The Project Gutenberg EBook of Mademoiselle Clocque, by René Boylesve
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Title: Mademoiselle Clocque
Author: René Boylesve
Release Date: July 23, 2006 [EBook #18899]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE CLOCQUE ***
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RENÉ BOYLESVE
MADEMOISELLE CLOQUE
Éditions de La Revue Blanche
1 rue Laffitte—Paris
1899
I. | — UNE ENTREVUE AVEC CHATEAUBRIAND |
II. | — LA MAISON DE LA RUE DE LA BOURDE |
III. | — LA CHAPELLE PROVISOIRE |
IV. | — GENEVIÈVE |
V. | — LA LIBRAIRIE PIGEONNEAU-EXELCIS |
VI. | — LA PELET |
VII. | — AUTOUR D'UNE BÉNÉDICTION DU SAINT SACREMENT |
VIII. | — EN VACANCES |
IX. | — EXÉCUTION |
X. | — MARCHE LENTE |
XI. | — RÉUNION DE «ZÉLATRICES» |
XII. | — NIORT-CAEN |
XIII. | — LES DEUX BLESSÉES |
XIV. | — XTRÉMITÉS |
XV. | — LE PETIT BONHEUR |
XVI. | — LES COMBINAISONS DE LA PROVIDENCE |
XVII. | — LA FIN |
I
UNE ENTREVUE AVEC CHATEAUBRIAND
Vers 188.., vivait à Tours une vieille demoiselle très distinguée et d'un grand mérite, qui avait eu, dans sa jeunesse, l'heureuse fortune de voir et d'entendre le vicomte de Chateaubriand.
Cette circonstance était pour elle un motif de coquetterie bien excusable et lui valait une renommée d'une originalité charmante. Beaucoup de personnes l'écoutaient en souriant, à cause de la manie qu'elle avait d'y faire des allusions fréquentes, et la quittaient gagnées par l'accent de respectueuse émotion dont elle ne manquait point d'embellir ce sujet.
Cela s'était passé en 1833, au moment où Chateaubriand, plus que jamais célèbre, venait d'atteindre une grande popularité par sa défense généreuse de la duchesse de Berry, suivie d'un procès personnel retentissant. Il était sur le point de partir pour Prague, allant porter à Charles X exilé et aux Enfants de France, un message secret de la mère du jeune Henri V, enfermée à Blaye. Ce n'était pas une petite affaire à une jeune fille qui n'avait pour se recommander que son enthousiasme, d'aborder un personnage si considérable. Elle s'était rendue rue d'Enfer, où il habitait une maison simple, entourée de verdure, presque au milieu des champs. Quel prétexte à sa visite? Aucun. Elle voulait seulement le voir et lui dire, si toutefois elle en trouvait la force: «Monsieur, je vous admire, et chez moi, toute ma famille et les voisins, et tous les gens que nous connaissons vous admirent...» et s'en aller là-dessus, brisée peut-être par la secousse, mais soulagée pour longtemps.
Un domestique lui avait ouvert et lui avait demandé:
—Qu'est-ce que vous voulez?
—Je voudrais voir Monsieur le vicomte de Chateaubriand...
—Votre nom?
—Oh! ce n'est pas la peine; il ne me connaît pas; dites que je suis une jeune fille.
On avait fait toutes sortes de difficultés. Le valet de chambre, puis d'autres domestiques la regardaient d'un œil soupçonneux. Sans doute fût-elle demeurée longtemps dans l'antichambre si, par hasard, M. le vicomte n'eût ouvert lui-même brusquement une porte, tout botté, coiffé, la canne à la main. Il sortait, l'air préoccupé et chagrin. Il faillit bousculer la pauvre fille. Elle tomba, mais volontairement, s'étant jetée littéralement à ses pieds. Elle l'entendit qui disait: «Qu'est-ce qu'il y a? que me veut-on?» Elle fut si épouvantée qu'elle crut se trouver mal et poussa un cri désespéré. Chateaubriand se pencha, lui prit la main et la releva avec bienveillance, à peine surpris quant à lui de ces émotions féminines maintes fois causées par sa personne. Et après l'avoir mise debout, il lui avait adressé cette question banale:
—Comment vous appelez-vous, mademoiselle?
Elle, avec simplicité:
—Athénaïs Cloque, monsieur le vicomte...
—Vous dites... Athénaïs...?
—Cloque, monsieur le vicomte.
Alors le grand homme avait souri, peut-être à la surprise de ce nom modeste, peut-être à ses songes intérieurs. Mais, tout de suite, et avec une grande facilité, il élevait la voix, comme s'il s'adressait à plusieurs personnes, et il laissait tomber sur cette jeune fille émue des paroles élégantes et désenchantées. Il s'en fallait qu'elle comprit tout, tant était grand son trouble; mais elle retenait qu'il louait sa jeune foi et sa faculté d'enthousiasme «si rares dans une période de médiocrité où la France et le monde même semblaient s'engager pour une durée indéterminable». N'avait-il pas dit aussi que «la nature humaine elle-même allait sans cesse en s'amoindrissant,» ce qui eût mérité au moins une explication? Enfin, et, comme il reconduisait doucement la visiteuse, il avait cru devoir faire allusion au jeune prince, dernier espoir de tous ceux qui manifestaient en ce moment leur reconnaissance au défenseur de la duchesse de Berry, et c'est alors qu'il avait répété un mot dont Mlle Cloque s'était sentie frappée définitivement: «lui-même, avait-il dit, en parlant d'Henri V, s'il veut régner, devra s'engager résolument dans la série des faits médiocres». Il ajoutait encore: «Et qui sait s'il ne naîtra pas de ces tristes conditions de la vie nouvelle, une sorte d'héroïsme que l'on a ignorée jusqu'ici?» Après quoi, il la saluait et la congédiait.
Rien de plus. Elle le revoyait quelques minutes après, dans la rue déserte, passant dans un cabriolet: il ne faisait même pas attention à elle.
Cependant elle avait vécu cinquante ans du souvenir de cette étrange démarche, sans jamais s'expliquer comment lui était venue l'audace de l'accomplir, aussi stupéfaite aujourd'hui que le lendemain même de l'entrevue. Des femmes lui avaient confié l'aveu de pareils désirs irrésistibles éprouvés vis-à-vis de certains hommes célèbres; quelques-unes étaient allées jusqu'à la porte de M. Alexandre Dumas fils; et une de ses amies, de Tours même, avait tiré le cordon de la sonnette de Mounet-Sully, mais était redescendue quatre à quatre. Mlle Cloque clignait des yeux, disant à part soi: «Moi j'ai poussé jusqu'au bout... et c'était Chateaubriand!»
II
LA MAISON DE LA RUE DE LA BOURDE
Mlle Cloque habitait une petite maison de la rue de la Bourde, derrière les Halles et les ruines de l'église Saint-Clément qui tenaient encore debout à cette époque. La rue de la Bourde n'était qu'un passage assez étroit allant des Marchés couverts à une caserne de chasseurs à pied; elle formait un boyau sombre et tortueux entre de très hauts murs de jardins ou de pauvres logements. Il y avait en face de chez Mlle Cloque un savetier que l'on voyait travailler à toute heure derrière sa rangée de chaussures ressemelées, sans que l'on pût savoir à quel moment ce diable d'homme prenait ses repas ou se reposait. Un peu plus bas, et enclavé, pour des raisons inconnues, dans ce quartier quasi indigent, se trouvait un assez bel hôtel particulier appartenant à M. le marquis d'Aubrebie, petit vieillard assez spirituel et dont la femme était folle. M. d'Aubrebie et sa voisine Mlle Cloque ne s'entendaient sur aucun point, mais se voyaient assidûment. Il ne se passait guère de journée sans qu'on pût les apercevoir de la rue, l'un en face de l'autre, à une petite table de jeu où ils faisaient régulièrement et successivement deux parties de bésigue et une partie de dames ou deux, selon que la marquise, qui ne quittait point son hôtel, agitait un mouchoir à sa fenêtre, ou consentait à rester tranquille. La pauvre femme, d'une famille ultra-légitimiste, et dont le cerveau avait toujours été débile, avait perdu la raison en 1873, au moment où s'agita et se résolut d'une manière irrévocable la question de la restauration de la royauté. Quand son mari n'était pas près d'elle, elle le confondait avec le roi absent, se lamentait, et faisait monter les domestiques pour leur demander s'ils pensaient que cette période d'anarchie pût durer longtemps, enfin s'impatientait jusqu'à faire à la fenêtre, du côté de l'exil, des signaux désespérés à l'aide d'un mouchoir qu'elle croyait être un drapeau blanc. Mlle Cloque, l'œil aux aguets, prévenait le marquis. Il interrompait la partie et rentrait mélancoliquement. C'était le rétablissement de la monarchie.
Et Mlle Cloque restait seule. S'il était encore de bonne heure, elle prenait sur une petite étagère un livre de dévotion ou quelque ouvrage du grand homme qui avait été le culte de sa vie Atala, René, ou les Mémoires d'Outre-Tombe; et elle s'asseyait à sa fenêtre dans un fauteuil de cretonne imprimée, pareil aux tentures de la chambre. Les larges feuilles d'un catalpa haut comme la maison se balançaient doucement sous ses yeux, presque au ras de la fenêtre; et, selon les caprices de l'air, elle apercevait, entre les branches, une petite fontaine située au milieu de la cour du locataire voisin. Cette fontaine à double vasque de bronze, coulait nuit et jour, et son maigre murmure monotone avait souvent flatté les rêves et l'imagination facile de celle qui, à quinze ans, se jetait aux pieds d'un poète. Elle s'efforçait de faire abstraction du bruit du savetier de la rue de la Bourde, de celui des plombiers de la rue de l'Arsenal et des gémissements d'une scierie mécanique que l'on entendait à certaines heures; et la chute régulière et rafraîchissante des gouttelettes dans le bassin lui évoquait des images du Jourdain où René s'était baissé puiser une bouteille d'eau, ou bien la transportait au pays d'Atala.
Des songes, c'était toute sa vie. Elle avait passé au travers de la réalité grâce à l'agilité de ses facultés imaginatives et à l'ardeur de ses désirs. Elle avait été garantie de la marque déprimante que laisse infailliblement la compréhension des grises et misérables nécessités.
Elle portait une sorte de velouteux duvet moral, que l'on ne saurait comparer qu'à cette blonde lumière qui orne les joues de l'adolescence. Elle avait gardé l'âge de tous les élans, de toutes les générosités, l'âge où l'homme ignore l'impossible.
Elle ne s'était point mariée, non qu'elle fût laide ou méprisante, mais parce qu'à la suite d'une enfance délicate, le bruit s'était répandu qu'elle manquait de santé. D'excellentes amies de la famille assez généreuses pour s'intéresser beaucoup à elle, avaient contribué, à force de bons soins, à affermir cette opinion contre quoi rien n'avait prévalu.
La vulgarité des hommes l'avait consolée du célibat. Longtemps, cependant, elle avait espéré le héros que rêvent les jeunes filles. Il en existait, puisqu'elle avait approché un Chateaubriand.
Elle était demeurée près de son frère qu'elle adorait. Il s'était marié, avait eu des enfants; elle avait vu se dérouler à côté d'elle l'épisode d'un court bonheur; puis des deuils, des malheurs de fortune étaient survenus qui avaient réduit la famille à une nièce, Geneviève, grande jeune fille de dix-sept ans, achevant son éducation au pensionnat du Sacré-Cœur de Marmoutier.
Souvent, avant l'heure de dîner, Mlle Cloque descendait, sous le prétexte de jeter un coup d'œil à la cuisine, causer avec sa vieille bonne, Mariette.
—Ah çà! voyons, Mariette, qu'est-ce que ça sent donc?
—Qu'est-ce que ça sent? Mais, Mademoiselle, je viens seulement d'allumer mon fourneau, qu'est-ce que vous voulez donc que ça sente?
—Je vous dis que ça monte jusque là-haut... Je suis descendue voir si vous laissiez brûler quelque chose.
—Ah! faisait Mariette, en secouant sa figure toute ridée, faut-il en avoir un nez! faut-il en avoir un!...
Et sur cet innocent subterfuge qui lui servait presque quotidiennement de préambule, Mlle Cloque échafaudait une conversation peu variée dont deux sujets immuables faisaient les frais: le projet de mariage de sa nièce Geneviève et le projet de la reconstruction de la Basilique de Saint-Martin. Il semblait que tout l'avenir fût contenu dans la solution de ces deux questions.
Et, en effet, les pieuses âmes de Tours ne doutaient pas que le sort de la religion ne dépendît de l'église colossale qu'il s'agissait de relever des ruines où l'avait réduite la Révolution, pour la faire resurgir comme un hardi défi à la libre-pensée. Dans toute la ville il n'était bruit que de cette affaire.
Quant à l'union de la petite Geneviève,—entretenue à grand'peine par sa vieille tante, dans un couvent coûteux,—avec le jeune sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour, c'était une perspective d'un intérêt si vif et si immédiat qu'elle passionnait quiconque avait de l'amitié pour Mlle Cloque.
Mlle Cloque poussait tout à coup un profond soupir.
—Allons, voyons! Mademoiselle, qu'est-ce qu'il y a encore? Votre marquis ne vous a donc point dit des bêtises pour vous dérider un brin?
Mariette disait «votre marquis» avec une nuance accentuée de dédain, à cause de la réputation d'irreligion de M. d'Aubrebie.
—Le marquis? Le marquis est un vieux sacripant qui ne croit ni à Dieu, ni à diable. Il faut le plaindre et prier pour lui. Le pauvre homme n'a que sa distinction naturelle; c'est un homme comme il faut, assurément, et il est respectable à cause du grand malheur dont la Providence l'a affligé; mais, voyez-vous bien, ma pauvre Mariette, ce ne sont pas ces gens-là qui sont capables de vous donner un conseil...
—Un conseil? Ah! bien! Mademoiselle en a peut-être besoin d'un conseil? Mais c'est-il pas à vous que toutes ces dames viennent en demander des conseils, et à tout bout de champ, et quand bien même il ne s'agirait que de savoir s'il faut prendre sa gauche ou sa droite!...
—Mettez donc vos lunettes pour trier votre salade, voyons, Mariette, faudra-t-il que je vous le dise cent fois!... Ah! décidément, c'est une grosse charge que d'avoir une jeune fille à caser. Quand on est son père ou sa mère, on prend plus facilement une décision.
—S'il s'agissait de la marier à quelqu'un sans argent ou à un olibrius qui ne lui plairait point, je comprendrais que vous ayez de la peine, mais d'abord elle en est folle de son militaire, Mlle Geneviève, ça, on peut le dire...
—Taisez-vous, Mariette, ne dites pas des choses comme cela! Vous ne savez rien, et cette enfant est trop jeune, élevée comme elle est, à son couvent, pour savoir seulement ce que c'est que...
—Que de sentir que ça lui fait toc toc sous sa médaille de sagesse? Allez donc! faut pas vous tourmenter, Mademoiselle; la poule sait chanter avant d'avoir pondu. Je vous donne ma parole...
—Allons! faites ce que vous avez à faire, vous bavarderez une autrefois. Je vais voir si le journal est arrivé.
Le samedi soir, le Journal du Département arrivait une heure plus tôt que de coutume, et le porteur, s'il ne pleuvait pas, le glissait sans sonner sous la porte du jardin donnant dans la rue de la Bourde. Mlle Cloque traversa le petit parterre grand comme la main qui entourait deux côtés de la maison. Avec des prodiges de soins et d'économies, elle y entretenait elle-même des rosiers et quelques fleurs. Une haie de fusains séparait son jardinet d'une grande cour encombrée de tuyaux de poêle, de lames de zinc, de charrettes à bras, de ferrailles et des mille accessoires qu'exigeait la profession du propriétaire, Loupaing, entrepreneur de plomberie. Depuis une année ou deux, les arbustes commençaient à être assez touffus pour que l'on se trouvât à peu près garanti du contact des ouvriers de Loupaing, affreux borgne presque toujours ivre, et des regards inquisiteurs de la mère Loupaing qui, de sa fenêtre du premier, tout en tricotant des bas, passait sa vie à épier le voisinage.
Le journal, plié en quatre, et tout «humide encore des baisers de la presse.» ainsi que se fût exprimé le marquis d'Aubrebie, laissait pencher une corne sur le pas de la porte, et des fourmis couraient sur l'encre fraîche. Mlle Cloque le ramassa, fit sauter d'une chiquenaude les petites bêtes, et, ayant aperçu en capitales énormes le mot «TRAHISON EN HAUT LIEU» suivi, il est vrai, de plusieurs points d'interrogation, elle s'inquiéta immédiatement et rentra par la salle à manger, cherchant ses lunettes. Elle appela:
—Mariette! est-ce que je n'ai pas laissé mon étui dans la cuisine?...
—Attendez donc... Oui, mademoiselle, le voilà!
—Eh bien apportez-le moi!
Mariette apporta l'étui.
—Ma pauvre fille, que vous êtes donc sotte; vous ne sentez pas que cet étui est vide? J'au-rai laissé mes lunettes en haut. Courez vite me les chercher.
Les yeux de Mariette brillèrent.
—C'est-il bien la peine d'aller là-haut?
Mlle Cloque qui s'exténuait à prendre connaissance de l'alarmante «Trahison en haut lieu???» frappa du pied et faillit s'abandonner à un mouvement de colère.
—Dame! fit Mariette, sans plus se tourmenter, Mademoiselle a ses lunettes sur le front!
C'était une des distractions ordinaires de cette pauvre demoiselle. Elle était toujours vexée qu'on la lui fît remarquer.
Mais la lecture était trop captivante, et elle oublia de se fâcher. Elle parcourait avidement l'article sans prendre garde que la servante était retournée à la cuisine.
—En voilà bien d'une autre, par exemple! s'écria-t-elle.
Elle froissait le journal; elle s'aperçut qu'elle était seule et sentit le besoin de s'épancher. Elle alla retrouver Mariette.
—Eh bien! ma fille, si ce qu'on dit est vrai, on peut s'attendre à en voir du joli...
—Qu'est-ce qu'il y a encore? C'est toujours leur Tonkin, je parie... Dire que j'ai mon pauvre garçon qui est à Toulon...
—Il ne s'agit pas de cela pour le moment: croiriez-vous, ma fille, qu'il paraît que Monseigneur favorise en sourdine leur projet...
—Leur projet, à qui?
—Le projet à qui? mais le projet du conseil municipal parbleu! le projet des architectes diocésains qui sont tous des libres-penseurs, à ce qu'on dit, enfin le projet de tous les ennemis de l'Église, quoi! C'est une indignité!
—C'est-il bien possible! Et qu'est-ce qu'ils veulent faire comme ça?
—Mais leur église bâtarde, une église de quatre sous, une baraque informe qui sera une humiliation pour les fidèles en même temps qu'une victoire pour toute la franc-maçonnerie!... Vous comprenez bien que ces gens-là périraient de dépit si nous relevions la grande Basilique! Ha! ha! cela les gênerait ce monument qui doit englober tout un quartier et qui serait plus grand que la cathédrale! Vous connaissez les deux tours, la tour de l'Horloge et la tour Charlemagne, n'est-ce pas? Eh bien, ces tours forment les deux angles de la grande construction qu'on projette: on bâtirait deux autres tours pareilles, aux deux autres coins, le tout réuni par un bâtiment à cinq nefs, gigantesque!...
—Eh! là là, mon Dieu! faut-il! Et pourquoi faire mettre tant d'argent?
—Comment! pourquoi faire? Mais voulez-vous me dire pourquoi nos vieux pères ont construit les cathédrales? C'est parce qu'ils pensaient que rien n'était trop beau pour le bon Dieu. Ah! ceux-là ne regardaient pas à la dépense! Et voulez-vous me dire où est-ce que nous irions prier Dieu aujourd'hui, s'ils n'avaient pas bâti les cathédrales; et qu'est-ce qui représenterait la religion aux yeux des ennemis de la foi, s'il n'y avait pas toujours là ces beaux monuments qu'ils sont bien forcés d'admirer comme tout le monde?...
—Mais, vous n'y allez seulement point dans vos cathédrales; voyons, c'est-il pas vrai, mademoiselle? Est ce que vous n'êtes pas toujours fourrés les uns sur les autres dans votre chapelle de Saint-Martin qui est large comme la main et construite en bois, comme un hangar..., une grange, si vous y tenez; mettons une grange?...
—Mais, têtue! vous ne comprenez donc pas que cela, c'est à cause de la dévotion à saint Martin dont les restes vénérés sont là, dans votre grange, comme vous dites si bien; et que c'est précisément pour qu'on lui élève un sanctuaire plus digne que nous nous pressons dans cette chapelle provisoire, afin de montrer en haut lieu qu'elle est devenue trop petite, qu'elle n'est plus proportionnée au culte sans cesse plus large qu'on rend au grand Thaumaturge!...
