appétits sur ton propre bateau, pas sur le mien, aboya-t-il. Vous deux, emmenez-le sur le Rose.

Il harponna du regard deux de ses soldats qui, à contrecœur, s’emparèrent du prisonnier et l’accompagnèrent jusqu’à l’étroite passerelle. Le malheureux tituba tant bien que mal jusqu’à l’autre bateau.

— Pauvre type, dit Salvius sans réelle émotion. Très bien. C’était un cadeau de bonne volonté. Maintenant je veux mon or, capitaine.

Low ferma à moitié ses yeux laiteux et Cecilia eut l’impression de voir un bref spasme de colère le parcourir. Mais il leva la main en un gracieux geste de reddition.

— Très bien. Je vais rassembler le paiement. Mais n’essaie pas de m’arnaquer, mon vieil ami. Tu sais ce que je fais à ceux qui ne respectent pas leur part du marché.

Salvius hocha la tête sèchement. Low se retourna et glissa sur le pont jusqu’à la planche. Il traversa sans s’arrêter ni trébucher, avec un équilibre parfait, puis sauta avec légèreté à bord du Rose flétrie.

Salvius jura dans sa barbe. Du moins, Cecilia supposa que c’étaient des jurons car il parlait en latin, mais cela sonnait bien trop brutal pour être autre chose. Il commença à faire les cent pas, et la statue le suivit de ses yeux bleus avec une telle intensité que Cecilia crut sentir la haine qui l’habitait.

— Que se passe-t-il s’il vous touche ? demanda-t-elle au capitaine de l’Aquila.

Il se tourna vers elle et l’ébauche d’un sourire se dessina sur sa bouche fine et cruelle.

— Si vous êtes maligne, vous ferez de votre mieux pour ne jamais le découvrir.

Elle entendit le martèlement sourd de bottes qui traversaient la planche entre les deux bateaux et leva les yeux pour s’apercevoir que le capitaine Low était de retour. Il était accompagné par un homme qui luttait sous le poids d’un gros coffre, vert et visqueux de moisissure. Ils étaient tous deux enveloppés d’ombres et Cecilia ne parvint pas à distinguer le visage du porteur.

Low posa le pied sur l’Aquila et inspira profondément avec une évidente satisfaction.

— Tu sais maintenir l’ordre sur ton navire, Salvius, je dois bien l’admettre, dit-il.

Puis il fit un signe à son marin qui grogna et laissa tomber le lourd coffre sur le pont. Cecilia sentit le bois vibrer sous ses pieds.

— Comme convenu. Maintenant je vais prendre ma marchandise.

Salvius n’esquissa pas un geste. Il regarda fixement l’autre homme, le menton légèrement baissé, ses yeux brillant d’une lueur féroce dans le soleil couchant.

— Pas avant que j’aie vu l’or. Ouvrez !

Cecilia prit une grande bouffée d’air et pesa sur les cordes. Elle sentit celle sur laquelle elle travaillait céder… légèrement.

Pas assez.

L’homme ouvrit le coffre et les soldats les plus proches laissèrent échapper un murmure d’approbation en voyant les reflets chauds de l’or caressé par les rayons du soleil.

— Mélange, dit Salvius. Je veux être sûr que c’est de l’or qu’il y a au fond et pas les restes de ton dîner.

Low dégaina son sabre et remua le contenu du coffre, puis il se pencha, plongeant la main jusqu’au fond pour en tirer une poignée de pièces qu’il laissa négligemment couler entre ses doigts.

— Marché conclu ?

Salvius sembla réfléchir pendant un long et inconfortable moment, puis acquiesça. Deux de ses soldats se saisirent du trésor, le déposèrent près de la statue, et se mirent au garde-à-vous.

Edward Low marcha d’un pas tranquille jusqu’à Cecilia. Ses yeux morts avaient la couleur d’un clair de lune. De ses longs doigts, il donna une chiquenaude sur le cordage effiloché au niveau de sa taille en souriant.

— Si près du but, petite sorcière, dit-il. Et pourtant si loin.

Elle tourna la tête quand il abattit son épée, rapide comme la foudre ; elle la sentit trancher les cordes et mordre le bois à moins de deux centimètres de son bras, puis elle bascula quand les liens tombèrent à ses pieds, la privant de support.

