The Project Gutenberg EBook of Le parfum des îles Borromées, by René Boylesve

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Title: Le parfum des îles Borromées

Author: René Boylesve

Release Date: July 1, 2007 [EBook #21940]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PARFUM DES ÎLES BORROMÉES ***




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RENÉ BOYLESVE

———

Le Parfum

des

îles Borromées

———

SIXIÈME ÉDITION

medallion

PARIS

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

Librairie Paul Ollendorff

50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50

1902

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

Il a été tiré de cet ouvrage 5 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés à la presse.


À LA MÉMOIRE IMMORTELLE

d'ALPHONSE DAUDET

ce livre est pieusement offert.


Chapitres: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX

LE

PARFUM DES ÎLES BORROMÉES

I

La Reine-Marguerite, beau vapeur blanc du lac Majeur, alluma ses feux en quittant Pallanza, et s'engagea dans l'anse magnifique qui contient les îles Borromées. La chaleur ayant été accablante, les passagers se félicitaient de ressentir la première fraîcheur du soir. Les uns prenaient plaisir à discerner, sur la gauche, les contours opulents de l'Isola Madre, l'Île Mère, tachant l'ombre de sa grosse masse obscure; les autres, à regarder naître au long des contours capricieux du lac, les mille lumières des embarcadères, des hôtels et des villas. Mais un charme très spécial, et nouveau pour la plupart d'entre eux, venu du lac que la nuit flattait, ou bien des rives fleuries de lauriers-roses, enveloppait et pénétrait jusqu'aux natures les plus insensibles.

À ce moment, le poète anglais Dante-Léonard-William Lee monta vivement l'escalier de la passerelle, et, se dirigeant avec un empressement inaccoutumé vers un grand jeune homme à longue moustache blonde qui semblait fort absorbé par le spectacle de la nuit, il lui dit du ton le plus sérieux:

—Mon cher ami, une Sirène vient, sous mes yeux, d'abandonner l'humide séjour de ces eaux pour prendre place à notre bord, et il vous est loisible de la voir, comme je l'ai vue, sur le banc des premières. Sa beauté est remarquable.

Gabriel Dompierre sourit à l'étrange communication qui lui était faite. Il avait eu lieu déjà plusieurs fois, de se méfier des affirmations du poète, car il savait son pouvoir visionnaire développé à l'excès. Mais, ce soir-là, soit que le paysage fût par trop assombri pour le retenir sur la passerelle, soit que l'heure délicieuse rendît possibles les miracles, il quitta sa place et descendit avec Dante-Léonard-William, s'assurer de la présence d'une Sirène à bord de la Reine-Marguerite.

Ils virent une jeune femme assise au milieu d'un nombreux bagage, en compagnie d'une fille de sept à huit ans, et d'une femme de chambre. Par suite de la mauvaise lumière, on n'apercevait de son visage à travers la voilette et au-dessous d'une touffe épaisse de cheveux noirs, que la ligne fine et fière d'un nez droit. Elle se sentit observée et leva les yeux, franchement, mais pour les rabaisser avec prestesse sur la fillette dont elle caressa les boucles brunes et redressa le chapeau.

Les deux amis s'éloignèrent par discrétion: mais cette courte entrevue avait suffi pour que Gabriel Dompierre ne doutât pas que le poète n'eût eu toutes les raisons de voir en cette femme évidemment belle, une divinité du lac. En effet, Dante-Léonard-William idéalisait en même temps qu'il voyait; et il avait une telle foi dans la valeur de ses conceptions, qu'il allait jusqu'à s'halluciner de la présence de ses chimères.

L'heure et le lieu, d'ailleurs, étaient favorables aux enchantements. L'air était tendre et tiède, au point que certains souffles espacés, en frôlant soudain les nuques, inquiétaient, faisaient retourner la tête, donnaient à quelques-uns l'illusion d'une caresse humaine. Des femmes qui avaient mis de légers châles et des foulards à l'approche du soir, les enlevaient, se dégageaient le cou, du mouvement onduleux et câlin d'une chatte, enfin tendaient véritablement aux baisers aériens leurs joues, peut-être leurs lèvres.

À l'approche de la station de Baveno, l'odeur pesante des lauriers arriva très distinctement, quelques minutes avant que l'on pût apercevoir, à la lueur des feux, leurs grosses fleurs qui font pencher les branches. Le bateau stoppa. Aussitôt apparurent, derrière l'écran frissonnant des feuillages troués de lumières, des gens innombrables, élégants, nonchalants, allongés sur des sièges de jonc, assis et prenant des rafraîchissements, ou se mêlant ici et là en des allées et venues paresseuses. La sourde rumeur de la causerie d'après dîner était relevée de musique et de chants. Tout à coup, sur la quiétude générale, un mouvement vif: le passage svelte d'une jeune fille qui lance un mot anglais; un bras nu levé; un scintillement de cheveux blonds... Mais le bateau s'ébranle à grand bruit de roues; il semble que l'on quitte un lieu de féerie; les regards demeurent fixés sur l'ombre magique des arbres dont les fenêtres lumineuses se rétrécissent jusqu'à former de petits points scintillants que l'on peut confondre déjà avec les étoiles naissantes.

Les cloches du soir commençaient à tinter; d'une rive à l'autre, elles se passaient gracieusement leurs jolies notes heureuses. La clochette du bateau, à l'annonce des stations, couvrait parfois ce concert lointain d'un rythme plus alerte qu'accentuait la voix du matelot prêt à jeter le câble d'abordage. Rien n'est émouvant, dans la nuit, comme l'éclat soudain de ces syllabes sonores évoquant des endroits renommés par leur beauté. Un Italien fin et joli comme un Praxitèle, et à qui souriaient toutes les filles en cheveux assises à l'avant, lança, d'un timbre admirable, le nom d'Isola Bella. Et on eût dit qu'il avait la conscience de la merveille de marbre, de fleurs, de fruits et de soleil, dont il évoquait l'image, avec une sorte d'impudeur triomphante, dans l'esprit de tous ces voyageurs en quête de volupté. «Isola Bella! Isola Bella!» répéta-t-il, faisant frissonner quelques-uns d'un vague et large désir.

Cependant, au lieu de s'efforcer, comme la plupart de ses compagnons de voyage, à découvrir dans l'ombre l'échelonnement imposant des terrasses d'Isola Bella, Gabriel Dompierre demeurait attaché à la figure de la «Sirène», et semblait épier un mouvement qui lui fît distinguer plus nettement ses traits. Lorsque la cloche annonça la station de Stresa, où il descendait avec son ami, il eut la satisfaction de voir la jeune femme se lever et donner des ordres à la domestique au sujet des bagages. Stresa n'ayant qu'un grand hôtel, à moins que la «Sirène» ne fût logée dans quelque villa particulière, il avait donc chance de pouvoir la retrouver et exercer à nouveau la curiosité qu'elle lui avait inspirée dès le premier aspect.

Dans le tumulte du débarquement, il la vit un instant debout sous la lumière crue d'un bec de gaz. Il ne put maîtriser un vif mouvement, et poussa du côté de son compagnon cette exclamation naïve:

—C'est elle!

L'Anglais, que les questions de personnalité ne touchaient point, ne manifesta même pas d'un signe qu'il prenait part à l'émotion subite du jeune homme. Cette femme lui avait paru belle, et il l'avait divinisée aussitôt dans son esprit: il n'eût pas fait un pas pour savoir son nom.