—Tout ça, c'est des bien beaux noms et des affaires qui ne me regardent point... Vous allez pouvoir vous mettre à table, mademoiselle. Et tâchez donc de ne point vous faire de la bile pour ces histoires-là; on a bien assez des siennes... Je trempe ma soupe.
Mlle Cloque passa dans la salle à manger et fit son signe de croix en s'asseyant à la petite table solitaire. Elle achevait l'article du journal rempli d'insinuations alambiquées et de périphrases d'un travail infini, où sous les apparences d'une attitude des plus respectueuses envers l'archevêché, se dissimulaient des piqûres au venin administrées savamment. Monseigneur trahissait la cause des catholiques purs; il ouvrait définitivement l'ère depuis longtemps prévue, des concessions, des louches compromissions, des pactes tacites et sans dignité, avec les pouvoirs publics persécuteurs de l'Église. Enfin, allait donc se manifester par un fait la justesse des sombres prévisions qui avaient accueilli l'avènement de l'archevêque Fripière. Ce fils d'une marchande à la toilette, haussé par sa seule habileté aux plus hautes fonctions ecclésiastiques; cette sorte de philosophe que certains disaient païen ou même athée, que l'on poussait à l'Académie française en raison d'ouvrages presque exclusivement littéraires et à peine orthodoxes, se préparait à passer impudemment à l'ennemi. Il ressortait nettement de l'article «qu'à l'heure où paraîtraient ces lignes» l'archevêché aurait pris position dans l'affaire de la Basilique, ce qui devait du même coup hâter «d'une façon inattendue» le commencement des travaux. On savait hélas quel était le sens de ces fameux plans tout prêts à être exécutés. Exposés dans la crypte du tombeau de saint Martin, ils avaient été lacérés, il n'y avait pas plus de trois semaines, par quelque pieux basilicien demeuré inconnu.
Ce n'était pas tout; l'article se terminait par des lignes ambiguës quant aux personnes visées, mais très claires quant au sens de l'accusation. Elles flétrissaient la conduite équivoque de certaines «notabilités» dont l'ostensible dévotion à saint Martin, jointe à la compétence reconnue tant en matière d'archéologie qu'en «la pratique des affaires,» avait fortement contribué à affermir l'espoir de voir se relever la Basilique, alors que ces mêmes notabilités favorisaient secrètement, et cela «dans un but qu'il restait à élucider», le misérable projet de l'église bâtarde.
C'était là de quoi faire aller les imaginations et les langues.
Mlle Cloque ne pouvait qu'appartenir au parti des projets héroïques et grandioses. Son âme s'était de tout temps inclinée du côté des généreuses chimères. Rien n'était assez grand ni assez beau, au gré du superbe élan de ses désirs. Depuis le mouvement qui l'avait jetée aux pieds du plus magnifique génie de son temps, jusqu'à celui qui faisait monter le rose d'une sainte colère à ses vieilles joues de femme vertueuse, à propos de la Basilique, elle n'avait point hasardé un pas qui ne fût orienté vers l'intransigeant idéal.
Une porte-fenêtre ouverte sur le jardin laissait venir l'arôme délicat des fleurs, qui s'exalte un peu vers le soir. Et l'on entendait le bruit de la lance d'arrosage de Loupaing sur la haie des fusains. Par des trous que Mlle Cloque n'arrivait pas à combler dans le feuillage de ces arbustes, elle avait le désagrément d'apercevoir la figure rouge et l'œil du plombier borgne. Chaque soir, il était là, au moment où elle se mettait à table. C'était à croire qu'il le faisait exprès, et cela était infiniment probable, car ils avaient eu une contestation précisément au sujet de cette lance. La locataire s'était réservé le droit d'en user pour l'entretien de son jardinet improvisé dans la cour du propriétaire. Or Loupaing prétendait s'en servir pour laver sa cour, à l'heure même où l'arrosage est avantageux pour les plantes. Jamais, malgré nombre de réclamations, Mlle Cloque n'avait touché la lance, et elle en était réduite à promener sur ses plates-bandes son petit arrosoir à main, tandis que, de l'autre côté des fusains lavés sur une seule face, Loupaing inondait sa cour à plaisir.
Mais la pauvre fille avait, ce soir, des soucis trop graves pour être affectée de cette petite persécution qui d'ordinaire l'exaspérait; et elle négligeait même de fermer la porte au nez de l'affreux borgne aux aguets derrière les trous. Peut-être, à cause de cette indifférence, était-ce aujourd'hui Loupaing qui rageait.
—Vous ne comprenez pas, dit-elle à Mariette qui apportait une omelette, combien cette affaire est importante...
—Quelle affaire donc, mademoiselle?
—Mais la Basilique! voyons. Savez-vous bien que cela peut nous faire manquer le mariage de Geneviève?...
Mariette leva les bras au ciel.
—C'est-il vrai, Dieu possible! Pour une histoire de «bâtisse» voilà mademoiselle Geneviève qui ne se marierait pas?
Mlle Cloque se demanda si elle allait confier à sa bonne toute l'étendue de ses angoisses. Elle pensa que cette femme ne comprendrait jamais la liaison de choses en apparence si indépendantes.
—Vous verrez, ma pauvre Mariette, vous verrez! c'est moi qui vous le dis.
Et elle se ressouvint des premières appréhensions qu'elle avait eues lorsque s'ébaucha ce projet de mariage avec les Grenaille-Montcontour. Certes c'était une des meilleures familles de Touraine, et la petite Cloque, sans autre dot que sa grâce naturelle et le renom de vertu de sa vieille tante, devait regarder comme une surprise heureuse le fait d'avoir été distinguée par le jeune sous-lieutenant. A vrai dire, c'était un bonheur inespéré, et personne autre que Mlle Cloque n'eût aperçu là de nuage.
Elle en avait aperçu pour une raison d'une délicatesse toute particulière.
Les Grenaille-Montcontour, d'authentique et très ancienne noblesse, mais d'une fortune qu'on soupçonnait insuffisante à soutenir un train assez brillant, avaient marié leur fils aîné à une jeune fille israélite. L'amour l'avait voulu, à ce qu'on affirmait, et beaucoup d'âmes généreuses en demeuraient persuadées. D'ailleurs, disait-on, il y a juif et juif, et il fallait considérer que les Niort-Caen, bien avant leur alliance avec les Grenaille-Montcontour, avaient donné au catholicisme une précieuse recrue: une Niort-Caen, dont on rappelait la conversion retentissante, dirigeait à Paris une institution religieuse. Enfin c'était encore à l'occasion d'une conversion que les deux familles destinées à s'unir étaient entrées en relations, depuis déjà plusieurs années. Le zèle de la comtesse de Grenaille avait amené à la religion un jeune protégé de la famille Niort-Caen, garçon intelligent et sans fortune, qui depuis lors ayant prononcé ses vœux, se trouvait aujourd'hui à la tête d'une petite boutique d'objets de piété, à la porte de la chapelle Saint-Martin, en qualité de Frère vulgairement appelé «à rabat bleu.» Ce Frère jouissait du privilège évangélique attribué au «pécheur converti»; et il était, à lui seul, plus choyé que «cent justes» par les fidèles de Saint-Martin.
C'en était assez, en vérité, pour que le monde le plus scrupuleux n'eût pas lieu de faire la grimace. On ne la faisait pas trop; les Niort-Caen chez les de Grenaille s'effaçaient, se faisaient oublier; et la jeune femme était si charmante qu'on ne voyait pas de différence entre elle et les femmes élevées le plus chrétiennement, sinon l'extraordinaire saveur de sa beauté. Où donc, alors, était le nuage?
Le voici. Mlle Cloque avait observé finement, et dans mille petites circonstances de l'apparence la plus insignifiante, qu'il y avait une fêlure aux principes moraux, religieux ou politiques des Grenaille-Montcontour. En quoi consistait-elle, il eût été bien difficile de le préciser; cela n'était rien ou presque rien du tout, puisque cela ternissait à peine la figure que faisait cette famille dans la société tourangelle. Néanmoins, il y avait une indéfinissable issue par où s'écoulait le suc qui maintient l'intégrité et l'originalité absolues des vieilles maisons françaises.
D'un coup d'éventail fut fêlé...
D'une manière générale, cela pouvait se traduire par une sorte de mollesse à soutenir certaines opinions qui, au gré de Mlle Cloque, étaient fondamentales d'une société chrétienne. C'était, par exemple, une nuance de libéralisme qui allait s'accentuant de jour en jour. On commence par être libéral en matière politique; puis on le devient rapidement en matière de religion et de morale. De là à l'opportunisme, il est clair qu'il n'y a qu'un pas. On disait couramment: les Grenaille admettent ceci, admettent cela. Bon pour ceci ou cela; mais que n'admettraient-ils pas demain? On citait ce trait bien significatif de l'aisance avec laquelle cette maison glissait à toute évolution inquiétante: à quelqu'un qui interrogeait M. le comte, à propos des récentes persécutions des jésuites: «Mais, enfin, si vous aviez encore des fils à instruire, les mettriez-vous au Lycée?» M. le comte de Grenaille-Montcontour avait répondu: «Pourquoi pas?» Et quelques-uns avaient frémi. C'était une réponse qu'il n'eût pas faite avant l'influence des Niort-Caen.
Les Grenaille observaient une prudente réserve depuis le commencement de l'affaire de la Basilique. Cependant on n'ignorait pas que le comte eût des connaissances tout à fait exceptionnelles en matière d'archéologie. C'était une question qui devait l'intéresser; il pouvait apporter aux partisans de la reconstruction de l'antique monument l'appui précieux de ses lumières. On n'osait pas l'interroger par crainte de l'entendre émettre un avis défavorable, ce qui eût été le signal de la guerre. Quant à lui, il se taisait. Lors du mouvement suscité par la lacération des plans du projet gouvernemental, la famille de Grenaille était partie pour Vichy.
Mais la question avançait; les grondements souterrains allaient aboutir à un déchirement du sol déjà si oscillant; l'heure arrivait où il deviendrait inévitable de prendre un parti. Que fallait-il pour cela? Un éclat. L'article du journal le faisait prévoir comme prochain.
Et la pauvre Mlle Cloque achevait tristement son dîner en songeant à cette menaçante perspective. La douleur de ses hautes aspirations compromises était cruellement avivée par le souci du sort de sa chère Geneviève qu'elle devait aller voir le lendemain, dimanche, à Marmoutier.
Quand elle descendit au jardin, elle ne trouva pas la seille d'eau que lui apportait régulièrement Mariette, et dans laquelle elle puisait avec son petit arrosoir afin de soigner elle-même ses plantes. Elle alla vers la cuisine et appela Mariette qui ne répondit point. Enfin, elle aperçut la vieille bonne sous le porche par où la maison de plomberie communiquait avec la rue de l'Arsenal; elle causait avec la mère Loupaing, malgré la défense que lui en avait faite maintes fois sa maîtresse. Elle se hâta d'accourir et prévint l'observation qui la menaçait:
—Mademoiselle! Vous ne savez pas ce qu'il y a? Paraît que Loupaing se présente au conseil municipal: les affiches sont commandées!
Mlle Cloque leva les yeux au ciel, en haussant une épaule.
—Loupaing, au conseil municipal! soupira-t-elle.
Et elle ne put se retenir de jeter un regard de pitié sur la maison de cet ivrogne imbécile et méchant. Il scandalisait le quartier par sa débauche, et le voisinage par les mauvais traitements infligés à sa femme, une pauvre patiente laborieuse qui ne criait que sous les coups par trop vifs, et ne se plaignait jamais. Entre les branches d'un magnolia au feuillage rare, Mlle Cloque vit Loupaing accoudé ce soir, à la fenêtre de sa chambre, côte à côte avec sa femme. Il était en gilet de flanelle rouge, sans manches; les gros muscles de sa chair nue formaient d'épaisses saillies. Il regardait fixement, sans que l'on sût jamais où, de son œil incertain. Sa femme était tranquille et muette, près de lui, en camisole blanche.
—Paraît qu'il a promis de ne plus sortir le soir, d'ici l'élection, dit Mariette; c'est Mme Loupaing qui est contente!...
—La malheureuse! elle veut donc qu'il ait le temps de la couper en morceaux? Cet homme-là me fait peur. Tenez, je rentre; vous arroserez vous-même, Mariette; et que je vous reprenne à bavarder!...
—Mademoiselle aimerait donc mieux ne pas apprendre ce qui se passe?
—Ce qui se passe? Ah! on l'apprend toujours bien assez tôt!
Mlle Cloque remonta à sa chambre, et se pencha un instant à la fenêtre sur la rue de la Bourde. L'air de juillet était lourd, la nuit tombait doucement. On entendait sans le voir le marteau de l'infatigable savetier. A chaque porte, des femmes étaient assises ou debout, en petits groupes immobiles. Un nouveau-né criait comme un animal qu'on égorge; des enfants jouaient dans la rue, butant contre les jambes des chasseurs à pied qui rentraient par trois ou quatre à la caserne. Sur la droite, dans le ciel obscurci, on pouvait voir la tour de l'Horloge, l'un des débris de la vieille Basilique. Un gros camion voiturant des eaux minérales passa en faisant trembler les maisons. Une fenêtre s'ouvrit à l'hôtel d'Aubrebie, et la marquise agita de nouveau le «drapeau blanc»; sans doute le marquis faisait un tour de jardin et la malheureuse folle éprouvait le vide de l'exil du prince. La grosse cloche de l'horloge tinta; une sonnerie de clairon vint des casernes; les soldats passaient en courant. Peu à peu les bruits s'apaisèrent; les groupes, au pas des portes, disparurent; de temps en temps seulement quelques coups de marteau sur le cuir marquaient que le savetier travaillait encore.
III
LA CHAPELLE PROVISOIRE
Rien n'indiquait, dans la rue Descartes, l'existence d'une chapelle, si ce n'était une simple croix de bois appliquée contre le mur au-dessus d'une porte, et sur laquelle on lisait, en caractères à demi effacés: SANCTO MARTINO. Un aveugle se tenait perpétuellement sur le pas de cette porte avec une sébile de plomb à la main; il avait la figure rongée par les piqûres de la petite vérole et il semblait que ses lèvres se fussent épaissies et desséchées à force de murmurer, sans répit, du même ton de mélopée plaintive: «Ayez pitié, Messieurs, Mesdames; ayez pitié d'un pauvre aveugle...»
Les deux marches franchies, et avant de pousser les tambours de cuir noir, on trouvait, à droite, un guichet ménagé au centre d'une étroite vitrine où pendaient des chapelets et des scapulaires. En appliquant l'œil aux mauvais petits carreaux, on distinguait dans une pièce exiguë et mal éclairée, des rangées de casiers et de tiroirs, une petite table, et un «Frère à rabat bleu» fort laid, et portant sur un nez biblique une énorme paire de lunettes aux verres du même ton que son rabat, ce qui le faisait appeler communément le Frère bleu par les personnes ignorant qu'il avait reçu en religion le nom de Frère Gédéon.
La plupart de ces dames, en entrant dans la chapelle, avaient un mot à dire ou une question à adresser au Frère Gédéon. Il était le vivant répertoire de toutes les nouvelles ecclésiastiques, et sa complaisance était sans bornes. Derrière son guichet, pareil au préposé aux renseignements dans une banque ou une gare de chemin de fer, la lèvre soulevée d'un facile sourire et la courbe du nez flexible comme un arc décochant ses traits avec précision et sans cesse rebandé par un génie mystérieux, il répondait et renseignait sur les offices, sermons, bénédictions, missions, pèlerinages, déplacements d'évêques ou de prédicateurs, nouvelles de Rome, nominations, mouvement de la propagande, échelles des guérisons miraculeuses, etc., etc., au point de constituer à lui seul une concurrence appréciable à la Semaine religieuse. Beaucoup de fidèles négligeaient depuis qu'il était là de s'abonner à cet organe de l'archevêché sous le prétexte que le Frère Gédéon avait des renseignements de meilleure main.
Quand Mlle Cloque arriva pour la messe de neuf heures, au milieu d'un sombre remous de vieilles dames, elle risqua un œil au guichet, malgré l'heure avancée. Elle était si avide d'apprendre ce que l'article du Journal du Département contenait de fondé! Le Frère Gédéon se leva, contrairement à son ordinaire; il ouvrit même la porte de sa petite boutique et fit signe à Mlle Cloque: «Entrez donc, Mademoiselle...»
Le cœur de la pauvre fille battait. Qu'est-ce qu'il pouvait y avoir, mon Dieu?
—Eh bien, fit-elle, nous avons du nouveau?
—Je le crois bien! lui glissa le Frère, sur un ton confidentiel, et c'est pour cela que je ne veux pas vous le dire devant tout le monde: hier soir à neuf heures, le sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour s'est rendu aux bureaux du Journal du Département, accompagné de deux officiers, et il a souffleté le rédacteur en chef.
—Seigneur Jésus! s'écria Mlle Cloque.
Et elle ressentit à cette nouvelle un mouvement de soulagement et même d'orgueil. Cette affaire était très désagréable à cause des suites qu'elle comportait, mais elle lui donnait une haute satisfaction morale, contrairement à ses appréhensions. C'était bien, ce qu'il avait fait là, ce jeune homme; ce mouvement de bravoure chevaleresque flattait immédiatement les plus intimes penchants de Mlle Cloque. Ce ne fut qu'en se ressaisissant qu'elle se demanda: mais pourquoi a-t-il fait cela?
Les yeux du Frère bleu brillottaient derrière ses conserves, et l'arc de son nez se bandait et se détendait successivement sans qu'il prononçât un mot. Enfin, voyant l'anxiété de la vieille fille, il dit tout bas, et d'un air qui voulait signifier beaucoup de choses:
—Ce jeune homme est bien, imprudent...
Soudain, les yeux de Mlle Cloque chavirèrent. Elle crut comprendre la réticence du Frère; elle la rapprocha, ainsi que la provocation du jeune Grenaille, de la queue du fameux article.
—Quoi! fit-elle; c'étaient eux que l'on visait dans l'article? Mais je vais me désabonner en sortant de la messe!... Comment c'étaient eux! Mais c'est une infamie!
—Ce jeune homme, répéta le Frère, a été bien imprudent... Vous allez manquer le commencement de la messe, Mademoiselle. M. le vicaire général est à l'autel; je vous recommande son allocution, elle sera intéressante.
Tout émue, toute frémissante, Mlle Cloque entra dans la chapelle déjà entièrement garnie de monde. Elle s'engagea dans une contre-allée qu'assombrissaient les tribunes, et se heurta à la chaisière qui lui fit un signe de tête amical et, la main en cornet sur la bouche, lui chuchota confidentiellement:
—Le sermon, Mademoiselle, écoutez-le bien: tout le monde en tremble déjà!
Au troisième rang, devant la sainte-table, une seule chaise restait libre, avec un prie-Dieu garni d'une petite boîte fermant à clef et d'une plaque de cuivre portant gravé: «Mademoiselle Cloque.» Cette chaise était placée au bord de l'allée; sa titulaire l'occupa sans déranger personne et sans même lever les yeux pour répondre à une foule de petits saluts tout prêts, suspendus à ce signe des paupières qu'elle eût pu faire, mais que l'on ne se permet plus quand le prêtre en est déjà à l'offertoire. Cependant elle fit une exception en faveur du comte et de la comtesse de Grenaille, en raison de l'abominable calomnie dont ils venaient d'être l'objet, et leur adressa en passant un fin sourire à la fois douloureux et sympathique.
A gauche et à droite d'une sorte de balcon faisant face à l'assistance, et servant de chaire, deux escaliers de bois conduisaient au chœur très surélevé et orné d'une profusion de bannières portant des noms de villes de France, adressées en hommage à saint Martin. Contre la balustrade du balcon, étaient appendus des sabres et des épées, en ex-voto, formant panoplies autour de cadres à fond de velours épinglé de nombreuses décorations parmi lesquelles les anciennes croix de Saint-Louis et du Saint-Esprit côtoyaient la Légion d'honneur et la médaille militaire. Toute la surface des murailles, d'ailleurs, aussi bien du chœur que de la grande et unique nef à toiture de bois, que Mariette appelait une grange, était couverte de plaques de marbre revêtues d'inscriptions chaleureuses et touchantes: «Reconnaissance à saint Martin», «Reconnaissance éternelle. Un père sauvé», avec les initiales et la date; «Gloire à saint Martin: un mari et un fils conservés, 1870-71», «Grâce obtenue,» «Grâce obtenue,» etc., etc. Ces murs simples et qu'on disait nus avaient la grandeur même et la beauté des angoisses humaines et de l'inébranlable foi des créatures. Sous les hommages militaires des panoplies et des croix, s'ouvrait une arcade grillée donnant sur la crypte où reposaient les restes du Thaumaturge.
Beaucoup d'hommes, surtout des officiers, étaient mêlés au flot des dévotes de saint Martin; çà et là, la tache claire du dolman d'un chasseur ou une toilette de femme élégante fleurissaient la foule.