Trébuchant sur le tas de cordes, la jeune femme manqua d’atterrir dans les bras ouverts de Low. Une main la poussa sur le côté au dernier instant, et elle aperçut un éclat métallique, du rouge romain, et une armure.

Salvius.

— Je te l’ai déjà dit. Satisfais tes appétits sur ton propre bateau.

Et il tira son épée, tandis que Low s’avançait sur lui. Ce dernier attrapa l’épée au moment où le Romain frappait. La lame devint verdâtre, puis marron… avant de se dissoudre purement et simplement dans la main de son propriétaire.

— Attention, dit Low. Quelqu’un pourrait se blesser, capitaine.

Salvius se retrouva acculé contre le bastingage. Low posa ses mains pâles et destructrices sur le bois autour de lui. La rambarde vira au gris et prit une couleur d’os vieilli avant de commencer à se décomposer en une poussière vermoulue. Il se pencha en avant, son visage tout près de celui du Romain.

Ce dernier ne cilla pas, mais Cecilia vit que cela lui demandait un effort surhumain.

Low éclata d’un rire guttural.

— Ne t’amuse pas avec moi, souffla-t-il. Tu n’aimerais pas ma façon de jouer. (Il se tourna vers Cecilia, les yeux brillants.) C’est l’heure, chaton. Je me serais volontiers comporté en gentleman en prenant votre bras, mais le résultat serait… déplaisant, comme vous avez pu le constater. (D’un signe de tête, il désigna la planche et le Rose flétrie grinçant et pourrissant). Vous pouvez y aller de vous-même, être transportée par mon homme, ou pourrir ici.

Salvius se racla la gorge.

— La dernière proposition s’entend littéralement, jeune fille. Je l’ai vu transformer un homme en un tas d’os et d’asticots en quelques secondes. Ne le provoquez pas.

— Un sursaut de conscience ? railla Low. De la part de celui qui a préféré balancer des enfants aux requins plutôt que d’avoir des bouches supplémentaires à nourrir ? Voyons, Salvius. Tu ne vaux pas mieux que moi.

Il fit mine de poser sa main sur l’épaule de Cecilia, qui eut un mouvement de recul instinctif et le précéda jusqu’à la planche.

Et, à sa grande surprise, il lui adressa un clin d’œil.

Elle fut si choquée qu’elle faillit tomber, et poussa un petit cri quand, venues de derrière, des mains se refermèrent sur ses bras et la soulevèrent avec aisance pour la poser sur la passerelle. C’était le marin de Low, mais son contact lui sembla familier. Cecilia se retourna pour le regarder, essayant de le distinguer à travers l’écran de fumée et, l’espace d’un instant, aperçut l’éclat qui brillait dans ses yeux noirs.

— Chut, l’avertit Liam. Pas le temps, il nous faut un moyen d’arrêter Salvius. Tu en connais un ?

— Comment suis-je censée savoir ? chuchota-t-elle avec, dans la voix, une pointe d’agressivité. J’étais prisonnière.

— Oui, mais une prisonnière observatrice et pleine de ressources. Alors ?

— La statue. Je pense que c’est la statue… Il a dit qu’elle empêchait la mort de venir le prendre.

Ned Low qui, toujours sur le pont de l’Aquila, moins d’un mètre derrière eux, écoutait attentivement, hocha la tête et repartit vers Salvius.

— Une dernière chose, mon mignon, dit-il en le dépassant pour aller poser ses deux mains à plat sur les seins de marbre de la statue. Aaah, magnifique. Quel bel ouvrage.

La pierre vibra, se craquela, puis explosa en un nuage de poudre blanche et d’éclats de pierre, laissant apparaître…

Une déesse. Grande, mince, avec des cheveux roux, flamboyants comme le soleil qui se couchait derrière elle, des yeux d’un bleu laiteux, et une peau aussi blanche que le marbre. Elle était vêtue d’un drapé fluide, noir comme la nuit. Low s’écarta, elle respira un grand coup et riva sur Salvius un regard impitoyable. Puis ce fut le chaos, des hommes crièrent et gémirent, d’autres se jetèrent au sol pour supplier d’être épargnés.

Pas Salvius, cependant. Il lui fit face tandis qu’elle se dirigeait vers lui.

Liam attrapa Cecilia et la poussa sur la planche, tout en hurlant à l’adresse de Low.

— Ned ! Bon sang, arrête de traîner !