Mais Gabriel, sans douter un seul instant que quelqu'un pût être insensible à la découverte qui le remuait si profondément, empoignait le bras de Dante-Léonard-William, et le renseignait avec une abondance superflue:

—Hein? Qu'est-ce que vous dites de cela? Est-ce assez fort? Qui est-ce qui eût prévu que ce serait vous qui viendriez me faire descendre de ma passerelle pour me montrer la femme dont je ne cesse de vous parler depuis quelques semaines que j'ai l'avantage de vous connaître?... Vous ne le croyez pas? Je vous affirme que c'est elle, je l'ai parfaitement reconnue: telle que je l'ai vue là tout à l'heure, je la revois encore, il y a un an, debout contre la balustrade des jardins du Pincio, les yeux tournés vers le Dôme de Saint-Pierre, sans paraître rien voir cependant, le regard suspendu au-dessus de Rome, hors du monde, comme il arrive si souvent aux femmes lorsqu'elles écoutent de la musique. Je l'ai vue là, trois matins de suite,—ça je vous l'ai dit déjà vingt fois, tant pis!...—Le second matin je montais au Pincio pour le plaisir de la voir; le troisième matin c'était déjà pour souffrir de sa vue, car elle avait fait sur moi une impression extraordinaire, ineffaçable...

—Je reprends moi-même la suite, dit l'Anglais, sans perdre un pouce de sa gravité imperturbable... Les deux premiers jours, elle paraissait attendre quelqu'un, et vous tremblez déjà par l'appréhension de connaître l'homme qui avait le bonheur d'être le mari ou l'amant de cette femme; mais elle quittait toute seule les jardins, au moment où sonnait midi à la villa Médicis. Le troisième jour, comme vous vous prépariez à la suivre afin de savoir au moins qui elle était, vous étiez cloué sur place par l'arrivée de l'heureux mortel attendu. Il avait une silhouette séduisante, c'est tout ce que vous aviez pu observer de sa personne, car l'inconnue s'était hâtée de le rejoindre dès qu'elle l'avait aperçu au tournant d'une allée...

—Vous vous moquez de moi!

—Non pas! Je veux vous prouver seulement que je me suis acquitté convenablement du rôle que vous étiez en droit d'exiger de moi, en qualité de compagnon de voyage: je vous ai écouté. N'aviez-vous pas, en retour, accordé la même attention complaisante à mille dissertations de ma part qui ne vous touchaient pas plus en réalité que ne le faisait à moi la confidence de vos amours? Le premier besoin de l'homme, peut-être avant le boire et le manger, est de parler de soi devant quelqu'un qui ait l'apparence de l'entendre; encore préférerait-il parler à un sourd que se taire...

—Mais quand je vous parle de mes préoccupations au sujet d'une femme, ce ne sont pas précisément mes préoccupations, ce sont celles d'un homme; elles doivent avoir un certain caractère de généralité qui ne peut vous laisser indifférent?

—Ce n'est pas le caractère de généralité qui fait que les hommes sont touchés en effet par les communications revêtues de cette marque; c'est que, dans le caractère général, leur petit cas personnel est compris. Dans toute confidence amoureuse, chaque individu reconnaît son amour. Ne vous ai-je pas confié que je ne pouvais nulle part reconnaître le mien?... Ah! vous ne m'avez pas écouté! Vous ne m'écoutez pas davantage en ce moment-ci; vous regardez de droite et de gauche comme un chien qui a perdu la piste... Vous êtes un mauvais compagnon de voyage! Et moi qui étais tout prêt à vous poursuivre le récit de la quatrième matinée aux jardins du Pincio!...

Les bagages de ces messieurs étant chargés sur l'impériale, l'omnibus s'ébranla lourdement. Gabriel Dompierre, assis vis-à-vis de Lee, revoyait, malgré toutes les préoccupations de l'arrivée, ce triste matin auquel l'Anglais faisait allusion, avec la cruauté de son orgueilleux égoïsme: la longue et vaine attente de l'inconnue, la recherche maladroite qu'il avait faite d'elle au Corso et à la villa Borghèse, dans tous les endroits mondains de la ville, et les quinze matinées suivantes passées là-haut, sur cette même terrasse garnie de nourrices, de fillettes avec leurs gouvernantes, et de jeunes séminaristes oisifs, en costumes multicolores... Et pour le moment, il croyait encore l'avoir perdue. Elle avait disparu dans l'encombrement du quai mal éclairé, dans l'affluence des inutiles badauds, dans la mêlée bruyante des facchini et des employés galonnés des hôtels. Mais chercher quelqu'un avec la fébrilité qu'il y mettait n'est-il pas le plus sûr moyen de ne le pas apercevoir l'eût-on sous les yeux? On s'exagère la difficulté; on cherche à vingt pas de l'endroit où la logique vous commanderait de diriger vos regards; on s'attache avec une persistance stupide à des silhouettes dénuées de tout rapport avec celle que l'on veut; les yeux se troublent; on ne voit plus rien.

Cette alerte sentimentale ne fut atténuée que par les difficultés inhérentes à l'installation à l'hôtel. La quantité des voyageurs dans ces premières journées de septembre valut aux deux nouveaux arrivés d'être logés dans une dépendance de l'Hôtel des Îles-Borromées, située au fond du jardin. Là, on leur donna deux chambres petites et propres ayant chacune un balcon sur des pelouses où un jet d'eau égrenait avec monotonie son chapelet de perles dans une vasque. On leur assura que la vue était belle, quoiqu'ils n'en pussent rien distinguer actuellement, sinon des massifs d'arbres épais plus noirs que la nuit, et, entre les pointes de hauts cyprès, une ligne horizontale, claire, où l'on reconnaissait le lac. Des églantiers devaient ramper le long de la muraille, car un parfum de roses montait jusque dans les appartements.

Ils étaient assis depuis quelques minutes à la table d'hôte et achevaient avec indifférence un potage aux pâtes nationales, en compagnie d'une vingtaine de personnes que l'heure d'arrivée des bateaux réunissait à ce souper attardé, quand la porte du salon fut ouverte, avec une ostentation tout italienne, par un domestique en habit qui se courba au passage d'une jeune femme et d'une enfant. L'apparition fut si charmante, qu'il se fit un silence général suivi presque aussitôt par de légers chuchotements qui coururent d'un bout de la table à l'autre. Enfin, le mot de «beauté» en quatre ou cinq langues, fut prononcé par toutes les bouches.

Cet hommage, général et spontané accrut l'émotion qu'éprouvait Gabriel à se retrouver tout à coup en présence de l'inconnue du Pincio et de la «Sirène» de la Reine-Marguerite. Il pâlit, et l'une de ses mains froissa la serviette comme s'il l'eût voulu déchirer, pendant que l'autre errait sur la nappe, touchant le pain, la fourchette, le verre, prise soudain de cette espèce de timidité spéciale aux membres de l'homme. Il se demandait s'il souhaitait que la jeune femme vînt se placer simplement à la table commune, où il pourrait lui parler, ou bien s'il ne préférait pas qu'elle demandât au maître d'hôtel un service spécial. C'était une sorte de défaillance en face de la réalisation d'un des plus violents désirs de sa vie.

Accoutumée à l'effet infaillible de sa beauté, la nouvelle venue s'avança très aise au milieu des discrètes exclamations. La fillette, seule, parut les remarquer, et se tournant vers sa mère, elle lui sourit avec intelligence.

Elles furent placées en face de Gabriel et de son ami, mais à quelque distance; non pas si éloignées toutefois que le hasard des menus services réciproques entre voisins de table ne pût fournir le prétexte à échanger quelques propos. La petite était presque plus belle que sa mère. Celle-ci, malgré l'heure avancée, avait fait un peu de toilette. Un point de Venise ancien agrémentait son corsage autour du cou dégagé, et se relevait aux bords de la manche courte, à la hauteur du coude, laissant libre l'avant-bras de forme pleine et pure. De magnifiques cheveux noirs, moirés, abondants, largement ondulés et relevés sur un front droit, un peu court, enveloppaient de leur ombre épaisse le beau ton d'ivoire de son teint mat. Elle parlait en italien avec la fillette et s'entrecoupait parfois d'expressions et même de phrases françaises prononcées sans aucun accent.