La chaisière allait de l'un à l'autre. Le tulle de deuil flottant sur les ailes blanches de son bonnet, sa vivacité, sa façon de se poser brusquement contre l'oreille d'une personne en lui vrillant toute la longueur d'un cancan, puis de s'échapper soudain, butinant de ci de là, jusqu'à telle autre oreille complaisante, l'avaient fait surnommer la Mouche. Rarement la Mouche avait manifesté une aussi grande fébrilité qu'aujourd'hui. Par son contact multiplié, chaque groupe venait de recevoir, en même temps que la petite piqûre, une maladive impatience touchant le sermon de M. l'abbé Janvier, vicaire général.
Cependant, quand il parla, on eut la secousse du coup de foudre attendu et qui surprend infailliblement.
C'était un homme très savant et très écouté qui, six mois de l'année, faisait à la chapelle Saint-Martin une sorte d'instruction positive et documentée agréable aux esprits précis. Il s'enflammait rarement et ne parlait que pour dire quelque chose, ce qui lui valait une réputation d'originalité diversement appréciée. Quelques-uns le trouvaient froid et sec, d'autres un peu terre à terre, sous le prétexte qu'il s'attachait plutôt à l'histoire religieuse qu'à la théologie; certains l'accusaient d'avoir l'esprit protestant.
Du même ton impassible et un peu monotone qu'il employait à raconter les batailles de Constantin, il aborda le sujet brûlant de la construction d'une église digne des précieux restes de saint Martin. Il tenait, comme toujours, dans la main gauche, sa montre d'argent assujettie par une petite ganse noire qui enmaillottait l'annulaire. Il parlait vingt minutes, jamais plus, et son seul geste consistait à regarder l'heure au creux de sa main.
Il affecta d'ignorer absolument qu'il eût jamais été question de construire une Basilique. A l'entendre, c'était là un projet dont il n'avait même pas eu vent. Il décida que l'heure était venue de réaliser le vœu cher à tous les chrétiens. Grâce à la générosité des fidèles, les capitaux recueillis étaient suffisants non seulement à entamer, mais à parachever, dans un délai aisément appréciable, le pieux édifice appelé à remplacer la présente chapelle provisoire. On eût dit qu'il s'agissait de construire un bazar pour une vente de charité. A aucun instant le souffle de l'enthousiasme n'ébranla sa parole. Et il y avait là des centaines de personnes qui eussent vendu leur lit pour voir surgir le monument grandiose, le manifeste universel de la puissance catholique!
M. l'abbé Janvier poursuivait l'énumération des travaux prochains. Il possédait pierre par pierre la future église de Saint-Martin. Il en connaissait les moindres détails. Aucun terme technique ne lui manquait ni ne lui faisait peur. Il ne s'excusa point de prononcer des chiffres, et de donner à son allocution l'allure d'un mémoire d'architecte, au pied même des autels. C'était, à lui, sa méthode. Au lieu d'évoquer dans les esprits l'idée du monument à l'aide d'images apocalyptiques, il en dressait petit à petit les assises solides, étayées à mesure sur ce qu'il ne craignait point d'appeler: «ce point d'appui essentiel: les capitaux disponibles».
Personne ne broncha. Autour de cette parole glaciale l'air lui-même se figeait. Les assistants se pétrifiaient. Par tant de flegme et d'audace ils semblaient anéantis. M. Janvier en qualité de vicaire général était le porte-parole de l'archevêché. Ce que l'on annonçait là, c'était l'irrévocable. Demain, probablement, les ouvriers entoureraient déjà cette chapelle noble et belle dans sa pauvreté toute nue, pour la remplacer par l'odieuse construction moderne dont le dessin et la plate silhouette étaient en ce moment si distinctement évoqués par les plates expressions de M. Janvier.
Peu à peu, une sorte de dégel se produisant à la suite de la première surprise, des têtes se tournèrent, on échangea des regards significatifs, une houle passa sur les épaules. Le respect du saint lieu interdisait toute manifestation. Pas un fidèle ne sortit. Mais on sentait comme à certains jours, sous la surface terne de la mer, la lame profonde, plus dangereuse que la tempête.
Quand la vingtième minute fut écoulée, M. l'abbé Janvier avait achevé de décrire jusqu'à la pointe du clocher futur et de prouver la possibilité matérielle de son exécution. Alors, comme un maçon parvenu au faîte de son ouvrage y plante un petit drapeau, il dit un mot qui, d'un seul coup, parut résumer toutes ses réticences et faire claquer son pli impertinent sur les creuses chimères d'une partie des cervelles présentes: «Mes frères, il faut être de son temps. Ainsi-soit-il.» Puis il fit son signe de croix et continua la messe.
On se contint jusqu'à la fin; mais la sortie fut fiévreuse. L'officiant n'avait pas fermé le livre sur le dernier Évangile, que nombre de personnes se hâtaient vers la porte, pressées d'échanger leurs impressions. D'ordinaire, beaucoup descendaient à la crypte déposer un cierge près du tombeau. Seuls, quelques soldats et des femmes pauvres se dirigèrent aujourd'hui du côté de l'escalier. La porte extérieure, sur la rue Descartes, était comparable à l'ouverture d'une ruche d'abeilles.
—Ayez pitié, messieurs, mesdames, ayez pitié d'un pauvre aveugle...
La malheureuse prière de l'aveugle était couverte par la rumeur bourdonnante d'une centaine de femmes qui aussitôt à l'air libre éclataient, laissaient fuser à grands jets leur indignation et leur colère. Elles restaient là, sur place, coude à coude, par groupes confus qui se déformaient ou se pénétraient d'un simple pivotement sur les talons, une phrase commencée au nez de quelqu'un s'achevant brusquement contre une autre figure: propos sans suite, incohérents, mais s'emboîtant les uns les autres à cause d'une aigreur, d'une violence communes; le ton seul harmonisait ce pot-pourri d'idées dont la plupart, émises posément, se fussent trouvées contradictoires. Les plus acharnées étaient les vieilles; on en voyait qui relevaient leur voilette sur le front pour parler mieux, et qui brandissaient leur gros paroissien entre leurs mains gantées. Et elles ne pouvaient se résigner à s'en aller, comme si, à elles toutes, là, en force, elles allaient faire quelque chose. Elles n'étaient plus cent; elles semblaient innombrables; les tambours noirs vomissant toujours deux torrents de lave humaine qui élargissaient, épaississaient et ranimaient cette grande flaque de matière en ébullition.
La rue, peu fréquentée, permettait ce rassemblement. Quelques rares fiacres rasaient le bord du trottoir opposé, le long du mur du couvent de l'Adoration perpétuelle. Deux ou trois voitures attendaient des personnes ayant assisté à la messe, entre autres le landau des Grenaille, avec deux chevaux fort bien attelés.
Plusieurs avaient cherché un épanchement au guichet du Frère bleu, mais le guichet était fermé.
Lorsque Mlle Cloque sortit, longtemps après le gros de la foule, il y eut une forte poussée vers elle. D'un accord tacite et unanime, ce mouvement la proclamait l'âme même de l'opposition. Nul ne doutait de son opinion, déjà maintes fois exprimée; son importance morale au milieu de tout le monde de la dévotion, et de plus, sa qualité actuelle de présidente de l'ouvroir de Saint-Martin la plaçaient d'emblée à la tête de la résistance.
Elle eut un mot heureux qui courut de bouche en bouche et donna une consistance et une force inattendues au parti de la Basilique: près des personnes qui l'entourèrent, elle étiqueta les plans et devis que venait d'étaler le vicaire général, de «projet républicain». Le Journal du Département n'avait jamais poussé si loin, et c'était un tort, car, prononcés en temps opportun, de tels mots ruinent un parti. Le Saint Père n'ayant pas encore parlé à cette époque, aucun simulacre de paix n'existait entre l'Église et la République. Le projet que venait d'adopter l'archevêché, et que favorisait en secret le ministère, était bien un projet teinté de républicanisme. On s'en doutait; mais il fallait le dire. C'était fait.
Et toutes ces dames achevaient de se monter la tête avec cette épithète malsonnante. Aucune d'elles ne doutait qu'il ne fût suffisant de la prononcer pour rendre odieuse désormais l'idée même de toute construction autre que l'ancienne, la grandiose, la sainte Basilique démolie et rasée par les mains révolutionnaires. D'un coup, la question qui, depuis des mois, agitait les esprits, changeait d'aspect. Elle cessait de se présenter sous le caractère purement religieux et esthétique qu'elle avait jusqu'alors revêtu, pour s'aggraver d'un caractère politique. Il ne s'agissait plus de savoir s'il était ou non plus convenable d'élever une église colossale ou une église moyenne. L'église moyenne s'identifiait avec la République. Un bon catholique ne frayait pas avec la République. Voilà qui était net. Cela allait éviter à bien des esprits indécis ou paresseux à se prononcer, l'embarras de formuler un jugement.
On n'osait pas trop parler de Monseigneur, car il est délicat de s'exprimer sur la trahison d'un chef, et toute l'acrimonie s'accumulait sur la tête du vicaire général.
—Est-il sorti? demandait-on.
—Non; on ne l'a pas vu.
—Peut-être déjeune-t-il avec M. le Chapelain?
—Ce n'est pas probable; il y a un grand déjeuner à l'archevêché en l'honneur de Monseigneur l'évêque d'Héliopolis.
—Mademoiselle Cloque! Vous devez savoir cela, vous, par vos amis. M. le comte de Grenaille n'est-il pas lié avec l'évêque d'Héliopolis?
—Certainement! certainement! fit l'héroïne de la matinée.
Elle était plus curieuse de voir sortir les Grenaille-Montcontour que le vicaire général. Selon le raisonnement qu'elle s'adressait, M. de Grenaille ne pouvait plus hésiter à déclarer son opinion, tenue jusqu'ici si scrupuleusement secrète. Et, après l'article du journal d'hier, auquel son propre fils avait attribué le sens précis d'une insinuation injurieuse à son adresse, il était inadmissible qu'il ne donnât pas à ses ennemis un éclatant démenti en se rangeant ouvertement du côté des protestataires.
On eût voulu que le vicaire général se montrât au moment où l'agglomération des fidèles dans la rue gardait un aspect imposant. Quelle tête ferait-il en face de la manifestation? C'est ce dont il serait assez plaisant d'être témoin. Quelques personnes, notamment Mlle Jouffroy, deux sœurs âgées, pensionnaires au couvent de l'Adoration perpétuelle, se déclaraient d'avis qu'on lui fournît un témoignage démonstratif du mécontentement général. Qu'entendaient-elles par là? A voir les plis courroucés de leur visage et le froncement de sourcils de ces deux filles agitées par une pieuse colère, on pouvait s'attendre à tout.
Malheureusement, le public commençait à se répandre et à se clairsemer. On vit sortir l'organiste, M. Houblon, homme maigre et haut qui prêtait gracieusement le concours de son talent à la chapelle de Saint-Martin ainsi qu'à sa paroisse. Il éleva des bras pareils à des signaux de détresse, et, suivi de ses quatre filles, se confondit dans la foule des dévotes. Le vicaire général ne paraissait point, non plus que la famille de Grenaille-Montcontour. Les chevaux du landau avaient des impatiences, et le cocher était obligé de leur faire exécuter un mouvement de va-et-vient dans la rue, tout en prêtant l'oreille à l'appel du groom établi près de la porte de la chapelle.
Tout à coup, celui-ci siffla. M. et Mme de Grenaille causaient amicalement avec le Frère bleu qui rentrait à son guichet. Mlle Cloque s'avança les saluer, et ils descendirent ensemble le trottoir en se dirigeant du côté de la voiture.
Le comte était un homme d'une soixantaine d'années, portant beau, de haute taille, le teint chaud, les cheveux blancs, le menton rasé, avec des moustaches et des favoris d'ancien blond, fort soignés, d'une vraie distinction. La comtesse était une grande et forte femme, qui eût paru obèse sans le port de grenadier qu'elle avait et qui semblait lui donner la force de soutenir allègrement toute surcharge physique. Elle conservait les dents superbes et des cheveux châtain foncé durs comme crins. Elle conduisait elle-même, chassait à courre et tenait le verbe haut. Avec cela, une mise toute provinciale: pas plus de goût pour sa toilette que pour l'intérieur de sa maison.
Mlle Cloque n'osa placer aucune parole importante. Ils causaient du beau temps qu'il faisait, lorsqu'un mouvement se produisit dans la foule. On venait de voir surgir dans l'entre-bâillement de la porte la figure ronde et rosée de M. le vicaire général. Il n'était pas encore couvert et causait assez vivement avec quelqu'un demeuré à l'intérieur.
Que de malheureuses femmes frissonnèrent! On s'attendait à un scandale.
Il salua la personne avec qui il s'était attardé et s'avança délibérément jusqu'au seuil de la chapelle, où il leva le nez, prit le vent, mit son chapeau et se dirigea pour sortir, dans l'espace libre qu'ouvraient devant lui instinctivement les manifestants. Il considéra ce recul comme une marque de respect et avança en s'inclinant légèrement jusqu'au groupe formé par les Grenaille-Montcontour et Mlle Cloque, entre le landau et une grande porte ouverte sur la cour d'un droguiste. La manifestation épiait ces quatre personnes. La pauvre Mlle Cloque blêmit, et les jambes faillirent lui manquer.
Avec la plus chaleureuse cordialité, M. l'abbé Janvier aborda M. et Mme de Grenaille-Montcontour. Il fut tout de suite apparent qu'ils s'attendaient là, que c'était un rendez-vous. En effet, la comtesse dit à Mlle Cloque que ces messieurs déjeûnaient à l'archevêché avec Mgr l'évêque d'Héliopolis; et sur quelques mots très aimables et pleins de promesses sous-entendues, pour sa charmante petite Geneviève, elle tendit la main à la vieille fille. Le vicaire général monta à côté de la comtesse; le comte s'assit lestement sur le strapontin; et le landau se dirigea vers la rue Néricault-Destouches où il tourna et disparut.
Mlle Cloque murmura intérieurement:
—Mon Dieu! donnez-moi des forces; faites-moi la grâce de ne pas tomber!...
Et, d'un courageux effort sur elle-même, elle se redressa et se tint ferme.
La situation était plus tragique pour elle que pour aucune des personnes présentes à cette volte-face. Car elle seule, sans doute, était informée du véritable sens de l'article ambigu du Journal du Département. Elle seule savait, à l'heure actuelle, la gravité de l'attitude que venait de prendre le comte de Grenaille. En adoptant le parti de l'archevêché et le «projet républicain», non seulement il trahissait la cause du parti catholique dont il était l'ornement, mais il endossait la responsabilité des insinuations calomnieuses du journal; il reniait l'acte chevaleresque de son fils Marie-Joseph! C'était un coup d'état, une révolution. Demain, ce soir, tout à l'heure peut-être, par les feuilles de l'après-midi, tous apprendraient que M. le comte de Grenaille-Montcontour publiquement accusé de soutenir les projets gouvernementaux «dans un but qu'il restait à élucider» n'avait répondu qu'en affirmant son adhésion à ces projets. C'était pour les Basiliciens la perte d'un appui des plus précieux et sur lequel beaucoup avaient témérairement compté; mais pour Mlle Cloque c'était la question du mariage de sa nièce vis-à-vis de quoi venait de se creuser un précipice beaucoup plus terrible qu'elle n'avait osé le redouter.
Les deux demoiselles Jouffroy vinrent les premières au-devant d'elle. Elles ne dirent rien. La colère et l'indignation atteignent parfois un degré d'intensité que l'expression verbale est inhabile à traduire. Mais leur contenance parlait pour elles. Leurs traits, leurs bras, toute leur personne étaient affaissés, échoués, abîmés. Leurs coques grises tremblotaient de chaque côté de leurs yeux noyés. Toutes les deux pareilles, elles se ressemblaient comme deux jumelles. Leur dépit s'augmentait de la déconfiture de leurs belles menaces. Elles avaient donné à entendre qu'elles briseraient les vitres au nez du vicaire général. Et elles s'étaient écartées à son passage, comme tout le monde, sans oser proférer un cri. Elles avaient assisté, comme tout le monde, à l'espèce de défi que leur jetait à la face leur ennemi plein d'insouciance et de bonne humeur en transformant en hommage—par inconscience ou par une souveraine habileté—leur équivoque manifestation.
Quelques mines abattues se joignirent à elles, tandis que la plupart s'en allaient derrière M. Houblon dont les grands bras de sémaphore annonçaient la tempête.
Ce fut la jeune femme du libraire catholique, Mme Pigeonneau-Exelcis, qui fit remarquer la pâleur excessive de Mlle Cloque; et elle se hâta de la soutenir en lui donnant le bras. Il n'était que temps; Mlle Cloque allait céder à un étourdissement. Par bonheur, la porte du couvent était entre-bâillée; ces demoiselles n'eurent qu'à la pousser, et on installa promptement la malade sur une chaise qu'avança la sœur tourière, dans une petite cour pavée où il y avait des lis en pots au pied des murs. On alla chercher des sels, de l'éther, et tout en se livrant à cette besogne charitable, on racontait à la tourière les événements. La bonne vieille sœur, la figure embobelinée dans un bonnet blanc tuyauté du front au menton, ne se laissait guère atteindre par ce qui s'agitait de l'autre côté du cloître où elle était enfermée depuis un demi-siècle, et elle dit, après le récit de si grandes choses:
—Monsieur l'aumônier a été pris d'une attaque de goutte ce matin, et la messe de huit heures a eu quarante minutes de retard...
Mlle Cloque revint doucement à elle. On apercevait, par le jour d'un porche, la verdure du jardin planté de hauts tilleuls. Deux formes blanches passèrent au bout d'une allée. Puis on ne vit plus rien remuer; et l'on n'entendait que le bruit d'un torchon époussetant les chaises du parloir d'où il venait une grande fraîcheur. Mme Pigeonneau-Exelcis demanda si elle ne pouvait pas profiter de l'occasion pour emmener sa fillette, avant le déjeuner. Mais la sœur ouvrit des yeux comme si on lui demandait d'abjurer sa religion:
—Y pensez-vous, madame Pigeonneau? Ces demoiselles sont à l'Instruction religieuse, à cause du retard de la messe de ce matin...
—Ah! la messe a été en retard?
Et la bonne sœur répéta ce qu'elle avait dit un instant auparavant et qu'on n'avait point écouté. Puis, pour réveiller tout à fait Mlle Cloque, elle la taquina sur un sujet passé à l'état d'habitude:
—Vous voyez bien, Mademoiselle, si votre nièce était en pension ici, elle serait venue vous embrasser, et c'est ça qui vous aurait ragaillardie!...
—Mais non, dit en souriant la malade, puisque c'est l'heure de l'Instruction religieuse...
—C'est vrai! c'est vrai! Ah! mademoiselle Cloque a réponse à tout.
Et ce sujet était plein d'amertume pour la vieille tante de Geneviève. Car elle l'avait mise au Sacré-Cœur parce que l'on ne cite rien de mieux que le Sacré-Cœur pour l'éducation d'une jeune fille. Elle allait toujours aux extrêmes, en toutes choses. Et que de mérite elle avait à cela! Car on ne cite rien non plus de plus coûteux que l'éducation au Sacré-Cœur. Le couvent de l'Adoration perpétuelle eût été beaucoup plus à la portée de ses ressources. Mais le moyen de marier brillamment une jeune fille élevée côte à côte avec la petite Pigeonneau, fille du libraire?
—Ma bonne amie, firent Mlles Jouffroy, vous déjeunerez avec nous. Nous ne vous laisserons pas vous en aller chez vous après cette faiblesse...
—Vous êtes bien bonnes! Je n'ai guère d'appétit. Il faut pourtant que je reprenne des forces pour aller voir ma Geneviève cet après-midi... Mais Mariette; que dira Mariette si elle ne me voit pas rentrer?... Vous ai-je averties que Loupaing va être conseiller municipal?
Tout le monde haussa les épaules.
—On fera prévenir Mariette, ne vous inquiétez pas; madame Pigeonneau va avoir la complaisance d'envoyer un commissionnaire jusqu'à la rue de la Bourde; n'est-ce pas, chère petite dame?
—Mais comment donc! Mais trop heureuse de pouvoir vous être agréable! Je vais y aller moi-même, parce que votre bonne croirait sa maîtresse perdue si un homme de peine lui expliquait cela tout de travers...
—Non, madame Pigeonneau, vous ne ferez pas cela, je ne le souffrirai pas!
—J'y cours; j'en ai pour un moment. Au revoir, Mesdemoiselles, bonjour ma chère sœur: je viendrai prendre ma fillette à deux heures et demie...
Elle fit sonner l's douce: «z et demie» et s'esquiva.
—Vous êtes trop gentille! Au revoir, chère madame Pigeonneau.
Et quand la femme du libraire fut partie:
—Quelle excellente petite femme! dit Mlle Cloque.
