47
Trafic au point mort. Fin d’après-midi. Quelqu’un avait dû perdre le contrôle de son véhicule, et la 405 s’était transformée en parking dans le sens nord-sud. Les vitres fermées, la climatisation en position chambre froide, les klaxons enfin réduits au silence. Le lecteur de CD. Elle enfonça la touche de lecture ; les choristes entamèrent aussitôt leur riff consolateur – dum, dum, dum, dumdy, doo wah – et Roy Orbison lui inonda le cœur de nostalgie et de chagrin.
Only the Lonely.
Walsh venait d’écouter la chanson quatre fois de suite, et c’était la cinquième : piégée dans un cocon de mélancolie sur cette autoroute embouteillée.
Il lui manquait terriblement : l’agent spécial Jordan Brant, tué dans l’exercice de son devoir, un de ses gars. Impossible d’échapper au sentiment coupable d’avoir manqué à ses engagements envers lui, à l’époque comme maintenant.
Michael Darko avait transigé avec la justice, si bien qu’il n’y avait pas eu de procès. Walsh savait qu’elle aurait dû s’en contenter, mais la femme de Jordie Brint avait perdu sa dernière chance de faire face à l’assassin de son mari et elle-même se retrouvait privée de la vengeance légitime d’un témoignage accablant contre Darko. Cette absence de point final lui donnait l’impression que Jordie n’était pas vengé et qu’elle l’avait à nouveau laissé choir. Perdu une deuxième fois.
« They’re gone forever. »
Pendant qu’elle était assise là, à écouter Roy, son portable vibra. Après un coup d’œil au nom affiché sur l’écran, Walsh éteignit la musique pour répondre.
— Kelly Walsh.
— Tu es au courant ?
— Quoi, on m’accorde une promotion ?
— Mieux que ça. Michael Darko vient d’être assassiné.
La nouvelle la prit au dépourvu. Walsh s’attendait à recevoir cet appel tôt ou tard, mais pas si vite, pas ce jour-là. Un mélange de bien-être et de crainte s’épanouit dans son abdomen.
— Les meilleurs partent toujours les premiers, dit-elle.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Oui. Oui, bien sûr. On sait qui a fait le coup ?
— Non. Quelqu’un est entré dans sa cellule pendant la promenade. Pas d’images vidéo. La caméra était HS.
Walsh empêcha sa voix de sourire.
— Sans déconner ? Ce n’est vraiment pas de bol. Ils s’y sont pris comment ?
— On dirait des coups de pic à glace ou de tournevis. Il s’en est chopé soixante-deux.
Walsh sentit un sourire chaud et doux lui desserrer les lèvres, tout droit sorti de la tombe de Jordie Brant.
— Merci de m’avoir prévenue. Apparemment, quelqu’un avait une sérieuse dent contre ce connard.
— Et comment. J’espère que ce mec-là ne s’énervera jamais contre moi.
Après un rire poli, Walsh referma son téléphone. Elle resta un moment silencieuse et sentit son humeur s’éclairer. L’agent spécial Kelly Walsh avait fait des pieds et des mains pour que Darko soit transféré à Corcoran et allait certainement devoir renvoyer l’ascenseur à quelqu’un en échange de ce service, mais son obligation était remplie. Jordie Brant avait été un de ses gars. Il fallait savoir s’occuper des siens, et c’est ce qu’elle avait fait.
Walsh avait trouvé la solution en apprenant que Lonny Tang était à Corcoran.
Un petit vicieux de première.
Un tueur-né.
Walsh éjecta Orbison et décida qu’il était grand temps d’écouter un truc plus léger. Plus enlevé, plus pêchu. Elle chargea dans le lecteur sa compile spéciale filles préférée – les Pussycat Dolls, No Doubt, Rihanna et Pink, le tout saupoudré de quelques classiques des Bangles, de Bananarama et des Go-Go’s. Elle enfonça le bouton de lecture et poussa le volume à fond.
L’énergie se répandit en elle.
Elle chanta avec le groupe :
« This town is my town. »
Elle se sentait déjà mieux.
Quelles rockeuses, ces nanas !