L'Anglais, que la vue de la «Sirène» n'empêchait point de faire honneur au repas, se penchait vers Gabriel, et, sans souci d'augmenter son trouble, il lui dit tout bas, avec une pointe de méchanceté:

—Il ne faudrait retenir de la table d'hôte, qui est à la fois la pire chose du monde et la plus exquise, que ces moments délicats où, dans l'atmosphère d'une soirée d'été, on peut admirer vis-à-vis de soi une inconnue, et prolonger à plaisir, mais non pas indéfiniment, le temps qui précède la minute où il devient inévitable d'engager la conversation. On ignore ce qui jaillira de ce premier choc; les regards interrogent et sondent; l'imagination hardie et libre construit ses faciles châteaux: le premier mot prononcé peut en couronner le faîte, comme il peut faire écrouler tout l'échafaudage; le moment, l'unique moment favorable approche, on le sent venir; il y aura un instant où il sera passé: tout sera gagné ou perdu; parler auparavant serait trop de hâte; ne parler qu'après serait une maladresse; il ne faut pas avoir l'air d'un timide, mais encore moins d'un fat; l'air empressé est détestable, mais marquer de la négligence ne vous serait pas pardonné; n'oubliez pas que la gaucherie d'un seul mot peut vous compromettre à jamais, et qu'en revanche une expression heureuse peut vous tenir lieu d'une cour assidue...

Ce jeu impertinent, qui peignait trop bien l'état d'esprit du malheureux jeune homme, l'exaspérait en avivant les causes de son hésitation et en ajoutant une question d'amour-propre à son ardente envie d'en triompher. Pour répondre au poète, qui semblait décidément nourrir contre l'amour une sorte de ressentiment farouche, il affecta un ton dégagé et gouailleur qui était fort éloigné de sa pensée:

—Taisez-vous donc! dit-il, vous n'y entendez rien, car vous négligez de parler du dessin du nez, de la couleur des yeux ou de l'agrément de la barbe, qui sont des éléments plus forts en ce monde que toute la délicatesse et que tout l'esprit!

Lee comprit, à l'amertume de cette réplique, que le badinage qu'il avait tenté d'employer dans l'espoir de détendre un peu les facultés de son ami, allait à l'encontre de ses intentions. Mais il voulait évidemment user de tous les moyens pour l'empêcher de s'élancer dans l'obscur chemin d'une intrigue dont le seul aspect de la future héroïne faisait pressentir le caractère tragique. Il changea de ton:

—Mon ami, dit-il, il arrive qu'en face de l'amour qui va naître, la nature de l'homme s'arrête subitement, pareille au cheval qui flaire la mort. Elle hésite d'abord; puis se retourne avec horreur; elle se cabre et bondit en arrière... C'est le pressentiment de sa chute, de son servage, de son anéantissement prochains; l'instinct profond de la conservation la met en révolte. À ce moment, il est temps encore de fuir...

Mais Gabriel l'interrompit, pour adresser la parole à la jeune femme.

II

—À présent, dit Lee en allumant son cigare, que vous savez qu'elle s'appelle Madame Belvidera, que son mari est un député florentin qui peut venir la rejoindre d'un jour à l'autre et interrompre toute idylle jusqu'en sa fleur, que c'est une femme du genre de celles qu'on nomme «très distinguées», excellente épouse probablement, bonne mère ainsi qu'il paraît à la tendresse dont elle environne son enfant, nullement maniérée avec cela, ce qui est plus rare; non dépourvue d'intelligence et même d'esprit, enfin un de ces êtres à qui le ciel et la terre sourient et dont le tranquille bonheur a l'étonnante vertu de faire épanouir les gens et les choses autour d'eux,—vous voilà bien avancé, n'est-ce pas? On dirait que vous avez déjà commencé de nous flétrir tout cela, car je vous vois aussi fier que si vous veniez de gagner une bataille!

—Mais!...

—Je vous tiens pour vulgaire! Permettez-moi de vous traiter sans ménagements. Vous ne pouvez voir de beauté sans y mettre la main, sans la brusquer immédiatement du contact de votre personnalité. Peut-être cela vient-il de votre religion à vous autres Latins, qui est plastique, matérielle et n'a pas fait trois pas au-dessus de l'idolâtrie. De même que vous ne pouvez prier Dieu sans lui parler de vous, sans l'insulter par vos affaires de bourse ou de cuisine, de même il vous est impossible d'envisager la céleste harmonie d'une forme humaine sans être tenté de la briser par votre étreinte brutale. Vous apercevez une fleur, vous en rompez la tige, et aussitôt elle se fane dans vos mains; qu'importe? l'essentiel était pour vous qu'elle vous passât dans les mains!

—Ah ça, mais! prêchez-vous l'abstention de l'amour?

—Il y aura toujours un assez grand nombre de gens à donner à l'amour ce caractère d'accouplement qui vaut aux races fortes de penser à leur avenir avec sérénité. Si c'est ce goût-là qui vous hante, mon ami, mariez-vous, ou promenez avec vous quelque courtisane plantureuse: ce sont les deux seuls moyens d'aimer solidement, qui soient conformes à l'ordre social. L'adultère est laid comme une plaie.—Mais je ne vois de supérieur qu'un certain culte intérieur et souvent secret, qu'une âme noble voue à une forme admirable ou à quelque être d'élite dont la perfection l'enchanta. C'est en silence qu'on adore. C'est à distance qu'on aime Dieu. Toute parole, comme toute communion sous des espèces quelconques, apporte un élément de sensualité néfaste à ce sentiment spécial et sans nom à quoi sont dus les plus vifs ravissements de l'homme.

—Mon cher ami, avez-vous jamais aimé?

Ils furent interrompus par un chant qui venait d'une barque filant au loin sur le lac paisible, et dont le charme musical était tel que l'on ne pouvait continuer de parler.

Les deux amis étaient parvenus à l'extrémité des jardins qui descendent jusqu'au bord de l'eau. Le ciel était brillant d'étoiles, et la lune, cachée encore derrière le cône d'une des montagnes de Luino, blanchissait une partie du lac. Ils s'assirent sur une sorte de petit promontoire avancé dont les eaux battaient doucement le pied, et se laissèrent aller, l'un avec son instinct poétique, l'autre avec ses dispositions amoureuses, au seul plaisir d'entendre cette voix par qui toute la tranquillité du soir et du paysage s'exaltait.

C'était une voix de femme pure et fraîche, avec des intonations d'enfant, parfois, et tout à coup des accents de passion si chaleureux que les auditeurs en étaient soulevés et haletants. Gabriel Dompierre se sentait une irrésistible envie de distinguer la chanteuse. Mais l'embarcation semblait grosse à peine comme une noix, par suite de l'éloignement; de plus, elle entra promptement dans l'ombre que formait la montagne, et on ne la distingua plus.

Lorsque le silence retomba, et qu'il n'y eut plus de sensible que les petits soupirs étouffés des vaguelettes mourantes au choc du sable ou des barques amarrées, le jeune homme se pencha vers des bateliers qui somnolaient en attendant l'heure des promenades en barque, au lever de la lune.

—Qui donc chante là-bas? demanda-t-il.