—Bah! fit Mlle Jouffroy, la cadette, elle est enchantée de vous rendre service; c'est une façon de vous dire: n'oubliez pas de prendre chez moi le livre de mariage...
—Oh! la mauvaise!
Mlle Jouffroy, la cadette, avait la dent pointue. On reprochait d'ailleurs, en secret, à madame Pigeonneau-Exelcis d'être jolie. Non pas que personne eût pu jamais l'accuser de mésuser de sa beauté; mais, le charme physique laisse toujours planer quelque inquiétude morale.
Mlle Cloque eut la force de monter jusqu'au premier, dans l'appartement qu'occupaient ses amies. Le couvent recevait une douzaine de pensionnaires libres, veuves ou célibataires, qui, moyennant un prix modique, jouissaient dans cette paisible maison d'un confortable des plus avantageux. La tante de Geneviève ne gravissait jamais sans un profond soupir les larges escaliers de pierre à rampe de fer forgé, donnant sur des paliers plus spacieux que son jardin et où s'ouvraient les doubles portes soigneusement calfeutrées, rembourrées et lourdes comme des portes d'église. De beaux christs d'ivoire, des images de la Vierge, un peu mesquins sur l'immense surface des panneaux blanchis; une atmosphère de quiétude et d'ordre intime; le parfum du voluptueux servage divin et de l'éternité assurée, ornaient et emplissaient cet enviable refuge. Quel délice de reposer ses yeux, par les hautes fenêtres, sur la crête bien taillée des tilleuls, sur le pieux va-et-vient des religieuses toutes blanches et sur les ébats innocents d'enfants dont les voix et les cris venaient trois ou quatre fois par jour vous revigorer l'esprit et le cœur! Ne plus voir l'œil louche du futur conseiller municipal, sa lance braquée sur le revers des fusains, ni l'accablante tristesse du «drapeau blanc» de la folle, c'était le rêve de Mlle Cloque; et elle y ajoutait encore le désir d'économiser le loyer de la rue de la Bourde qui absorbait ses maigres revenus. Mais à cause de Geneviève il fallait faire figure; tant que Geneviève ne serait pas mariée, il ne fallait pas songer à venir s'enterrer dans une «maison de retraite» dont le nom sonne une certaine fêlure de pauvreté.
Une sœur converse, au doux visage de bienheureuse, apportait le repas dans de grands paniers cylindriques à plusieurs étages, en fer blanc pour les plats chauds, en jonc pour le pain et les desserts. Elle était chaussée de sandales de feutre, et son pas insonore la laissait prendre tout à coup pour une apparition. Elle faisait sa besogne et recevait les observations avec un étrange contentement; on eût dit qu'elle servait à la table des Anges.
—Eh bien! sœur Brigitte, ça ne vous fait donc rien que le bon Dieu soit frustré d'une si belle Basilique?
Sœur Brigitte sourit et répondit sans hésitation:
—Notre Seigneur Jésus-Christ a dit: «Mon royaume n'est pas de ce monde...»
Et elle emporta le fromage, déjà retournée, quant à elle, à sa tranquille béatitude.
IV
GENEVIÈVE
Quand Mlle Cloque allait voir sa nièce Geneviève, le dimanche après-midi, elle prenait ordinairement le tramway qui partait de la rue Royale, traversait la Loire sur le pont de pierre et s'arrêtait alors au faubourg de Saint-Symphorien. Il y avait encore un bon kilomètre à faire à pied, et c'était un de ses soucis d'être rencontrée sur cette route poussiéreuse en été, boueuse en hiver, par les familles des compagnes de sa chère pensionnaire, dont les voitures la devançaient. Elle disait que le médecin lui ordonnait la marche; mais ce n'était qu'une des mille économies secrètes qu'elle réalisait pour faire face aux frais de cette pension luxueuse.
Mlles Jouffroy qui n'étaient pas assez sottes pour s'illusionner sur ces tristes cachotteries, avaient saisi aujourd'hui l'occasion de l'étourdissement que leur amie avait eu dans la matinée, pour aller voir une de leurs petites parentes, élève aussi du Sacré-Cœur de Marmoutier, et elles avaient fait monter mademoiselle Cloque en voiture avec elles.
Marmoutier est situé dans un lieu magnifique. Sur la rive droite de la Loire basse et nonchalante, c'est un énorme bâtiment moderne construit entre un vieux portail gothique qui date de l'antique abbaye, et des collines boisées ou plantées de vignes et qu'agrémentent encore de très anciens monuments ruinés. Dans la partie plane qui s'étend au long du fleuve, ce sont des jardins à perte de vue, des allées ombreuses, des massifs de fleurs; selon les heures, tout cela s'anime et se remplit de cris, ou retombe instantanément au silence le plus complet.
Très lentement, après qu'on avait sonné à la porte, à gauche du porche ogival, une vieille petite dame arrivait et vous toisait du bas des marches en mettant sa main en auvent sur ses yeux effarouchés de la lumière. Elle était d'origine italienne et s'appelait madame Cantalamessa. Elle faisait la joie des pensionnaires qui lui trouvaient la figure d'un polichinelle barbouillé de confitures, ce qui n'était qu'exagéré. Quand madame Cantalamessa vous avait reconnu, elle vous adressait un signe d'accueil qui pouvait aller jusqu'à l'amabilité. Mais malheur à qui se présentait pour la première fois en venant demander de voir une élève au parloir. C'était à croire que cette compatriote de Juliette avait eu, contre toute vraisemblance, des aventures de jeunesse, et il semblait qu'elle rêvât sans cesse à des complots d'enlèvements contre les jeunes filles confiées à sa garde.
La formule d'un protocole sévèrement observé voulait que l'on s'informât immédiatement de la santé de Madame de Montgomery, la Supérieure, ou tout au moins de madame la Surveillante générale qui passait pour être ni plus ni moins que la propre petite-fille de lord Byron. En vertu d'une fiction non dépourvue de style, les parents ne venaient pas ici voir leur fille dans une maison anonyme où l'on achète très cher une éducation et une instruction choisies; ils venaient chez Madame de Montgomery afin de lui présenter leurs hommages, après quoi ils embrassaient leur enfant placée ici avant tout pour recevoir le lustre d'un si grand nom.
Madame Cantalamessa prit un air embarrassé qui inquiéta les trois vieilles filles. Mlle Cloque, volontiers superstitieuse et croyant que tous les malheurs s'enchaînent et vous assaillent d'un coup, s'écria:
—Geneviève est malade! N'ayez pas peur de me le dire, je vous en conjure, madame Cantalamessa!...
La religieuse se hâta de la rassurer.
—La chère enfant, Dieu merci, n'est pas malade...
—Alors, c'est Léopoldine! firent en même temps les demoiselles Jouffroy.
Madame Cantalamessa pinça les lèvres tout en faisant de la tête un signe de négation. On comprit immédiatement qu'il ne s'agissait pas de la santé. D'un ton sententieux de président de tribunal, et en affectant de répandre une amertume douloureuse sur le nom qu'elle prononçait, madame Cantalamessa laissa tomber ces paroles du côté des demoiselles Jouffroy:
—Nous avons le regret de vous prévenir, mesdemoiselles, que l'élève Léopoldine Archambault ne sera pas visible aujourd'hui, cette malheureuse enfant s'étant rendue coupable d'une faute grave.
Ces demoiselles soupirèrent. Au fond, la santé seule avait pour elles de l'importance, comme pour tous les parents, et elles étaient prêtes à accueillir en souriant la communication qui leur était faite sur un ton disproportionné. Ce n'était pas la première fois que l'on trouvait Léopoldine en pénitence!
Mais Madame Cantalamessa ne riait pas. Pour atténuer seulement la sévérité de la nouvelle, elle ajouta que toutes ces dames avaient beaucoup prié afin d'appeler l'indulgence de Dieu sur «la malheureuse enfant,» et que l'on espérait que l'esprit du mal n'était pas ancré en elle...
—Elle est si jeune!... acheva la religieuse, afin de marquer, que, quant à elle, elle lui pardonnait déjà.
Mais il fut impossible de savoir en quoi consistait la «faute grave»; ces demoiselles verraient Madame la supérieure qui parlerait, elle, si elle le jugeait convenable. Madame Cantalamessa les fit engager avec Mlle Cloque dans un escalier de pierre, en colimaçon, où l'on remarquait dans une niche une statuette de moine assis, très populaire dans l'établissement; c'était celle de Saint-Brice, patron des mauvaises têtes. On ouvrait tout à coup sur le salon qu'il fallait bien se garder d'appeler parloir, ce mot bas étant réservé aux Maisons de second ordre.
Une immense pièce blanche, au parquet ciré, emplie d'une grand murmure. Tout autour, en groupes plus ou moins épais, des familles, pères, mères, grand'mamans, frères en uniforme de collège des P.P. Jésuites, et pensionnaires de tout âge, depuis des fillettes de huit à neuf ans, auxquelles on fait manger des bonbons, jusqu'à des jeunes filles formées, presque toutes gauches sous le costume et la coiffure réglementaires dont les rubans et les médailles de sagesse achèvent l'aspect disgracieux.
A la vue de Mlles Jouffroy que l'on connaît pour venir fréquemment demander Léopoldine Archambault, on dirait qu'un coup de vent a emporté les voix. Mais elles reprennent aussitôt de plus belle, et l'on entend dans chaque groupe des «Léopoldine» par-ci, «Léopoldine» par-là, et des exclamations, et des réticences et des «chut!...» et des «ça ne se dit pas!...» enfin, tant et si bien qu'une phrase articulée net et aigu par une bambine de dix ans, arrive toute crue aux oreilles de Mlle Jouffroy la cadette: «Léopoldine est à la sœur vachère!...»
—«Léopoldine est à la sœur vachère!...» Qu'est-ce que cela veut dire? s'interrogent les trois vieilles amies.
C'est aussi ce que demandent les parents dans les groupes. Mais personne, pas même les enfants qui répandent cette stupéfiante et mystérieuse nouvelle, ne savent au juste ce qu'elle signifie. Mlles Jouffroy reçoivent les discrètes condoléances de quelques personnes de leur connaissance; Mlle Cloque dispose dans un coin favorable des chaises pour recevoir sa Geneviève. Geneviève arrive, grande, mince, d'abondants cheveux blonds, des yeux longs, taillés en amande, profonds et veloutés. Des chaînes de cuivre et d'argent supportant des médailles de différents ordres battent sa poitrine où passe en sautoir un ruban bleu large de quatre doigts. Elle se jette au cou de sa pauvre tante qui prépare des phrases pour la pressentir sur un sujet pénible.
—Dis donc, tante, tu sais? Léopoldine, est à la sœur vachère!...
—Ah çà! qu'est-ce que c'est que cette histoire-là! Qu'appelez-vous comme cela?
—Oh! tante, mais c'est tout ce qu'il y a de plus grave! Tu ne te souviens pas, il y a trois ans, c'est arrivé à une grande, nommée Jeanne-Marie Legoëlec, qui avait introduit une romance très dangereuse. Dès les premiers mots, je me rappelle, il y avait:
—Oh!... Mais ça ne m'explique pas la sœur vachère?...
—Eh bien! voilà. On ne communique plus avec le couvent, pendant un mois, deux mois peut-être; on est dans la ferme, à côté, avec la sœur qui s'occupe des bestiaux; il paraît même qu'on couche dans l'étable;... on dit qu'on trait les vaches!...
—Mais, enfin, qu'est-ce qu'elle a fait pour cela, cette malheureuse?...
—Qu'est-ce que tu veux? ça vaut toujours mieux que d'être renvoyée... L'autre est renvoyée, par exemple.
—L'autre? quelle autre?
—La Brésilienne.
—Qu'est-ce que la Brésilienne vient faire là-dedans?
Et Mlle Cloque eut soudain peur d'apprendre des horreurs par la bouche de sa nièce. Elle chercha à détourner la conversation, mais Geneviève sans aucune gêne et avec une candeur qui ne laissait pas le moindre soupçon d'arrière-pensée:
—Elles s'écrivaient des billets; c'est défendu.
—Ah!
Par une des grandes portes vitrées ouvertes sur une terrasse à balustrade gothique donnant sur les jardins, on voyait passer et repasser Mlles Jouffroy et madame de Montgomery dont le nez long et distingué émergeait de profil, hors de la cornette tuyautée. A leur air il était évident que l'affaire de Léopoldine bouleversait la maison.
Presque toutes les fois que Mlle Cloque venait voir sa nièce, il y avait à Marmoutier un événement qui absorbait les esprits. C'était une retraite, un sermon, la visite d'un évêque, la rougeole, une canonisation ou des nouvelles alarmantes de la santé du pape. Et, invariablement, il fallait consacrer cinq bonnes minutes pour le moins, à tirer la jeune fille de ce réseau d'anxiétés dont la portée dépassait rarement l'enceinte du couvent, mais qui s'exaltaient outre mesure dans l'imagination de ce petit monde clôturé.
La pauvre tante ne savait par quel bout aborder le sujet de ses propres tourments autrement intéressants pour Geneviève que les mésaventures de Léopoldine. Telle est la force du milieu, que cette grande jeune fille pour qui il était question d'un brillant mariage et qui avait manifesté de son inclination naturelle pour le bel officier de cavalerie, semblait, après avoir été replongée une semaine ou deux dans sa vie de couvent, avoir à briser comme une coquille pour ressaisir le souvenir du monde extérieur.
Et la détresse de Mlle Cloque s'augmentait à tort, de la crainte de détruire par un mot les jolies chimères qui donnaient tant de grâce ingénue à cette cervelle de dix-sept ans. Mlle Cloque s'imaginait que l'on tue d'un mot les chimères! «Vais-je lui dire que ce mariage court grand risque d'être compromis?» pensait-elle. «Vais-je lui donner à entendre que si ce mariage ne s'accomplit point, elle aura désormais à partager ma pauvreté que je lui ai à peu près dissimulée jusqu'ici en l'entretenant à grand'peine dans cette maison?»
Elle lui prenait les mains, et, avant de lui parler encore, elle s'attardait à examiner si ses ongles étaient bien taillés; si elle se soignait les dents qu'elle avait délicates comme un grand nombre de Tourangelles. Elle lui regarda les cheveux emprisonnés dans l'affreux filet:
—On va donc enfin pouvoir coiffer comme il faut cette petite tête-là! soupira-t-elle.
C'était une transition aux choses de la vie mondaine. Elle chercha à lire dans les yeux de velours de la jeune fille, s'ils la suivaient sur ce terrain. Geneviève rougit tout à coup.
L'image du sous-lieutenant Marie-Joseph se présentait à son esprit à propos de cette question de coquetterie. La tante vit que les choses allaient plus vite encore qu'elle ne l'avait prévu, et, surprise par cette promptitude, elle donna de l'avant dans le sujet qu'elle se préparait depuis une heure à adoucir au moyen de mille détours:
—Nous serions donc bien fâchée, petite coquine, si notre lieutenant venait à nous manquer?
Et elle lui chatouillait le menton, du bout du doigt.
Geneviève se contenta de rougir davantage.
Évidemment elle n'avait pas compris, elle avait tenu au contraire cette phrase pour une taquinerie heureuse. Le cœur de la pauvre vieille battait. Elle s'étonnait d'avoir osé tant dire d'un coup et de n'avoir pas semé la moindre inquiétude. Tout était à recommencer.
Madame de Montgomery opéra une diversion. Elle venait de prendre congé des demoiselles Jouffroy, et, en traversant un coin du salon, elle s'arrêta au groupe de Mlle Cloque et de sa nièce, ce qui était un honneur pour la meilleure de ses élèves et pour sa digne parente.
Après une allusion discrète aux récompenses que la fin de l'année scolaire réservait à Geneviève, elle toucha avec une prudence extrême à «l'état» qui allait succéder pour elle à celui de jeune fille. Elle dit qu'il était possible d'être une sainte au milieu du «siècle» comme à l'abri du cloître, malgré les embûches sans cesse croissantes du démon. De grands devoirs, d'ailleurs, s'imposaient actuellement aux femmes chrétiennes. Quant à celles qui avaient l'honneur de partager le sort des futurs héros de l'armée française...
Mlle Cloque ne put s'empêcher de l'interrompre, et lui lança à brûle-pourpoint la nouvelle du scandale de la Basilique. Madame de Montgomery l'écouta quelques instants avec condescendance, mais sans passion, et, ayant entendu plusieurs expressions acrimonieuses à l'endroit de «l'archevêque nageant dans les eaux du gouvernement», elle salua avant de s'être compromise et se retira.
—Oui, ma pauvre enfant, continua Mlle Cloque, c'est une affaire bien triste pour les consciences chrétiennes, et prions Dieu qu'elle ne soit pas pour nous la cause de grandes déconvenues... de grands malheurs...
Geneviève écoutait avec le demi sourire des âmes innocentes et tranquilles, rassurée quant au danger religieux de ces histoires, du moment que Madame de Montgomery n'avait pas paru y ajouter d'importance.
—Tu ne sais pas, ma chère enfant, que le père de monsieur Marie-Joseph s'est lancé dans le parti des adversaires de la Basilique?...
Une nouvelle roseur colora les joues de Geneviève. Les partis ne la touchaient point, c'était bien clair; mais le nom de Marie-Joseph la troublait dans des régions presque ignorées de sa conscience. Osait-elle seulement penser à lui, avec cette étrange servilité d'esprit des natures comme la sienne, foncièrement et scrupuleusement soumises aux méthodes spirituelles imposées, aux examens de conscience quotidiens, aux confessions très fréquentes? Qui sait si un directeur ne lui avait pas interdit de reposer ses courts instants de rêverie sur cette figure fascinante? Mais à son seul nom, son sang bougeait.
—Et si monsieur Marie-Joseph était du parti de son père et qu'il s'entendît avec son père pour compromettre le triomphe de l'Église?
—Oh! quant à ça, dit Geneviève, je saurai bien l'empêcher d'être si méchant!
—D'être aussi méchant que les autres, peut-être; mais tu ne l'empêcherais pas d'être du parti de nos ennemis... Et toi, toi? Qu'est-ce que tu ferais entre les deux camps?
—Moi?.. Dame! ma tante, il faudrait bien que je sois du parti de mon mari...
Mlle Cloque trembla. Elle fut atterrée de cette phrase innocente et instinctive à quoi aboutissaient quinze années de l'éducation la plus sévère et la plus intransigeante. «Il faudra bien que je sois du parti de mon mari.» Et c'était la meilleure élève du Sacré-Cœur de Marmoutier qui disait cette phrase de taille à faire remuer sur leurs fondements toutes les murailles du couvent! Que serait-ce de la multitude des petites têtes de linottes élevées là autour de Geneviève qu'on leur a sans cesse proposée comme exemple? Une fois la porte refermée sur la figure de Mme Cantalamessa, cela se disperserait à tous les vents, prendrait le premier chemin venu, se modèlerait au gré de maris rencontrés dans les bals ou dans les casinos et ayant puisé eux-mêmes leurs principes et leur direction de vie dans les casernes ou dans les cafés du quartier latin!
—Et, si, par hasard,—je dis par hasard, bien entendu,—si, par hasard, et sous le prétexte que la vieille tante n'est pas de son parti, ce jeune homme ne... voulait plus t'épouser?...
Elle prenait des précautions, car elle croyait par ces mots d'utile prévoyance semer la terreur dans l'âme de la jeune fille.
Mais Geneviève la décontenança par un sourire étrange et charmant, le sourire que les peintres d'autrefois ont mis sur les lèvres des saintes femmes, et qu'on ne voit qu'aux figures chrétiennes, le sourire de la foi complète, absolue.
—Tu n'as pas peur que cela arrive?
—Non, fit Geneviève.
—Non! Mais pourquoi? voyons, ma chère petite, il faut penser à tout; il faut tout prévoir, surtout le pire, hélas! en ce bas monde. Eh bien sur quoi te fondes-tu pour avoir tant d'assurance? songe donc, mon enfant, que ce jeune homme n'est même pas encore ton fiancé; il n'a pas été autorisé à t'offrir une fleur; vous n'avez rien échangé?...
—Oh! si! s'écria Geneviève.
—Quoi donc, quoi donc? Voyons! Il t'a parlé; il t'a dit quelque chose?
—Oh! oui.
Geneviève confuse jeta sa jolie tête sur l'épaule de sa tante, et ses yeux se mouillèrent sans qu'elle pût parler.
—Il t'a dit?... il t'a dit?... Allons, ma chère petite enfant, il t'a dit quoi?... il t'a dit qu'il... t'aimais?
Geneviève toute troublée fit signe que oui, puis elle releva la tête en regardant sa tante de ces yeux célestes qu'a la jeune fille qui atteint l'âge de l'amour en étant demeurée complètement pure.
La bonne tante en frissonna de la tête aux pieds. Les larmes lui montèrent à elle-même en face de tant de candeur et d'une foi si touchante. Elle eut froid à la pensée de ce qui arriverait si un cœur aussi honnête était trahi. Et comme elle était justement venue pour préparer l'enfant à cette perspective, elle se sentit accablée. Elle attira la jeune fille et l'embrassa.