Mais le capitaine du Rose flétrie ne se pressait pas. Il regarda la déesse Larentina tendre le bras pour toucher de ses doigts froids le front de Salvius.

Le Romain tomba à genoux, se balança un instant, puis s’écroula. Face contre terre.

— Ned ! hurla à nouveau Liam. Elle va te prendre aussi !

— Oui, répondit calmement l’intéressé. Je suis en train d’y réfléchir. (Larentina avança sur lui. Il haussa les sourcils.) Finalement, non.

Low recula, sauta sur la planche et la traversa en courant avec légèreté avant d’atterrir sur le pont sale et pourrissant de son bateau à côté de Cecilia, qui était blottie dans les bras de Liam. Après avoir écarté la planche de l’Aquila, il la laissa tomber dans l’eau – elle commençait déjà à se décomposer. Puis, appuyé contre le bastingage crasseux, il regarda Larentina parcourir les ponts du vaisseau romain sans relâche, envoyant les membres de l’équipage à leur mort trop longtemps retardée, et sans aucun doute bien méritée.

La déesse fit une pause dans son massacre pour les regarder intensément et Cecilia eut la sensation que le linceul glacé de la mort lui caressait le visage.

Mais une fois que ce fut passé, elle se sentit étrangement revigorée. Sa soif dévorante l’avait quittée, ainsi que les courbatures, les douleurs et les coups de soleil. Et quand elle se passa la langue sur les lèvres, elle les trouva souples et humides.

— Je crois que je suis amoureux, soupira Low. (Il secoua la tête.) Trop intelligent pour son propre bien, notre ami Salvius. Et imprudent aussi. Mais je suppose qu’il devait la garder tout près pour la contrôler.

L’Aquila coulait, tanguant comme un ivrogne sur la mer qui soudain bouillonnait de vagues. Et de requins. Cecilia détourna les yeux du spectacle, cachant son visage contre le torse de Liam, qui referma ses bras autour d’elle.

Elle entendit le vent faire claquer les voiles élimées du Rose flétrie, et les horribles squelettes qui se balançaient sur le grand mât jouer leur macabre musique. Ned Low ne regardait pas le naufrage de l’Aquila, mais Cecilia et Liam.

— Je vous ramène à ton bateau. Comme convenu, et après nous sommes quittes, Lockhart. La prochaine fois que vous tomberez entre mes mains, vous pourrirez comme les autres. Toi et la sorcière. (Il hésita.) À moins qu’elle ne puisse vraiment rompre les sorts, bien sûr.

— Non, dit Cecilia. Je ne suis pas une sorcière. Désolée.

— Ah, répondit-il. (Son adorable visage souriait, mais pas ses yeux.) Dommage.

Low fit un geste plein de langueur et, plus haut, sur le pont de quart désert, la roue du gouvernail tourna ; le Rose flétrie changea aussitôt de cap pour se diriger vers le Douce Mélancolie qui n’était encore qu’un minuscule point à l’horizon.

Une brise fraîche souffla sur le pont, chassant un instant l’odeur nauséabonde, et déchirant partiellement les ombres qui enveloppaient Liam. Cecilia se regarda et constata qu’elle était également prise dedans, comme dans un brouillard humide. Elle essaya de le balayer de la main mais on aurait dit que la chose avait une volonté propre.

— N’y fais pas attention, lui dit Liam. C’est quand ça disparaît qu’il faut s’inquiéter. Ça veut dire que Ned a envie de jouer avec toi.

Il semblait morose, et ses yeux étaient graves et hantés. Il prit le visage de Cecilia dans ses mains.

— Je suis désolé que ça ait pris autant de temps. Ned n’est l’allié de personne, et il n’est pas facile de lui mettre la main dessus.

— Dans ce cas, pourquoi t’a-t-il aidé ?

Liam inspira profondément.

— J’ai passé un accord. Il n’y avait pas d’autre moyen d’arriver jusqu’à toi. Le navire de Salvius était trop rapide. Ned Low a été le secours le plus proche que j’aie pu trouver.

Oh ! non.

— Qu’as-tu promis ?

— Rien que je ne puisse me permettre de perdre.

Cecilia en doutait.

 

Quand le Rose flétrie vint se ranger contre le Douce Mélancolie la nuit était tombée depuis longtemps. Des lampes brillaient à bord, donnant au navire un air de fête. À cette vue, Cecilia se sentit envahie par un tel soulagement qu’elle crut que ses jambes allaient se dérober sous elle.