Mais Dante-Léonard-William sourit, et, levant les épaules avant que les bateliers ne se fussent décidés à répondre:

—Vous en êtes encore là! dit-il, et parce qu'une harmonie vous ravit, vous voulez qu'en réalité quelqu'un chante, et, de plus, savoir le nom de ce quelqu'un. C'est la même manie, toujours, d'atteindre et d'envelopper un objet déterminé. Vous faites à tout propos le geste de l'enfant qui étend la main pour saisir tout ce qu'il voit: son hochet ou la lune! En effet, l'homme naît positiviste; l'enfant n'admet pas que quelque chose demeure inexpliqué. Ce n'est qu'en grandissant qu'il conçoit l'inexplicable, et accepte l'existence du mystère...

Pendant que le poète parlait, un des bateliers répondait à Gabriel:

—Celle qui chante, Signore, c'est Carlotta, d'Isola Bella. Elle est bien connue, Signore!

—Ah?

—C'est la plus belle fille du pays. Signore!...

Des cris d'enfant couvrirent la voix du batelier, et Gabriel n'avait pas eu le temps de se retourner qu'il recevait dans les jambes, lancée à toute force, la gracieuse fillette de Mme Belvidera.

—Luisa! Luisa! criait la maman, dont on aperçut la haute silhouette élégante dans l'ombre du jardin.

—Mademoiselle Luisa, bien vous a pris de venir buter contre moi, car autrement, vous seriez, à l'heure qu'il est, dans ce beau lac qui ravit volontiers à leurs mamans les jeunes filles imprudentes!...

La mère entendit M. Dompierre prononcer ces mots, et, comprenant au premier aspect de l'endroit, le danger qu'avait couru la petite Luisa, elle le remercia avec chaleur d'avoir joué si heureusement le rôle de balustrade. Elle voulut se pencher elle-même sur l'eau, à l'endroit où l'enfant se fût précipitée dans sa course échevelée, et ne put se retenir de pousser un cri. Elle s'anima par suite de sa peur rétrospective, gronda la fillette, puis l'embrassa convulsivement.

Le chant reprit dans le lointain, juste au moment où la lune, se levant au-dessus des montagnes de Luino, découvrait d'un coup la magnificence du lac Majeur sous le ciel clair. La branche septentrionale s'allongeait en face, dans un infini comparable à celui de la mer; tous les monts bleuâtres découvrirent leur pur dessin, et l'anse des Borromées montra ses trois îles: Isola Madre, Isola Bella, et derrière celle-ci, la petite île des Pêcheurs, presque invisible.

La fillette battit des mains à cette féerie soudain découverte comme par le lever d'un rideau, et sa mère jeta cette exclamation grasse, ardente et presque goulue par laquelle les bouches italiennes semblent mordre à même l'objet admiré:

Che bellezza!

—Quelle beauté! répéta quelqu'un auprès d'elle.

Le chant s'enflait à mesure que s'élargissait la lumière. Certaines paroles en devenaient nettement distinctes, et lorsque la voix prononçait, comme terminaison d'une sorte de refrain, ce mot amore dont le sens est amour, et dont la consonance pour nos oreilles françaises évoque en même temps l'idée de mort,—merveilleux mélange!—on eût juré que la chanteuse était tout près, bien que complètement inaperçue. «Qui sait? pensait Dompierre en souriant à demi, peut-être mon poète a-t-il raison, et il est possible qu'il n'y ait point de chanteuse là-bas dans une barque, à l'ombre de la montagne, et que nos âmes elles-mêmes soient rendues harmonieuses en face de la splendeur de la nuit!»

Cependant Mme Belvidera éprouva le même désir qu'il avait eu:

—Oh! qui chante ainsi? demanda-t-elle.

Il lui dit ce qu'il avait appris de Carlotta, d'Isola Bella. Il augmentait sa curiosité à mesure qu'il parlait de cette fille dont la réputation de beauté était répandue. Bientôt, la barque étant sortie de l'ombre, on put la distinguer à quelques centaines de mètres de la rive... La chanteuse y était seule, et elle manœuvrait les avirons avec force et en cadence régulière. Parfois, elle s'arrêtait et se laissait glisser sur l'eau unie.

—Où va-t-elle ainsi, le soir, en chantant? demanda-t-on au batelier.

—Signore, elle porte les fleurs des îles à Pallanza et à Baveno. Pour le moment, elle vient de faire sa provision à l'Isola Madre pour la vente du matin.

—Ainsi! s'écria Mme Belvidera, la barque que nous apercevons est en ce moment-ci remplie de fleurs!... Oh! comme je voudrais voir cette jolie fille!

La petite Luisa trépignait de joie à l'idée qu'il serait possible de voir la gracieuse image que l'on venait d'évoquer.

Gabriel, qui brûlait de nouer connaissance plus intime avec la jeune femme, proposa hardiment une excursion en commun. Grâce a l'étiquette facile des réunions cosmopolites, tout le monde fut promptement d'accord, jusque même Dante-Léonard-William, qui malgré les réflexions chagrines prodiguées à son galant compagnon, fermait promptement les yeux à toutes les contingences humaines, pourvu qu'on favorisât ses rêves par des spectacles attrayants. Cinq minutes après, ils voguaient à la rencontre de la belle Carlotta, d'Isola Bella.

Quand ils ne furent plus qu'à une courte distance, le parfum des fleurs leur arriva en une sorte de nuée lourde qu'ils traversèrent, puis retrouvèrent à plusieurs reprises, comme si elle serpentait à la surface des eaux.

—Doucement! doucement! faisaient-ils au batelier, tant il y avait de plaisir à prolonger l'approche de la barque odoriférante.

Carlotta s'était tue, et, comprenant que l'on se dirigeait vers elle, elle laissait, elle aussi, flotter mollement les rames. On vit à la lueur de la lune, sa figure régulière et ses beaux yeux qui paraissaient teintés par le bleu pâle des montagnes lointaines et regardaient fixement les étrangers. Elle avait le cou libre et les bras. À l'avant comme à l'arrière, les roses, les lourdes branches de lauriers fleuris, les camélias, les tubéreuses couvraient l'embarcation. C'était une rencontre si étonnante, si étrange, qu'ils abordèrent tous cette jolie fille presque avec respect, et eurent une certaine gêne à lui adresser la parole, comme à la présence soudaine d'un génie ou d'une fée dans un rêve.

Pourtant, ils lui firent quelques questions sur son beau métier de marchande de fleurs des Borromées. Elle leur dit de sa voix musicale le plaisir qu'elle avait à ces courses nocturnes sur le lac, avec ses provisions embaumées.

—Et vous allez, comme cela, toujours seule?

Elle répondit simplement:

—Je chante!

—On dit que vous êtes la plus belle du pays, Carlotta!

Elle sourit, heureuse, et, sans fausse pudeur:

—On le dit, répéta-t-elle.

—Et savez-vous que c'est ici le plus beau pays du monde?

—Bien sûr! Signore.

—En connaissez-vous, d'autres, Carlotta?

—Non, Signore.

Ce bonheur et cette simplicité les faisaient frisonner. Ils voulaient acheter toutes les fleurs. Carlotta fit des difficultés à cause de la vente du lendemain qu'elle ne pouvait manquer.

—Qu'est-ce qui vous arriverait, Carlotta, si vous manquiez votre vente?

—Je serais battue.

—Par qui donc?

—Par Paolo, tiens!

—Paolo, dit le batelier, c'est son promis; c'est lui qui a l'entreprise des fleurs. Mais il ne la battrait pas; il l'aime trop.

—Pourquoi dit-elle qu'il la battrait?

—Oh! fit l'homme en dodelinant de la tête, après une hésitation, c'est une façon comme ça, un genre comme qui dirait... Ça fait que si ces messieurs et ces dames voulaient quelquefois tout de même lui acheter ses fleurs, ce soir, ça serait plus cher, quoi!

Carlotta ramassait contre elle sa magnifique cargaison.

—Combien d'argent tirerez-vous de tout cela, Carlotta?