Deux gamines de quatorze ans qui venaient de reconduire leurs parents jusqu'à la porte du salon, arrivaient en faisant de gros yeux et bavardant la main sur la bouche. Mlle Cloque qui berçait amoureusement son trésor entendit qu'il était question de Léopoldine. En approchant, l'une des petites péronnelles souffla tout bas:
—Chut!... c'est des choses qu'il ne faut pas dire devant Geneviève...
Au retour, les demoiselles Jouffroy furent amères. Habituellement, elles plaisantaient volontiers des mésaventures éprouvées par Léopoldine qui était rangée à Marmoutier dans la catégorie des élèves indisciplinées. La grandeur de la punition affectant les proportions d'un scandale, les avait profondément troublées aujourd'hui. L'une à côté de Mlle Cloque, dans la voiture découverte, et la cadette assise en face, sur le strapontin, elles faisaient de longues figures jaunes, parlaient peu, évitaient de se regarder l'une et l'autre ainsi que leur infortunée compagne de route, et baissaient les yeux sur les eaux sablonneuses de la Loire.
Mlle Cloque qui cherchait à épancher ses propres tristesses se heurta contre ses amies à de véritables brisants:
—Qu'est-ce que vous voulez, ma chère? on ne peut pas non plus tout avoir. A votre place, je m'estimerais heureuse de voir ma nièce flattée, adulée, encensée de droite et de gauche. Jusqu'ici elle a eu toutes les récompenses; elle va enlever tous les prix; c'est une perfection. Peu s'en faut qu'on ne vous la mette dans une niche et qu'on ne lui adresse ses prières.
—Tout malheur a du bon, ajouta l'autre; je ne vois pas pourquoi vous vous désolez tant à l'idée d'une anicroche à son mariage avec un militaire: elle ne me paraît pas si taillée pour mener la vie de garnison!
La pauvre Mlle Cloque se contentait de soupirer
—Chacun ses peines, dit-elle. Et vous? ajouta-t-elle sans penser que toute parole peut être interprétée dans le sens d'une allusion blessante, j'espère bien au moins que vous n'êtes pas inquiètes du sort de cette chère petite Léopoldine. Vous avez intercédé pour elle auprès de madame de Montgomery?
—Ah! ma bonne amie, dit l'aînée, je vous en prie, ne nous accablez pas! C'est assez en vérité d'avoir subi là-bas toutes ces œillades obliques, comme si nous avions un parent au bagne...
Mlle Cloque ne se froissait point parce qu'elle ne concevait pas la méchanceté. Elle dit encore, quelques minutes après:
—J'espère bien qu'on ne va pas vous la priver de vacances...
—Certainement non! Léopoldine sortira avec les autres: madame de Montgomery a déjà prévenu les parents qu'il fallait la marier tout de suite.
V
LA LIBRAIRIE PIGEONNEAU-EXELCIS
En sortant de la chapelle provisoire de Saint-Martin, si on tournait à droite par la rue du même nom, on passait presque immédiatement devant la librairie catholique Pigeonneau-Exelcis. C'était un magasin d'assez grande importance quoique une bonne moitié de la longue devanture fût composée d'une étroite langue léchant le mur même de la chapelle et tout juste suffisante pour l'étalage.
On pouvait se fournir chez Pigeonneau-Exelcis de tous les objets du culte, depuis les calices, ostensoirs, ciboires, jusqu'au modeste chapelet en bois taillé, à trente centimes. Cette maison offrait le plus grand choix d'ouvrages pieux, et même romanesques, ceux-ci triés, bien entendu, avec le plus minutieux scrupule. Les familles y trouvaient le grand avantage de pouvoir puiser les yeux fermés dans une bibliothèque cependant très variée. Il est malaisé de faire soi-même son choix sans courir le risque de tomber sur des insanités qui coûtent aussi cher que les meilleurs livres et que l'on hésite quelquefois à brûler.
Mme Pigeonneau était une femme si délicieuse que beaucoup fréquentaient sa maison pour le seul plaisir. Elle causait bien, et affectait de n'être pas commerçante pour deux sous. Cependant il était rare qu'on s'en allât de chez elle les mains vides: témoin le marquis d'Aubrebie, dont l'impiété était notoire, qui venait là chaque matin se régaler de sa vue, et qui amoncelait chez lui paroissiens, médailles et statuettes de tous les saints.
—C'est pour ma pauvre femme, disait-il; il faut flatter ses innocentes manies.
Et ces dames qui le taquinaient fort sur son irreligion se faisaient un jeu de lui emplir les mains et les poches des mille articles du magasin Pigeonneau.
—On n'éprouvera jamais trop l'efficacité des images saintes; leur présence chez vous, monsieur le marquis, vous vaudra une fin édifiante...
Une dame Chevillé, qui craignait toujours que l'on plaisantât des choses de la religion, lança, d'un ton pointu:
—On a vu des cas bien extraordinaires!...
—Connaissez-vous celui de monsieur Dupont, surnommé le saint homme de Tours? répliquait le marquis en jouant une conviction qui mettait chacun mal à l'aise. Monsieur Dupont avait l'habitude de jeter des médailles de saint Benoît dans les fondations ou autour des édifices dont il voulait éloigner Satan. Lorsqu'il s'agit d'obtenir le consentement des propriétaires pour les travaux destinés à découvrir les fondations de l'ancienne Basilique, monsieur Dupont, fidèle à sa pieuse industrie, fut aperçu plusieurs fois, dit-on, priant dans les ténèbres et semant ses médailles dans les caves des maisons adjacentes aux ruines de l'antique église...
—Mais parfaitement! monsieur, et le fait est si vrai qu'il est rapporté dans une brochure de monsieur le chanoine Beauséjour; vous n'en nierez pas en tout cas les résultats?...
—Certainement non, Madame, et j'aurai même l'avantage de vous fournir ces résultats au complet.
On s'attendait à une des méchancetés de langue habituelles au marquis.
—Ces maisons, dit-il, aussitôt délivrées de Satan, ouvrirent quasiment d'elles-mêmes leurs entrailles et présentèrent les débris sacrés qu'elles y recélaient. Elles furent achetées, au nombre de vingt-sept, par l'œuvre dite de Saint-Martin qui se constitua alors en vue de la reconstruction d'une basilique...
—Vous ne nous apprenez rien!
—Pardon! peut-être ignorez-vous que, par acte passé devant Me Sautereau, notaire en cette ville, rue de la Scellerie, le 19 juillet 188..., à savoir samedi dernier, le Sequestre de la mense archiépiscopale a revendu les vingt-sept maisons à la Société anonyme immobilière de Touraine, moyennant...
Il n'y eut qu'un bond. Toutes les personnes présentes ce lundi matin chez Pigeonneau-Exelcis se pressèrent autour du marquis d'Aubrebie, les unes avec des gestes de doute, d'autres de dénégation, d'autres de colère aveugle.
Ce qu'il annonçait n'avait cependant rien de surprenant, après le manifeste du sermon de l'abbé Janvier. Mais quelque averti que l'on soit des calamités, le cœur ne perd un secret espoir qu'en présence du fait accompli.
Mme Pigeonneau était debout derrière une des tables de vente qui faisaient le tour de la pièce carrée et où étaient étalées de superbes Imitations de Jésus-Christ en maroquin, couchées chacune en son écrin de soie blanche. La jeune femme appuyée sur les deux bras droit tendus, présentait en agréable saillie les formes pleines de sa poitrine serrée dans un jersey bleu marine. Elle dirigea ses yeux noirs sur le vieillard qui semblait s'être fait un malin plaisir à annoncer cette catastrophe:
—Monsieur le marquis, dit-elle, en s'oubliant à relever un peu trop sa lèvre ombrée sur la rangée inégale des dents qui étaient sa partie faible, vous êtes, ce matin, un oiseau de bien mauvais augure...
Toutes ces dames la remercièrent d'un signe de tête, parce qu'elle embrassait leur chagrin commun.
—Le sort de mon magasin, reprit Mme Pigeonneau, est lié à celui de la chapelle. Si l'on nous met à la porte d'ici, où me conseillez-vous de le porter? On ne peut cependant pas vendre des objets de dévotion dans la rue Royale...
—En quelque endroit que vous fixiez votre saint commerce, ma bonne petite, nous vous suivrons: n'en doutez pas!
—Vous pourriez vendre autre chose, opina le marquis.
On lui tourna le dos. On l'invectiva. On s'emporta. On commenta la nouvelle avec chaleur et indignation.
Peu à peu l'entretien retomba aux petits sujets des préoccupations habituelles:
—Dans un temps comme le nôtre il faut plus que jamais aider les personnes bien pensantes.
—Vous avez joliment raison, madame, et tenez, je me permets, pour ma part, de vous recommander l'épicier Duvignaud, rue du Commerce: il a une petite femme très comme il faut, et il vote bien...
—A propos, savez-vous que Rocher, le directeur des Grands Magasins de blanc, est franc-maçon?
—Allons donc!...
—Il assistait samedi au banquet du Conseil municipal!
—Grand Dieu! C'est à ne plus savoir où prendre ses fournisseurs. Mais comment avez-vous appris cela? moi, j'y vais tous les jours dans cette maison de blanc!...
—Je l'ai appris d'une source autorisée: c'est Mlle Cloque dont le propriétaire, comme vous savez...
—Ah? Eh bien, tenez, vous ne me ferez jamais comprendre comment une aussi sainte fille persiste à demeurer dans un pareil bourbier. Figurez-vous que cet énergumène se promène dans son jardin, depuis les chaleurs, en gilet de flanelle, les bras nus!...
—Le fait est que ce n'est pas un spectacle pour une petite pensionnaire qui sort du couvent, car Mlle Cloque va avoir sa nièce ces jours-ci...
—Et l'on dit même qu'elle l'aura longtemps...
—Çà, c'est méchant. Qu'est-ce qui vous prouve que le mariage...
—Le mariage! mais vous ne savez donc pas ce qui se passe?
—En effet, est-ce que le jeune homme ne se bat pas en duel avec un journaliste?
—Il s'agit bien de cela! L'affaire est arrangée; il y a eu des explications... Il y en avait besoin, d'ailleurs... Si tant est que l'on puisse s'expliquer dans un cas aussi...
—Que voulez-vous dire?
—Comment! Mais vous n'avez donc pas lu l'article de samedi soir?
—Si.
—Eh bien, la fin... la fin de l'article!... Ah! si vous n'avez pas compris, tant pis pour vous! Ce n'est pas moi qui vous mettrai le doigt dessus, ce serait de la médisance.
—... Que le comte de Grenaille aurait des intérêts dans les affaires de Saint-Martin?
—Ce n'est pas moi qui vous le fais dire!...
—Je me suis laissé conter qu'il vit un peu aux crochets des bons juifs qui ont épousé son fils aîné...
—Chut! Voici Mlle Cloque.
Mlle Cloque arrivait cahin-caha, flanquée de M. Houblon, l'organiste. Deux fois grand comme la vieille fille qu'il accompagnait, il la contraignait par le feu de sa parole à relever tout en l'air sa figure défaite par les récentes émotions. Il était sanglé dans une redingote de drap noir, malgré la chaleur, tandis qu'un léger chapeau de feutre mou se retroussait sur son front ruisselant; il faisait des gestes désespérés, et courbait et relevait tour à tour son échine, comme s'il eût éprouvé par instants la chute du ciel sur ses épaules, et se fût redressé successivement par l'effort d'une résistance héroïque.
Mlle Cloque l'affectionnait et elle disait de lui qu'il avait l'âme la mieux trempée pour la lutte. Elle lui avait inspiré le culte de Chateaubriand; il avait lu une partie de ses œuvres et tirait de cette noble admiration des avantages dans le monde.
L'entrée des deux amis au magasin Pigeonneau ranima les conversations. Ils apportaient avec eux la force communicative de leur indignation raffermie par la nouvelle de la vente des maisons, qu'ils venaient de puiser toute fraîche au guichet du frère Gédéon.
—Alors, dit Mme Pigeonneau-Exelcis, il ne me reste plus qu'à fermer boutique!...
—Madame, dit M. Houblon, je ne jurerais pas qu'avant huit jours on ne vous signifiât congé: la maison que vous occupez—pour le bien de la religion et pour notre agrément à tous,—cette maison, dis-je, est au nombre des quatre immeubles,—que le ciel m'entende! je dis bien: des quatre immeubles—sur vingt-sept!... qu'ait conservés la mense!... C'est sur ce sol que s'élèvera la misérable masure, la bicoque, le chalet!... que les temps modernes—oh! bien modernes!—se proposent d'élever à la gloire de saint Martin!
Le mot de chalet, véritable trouvaille, fut saisi, relancé; il revint, bondit à nouveau; chacun le voulut prononcer à son tour. On l'unit à l'épithète jaillie la veille de la colère de Mlle Cloque, et l'église future fut dès lors stigmatisée du nom de Chalet républicain.
—Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria Mme Pigeonneau, mais, où irons-nous?
—Rassurez-vous, Madame, fit M. Houblon avec fermeté, il passera encore d'ici là de l'eau sous les ponts, et le parti des honnêtes gens n'a pas dit son dernier mot!...
—Que comptez-vous donc faire? demanda M. d'Aubrebie.
—D'abord nous organiser...
—Oh! oh! mais, cela sent la guerre civile?
—Pourquoi pas? fit M. Houblon en se redressant de toute sa taille.
On admira beaucoup sa décision et sa hardiesse. Mlle Cloque, assise sur une chaise qu'on s'était empressé de lui offrir, applaudit en criant:
—Bravo! cher monsieur, bravo!
Ce «pourquoi pas?» était encore un mot qui resterait.
—Cependant... allait répliquer M. d'Aubrebie.
Mais on lui ferma la bouche de dix cotés à la fois. D'abord il n'était qu'un parpaillot, il n'avait pas voix au chapitre. Pouvait-on nier qu'il y eût des guerres saintes? On cita les Croisades. Le mot de «Dieu des armées» fut prononcé.
Le marquis était tout petit vis-à-vis de M. Houblon. Il avait la figure rasée, mobile, expressive; il faisait peu de gestes, parlait sans passion et n'élevait presque pas la voix. Il semblait que son adversaire, pareil à un don Quichotte et qui ne remuait pas un membre sans avoir l'air d'agiter des ailes de moulin à vent, l'assommât.
—Permettez! insista M. d'Aubrebie: c'est entre chrétiens que vous rêver de vous exterminer, et mon modeste rôle ne saurait consister qu'à marquer les points. Puis-je, en simple curieux, vous interroger sur les forces respectives des deux camps?
—Peu importe! dit M. Houblon; nous combattons pour la justice: Dieu et saint Martin sont avec nous!...
—Seront-ils contre l'archevêque?
Le débat allait s'échauffant et pouvait donner de l'inquiétude lorsqu'entrèrent Mlles Jouffroy qui s'étaient attardées à converser avec le Frère bleu. Les premiers mots qu'elles prononcèrent causèrent un si grand étonnement que le ton de la discussion devenue générale baissa d'un coup.
Elles apportaient un air résigné qui contrastait singulièrement avec leur attitude provocante de la veille.
—Après tout... dirent-elles, et sur le ton particulier qui promet toutes les concessions.
—Comment! «après tout»? leur fut-il vertement répliqué. Il n'y a pas d'«après tout!»
C'est tout l'un ou tout l'autre, n'est-il pas vrai, Mesdames? C'est l'Église digne de Dieu et du saint Thaumaturge, ou c'est la maçonnerie des conseillers municipaux. Est-ce que ces demoiselles nous apporteraient un projet intermédiaire?
Ce disant, M. Houblon ploya sa taille flexible en une sorte de point d'interrogation dont l'impertinence provoqua un mouvement approbatif.
Ces demoiselles se retranchèrent aussitôt derrière leurs autorités:
—Le Frère Gédéon, dirent-elles, vient de nous parler d'une façon, ma foi, fort sage...
—Le Frère Gédéon? interrompit Mlle Cloque, mais, mes bonnes amies, nous venons de le quitter, monsieur Houblon et moi; est-ce qu'il serait plus sage qu'il y a un quart d'heure?
—Toujours est-il, ma chère amie, que nous n'avons point entendu jusqu'ici de paroles si sensées, si mesurées, n'est ce pas, Hortense?
—Ah! çà, mais de quoi se mêle-t-il, le Frère Gédéon? Il ne nous a jamais donné son avis sur ces histoires!
—Le Frère Gédéon, insinua finement M. d'Aubrebie, est un garçon d'une excessive prudence: il trie son grain et le sème selon la convenance des terrains...
—Que voulez-vous dire? fit l'une des demoiselles Jouffroy?
—Rien du tout, Mademoiselle, continuez donc votre récit.
—Le Frère Gédéon nous disait tout simplement que c'était sur l'avis formel du Pape, que monseigneur l'Archevêque avait penché vers l'adoption du projet...
On s'exclama de nouveau. L'avis formel du Pape? Ah! par exemple! on ne s'attendait pas à celle-là! L'avis formel du pape! Mais qu'est-ce qu'il en savait, le Frère Gédéon? Est-ce que c'était à lui que Mgr Fripière était venu raconter ses entretiens avec Sa Sainteté? Ne dirait-on pas en vérité que le Frère Gédéon est à tu et à toi avec l'Archevêque; n'allait-on pas aussi bientôt apprendre qu'il mangeait à sa table?...
—S'il ne mange pas à sa table, opina Mme Chevillé, tenez compte qu'il est du dernier bien avec des personnes qui ne se font pas faute d'y manger...
Tout le monde comprit l'allusion au comte de Grenaille-Montcontour. Le déjeuner de la veille à l'archevêché, le départ en landau avec l'abbé Janvier avaient fait assez de bruit. Par égard pour Mlle Cloque, on ne la releva point, mais la pauvre fille sentit le poids de ce silence intentionnel, et reçut une première fois, d'une manière positive, la sensation du grand malheur qui la frappait, elle et sa nièce. On comprenait qu'il ne fallait plus prononcer devant elle le nom du comte de Grenaille.
Mais, M. Houblon, fouetté par le sentiment du danger s'exalta, pérora, pesta, invoqua tous les saints du paradis, électrisa son auditoire, l'étourdit, le tint comme fasciné sous l'éclat de son éloquence. Ah! il avait de quoi foudroyer le Frère Gédéon; il eût retourné bout pour bout l'avis du Pape! Tout au moins durant le temps qu'il parlait, Mlles Jouffroy recouvrèrent leur première opinion. Il était magnifique. On eût dit qu'il tenait les grandes orgues. Il fit tant de bruit que le libraire Pigeonneau ouvrit la petite porte de son atelier de reliure et parut, en longue blouse blanche, l'air effrayé derrière ses lunettes de travailleur modeste.
Pigeonneau était un homme timide et calme qui se montrait rarement et passait pour un niais à côté du brillant de sa femme. Cette apparition et cette figure effarée donnèrent à comprendre à quel point l'air était ébranlé; ce fut comme le signe tangible de la période de troubles qui s'ouvrait.
Assurément il n'y avait là que le marquis d'Aubrebie qui ne tremblât point. Il dit, sur un ton plaisant qui fit l'effet d'un jet d'eau froide sur toutes les cervelles flambantes:
—Eh bien! monsieur Pigeonneau, vous voilà, encore là au lieu de préparer vos paquets: il paraît qu'on vous fait déménager!...
—Déménager? dit Pigeonneau, complétement ahuri.
—Ces messieurs prétendent, lui dit sa femme, que l'on va commencer les travaux de Saint-Martin.
—Ah! fit Pigeonneau.
On crut qu'il allait ajouter une réflexion appropriée au sujet, mais il dit simplement, en homme qui n'a pas de temps à perdre, et du côté de sa femme:
—Dis donc, ma bonne, as-tu prévenu monsieur le proviseur que ses volumes seront prêts pour les quatre heures?
—Oui, oui, dit Mme Pigeonneau qui se hâta de baisser la tête en inscrivant des chiffres sur une facture.
Mais quelques fines mouches s'étaient aperçu qu'elle avait rougi légèrement à cause de l'impair que venait de commettre son mari en risquant une allusion à l'établissement de l'État.
—Comment! dit une dame pincée qui venait d'entrer. Vous fournissez le Lycée, à présent?
Cette phrase amère était prononcée par Mme Bézu, personne importante et qui avait été candidate à la présidence de l'Ouvroir en même temps que Mlle Cloque. On la soupçonnait de jalousie.
—Oh! se hâta de répondre Mme Pigeonneau, sans redresser encore la tête, ce n'est rien: de simples impressions en or sur volumes de prix; vous savez: deux petites branches de laurier et en dessous: «Offert par le conseil général.» Il n'y a que mon mari qui fasse ici ce genre de travail, vous comprenez, on ne peut pas refuser...