Elle était impatiente de quitter cette épave crasseuse et malsaine.

M. Argyle attendait au bastingage, une lanterne à la main, une expression tendue et anxieuse sur son visage émacié et plein d’intelligence.

— L’Aquila ? demanda-t-il.

— De l’histoire ancienne, répondit Liam. Permission de monter à bord !

Low s’assit à son aise et observa d’un regard indifférent Liam escorter Cecilia sur la passerelle vers la sécurité du pont de leur vaisseau. L’équipage se referma autour d’elle en un mouvement protecteur. Surprenant, lorsqu’on songeait que la veille ils avaient voulu la jeter par-dessus bord.

Peut-être que c’était à mettre sur le compte de leur haine pour Edward Low.

Elle tendit le bras vers l’arrière pour toucher Liam, mais sa main rencontra le vide. Il était toujours debout sur la passerelle, à la regarder. Et, tandis que le voile d’ombre l’avait libérée au moment ou elle avait posé le pied à bord du Douce Mélancolie, il enveloppait toujours son mari, à l’instar d’une fumée toxique.

— Je suis désolé, dit-il d’une voix étouffée qui sonnait bizarrement. Je suis tellement désolé, Cecilia. Je t’aime.

Sur ce, il fit volte-face et repartit vers le Rose.

— Non ! hurla-t-elle en se jetant sur la passerelle.

Liam attrapa la planche et la fit basculer. Elle était encore attachée au Douce Mélancolie, et rebondit bruyamment contre la coque.

— Liam, reviens ! Liam !

Argyle la maintenait d’une main ferme.

— Il ne peut pas, ma fille. C’est sa dette envers Low. Quelqu’un doit rester, et Liam a choisi. Il ne laisserait personne le faire pour lui. J’ai essayé. Dieu m’en soit témoin. J’ai essayé.

À bord de l’autre bateau, Edward Low descendit de son perchoir, se laissa glisser au sol et marcha jusqu’à Liam. Il s’accouda avec nonchalance au bastingage, les yeux rivés sur Cecilia, comme deux lunes jumelles dans lesquelles se reflétaient les flammes des lanternes.

— Croyez-vous à la rédemption ? lui demanda-t-il.

Elle n’était pas d’humeur à badiner.

— Laissez partir Liam ! Je vous en prie !

— Tout ce qui le retient ici, c’est son honneur, répondit Low. Mais c’est une chaîne puissante, pour lui. Je vous le demande encore, petite sorcière, croyez-vous à la rédemption ?

— Oui ! Prise d’une terreur folle, elle s’étrangla sur le mot. Je vous en prie. Je vous aiderais si je le pouvais. Je le ferais. Vraiment.

Il l’étudia, le visage grave.

— Je vous crois. Même si je ne serais jamais en mesure de mériter votre aide.

— Je ne vous juge pas. Je vous en prie.

Low jeta à Liam un regard en coin.

— Ta sorcière est dure en affaires. Tu tiendras parole, Lockhart. Un an de service sur le Rose.

Un an ? Le cœur de Cecilia se glaça dans sa poitrine. Elle avait eu du mal à supporter une seule heure. Qu’est-ce que ça serait…

— Je tiendrai parole.

— Je le sais. Tu es un homme d’honneur, dit Low avec une pointe de raillerie sur ce dernier mot. Mais je n’ai jamais dit quand ton service commencerait, capitaine.

Liam ne bougea pas.

Edward leva les yeux au ciel.

— Va-t’en, idiot. Je t’accorde un sursis. Je choisirai quand récolter mon dû.

Le manteau d’ombre de Liam se dispersa, Cecilia retint son souffle et serra la main d’Argyle. Liam avait l’air choqué et lugubre.

— Je suppose que je devrais te remercier.

— Non, répondit Low sobrement. Je compte bien t’avoir à mon service. Mais pas aujourd’hui.

Il fit un autre de ces étranges mouvements aériens, et la passerelle se releva d’elle-même pour revenir se fixer entre les deux navires. L’océan était aussi lisse et noir qu’une vitre teintée.

Liam traversa, se laissa tomber sur le pont du Douce Mélancolie, et Low posa la main sur la planche. Elle moisit, pourrit, puis tomba en poussière et fragments dans la mer.