—Vingt lires, Signore, répondit-elle avec aplomb.

Ce nouveau mensonge enchanta tout le monde: elle triplait, au moins, la valeur de sa journée.

Dante-Léonard-William, qui avait jusque-là gardé le silence et que la rencontre nocturne semblait profondément émouvoir, s'agita tout à coup, et, tirant de sa poche trois petits billets de vingt lires chacun, il se pencha hors de la barque et les mit dans la main de Carlotta.

—Prends ceci, dit-il, non pour tes fleurs dont je ne me soucie pas, mais pour m'avoir si parfaitement donné l'image de la nuit sereine, parsemeuse de songes, de charmes et de mensonges!...

Ce geste, ce ton demi-solennel, cette générosité en faveur d'un défaut naturel et de la beauté de la pauvre fille, touchèrent vivement Mme Belvidera, qui eût crié bravo au poète si elle ne se fût senti la gorge un peu gênée par l'impression de toute cette scène inattendue. Mais l'Anglais, qui mêlait à tout instant l'imaginaire au réel et touchait promptement à l'excentricité, exprimait à présent en une langue harmonieuse son prétendu désir de ne pas survivre à la minute de féerie que lui avait fournie la marchande de fleurs, et il annonçait son dessein, appuyé d'une mimique expressive et inquiétante, de se précipiter dans les eaux qu'avait sillonnées la barque fleurie.

La petite Luisa se mit à pleurer. Mme Belvidera confia sa crainte à Dompierre.

—Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai peur! Mais, monsieur, est-ce que votre ami va se tuer?

Cependant Carlotta parlait d'un éclat de rire qui jaillit en fusée au milieu du lac silencieux.

—Rassurez-vous, madame, fit tout bas Gabriel à Mme Belvidera, et admirez plutôt le sûr instinct de cette fille simple qui déjoue tout de suite les artifices de nos raffinements. Je gage qu'elle sente à sa seule démarche qu'un brave homme, qui ne dit rien, va se jeter à l'eau, et qu'elle se hâte de le secourir, tandis que vous la voyez qui rit à gorge déployée pour les subtiles fantaisies de notre poète, lequel n'a pas eu un seul instant l'envie de périr, malgré son désir de se figurer qu'il l'avait.

En effet, quelques strophes venues à la mémoire de Lee, l'occupaient à présent tout entier et il entremêlait, non sans à propos, de ses propres vers à des lambeaux magnifiques de Pétrarque et de Shelley. Mme Belvidera qui était sensible au charme de la poésie anglaise, comme un grand nombre de femmes italiennes, contint son ressentiment contre l'être baroque qui l'avait un moment effrayée, et elle le félicita des belles choses qu'il disait. Il lui répondit en vers, continuant d'affecter de ne pouvoir la considérer comme une réalité vivante et de ne la tenir que pour la «Sirène» apparue à la chute du jour sur le pont de la Reine-Marguerite.

La jeune femme souriait de cette originale et gracieuse manie. Mais cette idéalisation n'était en complète discordance ni avec la beauté de la Florentine, ni avec le romanesque de la promenade improvisée, de la rencontre de la barque de fleurs et de la majesté grandiose du paysage sous la nuit. Carlotta avait passé à leur bord toute la flore des Borromées en échange des billets du poète. Ils lui dirent adieu et revinrent à Stresa au milieu de ce parterre odorant.

Quand Gabriel toucha la main que Mme Belvidera lui tendait, en lui disant au revoir avec une intonation déjà presque familière, il doutait de la réalité. Bien qu'il souffrit de la quitter déjà, il avait hâte de s'enfuir, de se retrouver seul, de se prendre la tête à deux mains et dose demander: «Voyons! est-ce que je rêve? est-il vrai que je l'ai vue, que je lui ai parlé, que j'ai tenu sa main dans la mienne?»

La petite Luisa saisissait sa mère par la taille en lui disant de se baisser pour qu'elle lui parlât à l'oreille.

—Eh bien! eh bien! qu'est ce qu'il y a, ma mignonne?

Mme Belvidera se pencha et sourit en recevant la confidence.

—Ah! ah! ah! dit-elle, monsieur Dompierre, mademoiselle ma fille voudrait savoir votre petit nom parce qu'elle veut écrire dès ce soir à son papa qu'elle a enfin rencontré le jeune homme qui lui plaît!...

Luisa confuse se jetait dans les jambes de sa mère et devenait toute rose.

—Mademoiselle, fit Dompierre, je vous le dirai à vous toute seule, si vous voulez bien que je vous embrasse.

Et il souleva dans ses bras la charmante enfant qu'il embrassa sur les deux joues, beaucoup plus heureux et confus qu'elle même.

III

L'après-midi, quand le soleil a tourné de l'autre côté du grand bâtiment de l'Hôtel des Îles-Borromées qui forme ainsi un vaste écran contre la chaleur torride, les pensionnaires avides d'air quittent leurs chambres et viennent, autour de petites tables, prendre avec nonchalance des rafraîchissements.

Mme Belvidera, avant d'avoir achevé sa toilette, regardait par la jalousie entre-bâillée de sa fenêtre, ce monde venu de tous les points de l'Europe et de l'Amérique, jouir, quelques semaines ou quelques jours, du plaisir de ces rives de lacs dont l'ardente séduction, dissimulée sous une mollesse apparente, est incomparable à l'automne. Elle était prise déjà, depuis cinq ou six jours, par l'étrange magie du paysage et du climat, et habituée qu'elle était à la spirituelle gravité du pays florentin ou aux jeux sévères de la lumière et de l'ombre romaines, elle s'abandonnait avec délices à la douceur nouvelle qui semblait s'élever de l'immense nappe d'eau avec les vapeurs du matin et du soir.

Tout en boutonnant d'un doigt distrait la chemisette de batiste légère qui formait la toilette simple de presque toutes les femmes sous le ciel de septembre, elle laissait aller ses yeux au hasard sur les figures nouvelles ou déjà connues des buveurs indolents. Un clergyman anglais et sa respectable épouse, qui étaient ses voisins de table et avec qui, cependant, elle n'avait pas encore échangé un mot, l'amusaient par leur seul aspect. Le bonhomme, petit, sec, serré dans une redingote d'alpaga qui ne s'ouvrait que pour laisser paraître le bord étroit d'un col blanc, donnait de toute sa personne l'impression de la vertu. Sa femme, impeccable, et sans cesse attachée à ses pas, était d'une laideur sans égale. Mme Belvidera ne put retenir un sourire en les apercevant tous les deux, rigides et muets à la petite table où ils savouraient un café glacé. La physionomie de Dante-Léonard-William piquait aussi vivement sa curiosité. Elle avait été charmée de son imagination, de ses beaux vers et de son excentricité; le souvenir de la marchande de fleurs sur le lac où l'Anglais s'était montré si original lui faisait passer encore aujourd'hui de petits frissons entre les épaules. On disait que la belle Carlotta avait fait tourner la tête au poète. Elle aurait aimé a savoir si cela était vrai. Mais elle ne pouvait penser à cet homme sans être tentée de lever un peu les épaules, comme s'il eût eu quelque chose de grotesque que l'on ne démêlait pas clairement. Son ami disait de lui qu'il était un homme supérieur... Elle allait soulever son épaule, comme à l'ordinaire, en signe de doute, quand elle s'aperçut que M. Dompierre, le grand ami de la petite Luisa, levait les yeux, sans indiscrétion ni insistance, mais a intervalles réguliers, dans la direction de sa fenêtre. Elle rougit. C'était la troisième fois qu'elle remarquait le mouvement de la fine tête maigre et bronzée du jeune Français, où la longue moustache blonde et les yeux clairs et tendres formaient un immuable dessin lumineux. Tout en causant avec son ami, il relevait la tête vers la fenêtre avec un air de dévotion si touchant, de désir si manifeste de la voir s'ouvrir, que la jeune femme en eut la sensation d'une caresse, et, fronçant le sourcil avec une pointe de colère, elle se retira de la fenêtre et appela la petite Luisa.