Et, comme ce petit incident était suivi d'un silence, Mme Pigeonneau ajouta ingénuement:
—Encore, pour les branches de laurier, leur avons-nous mis celles qui nous servent pour les Révérends Pères Jésuites...
—Mme Pigeonneau! s'écria le marquis, après cette réflexion charmante, vous êtes adorable et Pigeonneau est le plus heureux des hommes.
Cela fit rougir encore Mme Pigeonneau toute courbée sur le pupitre de la caisse, au point qu'on ne voyait d'elle que ses beaux cheveux, le bout de son nez, et sa gorge bien serrée qui caressait les feuilles commerciales. Mais le libraire n'entendant point les allusions spirituelles, rentra à la reliure sans faire attention à ce que l'on disait, et rassuré quant à lui, du moment qu'on ne se battait pas.
—Prenez garde, ma belle petite, reprit Mme Bézu, c'est par des inconséquences de cette sorte que l'on perd sa maison. On ne peut pas servir à la fois Dieu et le diable, fût-on aidée dans cette besogne par tous les beaux esprits de la ville.
Le marquis répondit d'un sourire gracieux à l'inclinaison de tête qui avait accompagné ce trait à son adresse.
—Les affaires sont les affaires, hasarda quelqu'un.
—Hélas! Madame, on ne le voit que trop! dit Mme Bézu dont les yeux brillaient comme si elle avait une révélation à produire. Et il y a mieux à dire: c'est que tout devient affaires par le temps qui court... Voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée? eh bien, jusqu'à preuve du contraire, je ne serais pas éloignée de croire que ce sont des hommes d'affaires qui mènent en ce moment-ci la barque de Saint-Martin...
—Oh!
—Il y a trop d'argent à remuer pour que quelque bon financier ne se soit pas trouvé là et n'ait pas imposé adroitement sa volonté.
Ces paroles firent naître un nouvel embarras chez les personnes qui voulaient éviter que l'on parlât de cette question en présence de Mlle Cloque. Quelques-unes, gênées, se retirèrent; les autres souhaitaient que M. Houblon reprît la parole: au moins celui-ci n'était pas compromettant; on sentait qu'il disait toujours des choses excellentes, quoiqu'on ne se souvînt jamais de ce qu'il avait dit.
M. Houblon était soufflant encore, non pas épuisé toutefois, et visiblement prêt à recommencer au moindre signe, tant sa bonne volonté était grande.
Mlle Cloque lui évita cette peine. L'âme de la malheureuse souffrait toutes les angoisses. Elle comprenait les réticences généreuses de ses amis, sans en pressentir encore complètement le sens. Elle résolut, en rassemblant son courage, d'aborder carrément la question. Ses membres tremblaient; il lui semblait qu'elle tînt sur les genoux sa chère petite Geneviève et qu'elle l'étouffât comme un pauvre pigeon. Elle la revoyait, hier encore, la tête sur son épaule, lui faisant son joli aveu d'amour et de confiance en le jeune homme dont elle allait elle-même placer le père sur le banc des accusés.
Elle avait fait signe qu'elle voulait parler, ce qui avait rendu attentif autour d'elle, car elle était ordinairement comme un oracle pour toutes ces dames; et l'émotion lui coupait la voix. Enfin, elle dit:
—Il faut savoir tout sacrifier quand les grands intérêts de la religion sont en jeu. Je ne voudrais pas que l'on s'interdît de rechercher la lumière qui peut être très cruelle pour nous, mais qui peut aussi innocenter ceux qui souffrent de nos soupçons...
Cinq ou six dames, qui parurent lancées par un ressort, sautèrent confusément dans la brèche qu'ouvrait Mlle Cloque:
—Ma bonne amie, croyez qu'il est aussi douloureux pour notre cœur que pour le vôtre de nous voir contraintes à juger sévèrement la conduite de personnes...
—Ah! ça, s'écria M. Houblon, qu'est-ce que c'est que tout cela? De qui voulez-vous donc parler?
—Comment! objecta quelqu'un, vous ne savez rien? D'où sortez-vous?
Immédiatement les demoiselles Jouffroy se ressaisirent:
—Vous nous parlez depuis une heure; vous nous dites des choses!... On ne sait plus où en donner de la tête, et au fond vous n'êtes pas du tout informé!...
—J'avoue... balbutia M. Houblon, que ce mystère...
—Allons! taisez-vous donc! dit vivement Mlle Jouffroy, la cadette, ce n'est pas la peine de faire des embarras quand on en est à l'A. B. C. Si vous voulez nous permettre de prendre l'histoire ab ovo, nous ne serons pas en peine de vous prouver avec le Frère Gédéon...
—Pardon! mademoiselle, dit Mme Bézu qui avait allumé la mèche et qui tenait absolument à mettre le feu aux poudres, si bien informées que vous soyez par le Frère Gédéon, je doute que ce soit l'ancien protégé de la famille Niort-Caen qui ait pris soin de vous éclairer sur la seule question qui nous intéresse en ce moment: à savoir, s'il y a quelqu'un qui ait été en mesure de mener en sous ordre l'affaire de la construction de Saint-Martin; et, au cas où quelqu'un aurait été en mesure de le faire, qui est le personnage. Or, nous nous trouvons aujourd'hui en présence de deux faits: primo: la vente des maisons dites de l'œuvre de Saint-Martin à une société financière; secundo: la présence, non officielle, bien entendu, mais effective et constatée à la tête de ladite société d'une personne dont j'ai déjà prononcé le nom...
—M. Niort-Caen! acheva elle-même Mlle Cloque.
Et elle fit un suprême effort pour supporter cette terrible nouvelle qui dépassait ses appréhensions.
—Vous l'avez dit, ma chère, fit l'ancienne candidate à l'Ouvroir, en se rengorgeant.
—Comment! fit-on de tous côtés, c'est Niort-Caen qui est à la tête de la Société?
—Ce M. Niort-Caen n'est-il pas Israélite? demanda M. Houblon.
—Ça se sent assez! fit Mme Bézu. Il est vrai, ajouta-t-elle, pour ceux qui pouvaient avoir oublié son union intime avec les Grenaille-Montcontour, il est vrai qu'il a marié sa fille dans une maison si catholique!...
—Mais, observa Mlle Cloque qui n'avait pas perdu la tête, qu'est-ce que cela prouve? Il fallait bien vendre ces maisons à une société quelconque, si l'on était résolu à ne pas en user, et la présence de M. Niort-Caen dans cette société ne signifie pas...
—Comment! ne signifie pas! Mais c'est un juif, ma chère amie, faut-il vous répéter que c'est un juif?... Tout le monde sait qu'il est fort riche, riche à entretenir plusieurs familles—(ceci était d'une perfidie atroce,)—et l'on connaît l'influence dont il dispose. Et vous voudriez nous faire croire qu'il n'a pas usé de son ascendant pour faire échouer un grand projet religieux?...
—Son ascendant! son ascendant sur le monde des libres-penseurs, je vous le concède; mais il s'agissait là d'un projet intéressant surtout les autorités ecclésiastiques...
—Et c'est vous, ma chère amie—vous qui avez mis hier en voiture M. le comte de Grenaille-Montcontour avec M. le Vicaire général—qui allez nous dire que M. Niort-Caen n'a pas dans son entourage de quoi peser sur les autorités ecclésiastiques? Ah! non, je ne reconnais plus vos lumières!... Perdrions-nous nos facultés, ma bonne? Serions-nous décidément nous aussi en décadence? Qui ne sait deviner ne sait point gouverner!...
Mme Bézu se vengeait en torturant sa concurrente à la présidence de l'Ouvroir dans le présent, et en essayant de la compromettre dans l'avenir.
Mlle Cloque avait trop de chagrin pour comprendre autre chose que la gravité de la nouvelle.
VI
LA PELET
—Mademoiselle, il y a encore Loupaing qui regarde par ici!... je vois son œil sur la fenêtre.
—Eh bien! ma pauvre Mariette, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? Fermez-la, votre fenêtre!
Mlle Cloque se souleva dans son fauteuil en abaissant ses lunettes, et elle risqua un regard à travers le rideau de vitrage du côté de la maison du propriétaire. Elle aperçut en effet le plombier borgne dont l'œil incertain semblait sans cesse fixé sur elle.
Loupaing ne sortait plus, depuis sa candidature, afin qu'on ne l'accusât pas de courir les mauvais lieux et de rouler sous les tables des débits de vin. Il avait remplacé sa mère à la fenêtre et ne quittait son poste d'observation que pour faire à sa femme des scènes qui mettaient la maison et le voisinage sens dessus dessous.
Mlle Cloque rentrait de la messe du matin, et, après une de ces affreuses discussions chez le libraire qui s'accentuaient de jour en jour, elle avait justement appris, de sa marchande de fruits, en traversant les halles, que Loupaing ne cachait pas sa joie des ennuis de sa locataire. Il s'était vanté qu'aussitôt membre du conseil municipal il ferait gratter ou effacer toutes les croix qui offusquaient dans la rue l'œil du libre penseur, et interdire l'usage des cloches. En parlant de la vieille fille à qui il avait voué une haine de brute, il avait dit: «Je vas me payer quelque chose de rupin, ça sera de la voir crever de dépit sous mes yeux.» «Sous mes yeux! répétait la marchande de la halle, c'est qu'il ne sait seulement pas compter, car il n'en a qu'un, le vilain monstre!...» Le bon mot avait couru tout le long de l'étal des fruits. Mlle Cloque était seule à ne l'avoir pas trouvé drôle.
—Allons, Mariette, dépêchez-vous de finir la chambre, c'est le jour de vos pauvres; ils vont arriver avant le déjeuner.
—J'y vais, mademoiselle, j'y vais. Mais vous ne m'enlèverez pas de la caboche que c'est cette canaille-là qui vous jette un mauvais sort avec son œil... Lui et puis votre marquis, mademoiselle en pensera ce qu'elle voudra, mais en voilà assez pour nous faire damner, le temps de notre éternité.
—Mariette, vous n'avez pas assez de confiance dans le bon Dieu; il est plus fort que tous les méchants.
Les journaux de la semaine étaient en pile devant elle sur une commode contenant des papiers, des souvenirs, les reliques sentimentales de sa vie. Au mur, des photographies, des daguerréotypes, des images pieuses, une lithographie de Chateaubriand, un portrait du comte de Chambord.
Malgré elle, elle reprit un journal de ces derniers jours, avec cet acharnement que l'on a à relire vingt fois un paragraphe contenant la preuve rigoureuse d'une vérité qui vous anéantit.
La semaine n'avait été qu'un orage aux formidables éclats. Les journaux s'injuriaient; les journalistes se battaient à coups de plume et à coups d'épée. Tous les républicains soutenaient le projet de la petite église, et les conservateurs étaient divisés: la Semaine Religieuse ayant pris le parti de l'Archevêché ainsi qu'un journal bonapartiste qui avait osé imprimer, sous l'image du petit chapeau de Napoléon, que les monuments grandioses étaient antipopulaires. Le Journal du département, avec quelques feuilles de choux sans importance, avait assumé tout le poids de l'opposition aux pouvoirs civils et religieux.
En quelque endroit que l'on allât, on n'osait plus lever les yeux à cause du sentiment pénible qu'il y a à rencontrer dans un ami de la veille un adversaire armé jusqu'aux dents. Il n'était plus question que de la Basilique ou du Chalet républicain.
Mlle Cloque comptait déjà plus de dix familles qui ne la voyaient plus. Du côté des fournisseurs, elle avait elle-même brisé non seulement avec le grand magasin de blanc du franc-maçon Rocher, mais avec son charcutier et son marchand de comestibles qui avaient commis l'imprudence d'avouer leur sympathie au projet de l'église moyenne. Par contre, la petite épicerie Duvignaud située fort loin et affichant les principes les plus ultramontains, était en train de s'attirer la clientèle de tous les partisans de la Basilique.
Mlle Cloque avait retourné son fauteuil pour ne pas voir Loupaing. Elle s'agitait, réfléchissait, implorait Dieu. Ses lunettes étaient relevées sur son front; ses deux mains étaient jointes, les doigts croisés, sauf les deux index tout droit tendus, appliqués en forme de compas, et dont elle se fourrageait les lèvres en gardant des yeux fixes.
—Eh bien! criait Mariette dans l'escalier, faudra donc que je vous appelle aujourd'hui pour déjeuner?
—J'y vais, ma fille, j'y vais. Est-ce que vos pauvres sont venus?
—Il n'y a que la Pelet qui est encore en retard, je lui ai pourtant dit, la dernière fois, «Mademoiselle Pelet, si vous ne venez pas en même temps que les autres il n'y aura plus rien pour vous...»
Mlle Cloque n'était pas à table depuis cinq minutes, que la cuisine retentissait des gémissements ordinaires à la Pelet. Si on n'eût été au courant de ses manières, on eût juré que la malheureuse venait de se faire écraser.
—Mariette! dit mademoiselle Cloque, après avoir frappé sur son verre pour bien montrer qu'elle était à table, donnez-lui tout de suite, et qu'elle s'en aille; a-t-on idée de crier comme cela! Et puis, je ne veux pas qu'elle entre sans sonner. Avez vous remarqué que depuis qu'elle ne vient plus avec les autres, elle arrive par la rue de l'Arsenal? Elle sait pourtant bien que je n'aime pas qu'on passe par chez Loupaing...
—Mademoiselle, c'est qu'elle dit qu'elle ne peut plus manger, rapport à ses entrailles...
—Ses entrailles?... Eh bien! donnez-lui de quoi acheter quelque chose pour se soigner.
—Ah! pardi, Mademoiselle, si vous voulez vous en débarrasser, vous ferez aussi bien de venir vous-même, parce que, telle qu'elle est aujourd'hui, moi, je n'en viendrai pas à bout...
—Allons! qu'est-ce que c'est encore que cela?
Mlle Cloque se leva et entre-bâilla la porte de la cuisine; elle tendit une pièce de monnaie:
—Tenez mademoiselle Pelet, prenez donc cela, et laissez-nous, parce que nous n'avons pas le temps de causer aujourd'hui.
La pauvresse était installée sur une chaise; elle se leva en poussant des plaintes déchirantes:
—Eh! là, là, mon Dieu! là, là, mon Dieu! que la bonne Sainte Vierge vous protège! Faut-il! faut-il! mon bon Jésus, endurer tant de mal sur la terre!
—Où est-ce donc que ça vous fait mal?
—Eh! là, là! pardi, je n'en sais quasiment rien: on est si malheureux!
—Vous ne pouvez donc pas venir avec les autres? Je vous préviens que c'est la dernière fois que je vous reçois à part...
—Heu! heu! faut-il! faut-il! J'ai encore eu bien du mal à arriver, rapport à mon garçon que j'ai été voir là-bas, là-bas, à Saint-Avertin, où ils l'ont mis, le pauvre chérubin...
—«Où ils l'ont mis?... le pauvre chérubin?» Mais, est-ce qu'il n'est pas content de la place qu'on lui a obtenue dans les tramways? Vous devriez pourtant vous estimer heureuse, mademoiselle Pelet; vous savez combien j'ai eu à batailler avec ces dames de l'Ouvroir qui ne s'occupent pas ordinairement des filles-mères, et qui n'aiment pas beaucoup solliciter quelque chose des autorités?
—Eh! là, sans doute que ce n'est pas une mauvaise place; mais tout n'est pas rose, non, tout n'est pas rose, surtout quand on a femme et enfant.
—Oui, enfin, je vois que ça ne va pas si mal. Pour ce qui est du petit, est-ce qu'on n'a pas fait remettre pour lui tout un paquet avec des effets?
—Si bien, mademoiselle, tout un trousseau quasiment: des affaires si belles, pardi, qu'on n'ose seulement point les mettre... Heu là, là! Mon bon Dieu de misère, est-il possible aussi d'être si vieille quand on n'a que ses bras et ses jambes?... Car pour le reste, autant ne point en parler. Voyez-vous, mademoiselle, c'est les entrailles qui ont toujours été chétives... Le pain, c'est comme si je le jetais dans le ruisseau et que j'irais le voir passer à l'autre bout de la rue; mademoiselle, sauf votre respect, c'est l'image exacte.
—Mariette, avez-vous encore un peu de bouillon? Faites-le lui donc chauffer.
La vieille poussa des gémissements inarticulés en hochant la tête.
—Eh bien quoi? Ça ne vous va pas, le bouillon?
—Heu! heu! Si fait, mademoiselle, si fait; c'est ces messieurs qui racontent aujour-d'aujourd'hui, que le bouillon c'est comme qui dirait de l'eau à la rivière. Ce qu'il me faudrait, c'est du chocolat, je le sais bien; mais il y a Mame Loupaing, la mère, qui m'a arrêtée par le bras tout à l'heure histoire de me dire que tout ce que j'aurais à lui demander, fallait pas me gêner, parce que son fils va être dans les honneurs. C'est joli à son âge, et vu qu'il n'est qu'un simple travailleur. Elle m'en a donné deux petites tablettes; je ne mourrai toujours pas de faim d'ici après-demain; car pour ce que j'en mange, c'est pas une souris qui s'en contenterait... Il y a encore du bon monde...
—Ah! vous allez chez Loupaing, à présent? Est-ce que vous lui parlez aussi du bon Dieu et de la Sainte Vierge?
—Eh! là! ma pauvre demoiselle, on va chez l'un comme chez l'autre. C'est-il pas le plus généreux que le bon Dieu bénit, sans se préoccuper s'il pense noir ou bien blanc? Voilà qu'ils disent à cette heure qu'on ne peut pas avoir la puissance en même temps qu'on est dans la dévotion; eh bien! faut-il pas qu'il y en ait qui soient au pouvoir? Eh! là, pardi, que ça soit ceux-ci, que ça soit ceux-là...
—Dites-donc! mademoiselle Pelet, est-ce que c'est pour venir me parler ce langage-là qu'on vous a donné du chocolat chez Loupaing? Je vous préviens une fois pour toutes que cela ne me plaît pas et que si cela se renouvelle, je vous prierai de passer devant ma porte sans vous arrêter.
—Heu! heu! je vous aurais-t-il fâchée, mademoiselle, qui êtes bonne comme le bon Dieu en personne? Eh! là, là, j'ai-t-il du malheur! On dit, on dit comme ça sans penser à mal; nous autres on n'est pas bien habiles; et puis il y en a qui prennent de travers ce qu'on a dit!... Si ça vous chagrine que j'aille chez Mame Loupaing, ma chère demoiselle, je n'irai plus; je n'irai plus, j'en lève la main! Plutôt que de vous chagriner, je le dis bien, j'aimerais mieux me laisser mourir sur mes deux malheureuses tablettes de chocolat sans seulement y toucher de la dent. Je me remettrai au pain, faudra bien: je m'y remettrai!... Tenez! il y a plus fort encore, j'aimerais mieux que mon fils perde sa place sous prétexte que je me fais entretenir par les bigotes, comme ils disent, ou bien que je m'entends avec vous pour construire la Basilique!
Mademoiselle Cloque l'arrêta:
—Qu'est-ce que vous dites là? qu'est-ce que vous dites là? Que votre fils perde sa place? les bigotes, la Basilique? Ah! ça, est-ce que j'entends bien? Dieu me pardonne, c'est à ne pas en croire ses oreilles! Qui est-ce qui lui a procuré sa place à votre fils, après l'avoir tiré de la misère avec sa femme et son enfant, après l'avoir nourri trois mois, habillé, logé? Est-ce que ce ne sont pas ces dames de l'Ouvroir? C'est à elles, entendez-vous bien, à ces bigotes, comme vous les appelez, que la compagnie des tramways à accordé la faveur de prendre votre fils...
—Je le sais bien, ma chère demoiselle; je le sais bien, mais voilà qu'ils disent à cette heure que c'est la Ville qui va reprendre les tramways, enfin des affaires où je ne comprends goutte, vous pensez bien!... et dame, la Ville, ça ne plaisante pas, et tous ceux qui ne sont pas de leur bord, à ce qu'il paraît, va-t-en voir s'ils viennent!
Mlle Cloque joignit les mains et leva les yeux au ciel. Elle était abasourdie par l'explication de la conduite que tenait depuis quelque temps la Pelet.
—Je comprends, dit-elle, je comprends pourquoi vous vous cachez pour venir chez moi, pourquoi vous avez dit sans doute aux pauvres qui venaient avec vous que vous ne receviez plus la charité dans ma maison! Vous vous fournissez à la maison d'en face! Vous passez par chez Loupaing qui tâche de vous accaparer pour faire de vous sa créature. Il vous gâte; il vous sucre votre pain; il vous nourrit au chocolat pour que vous alliez chanter ses louanges! Bon, bon, à votre aise ma fille! Vous avez l'âge de vous conduire n'est-ce pas? Eh bien! que je ne vous gêne pas plus longtemps! Puisque vous me trouvez compromettante, épargnez-vous donc désormais de respirer l'air de chez moi! Je lui souhaite beaucoup d'avancement à votre fils; s'ils manœuvre aussi habilement que vous, il ira loin. Faites lui flatter les autorités! Grand bien lui fasse! Quant à moi, mademoiselle Pelet, retenez bien ceci: je n'aime ni les hypocrites, ni les ennemis de la religion, quels qu'ils soient. Puisque vous avez pris le parti de ménager la chèvre et le chou, allez avec ceux qui n'ont pas d'autres principes de conduite, ils sont nombreux aujourd'hui. Allez! allez! vous pouvez dire à la mère Loupaing que vous n'avez plus affaire avec la bigote du fond de la cour: je vous y autorise.