Le vent du diable gonfla les voiles du Rose flétrie, et le sinistre vaisseau s’éloigna en glissant dans la nuit, sa silhouette se dessinant un instant sur le fond étoilé avant de disparaître sans un son. Low avait peut-être levé la main en signe d’au revoir, mais ce fut une vague impression, vite dissipée.

Liam expira lentement et ferma les yeux.

— Tu es un idiot, dit Cecilia.

Il acquiesça.

— Je sais.

— Je t’aime.

— Tu as intérêt, répondit-il. Et pas qu’un peu.

 

L’équipage organisa une fête impromptue en leur honneur. Festin improvisé de jambon fumé, d’ananas en conserve et de rhum. Beaucoup de rhum. Leur façon de s’excuser pour avoir ruiné la réception du mariage. Cecilia mangea juste assez pour se rassasier, et but ce qu’il fallait pour calmer ses nerfs. Quelqu’un commença à jouer de la cornemuse et il y eut une tentative de gigue. Devant l’insistance de l’équipage, elle se prêta au jeu. Quand elle s’arrêta, à bout de souffle et le visage rouge, elle vit Liam, de l’autre côté de la foule, qui la regardait avec intensité.

— Je pense que je vais me retirer pour la nuit, dit-elle en passant devant lui. Tu m’accompagnes ?

Il laissa passer une ou deux interminables secondes, puis se redressa en repoussant le rail de ses mains.

— Ouais, dit-il. Je suppose que oui.

Il l’embrassa bien avant qu’ils aient atteint la cabine. Dans le couloir, en fait, debout contre la cloison de bois, dangereusement près de la lanterne qui se balançait. Il ouvrit la porte d’un coup de pied et l’entraîna à l’intérieur en détachant sa ceinture, qu’il laissa tomber sur le sol tout en continuant de la faire reculer vers le lit. Puis ce fut le tour de la chemise de Cecilia, bientôt suivie par celle de Liam. Puis les bottes. Et les pantalons.

Arrivés au lit, ils étaient nus, brûlants et consumés de désir, loin de toute raison. Liam fit glisser ses mains autour de la tête de Cecilia, passant les doigts dans ses épais cheveux courts, et lui dévora la bouche de baisers affamés et désespérés, avec toute la fiévreuse énergie d’un soir d’orage.

Quand il s’écarta, Cecilia tremblait et haletait. À la lueur des lanternes, la peau de son mari était de la couleur du caramel chaud – plus foncée sur les avant-bras, les mains et le visage, comme chez tout bon marin – et au moins deux fois plus douce au goût.

— Peut-être que l’on devrait attendre, dit Cecilia.

Surpris, Liam ouvrit de grands yeux.

— Attendre ? dit-il.

Elle esquissa un sourire canaille.

— Il va bien y avoir quelque chose pour nous interrompre.

Il leva un doigt, se tourna vers la porte et hurla :

— Monsieur Argyle !

La porte de la cabine s’entrouvrit à peine.

— Oui, mon capitaine ?

— Vous garantissez notre intimité cette fois-ci ?

— Oh, oui, monsieur. Garantie totale.

Et la porte se referma avec un bruit métallique.

— Tu vois ? dit Liam. Problème résolu.

— Sauf que ton second est juste derrière la porte, en train d’écouter. Je n’appelle pas ça de l’intimité.

Liam parut réellement surpris.

— Eh bien, dans ce cas, il faudra que l’on soit discrets, n’est-ce pas ?

Et il l’embrassa, lui faisant oublier ses objections. Ils firent l’amour comme dans un rêve ; des vagues s’échouant sur le rivage, brillantes et salées, irrésistibles. Cecilia flottait dans les courants, avec pour seule ancre le corps de son mari, la sensation de ses dents qui lui mordillaient le cou, et le contact électrisant de ses mains.

À la fin, leurs ébats n’avaient plus rien de discret, mais Cecilia avait oublié de s’en préoccuper.

— Ah, voilà une façon de passer le temps, dit un Liam somnolent en lui caressant les cheveux tandis qu’ils reposaient enlacés sur le lit défait. Un jour écoulé.

— Oui, mon capitaine, dit-elle en souriant, lovée contre sa poitrine. Et une infinité à venir.

Lune de Miel, Lune de Sang
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