—Luisa! Luisa! tu n'as pas vu la lettre de Papa?

L'enfant accourut de la chambre voisine, en faisant crier la femme de chambre qui était en train de l'habiller et parut derrière elle, ayant à la main des lacets rompus par la précipitation.

—Voyons! voyons! fais voir la lettre de Papa!

La mère prit sur la cheminée une lettre dont les pages étaient remplies d'une grande écriture ferme et hardie, de ces écritures dont le premier aspect fait épanouir la figure des graphologues, qui sentent qu'ils peuvent dire tout de ce caractère sans risquer de choquer ni l'auteur ni ses amis.

La fillette saisit la lettre de ses deux mains, alla s'asseoir pour être bien à l'aise, et lut, tout haut et lentement, avec l'empressement, l'amour et la touchante admiration qu'elle manifestait toutes les fois qu'il était question de son père:

Rome, 8 septembre.

Ma femme bien-aimée,

J'embrasse ta lettre ainsi que le griffonnage de la petite Luisa; tu te moquerais de moi si tu me voyais; je t'entends rire, de ton rire à toi, ma chérie, chérie! Mais, vois-tu bien, je suis accablé par cette séparation. Je viens de consulter le calendrier: il n'y a que trois semaines, pourtant! Je suis tenté de maudire cette Rome au climat mortel qui m'oblige à vivre éloigné de toi et de mon enfant. Hélas! puis-je aussi maudire ce qui me retient ici? Tout va bien; mais si je n'avais été là, que serait-il arrivé? J'ai à lutter chaque jour contre mille difficultés soulevées par la méchanceté et la jalousie. Il se trouve que tout le monde avait pensé avant moi à cette «œuvre du Transtévère» que je crois cependant avoir fondée de toutes pièces, au milieu de la stupéfaction et même de l'hilarité générales. Te rappelles-tu? S'est-on assez moqué de moi? Nos beaux esprits s'en sont-ils donné? Ai-je rencontré assez d'opposition de la part des pouvoirs publics? Quand il s'est agi d'obtenir pour un quartier mourant de fièvre dans des taudis empestés, des logements à bon marché dans cette ville toute neuve et saine, mais sans locataires depuis quinze ans, j'ai cru un moment que l'on allait me faire enfermer pour cause de démence! Toi-même, ma chère aimée, tu me conseillais de céder, tu me disais, dans ton joli égoïsme d'amour, qu'il est bien dommage de faire le bien, quand on a toute la multitude contre soi, et jusqu'à ceux mêmes que l'on veut obliger. J'ai tenu à montrer que l'on peut agir malgré tout cela. Non, ça n'a pas été facile de déloger nos malheureux; ils voulaient mourir dans leur fumier; ils prétendaient que les maisons neuves sont mauvaises. Cependant, chez tous mes «transplantés», au nombre de douze cents environ, nous n'avons pas eu de tout l'été six cas de fièvre nouveaux; or tu te rappelles les chiffres qui t'effrayaient lorsque je faisais mes premières enquêtes. Tous les enfants sont indemnes désormais, et ceux qui avaient déjà été atteints précédemment ont des forces et n'interrompent pas leur travail. Car ils travaillent; voilà la grande affaire, la grande nouveauté, ce dont je n'osais pas parler, ce que je ne t'ai pas dit même à toi! C'était si aléatoire, presque si invraisemblable! Cela dépendait de tant d'éléments divers et étrangers à leur indolence même! Oh! ça n'est pas encore brillant, mais ça vient, ça s'arrange: j'ai beaucoup mieux que de l'espoir; ce sera une réussite complète si... si...—et c'est là que j'aurai besoin de loi, ma Luisa,—si les femmes du monde, et toi à leur tête, veulent bien nous aider.

Je veux recréer tous les arts manuels; tous les arts industriels qu'un homme ou une femme adroits de leurs mains, peuvent exécuter chez eux. Nos pauvres gens ne sont pas dépourvus d'habileté; ils ont presque tous un goût inné. Je veux que toutes les dames romaines donnent la préférence aux objets fabriqués à la main, sur tous les produits d'une industrie qui, hélas! n'est pas nationale. Il ne faut tirer de notre peuple que ce qu'il peut donner; mais encore, ce qu'il peut donner, faut-il le lui prendre! Il y a là une question de propagande, même une question de mode à lancer. Le bruit fait autour de mon entreprise, dans le monde politique, et qui s'étendra, rendra cette tâche facile. Le président du Conseil m'a fait appeler, ces jours-ci, afin de prendre des renseignements minutieux sur cette affaire; et d'autre part, j'ai vu le Roi qui m'a fort encouragé. Nous aurons, je pense, un bon hiver, et ce ne serait que le commencement de plus grandes choses. Dieu sait si notre Rome a besoin de grandes choses!

Vers la fin du mois, j'espère pouvoir prendre une quinzaine de jours de liberté. Ce sera pour aller vous rejoindre dans le paradis des îles Borromées que tu me décris sous des couleurs si riantes. Mais encore faudra-t-il que je passe à Florence, où l'on m'accuse de m'occuper beaucoup trop de Rome et où tout un parti s'est formé contre moi à l'occasion de l'Œuvre du Transtévère.

Je t'embrasse, mon amour, je t'aime sans cesse, jusqu'à en souffrir et à pleurer quelquefois comme une bête de ton absence. Je n'insiste pas; mais quand je rentre, le soir, harassé non tant du mal que je me suis donné que de la mauvaise volonté et de la basse perfidie que j'ai rencontrées; quand je te cherche, que je voudrais me jeter dans le refuge de tes bras et de tes lèvres adorées, ma femme, ma chère femme, je suis presque pris de lâcheté. Il y a des moments où je ne sais comment il se fait que je ne pars pas, que je ne vais pas te rejoindre, tout simplement!

Baise ma petite Luisa pour son papa. Ah! j'oubliais de la féliciter «d'avoir enfin trouvé le jeune homme de son goût»; je la prie—si elle ose le faire—de transmettre mes compliments à ce monsieur pour avoir plu à ma fille et surtout pour l'avoir empêchée de tomber dans l'eau!

Adieu, je vous aime.

Ton

Andréa Belvidera.

Quand l'enfant eut achevé, elle replia soigneusement la lettre et alla la placer sur la cheminée, au pied d'un cadre de cuir à fermoir, contenant la photographie d'un homme de trente-cinq ans environ, à la physionomie mâle, énergique, aux beaux yeux noirs ardents, aux cheveux épais et drus, à la forte moustache brune des Italiens fidèles à la mémoire de Victor-Emmanuel.

—Bonjour, papa! dit-elle. Et, tout en répondant à sa mère qui descendait et lui recommandait de se dépêcher de venir au jardin, elle envoyait des baisers à cette figure aimée, d'un joli geste enfantin.

À l'ombre de l'hôtel, les conversations se traînaient assez pauvrement. On n'entendait guère que le bruit monotone de la cuiller et de la glace choquant les parois des verres. À un piano éloigné, quelqu'un, d'un doigt languide, frappa deux ou trois notes, et l'on commença une sérénade, interrompue aussitôt. Une sorte de torpeur générale arrêtait tous les mouvements.

Au fond des jardins, le tonneau d'arrosage faisait sa promenade lente sur le gravier, et, dans le silence, on percevait sous les roues, le faible crépitement que semble apaiser et éteindre à mesure la bonne ondée demi-circulaire. Vers le nord, les montagnes avaient disparu presque totalement sous la brume de chaleur; le lac paraissait sans bornes, et de petites voiles blanches donnaient l'illusion de la mer.