Et Mlle Cloque ferma la porte au nez de la Pelet terrifiée de cette décision à laquelle elle était loin de s'attendre, car elle n'avait pensé qu'exciter la générosité de la vieille fille en lui soulevant une concurrence. La nouvelle cliente de Loupaing reprit promptement ses gémissements interrompus par la surprise, et quitta la cuisine à pas lents:
—Et dites lui bien que ça ne lui portera pas bonheur à votre maîtresse, fit-elle en s'adressant à Mariette avec un geste de menace, non, ça ne lui portera pas bonheur, ni à elle, ni à sa nièce... On dit qu'elle ne se mariera pas déjà si facilement qu'elle voudrait... la demoiselle... Paraît qu'on y met des bâtons dans les roues; il est question de ça, par ci, par là. Oh! oh! quand on a raté son premier pas, il y en a qui disent qu'après ça c'est la guigne... ajouta-t-elle d'un œil malin et en élevant la voix pour épouvanter Mlle Cloque.
Mariette la poussa dehors, et revint trouver sa maîtresse. Elle souleva le rideau de vitrage toujours baissé par où l'on voyait jusqu'à l'entrée de la rue de l'Arsenal, sous le porche du plombier.
—Tenez! dit-elle, regardez-la moi cette engeance! Voilà tous les Loupaing édifiés à l'heure qu'il est sur ce qui s'est passé ici, arrangé à la couleur de son esprit, bien entendu... J'aurais-t-il grand honte! Aussi je vous l'ai toujours dit, Mademoiselle: votre Pelet c'est une filouse, méfiez-vous-en! Oh! la vieille sainte Nitouche!
On voyait la longue et noire Mlle Pelet stationnant devant la porte du candidat au conseil municipal. Celui-ci était sorti avec sa mère et sa femme, en entendant les hurlements de la pauvresse; il était en chemise de nuit, de couleur, à ramages, fermée au menton par une cordelière écarlate; il riait à se tenir les côtes en regardant dans la direction de sa locataire.
—Et puis, dit Mariette, je ne sais pas pourquoi je vous montre ça; vous devez être morte de faim! Et votre déjeuner qui est tout froid!... Allez donc faire réchauffer des œufs! autant ressusciter un mort!
—Ah! ma pauvre Mariette, mon déjeuner est fait, allez; je vous assure que je n'ai pas faim; ces choses-là me mettent à l'envers! C'est triste de renvoyer une malheureuse; mais voyez-vous bien, pour les gens qui ne veulent pas aller tout droit leur chemin, je sens que je serai toujours impitoyable. D'un côté il y a le bien, de l'autre il y a le mal; il faut choisir; quant à louvoyer de l'un à l'autre, cela ne se peut pas, cela ne se peut pas!
Dans l'après-midi Mlle Cloque faillit se fâcher à propos de la Pelet avec le marquis d'Aubrebie qui était venu faire sa partie comme à l'ordinaire. Le maintien des relations entre les deux vieillards tenait d'ailleurs du miracle. Était-ce à l'opposition extrême de leurs caractères ou à la puissance de l'attrait du jeu qu'ils étaient redevables de demeurer unis au milieu des bourrasques qui renversaient alors les amitiés les plus solides? En tous cas, leurs chamailleries quotidiennes restaient sans effet sur le lendemain.
Le marquis faisait régulièrement la charité à la Pelet qui lui avait été adressée par sa vieille amie.
—Je trouve, dit-il, que vous avez été avec elle un peu trop sévère... pour une petite rouerie qu'elle vous a confessée d'ailleurs assez maladroitement. Qu'eussé-je dû faire, moi, la première fois qu'elle m'a volé?
—Qu'elle vous a volé! fit Mlle Cloque en laissant tomber ses cartes.
—Oui, dit le marquis, du ton tranquille dont il narrait parfois des anecdoctes scandaleuses, dès la première fois que Mlle Pelet vint chez moi sur votre recommandation, ma bonne amie, elle déroba à l'office trois écrevisses...
Mlle Cloque bondit:
—Trois écrevisses!... Vous voulez vous moquer de moi, marquis...
—Point du tout! Elle fut prise sur le fait par la dame de compagnie de la marquise, qui eut la bonne idée de me rapporter l'aventure avant d'en avoir fait reproche à la coupable...
—Et vous ne m'avez pas avertie que la Pelet était une voleuse!
—A quoi bon? Vous lui eussiez coupé les vivres, et j'eus le pressentiment qu'elle méritait plus d'indulgence.
—Comment! de l'indulgence?
—Qu'importait à mon dîner trois écrevisses de moins? Et ce goût pour une friandise m'intéressa aussitôt à Mlle Pelet. Je donnai l'ordre d'avoir l'air de fermer les yeux la première fois qu'elle viendrait. Quand elle se présenta, on lui offrit un morceau de pain. Elle demanda, des tomates. Notez bien ceci, ma chère amie, des tomates! On les lui refusa.
—Alors?
—Alors, elle s'appropria clandestinement un petit bocal de pickles... un petit bocal de pickles, mal bouché qui se répandit en partie dans sa poche profonde, avant qu'elle ne fût sortie... On pouvait la suivre à la trace: elle a dû manger son piment sans vinaigre.
—Des pickles! s'écriait Mlle Cloque au comble de l'indignation.
—Des pickles. Je n'eus plus aucun doute: Mlle Pelet était une ancienne courtisane.
Mlle Cloque qui ne comprenait pas la relation fronça les sourcils, et recula sa chaise.
—Oui, mon amie, je dis bien: mon flair éveillé par les écrivisses ne m'avait pas trompé. Cette fille-là a vécu, m'étais-je dit. Ce n'est pas une voleuse de profession, car elle est maladroite; c'est une gourmande qui suit son impulsion. Additionnez écrevisses, tomates, condiments et... le nouvel employé des tramways: j'avais en mains toutes les marques d'un estomac et d'une conduite déréglés... Ne vient-elle pas de vous demander du chocolat?
—Oui, oui, dit Mlle Cloque ahurie, elle a demandé du chocolat.
—Brillat-Savarin le recommande comme le meilleur élément réparateur de la débauche...
—Et ces choses-là vous amusent! s'écria Mlle Cloque indignée.
—Pourquoi pas? dirait M. Houblon.
—Marquis, je vous ai prié une fois pour toutes de ménager vos allusions et vos sarcasmes!
—Pardon, ma belle... Je reviens à notre Pelet. Après la perte de mes pickles, je fus aux renseignements. Toutes mes prévisions furent confirmées. Mlle Pelet, sous le nom d'Irma Bonheur, plus vulgairement appelée la Chandelle Romaine, sur les champs de bataille, mena la vie d'une gourgandine...
—Assez! assez! s'écria Mlle Cloque en se bouchant les oreilles. Il est inutile de remuer toute cette fange. Et quand je pense que c'est M. le curé de Notre-Dame-la-Riche, lui-même, qui me l'a recommmandée comme une de ses plus pieuses paroissiennes!...
—Ma bonne amie, permettez-moi de vous dire que vous vous laisserez toujours tromper par l'étalage d'un sentiment qui, selon vous, doit abriter toutes les vertus. Les fourbes sont informés de votre faiblesse et ne manquent pas de l'exploiter. Pour vous, un chrétien est honnête, un militaire est courageux et fier, un noble réunit les qualités d'un militaire et d'un chrétien; un juif mérite d'être pendu. Ne serait-il pas plus équitable de juger les hommes un à un et abstraction faite de toute idée de communauté?
—Oh! je sais que vous avez toujours des idées à part. Vous n'avez pas la prétention de changer les miennes, n'est-ce pas? Eh bien! qu'allez-vous faire de votre Pelet, à présent que vous connaissez toute cette turpitude?
—Je ferai d'elle ce qu'on fait des petits chats qui ont commis quelque incongruité: on leur met le nez dedans. Je lui raconterai ses larcins avec détails circonstanciés; elle aura peur, je la tiendrai dans la main, et je lui ferai, en retour, me dire ses aventures qui m'amuseront probablement. Cela lui vaudra un dîner qu'elle n'aura pas volé, celui-là, du moins, la pauvre vieille... J'y mettrai des épices...
Mlle Cloque fut sur le point de jeter les cartes à la figure du marquis. Elle fut ramenée à la pitié par le rappel des tristesses de ménage de ce fâcheux esprit:
—Tenez, dit-elle, regardez donc!
On vit, de loin, la tête blanche de la marquise. La pauvre folle agitait désespérément son mouchoir.
—Je me sauve, ma bonne amie, dit M. d'Aubrebie, à demain!
—A demain.
Mlle Cloque achevait de se préparer, et elle allait descendre pour aller à la bénédiction du Saint-Sacrement, quand on sonna à la porte de la rue de la Bourde. Elle avait entendu une voiture s'arrêter; la curiosité la prit; elle pencha la tête avec précaution et regarda à travers les jours de la persienne.
Elle eut une secousse en reconnaissant le landau des Grenaille-Montcontour. Les chevaux piaffaient; un cocher magnifique se tenait droit sur son siège. Le petit groom était descendu et avait la main sur le bouton de la sonnette. Elle reconnut la comtesse. C'était la première fois qu'on lui faisait une visite en si grand appareil. Les gens de la rue de la Bourde sortaient aux portes voir l'équipage. Le savetier lui-même s'était interrompu, et les deux mains appuyées contre l'étal des chaussures, il penchait la tête au dehors.
Mariette criait du milieu de l'escalier:
—Mademoiselle, qu'est-ce qu'il faut dire?
Mlle Cloque réfléchit une seconde et répondit résolument:
—Je n'y suis pas!
VII
AUTOUR D'UNE BÉNÉDICTION DU SAINT SACREMENT
Ce n'était pas à Saint-Martin qu'il y avait ce soir-là bénédiction du Saint Sacrement, mais à la chapelle du couvent de l'Adoration perpétuelle. On s'y rendait par une petite rue située derrière les halles et nommée rue Rapin, ou familièrement «la Mort aux Dévotes», à cause des bronchites qu'y prenaient ces dames en hiver. Très étroite et sinueuse, garantie du soleil par les vieux hôtels qui l'étreignaient, elle recevait les courants glacés de quelques méchantes ruelles avant d'aller aboutir à la rue Descartes, presqu'en face du droguiste dont le sort était lié à celui du magasin Pigeonneau.
Mlle Cloque, parvenue au tournant de la rue Rapin, aperçut, en face de la porte de la chapelle M. l'abbé Moisan chapelain de Saint-Martin, son directeur de conscience, arrêté à causer avec le sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour. La fatalité voulait qu'elle tombât aujourd'hui sur quelque membre de cette famille. Dans le passage où trois personnes de front se cognaient les coudes, il ne fallait pas songer à éviter la rencontre.
Ces messieurs, d'ailleurs, vinrent vers elle aussitôt qu'ils l'eurent reconnue, l'un son chapeau, l'autre son képi à la main.
Le sous-lieutenant de dragons était en petite tenue de cheval, éperonné et botté. De sa cravache il se taquinait la cuisse; en parlant au prêtre, il avait laissé tomber le monocle. Il était grand, bien fait, élégant. Il avait une jolie figure avenante, le teint doré, la moustache blonde déjà longue, ondulée au fer, très soignée, un nez dont on n'avait rien à dire, les cheveux en brosse, coiffure alors à la mode, et des yeux bleus un peu foncés, non d'un beau bleu à la vérité, mais qui vous regardaient bien en face. Dès le premier abord, la personne la moins prévenue avait la certitude que le jeune officier n'était pas l'inventeur de la poudre, mais se sentait disposée à dire de lui: «un brave garçon!»
Il parla tout de suite à Mlle Cloque, comme si de rien n'était. Il s'informa de sa santé, de son entourage; il avait coutume de la taquiner un peu cavalièrement à propos de son ennemi Loupaing; son intention était d'amener le nom de Geneviève dont il attendait que la tante parlât la première. L'abbé Moisan qui était rond en affaires, vint à son aide, en faisant de petits yeux significatifs. Mlle Cloque répondit d'une façon si brève et si sèche que les deux hommes furent étonnés. Le chapelain se tenait, par apathie naturelle autant que par prudence, à l'abri des querelles qui divisaient ses pénitentes, et il était clair que Marie-Joseph, avec l'insouciance de sa jeunesse, n'attachait pas d'importance à ces histoires.
Mlle Cloque qui ne voulait toutefois rien cacher et qui avait le parler net, trouva que le moyen le plus prompt d'éclairer le jeune homme sur les causes de sa présente réserve, était de le féliciter de la conduite qu'il avait tenue «aux débuts des événements» et qui avait été en opposition directe avec les agissements paternels.
—Aux débuts des événements? fit Marie-Joseph, semblant chercher dans sa mémoire. Ah! parfaitement, mademoiselle, voilà comment c'est arrivé. J'avais été prévenu qu'un certain X..., appartenant au Journal du Département, en voulait à papa, et qu'il se vengerait prochainement. Vous comprenez? Je n'attendais que le coup. Un soir, les camarades me montrent le journal au café, en me disant: «Ça y est!»—«Bon! je finis la partie et je vais giffler mon homme; qui est-ce qui vient avec moi?» Deux de mes amis se nomment; l'un d'eux lit l'article et me prévient: «Dis donc! c'est assez sale...»
—«Ça ne m'étonne pas de l'individu.» Je règle les consommations. On me dit: «Mais, lis tout de même, au moins.» Je lis et ne comprends pas un traître mot: «C'est de papa qu'on parle, là-dedans?...» Les uns répondent: «Dame! puisque tu étais prévenu du coup!...» Les autres me font: «C'est idiot.» Vous comprenez? Suffisait qu'il y eût un camarade ayant dit oui pour que je lave ça à grande eau. Nous partons; je demande l'auteur: on refuse de me le nommer. Je fiche ma main par la figure du rédacteur en chef. Échange de cartes. Le lendemain: explications. Journaliste affirme pas question papa; de son côté, papa furieux, menace couper les vivres, et patati et patata! Moi, vous comprenez? me moquais du reste: j'étais quitte vis-à-vis de l'honneur. Et voilà! dit-il, en se cinglant la botte d'un coup de cravache.
—Quel enfant terrible! fit M. le chapelain, en croisant les deux mains. Et dire qu'il ressemblait à un petit ange quand il a fait sa première communion! Vous en souvenez-vous, mademoiselle? Je suis sûr que nous avons oublié tous les excellents principes de notre Sainte Mère l'Église: Notre-Seigneur a dit: «Si l'on vous frappe la joue gauche...
—Oui, oui, interrompit Mlle Cloque, mais voyez-vous, monsieur le chapelain, on ne saurait trop recommander d'avoir avant tout les mains nettes, par le triste temps où nous vivons. Sans doute il ne faut pas aller contre les enseignements de la sainte Église, mais c'est une façon d'honorer ses père et mère que de ne pas tolérer...
—Je m'en vais! je m'en vais! dit en souriant le bon abbé qui étendait les deux mains comme pour éloigner le démon. Je ne veux pas entendre davantage les paroles de mademoiselle—que l'on dit... hérétique!... ajouta-t-il, la main sur la bouche, du côté du jeune homme, et en riant franchement. Il faut que j'aille revêtir les vêtements sacerdotaux pour remplacer M. l'aumônier qui a une attaque de goutte...
Il salua et disparut par la sombre petite porte de la chapelle.
—Et depuis lors, monsieur Marie-Joseph, vous n'avez plus relu les journaux?
—Si fait! Je sais. On veut démolir papa, mais ça ne me regarde plus. C'est des affaires de boutique... Que papa soit pour la grande église ou pour la petite, m'en bats l'œil, moi...
—Comment! mais, jeune homme! ce sont des choses qui ont cependant de l'importance. Et, si M. le comte, accusé d'avoir fait volte-face au parti de la Basilique, dans un but qui n'est pas tiré au clair, avait soutenu résolument la Basilique—avec nombre d'honnêtes gens—il faisait tomber du coup toute insinuation fâcheuse...
—Moi, vous savez, je ne connais pas bien ces machines-là. Chacun son métier, n'est-ce pas? Papa fait comme il l'entend; d'ailleurs, m'a défendu de mettre le nez dans ses affaires. Pour la volte-face, par exemple, la vois pas. J'ai toujours entendu dire à papa que la Basilique, c'était une ânerie. Qu'est-ce que vous voulez? C'est son opinion à cet homme. Des goûts et des couleurs... N'est-ce pas? mademoiselle, c'est pas ça qui nous empêchera d'aller notre petit bonhomme de train?...
A propos! Maman a dû aller chez vous; l'avez-vous vue? Elle avait quelque chose à vous dire...
Mlle Cloque était tout à coup suffoquée. Une telle insouciance des choses qui lui boulversaient la vie, à elle, était-il possible qu'elle l'entendît exprimer par la bouche de ce grand jeune homme franc et loyal jusqu'à la brusquerie? Les causes de son tourment, de ses insomnies, de sa haute tristesse, il en parlait le sourire aux lèvres! La grande idée à laquelle elle était prête à sacrifier jusqu'au cœur de sa nièce, il la traitait du bout de sa cravache! Et l'impeccabilité du nom paternel, l'honneur, ce culte doublement héréditaire chez un officier et chez un Grenaille-Montcontour, ne le réduisait-il pas, en somme, à une question d'amour-propre vis-à-vis de ses camarades? Oh! certes, on est vite parti en guerre: un soufflet, un coup d'épée, à la rigueur une goutte de sang, et tout est dit, tout est «lavé à grande eau» selon l'expression même de Marie-Joseph. Mais, la blessure intime et profonde qui assombrit une âme noble, qui la fait se redresser pleine d'orgueil et de haine et subordonner toutes choses à la pureté du rôle que l'on joue dans la vie; est-ce qu'il y avait trace de cela sur la figure de ce garçon avide avant tout de vivre et de jouir et qui débordait de santé et de bonheur?
—Je n'ai pas eu l'honneur de voir Mme la comtesse, dit froidement Mlle Cloque.
Mais Marie-Joseph ne comprit pas. Il dit seulement, avec les mêmes yeux pleins de sous-entendus très clairs qu'il avait eus en prononçant ces mots pour la première fois:
—Elle aura beaucoup regretté. Elle avait des choses à vous dire...
Et il eut un sourire heureux. Il était tout content à l'idée d'un mariage auquel il ne voyait pas d'inconvénient, lui. Évidemment la jeune fille lui plaisait. Il ne tenait pas à une dot, du moment que papa avait dit que «ça s'arrangerait très bien comme ça». Il n'avait quitté sa mère que pendant les années de Saint-Cyr; les jeunes époux vivraient à la maison paternelle; il y aurait deux enfants gâtés au lieu d'un. Il ne voyait pas plus loin. Il trouverait même une économie à supprimer sa «chambre en ville». Et il était pressé. En honnête garçon qu'il était, peut-être évitait-il de nouer avec une maîtresse, dans la pensée qu'il aurait bientôt une gentille petite femme à lui.
Mlle Cloque le quitta brusquement, sur son dernier mot, en lui faisant un bref salut.
—Je vais être en retard à la bénédiction, dit-elle.
Et elle se confondit avec plusieurs dames qui pénétraient en même temps qu'elle dans le couloir humide et sombre.
Mlle Cloque n'avait point ici de chaise particulière et tâchait ordinairement de se placer au hasard de son arrivée, autant que possible dans le voisinage de Mlles Jouffroy qui étaient là chez elles, ayant, en qualité de pensionnaires du couvent, le droit d'entrer à toute heure, par le couloir même des religieuses. Celles-ci ne paraissaient point au rez-de-chaussée abandonné au public, hormis deux d'entre elles qui se relevaient d'heure en heure devant le Saint Sacrement perpétuellement exposé. Elles occupaient une tribune située très haut, au fond de la nef, et se prolongeant à droite et à gauche en galerie étroite. Sur les murs grossièrement blanchis à la chaux, on distinguait à peine, là-haut, les deux longues théories de sœurs vêtues de flanelle blanche qui venaient s'agenouiller silencieusement à la queue leu leu. Leurs chants limpides et frais tombaient tout à coup comme une chute d'eau soudaine sans qu'on les eût aperçues ou entendues venir.
La dévotion, passée à l'état de pratique favorite, tend à se réfugier dans les plus petits sanctuaires, comme l'avait naïvement exprimé Mariette en faisant observer à sa maîtresse qu'elle ne mettait jamais le pied dans «ses cathédrales». Sans doute Mlle Cloque obéissait depuis longtemps à cette loi en fréquentant plus assidûment Saint-Martin et la chapelle de l'Adoration que l'église de Notre-Dame-la-Riche, sa paroisse. Et il est probable que si le ciel eût permis qu'elle vît réalisé son vœu de reconstruction de la grande Basilique, elle n'eût jamais trouvé sous ces immenses voûtes le doux frisson d'intimité divine que lui procurait l'exiguïté même de ces murs familiers. Mais, ce que Mlle Cloque ne s'avouait pas non plus à elle-même, c'était que son assiduité à la chapelle de l'Adoration redoublait, depuis quelque temps, et que la cause en était qu'elle boudait Saint-Martin.
Elle boudait du moins le Frère bleu qui tenait à Saint-Martin une place considérable. Depuis qu'il était avéré que le préposé à la petite boutique d'objets de piété jouait un rôle militant dans la propagation de l'idée du Chalet républicain, il répugnait aux ferventes basiliciennes de passer en face du guichet de leur redoutable adversaire. Et, peu à peu, sans se donner le mot, sans même peut-être y prendre garde, sous les mille prétextes ingénieux que l'on se donne à soi-même pour agir, elles émigraient vers la petite chapelle voisine. Cela avait commencé par la messe de neuf heures du dimanche, où l'on ne voulait plus, bien entendu, se retrouver en face de M. Janvier; et cela gagnait les offices de la semaine.
C'était de la petite chapelle de l'Adoration qu'était partie la grande protestation, signée de plusieurs centaines de noms et portée à l'archevêché, il y avait de cela deux jours, par M. Houblon.
Mlle Cloque remarqua aussitôt que les demoiselles Jouffroy n'étaient pas là. Elle s'agenouilla à côté de leurs prie-Dieu, et, à chaque instant, elle tournait la tête du côté de la porte du couloir, afin de voir si elles n'arrivaient point. Les deux sœurs, impressionnables et versatiles, étaient devenues un sujet d'incessant tourment pour Mlle Cloque. Elle les aimait malgré leurs travers, malgré leur susceptibilité, leur jalousie, leur caractère pointu. Elle leur pardonnait tout. Et ces deux malheureuses girouettes tournaient à tous les vents. On les avait ramenées au parti de la Basilique et elles avaient signé la protestation. Le soir même elles prenaient une voiture, affolées, aux cent coups, et couraient après la fameuse liste qui faisait le tour de la ville; elles ne voulaient plus signer; elles voulaient qu'on effaçât leurs deux noms. Mlle Cloque ne parvenait pas à les persuader que c'était impossible. Elle les menait chez M. Houblon qui, après un discours de sept quarts d'heure, les rendait à leur amie et à la Basilique, aplaties, écrasées, sans plus aucune idée, sans plus aucune volonté: «des chiffons sortis de l'eau», avait-il dit lui-même, en se flattant de sa victoire.
Pour n'être point à la bénédiction, où donc étaient-elles encore? Il fallait les surveiller comme des enfants!
Par contre, il y avait là Mme Bézu, Mme Pigeonneau, les quatre filles de M. Houblon, Mme Chevillé, et toutes ces dames de l'Ouvroir qui avaient fidèlement suivi leur présidente dans sa révolte contre les compromissions et la République. La chapelle était comble. Le pauvre père Léonard, de l'ordre de Picpus, l'aumônier du couvent, s'était fait apporter sur une chaise, dans le chœur, et, en proie à son attaque de goutte, il grelottait, malgré la grande chaleur.
Mlle Cloque ayant compris que ces demoiselles ne viendraient pas, avait appliqué les deux mains sur ses yeux, et, à genoux devant le brillant ostensoir, elle se réfugiait en Dieu.
Sa foi et son amour étaient sans bornes. Elle eût fait une martyre. Et ces instants d'anéantissement devant le Maître bien-aimé étaient, par l'intensité de l'ivresse, une ample compensation à ses misères. Elle n'apportait aucune jactance dans sa piété; ce n'était pas pour se montrer, pour entretenir sa renommée de vertu qu'elle venait là. Elle venait là comme à la source même de toute beauté, de toute pureté, de tous désirs sublimes. Elle savait que l'être parfait était là, à quelques mètres d'elle. Ses yeux pouvaient se porter sur l'apparence même de l'incessant miracle. Et il lui arrivait de les sentir se mouiller d'admiration et d'étonnement, à cause d'une si grande chose, si proche d'elle. Même dans les moments de ses pires détresses, quand elle venait tomber là pour prendre le ciel à témoin de sa douleur, si elle se rendait compte de la présence de Dieu, elle demeurait bouleversée et ne savait que dire: «Mon Dieu, je vous remercie!»
Il y avait à l'harmonium invisible, là-haut dans la tribune, une sœur d'un très beau talent et dont la voix était délicieuse. M. Houblon disait d'elle: «C'est une sainte Cécile.» Et en effet, il est rare qu'une voix humaine vous communique une impression religieuse aussi vive que le faisait l'organe de cette blanche recluse. La divine passion qui l'animait et la candeur du sentiment d'amour qu'elle répandait dans cette petite nef communiquaient aux pieuses filles réunies là un avant-goût du ciel. Un jour, la sœur s'était interrompue de chanter, au beau milieu d'une bénédiction. Elle était tombée évanouie, au bas de l'harmonium. On avait mis vingt minutes à la ranimer. Elle avait dit, en se réveillant, qu'elle avait vu les anges. On n'en était pas étonné; on s'attendait à ce qu'elle fût quelque jour ravie en Dieu.
Le doux ébranlement de ce miracle possible donnait une solennité particulière aux cérémonies de la chapelle de l'Adoration. Ah! comme on était bien là pour oublier les misères de la vie! «Comment, disait Mlle Cloque, ceux qui sortent d'aussi près de Dieu, peuvent-ils encore être méchants?»
A un tintement de cloche qui vint de l'intérieur du couvent, les deux sœurs adoratrices, qui portaient un long manteau d'écarlate sur leur robe blanche, se relevèrent du pied de l'autel où elles étaient prosternées depuis une heure, et firent, d'un même mouvement, une longue et profonde génuflexion. Deux autres sœurs toutes pareilles entrèrent et vinrent les relever de leur garde d'honneur.
M. l'abbé Moisan se leva et entama de sa bonne voix grasse le Tantum ergo dont une toute petite flûte, en haut, indiquait les premières notes. A quoi l'harmonium trémolant et ronflant répondit d'un vaste éclat sonore, toutes les sœurs, ainsi que le public, chantant à l'unisson. Les nuages troublants de l'encens s'élevaient des cassolettes balancées par deux petits enfants de chœur qui se faisaient des signes des yeux et pouffaient, à cause du Père Léonard qui avait des grimaces de douleur. Quand le moment de la bénédiction fut venu, le malheureux goutteux fit signe au sacristain qu'il voulait se mettre à genoux. On vit les gros bottons dans lesquels ses pieds malades étaient emprisonnés, et l'un des deux gamins laissa éclater son rire pareil au bruit d'un petit jet de vapeur. Le sacristain le giffla et eut à peine le temps d'agiter la quadruple sonnette au tintement prolongé; M. Moisan faisait décrire à la sainte hostie un grand signe de croix au-dessus des têtes courbées des fidèles, et l'on entendait les gémissements étouffés du Père Léonard à genoux.
Une sonnerie plus longue que la première relevait les têtes. Mais Mlle Cloque demeurait alors souvent plongée dans une sorte de langueur bienheureuse où se baignait sa pensée, où s'épanchait son cœur, où, l'espace de quelques minutes d'illusion, elle touchait ses chimères.
Les cierges étaient éteints; il n'y avait plus que de rares personnes dans la chapelle, et on n'entendait plus que le murmure charmant des religieuses continuant à prier dans les tribunes, quand Mlle Cloque se reprit à la vie. Elle reconnut Mme Pigeonneau-Exelcis qui avait eu la gracieuseté de venir se mettre à côté d'elle, afin de la prendre à la sortie. On échangea un signe des yeux:
—Comme c'est aimable à vous!
—Est-ce que vous venez?
—Mais certainement.
Et, dès qu'elles furent dans le corridor sombre allant à la rue Rapin:
—Vous ne savez pas ce qu'a fait Mme Bézu? dit Mme Pigeonneau, d'un ton fiévreux et indigné. Figurez-vous qu'elle vient de me flibuster la clientèle des Dames Delignac, un pensionnat qui nous valait plusieurs mille francs d'affaires! Oh! j'ai reçu mon congé tantôt: un avis d'après lequel on se fournira désormais uniquement chez l'éditeur Mame... C'est assez clair.
—Mais, ma bonne, voyons! Qui est-ce qui vous dit que c'est Mme Bézu?...
--- Qui est-ce qui me le dit? Vous étiez là l'autre matin, Mademoiselle, quand elle a appris que nous faisions quelques petits travaux pour le Lycée? Vous vous rappelez comme elle m'a secouée. Je me suis dit: «Mme Bézu n'est pas femme à s'en tenir à une observation. Par où va-t-elle me procurer du désagrément? Tiens! elle a sa demoiselle chez les Dames Delignac; eh bien! ma fille, il va t'arriver une surprise de ce côté-là.» Voilà la surprise. Et que je vous prévienne, mademoiselle Cloque, elle a juré de vous supplanter à l'Ouvroir!...
—Quant à cela, si Mme Bézu est en mesure d'y accomplir plus de bien que moi, je n'y vois pas d'inconvénient. C'est un honneur que je n'ai pas ambitionné et j'ignorais jusqu'à présent qu'il s'obtînt par l'intrigue. Mais, madame Pigeonneau, je suis bien attristée de ce que vous me dites! Je le regrette d'autant plus que Mme Bézu est demeurée des plus fidèlement dévouées au saint parti de la Basilique... Peu m'importent les attaques personnelles, voyez-vous bien, du moment que l'on est d'accord sur les principes...
—Ne vous fiez pas à cela, mademoiselle Cloque! Mme Bézu vous lâchera quand elle le croira de son intérêt.
—Mon Dieu! qu'est-ce que vous me dites là? Ces dames avaient tourné dans la rue Descartes, et, frôlant les murs du couvent, elles passaient en face de la chapelle de Saint-Martin. Mlle Cloque saisit le bras de Mme Pigeonneau-Exelcis:
—Qu'est-ce que je vois? dit-elle. Ah ça! est-ce que j'ai de bons yeux? Voilà Mlles Jouffroy qui sont au guichet du Frère Gédéon!...
—Ah! s'écria Mme Pigeonneau, si vous voulez être édifiée du côté du Frère Gédéon, sachez qu'il nous fait depuis quelques jours une concurrence ouverte: nous n'avons pas un objet au magasin qui ne soit aujourd'hui dans sa boutique!... Oui, Mademoiselle, vous n'avez qu'à y aller voir. Il a toute la série des paroissiens, des Imitations, des Journées du Chrétien, des livres de première communion!... J'y ai envoyé hier quelqu'un, en cachette, demander un tome d'Henri Lasserre et les lettres d'Ozanam: on me les a apportés immédiatement! Vous verrez qu'il vendra des romans!...
—Oh!... madame Pigeonneau!
Une voix bien connue les appela, à une dizaine de pas en arrière:
—Ne courez donc pas si fort, mesdames!...
C'était M. Houblon qui avait été prendre ses quatre filles à la chapelle de l'Adoration. Ces demoiselles, de dix-huit à vingt-trois ans, toutes habillées de même et sans goût, grandes et plates et presque laides, tenaient la largeur du trottoir, et leur papa marchait sur la chaussée, la redingote toujours boutonnée, le petit chapeau de feutre mou relevé négligeamment sur son front brûlant.
Mlle Cloque et la femme du libraire se retournèrent d'un même mouvement et s'arrêtèrent. Mais la voix de M. Houblon était parvenue jusqu'à Mlles Jouffroy qui, l'œil appliqué au guichet, n'avaient pas aperçu jusque-là ces dames. On se regarda de part et d'autre. Les deux sœurs étaient prises.
On les vit aussitôt s'agiter dans cette petite entrée de la chapelle qui était constamment grande ouverte sur la rue. Leur teint jaune, leurs coques grises, les rubans violets de leurs chapeaux, vire-voletèrent comme deux papillons levés soudain d'une même fleur. Que faire? Mon Dieu! que faire? Elles ne savaient plus où donner de la tête. Comment expliquer aux deux terribles enquêteurs Mlle Cloque et M. Houblon, leur nouvelle visite au Frère bleu? Elles prirent rapidement congé de celui-ci et foncèrent contre le danger comme deux bêtes affolées:
—Nous ne faisions que passer...
—Nous venions justement de chez vous, madame Pigeonneau...
—Nous avions absolument besoin d'un petit, renseignement...
Heureusement le groupe était assez nombreux, parla présence de Mlles Houblon, et leur désarroi se trouva noyé dans les nouvelles de la santé et des travaux des quatre jeunes filles:
—Comme elles ont bonne mine!
—Et la chaleur ne vous incommode pas?
—Toujours musicienne?... A la bonne heure.
—Dieu me pardonne! je crois qu'elles ont encore grandi!
—Mauvaise herbe croît toujours! dit le papa.
—Oh!
—Oh!
—Oh!
—Geneviève? Mais elle sort après-demain, jeudi.
—Léopoldine aussi, ajoutèrent immédiatement Mlles Jouffroy.
—Et on vous les amène toujours au Faisan? n'est-ce pas, Mademoiselle? C'est vraiment bien commode...
—Certainement. L'omnibus du Sacré-Cœur sera à l'Hôtel du Faisan à quatre heures moins le quart.
Les jeunes filles battaient des mains. Ne pourrait-on pas aller embrasser Geneviève à la descente de l'omnibus?
—Et aussi Léopoldine? ajouta l'aînée des demoiselles Houblon qui avait l'âge de savoir vivre.
—Mais oui! mais oui!
—Ah! quel bonheur!
Ce fut comme l'annonce d'un voyage d'agrément.
—Sont-elles gaies!
—Quelles charmantes fillettes!
—Ah! que c'est joli, la jeunesse!
—Dieu bénit les nombreuses familles.
—Hélas! soupira M. Houblon,—avec un à-propos digne d'un homme éloquent,—comme les rois, qu'il bénit et qu'il découronne!...
Il faisait allusion à la perte de sa femme, morte depuis plusieurs années, et qu'il s'obstinait à regretter malgré qu'elle l'eût à demi-ruiné, rendu ridicule et beaucoup ennuyé.
Chacun eut une figure grave et les jeunes filles se turent.
Mais les demoiselles Jouffroy qui avaient absorbé au guichet l'influence du Frère Gédéon, en manifestaient l'insurmontable oppression. Elles se regardaient, à qui parlerait la première. Enfin, Hortense, la cadette, leva tout à coup des yeux de suppliciée sur M. Houblon:
—Ah! monsieur Houblon, dit-elle, Dieu seul est juge de ce que vous nous avez fait faire... Mais nous craignons, hélas, d'être bientôt les victimes de notre bonne volonté. Cette malheureuse liste...
—Cette malheureuse liste? s'écria M. Houblon en se redressant de toute sa taille, et déjà prêt, s'il le fallait, à parler sept quarts d'heure de suite, comme la dernière fois.
En le voyant bondir, si résolu, les deux sœurs furent prises d'un tremblement. Au fond elles ne demandaient pas mieux que d'être encore une fois converties par lui, d'être persuadées qu'elles avaient bien fait de signer.
—Mais, dit Hortense, il paraît que la liste a été copiée à la préfecture, et les infortunés qui ont des parents fonctionnaires...
—Ah! ceux-là, par exemple, fit M. Houblon, en se frottant les mains, ils sont fricassés!
La terreur envahit le visage de Mlles Jouffroy. Elles agitaient les mains, roulaient des yeux, dodelinaient de la tête; elles bégayèrent.
—Eh quoi? fit Mlle Cloque, n'ètes-vous pas complètement indépendantes, et libres de vos actes?
—Si, si, dirent-elles; mais... mais il y a... il y a le père de Léopoldine, notre pauvre frère...
—Monsieur votre frère? Mais vous ne nous avez jamais donné à penser qu'il fût fonctionnaire! Un homme qui met sa fille au Sacré-Cœur?
—Précisément! c'est précisément à cause de cela que nous n'en parlions pas, d'abord pour éviter des tracasseries à la chère enfant, ensuite pour ménager la situation du père, vous comprenez? On a besoin de faire vivre sa petite famille, et si l'on savait qu'un receveur particulier...
—Où ça, est-il receveur?
—A Grenoble.
—C'est loin.
—Mais! que ne disiez-vous que vous aviez les mains liées? dit M. Houblon.
—Alors, vous croyez réellement que notre signature peut compromettre?...
—Tout est possible, par le temps qui court! s'écria l'auteur du fier manifeste signé par trois cents fidèles. La franc-maçonnerie est affamée, c'est une hydre aux cents bouches quaerens quem devoret!
Et il faisait des yeux effrayants, très sérieusement convaincu, d'ailleurs, que le texte rédigé par lui était propre à allumer l'incendie aux quatre coins du globe.
—Eh bien! dit l'aînée des demoiselles Jouffroy, en se mettant à trépigner comme une enfant colère, ce que vous avez fait là, Monsieur, est infâme. Je vous le dis à la face, et devant tous! Vous êtes un grand coupable! Jeter ainsi des familles sur la paille!...
—Voyons! mon amie, voyons! fit Mlle Cloque en s'efforçant d'adoucir le conflit, car elle sentait par les regards des deux sœurs qu'elles lui donnaient à partager la responsabilité de la mésaventure.
—Ma chère, dit Hortense, sur un ton aigre, je ne vous conseille pas de parler: vous avez assez mis la main à la pâte dans ces affaires, pour ne pas vous montrer outrecuidante quand on vous ouvre les yeux sur les précipices...
—Mais il n'y a pas de précipices! vous ne savez rien encore, ayez donc la patience d'attendre un peu avant de compromettre la sainte cause... Il n'y a point de grande chose accomplie sans quelques sacrifices...
Mme Pigeonneau s'agitait parce qu'elle avait hâte de rentrer au magasin, et elle n'osait se retirer au milieu de la bagarre.
—Voyons! Mesdemoiselles, glissait-elle de temps en temps, il doit y avoir malentendu...
Les quatre jeunes filles pâlissaient et se tenaient rangées derrière leur père qu'elles tiraient à tour de rôle par la manche ou par les basques de sa redingote en lui soufflant:
—Allons-nous-en! Allons-nous-en!
M. Houblon se trouvait dans un cruel embarras. Son désir était de se mettre à parler et de convertir; mais, dans le cas présent, il se heurtait au caractère éminemment dangereux de son manifeste: il ne pouvait soutenir qu'il était anodin.
On était arrivé au coin de la rue Saint-Martin, vis-à-vis le grand magasin de blanc mis à l'index par les Basiliciens, et les commis, de l'intérieur, se montraient en souriant, entre des mouchoirs de batiste et des cravates de soirée, ce combat de catholiques.
—Le Frère Gédéon ne nous a pas trompées!... s'écriaient les demoiselles Jouffroy.
Au nom du Frère Gédéon, Mme Pigeonneau commit l'imprudence de se mêler à la lutte:
—Le Frère Gédéon, dit-elle, ferait bien de s'occuper de ce qui le regarde... On ne fait pas de commerce dans une église.
—Oh! vous, ma petite, dit Hortense, prenez: garde qu'il ne vous en cuise de faire de la politique dans votre magasin!
—Mais, mesdemoiselles..
—Il n'y a pas de «mais, mesdemoiselles» et puisque vous parlez du Frère Gédéon, nous vous ferons observer que si vous étiez aussi souvent à votre boutique qu'il se trouve à la sienne, lui, peut-être ne déserterait-on pas la vôtre pour aller chez lui... Chacun à sa place, en ce bas-monde, ma petite, on ne vous l'envoie pas dire!...
Mlle Cloque aperçut les employés du libre-penseur qui s'amusaient beaucoup derrière le linge blanc:
—Mesdames, dit-elle, je vous en supplie, ne nous donnons pas en spectacle!...
Mais les demoiselles Jouffroy étaient montées, ne voyaient et n'entendaient plus rien; elles croyaient tout perdu du moment que M. Houblon ne se défendait pas, et elles parlaient à tort et à travers, vidant d'un coup toutes leurs petites rancunes secrètes, et essayant de compenser leur faiblesse de caractère par l'avidité de leurs propos.
Mlle Cloque fit signe, d'un geste impérieux:
—Séparons-nous!
Chacun tira immédiatement de son côté. Les deux sœurs se trouvèrent isolées et parlant dans le désert. Ce fut le Frère Gédéon qui dut essuyer la queue de la tempête. Mais, cette fois-ci, c'était lui qui les tenait.