Gabriel évitait de parler de sa passion au poète ennemi de l'amour; mais tous les détours qu'il prenait pour contraindre sa préoccupation, devaient naturellement contribuer à la mettre plus clairement en évidence. Ce fut ainsi qu'au moment où il vit l'Italienne paraître et s'asseoir, oppressé par la pesanteur voluptueuse que sa présence lui causait, il dit à son ami:

—Ce qu'il faudrait ici, durant ces heures lourdes où toutes les lignes du paysage sont évanouies dans l'atmosphère, où le monde et les choses semblent fondus en une véritable pâte sirupeuse dont le contact vous étouffe, où un vague besoin d'anéantissement, de dispersion éperdue, vous fait haleter, attendre on ne sait quoi; ce qu'il faudrait, voulez-vous le savoir? Une poupée! Oui, un petit brin de femme, maigrichonne au besoin, mais vive et sautillante, ni tout à fait jolie, ni tout à fait sotte, mais, grand Dieu! pas trop intelligente non plus; pas votre femme, encore moins votre maîtresse! Mais quelqu'un, par exemple, qui ferait une affaire d'État d'une piqûre de moustique au doigt; qui aurait faim ou bien soif, tout le temps, mais la faim d'une croquignole ou une soif de la valeur d'un dé à coudre; et avec ça des besoins violents de petites niaiseries stupides; telle, en un mot, que chacun de ses désirs vous fît sourire et que le goût de la servir vous procurât l'occasion de remuer suffisamment quoique sans excès, vous amusât sans vous causer de plaisir trop vif, enfin vous maintint éveillé agréablement. C'est là un des objets les plus avantageux, les plus délicats, et que l'on oublie généralement dans son nécessaire de voyage.

Un bruit de voix venant de la route où s'ouvrait la grille du jardin, fit sursauter tout le monde. C'était une bande de gamins courant à toutes jambes et criant: «La Reine! la Reine!... Voilà le carrosse de la Reine!...»

Il n'y eut qu'un mouvement: on fut debout; on se précipita vers la grille. Les persiennes de la maison claquèrent; cinquante têtes parurent aux fenêtres de l'hôtel: des hommes réveillés de la sieste en sursaut, et des femmes portant la main à leur cou, rajustant tant bien que mal leur corsage ouvert.

—La Reine! la Reine!

Dans un simple landau à deux chevaux et au milieu d'un nuage de poussière où se perdaient les épais cheveux blancs de la duchesse de Gênes, on vit, le temps d'un clin d'œil, la très belle figure de S. M. la Reine d'Italie. Elle passa en souriant; on distingua le blanc des dents et le noir de la chevelure. Toutes les dames présentes firent la révérence. On resta figé un instant.

Le bruit d'une seconde voiture suivant celle de la Reine, à une très courte distance, sollicita l'attention et l'on se pressait à nouveau vers la grille, quand la calèche tourna brusquement, et, en pénétrant dans le jardin de l'hôtel, faillit écraser Dante-Léonard-William, souvent distrait.

Il en descendit un monsieur et une dame embarrassés l'un et l'autre dans tout le fatras de menus objets inutiles, et vêtus avec cette élégance inconfortable à quoi l'on a tôt fait de reconnaître des voyageurs français.

—Mon Dieu! mon Dieu! fit une voix aigrelette et menue, nous avons manqué d'écraser un monsieur... Où est-il? où est-il? Hector, je vous en prie, demandez tout de suite comment il va!

La nouvelle arrivée était une femme de petite taille, encore jeune et la physionomie un peu chiffonnée.

Le mari qui répondait au nom d'Hector montrait un souci beaucoup plus vif de ses bagages et de la possibilité d'avoir une chambre sur le lac, que de la santé du monsieur écrasé ou non.

M. Dompierre se hâta, en qualité de compatriote de la jeune femme, de la rassurer sur le sort de son ami l'Anglais qu'il lui montra du doigt, debout, sain et sauf, et saluant flegmatiquement de sa petite calotte britannique.

—Ah! dit-elle avec une aisance et une rapidité d'élocution qui faisaient présager une prodigieuse loquacité, ah! monsieur est Anglais! Que j'eusse été fâchée d'être cause de son malheur! J'adore les Anglais. Mon mari et moi, nous ne manquons pas un season. Cette année, nous avons poussé jusqu'aux lacs écossais, un peu sauvages, mais si beaux! si beaux! Ah! monsieur, les belles choses qu'a dites là-dessus notre cher, notre grand Bourget! Maintenant c'est l'Irlande qui le tient ainsi que Prévost... J'aime beaucoup Prévost. Nous n'avons pas vu l'Irlande, mais ce doit être exquis. Nous irons: n'est-ce pas, Hector? Mais où est passé mon mari? Je vous demande mille pardons, monsieur, je cours après mon mari. Mais que je suis donc heureuse de rencontrer un compatriote, et un Parisien! n'est-ce pas, monsieur? Ah! on n'en trouve plus, même pas à Paris! Ah! ah! adieu, monsieur!... Quel pays adorable!

Elle était déjà sous le hall qu'elle parlait encore. Gabriel, légèrement ahuri, rejoignit le pauvre Lee qui se faisait essuyer le dos et la manche de son veston de flanelle blanche, maculés par l'écume des chevaux.

—Eh bien! mon cher, lui dit-il, vous l'avez échappé belle!

—Mais vous, dit l'Anglais, faisant allusion à l'avalanche de paroles de la Parisienne, vous ne l'avez pas échappé!...

—Bah!... Ah ça! dites-moi, vous avez failli devoir la mort à cette petite femme-là: j'espère bien que vous vous montrerez à l'avenir plus aimable avec elle que vous ne l'avez fait pour ce premier coup... Elle brûlait de vous enlever vos taches!

—Bien! bien! dit le poète sans sourciller.

—Je vous préviens que c'est une femme qui aime les Anglais. Elle va vous parler de Sir Édouard Burne Jones par la fenêtre, avant d'avoir changé de toilette, si seulement elle vous aperçoit...

—Allons-nous-en!... Mais, ajouta-t-il, en tournant les talons, il me semble que vous la tenez!...

—Qui?... Quoi?...

—Votre poupée, parbleu!

—Aïe! aïe! fit Gabriel avec une grimace.

—Ah! ah! dit le poète en riant, je mets le doigt sur votre vice national. Il vous le faut, votre «joujou», votre «pacotille», «votre article de Paris»! Vous n'avez pas passé l'enceinte des fortifications que déjà ce fretin vous manque. Et à peine vous le met-on à la main, que vous le traitez dédaigneusement de camelote!

—Mon ami, nous avons, en France, un vif besoin de nous moquer de quelqu'un, et nous ne savons le faire un peu convenablement que de nous-mêmes. Nous ne comprenons que nos vertus et que nos imperfections nationales; l'étranger nous échappe à peu près complètement: laissez-nous embrasser et battre tout à la fois notre poupée.

Ils allèrent se promener à l'ombre de jeunes arbres, de l'autre côté de la route, dans la partie du jardin qui descend jusqu'au bord du lac. Le soir tombait et un assez grand nombre de pensionnaires secouaient leur torpeur en faisant comme eux les cent pas. Les deux amis se croisaient à intervalles réguliers avec le groupe de femmes où se trouvait Mme Belvidera. Ces rencontres prévues et s'effectuant presque infailliblement au même point, remuaient tous les sens de Gabriel. Il affectait d'abord de ne pas la regarder à chaque fois, mais la fois suivante il n'y tenait plus et levait les yeux. Il la voyait venir, le visage illuminé par les reflets rouges de son ombrelle, et ses grands yeux aux cils abaissés qui se relevaient doucement, progressivement, à son approche, comme s'ils eussent été mûs par le rythme de la marche.

Voulait-elle le regarder? Non sans doute; car, lorsque leurs regards se croisaient, elle avait un mouvement d'impatience qui se traduisait par un brusque détour de la tête ou par un éclat de rire nerveux venu plus ou moins à propos dans la conversation à laquelle elle prenait part. Cependant ses paupières se relevaient par la vertu d'une force secrète. Comme il en était arrivé à s'imposer la puérile discrétion de ne la regarder qu'une fois sur deux rencontres, le jeu compris de part et d'autre, à la longue, amenait sur leurs lèvres un imperceptible sourire, d'abord contenu, dissimulé, presque pénible, mais avec lequel, peu à peu, ils se familiarisaient. À la fin, prenant leurs aises, ils ne souriaient plus et se regardaient toujours.

Il n'avait de repos que lorsque le détour de certaines allées lui permettait de la voir de dos et d'embrasser des yeux sa taille splendide, ses belles hanches, sa démarche particulière, et le charme innommable de toute sa personne. Alors, en ces moments-là, une sorte d'effluve mystérieux et terrible qui, en face d'elle, lui causait une intime épouvante, un affolement enfantin, et se traduisait quelquefois par des fléchissements de la voix et des abattements soudains dans les muscles des jambes ou des bras, semblait le libérer, faire trêve, et lui permettre de s'épanouir dans l'admiration libre et hardie de cette créature de séduction.

Il s'efforçait à parler lorsqu'elle venait à leur rencontre. Il se taisait, laissait sa phrase interrompue, brisée, dès qu'elle était passée. Dante-Léonard-William respectait le flux et le reflux de son humeur, poursuivant au dedans de lui ses chimères.

Dompierre lui demanda à brûle-pourpoint s'il n'avait pas revu Carlotta. Le bruit s'était en effet répandu que le poète la poursuivait et la voyait dans les îles. Mais Lee se remit aussitôt à chevaucher l'idée que lui avaient inspirée sur le lac les charmants mensonges de la marchande de fleurs. Évidemment Carlotta n'avait été pour lui qu'un signe, qu'un objet évocateur dont la personnalité ne l'avait même pas atteint.

—Le mensonge est d'origine divine, dit-il avec bonne humeur. Dieu en fournit aux hôtes du paradis terrestre le premier exemple, en leur disant que le mal existait, alors qu'il ne pouvait pas exister encore, car on n'imagine pas le mal hors de l'homme, et Adam était encore une sorte de demi-dieu. C'était afin qu'il usât du mensonge pour son agrément et inventât la poésie. Supposez que notre premier père eût saisi le sens de la divine facétie, quelles sornettes admirables il eût contées à sa femme Ève! quelles sources de plaisirs toujours nouveaux, quel aliment puisé dans l'imagination mensongère du mâle, aux lieu et place de la duperie médiocre dont il laissa l'initiative à la femme et dont la triste invention, par le droit d'une sorte de brevet, continua depuis lors à fournir le monde. Adam était un sot!... Croyez que si Dieu le châtia si cruellement lui et sa descendance, c'est parce qu'il manqua d'esprit.

Le soleil était descendu de l'autre côté de la montagne; un prompt crépuscule répandait ses parures sur les monts lointains et sur le lac. Le poète et son ami furent témoins d'un de ces instants presque insaisissables où la nature qui pressent la chute prochaine de la lumière, semble tout entière en proie à une crise de sensibilité suraiguë. La moindre surface de la terre ou de l'eau y prend un aspect de si fragile délicatesse que malgré soi l'on retiendrait son souffle de peur de froisser une si tendre susceptibilité. Une faible brise infiniment ténue irisait les eaux teintées de pâle lilas; des tons de rose mobiles passaient sur la verdure des hauteurs; tout s'alanguissait, s'exténuait, à la façon de l'aspect de la vie sur la joue d'une enfant mourante.

—Ah! fit l'idéaliste, on se laisserait aller; on suivrait cette lumière en son évanouissement; c'est la plus gracieuse invitation à la mort!...

Gabriel entendit derrière lui le rire perlé, clair et sonore de Mme Belvidera, et, se retournant, il aperçut d'un même coup d'œil sa resplendissante beauté, et au loin l'Isola Madre, la plus grasse et la plus opulente des îles, avec sa végétation et son palais couleur de chair, qui flamboyait, par la grâce d'un dernier rayon, dans la magnificence des couleurs de l'automne.

IV

M. et Mme Hector de Chandoyseau arrivés derrière le carrosse de la Reine, et dont chacun répéta le nom tout frais inscrit sur le tableau des pensionnaires, jouirent immédiatement d'une secrète popularité, par le fait du hasard qui avait marqué leur entrée à l'Hôtel des Îles-Borromées.

Ils prirent place, au dîner, à une petite table située dans l'embrasure d'une fenêtre d'où la vue, rasant la crête verte des arbres, va se perdre jusqu'à la corne extrême du lac. La tombée de la nuit rendait ce site merveilleux; certaines personnes se haussaient parfois sur leurs sièges, pour goûter un instant le plaisir du spectacle. Dans les instants de silence qui courent parfois d'une extrémité à l'autre de la table d'hôte, comme si un courant d'air emportait le son des voix, on entendait le timbre menu de Mme de Chandoyseau résonnant sans interruption. Le lac Majeur fut successivement comparé par elle à celui du bois de Boulogne et aux peintures de M. Puvis de Chavannes, aux yeux bleus des femmes de Botticelli et à la mer Méditerranée. À un autre moment, il n'y manquait que des gondoles et de la mauvaise odeur pour que l'on se crût à Venise; enfin de l'île de Caprée, dans le golfe de Naples, elle avait eu «n'est-ce pas, Hector?» une impression analogue; il est vrai qu'il y avait le Vésuve en plus...

Hector écoutait sa jeune femme avec complaisance et affabilité; une pointe d'admiration perçait parfois la surface terne de ses yeux, et il souriait de temps à autre en montrant des dents magnifiques. Il avait le front chauve, les joues grasses et la moustache courte relevée au fer; le cou fort, le buste trapu; son aspect général traduisait un état de prospérité. On avait la certitude, en l'apercevant, qu'il n'avait jamais pensé à rien.

Chaque fois que le soliloque de Mme de Chandoyseau venait aux oreilles de la table d'hôte, un léger sourire effleurait les lèvres, et la conversation reprenait doucement par un chuchotement où l'on parlait en diverses langues du jeune couple arrivé tantôt derrière le carrosse de la Reine. Au sortir de table, Mme de Chandoyseau, avant d'avoir seulement parcouru le corridor conduisant au hall vitré, s'était fait ramasser son mouchoir par le clergyman qu'elle s'attachait aussitôt par la chaleur de ses remerciements, et elle était tombée en une si vive extase devant la beauté de la petite Luisa Belvidera, qu'elle obtenait de sa maman la permission de l'embrasser et présentait l'une à l'autre la famille anglaise et l'italienne qui n'avaient point songé jusqu'alors à s'unir. Elle ne se tint plus quand l'Anglais qu'elle avait failli écraser tantôt, passa avec son ami près de son groupe sans cesse grossissant, et elle s'adressa tout net à Dante-Léonard-William dont le physique étrange l'avait intriguée pendant tout le repas, et qui, quant à lui, ne parut pas seulement la reconnaître.

Elle lui parla immédiatement de son pays, par cette attention de l'esprit casanier des Français qui croient que tout homme rêve à son clocher. Lee demeura glacial. Pourtant il dit entre ses dents:

—Je connais surtout l'Espagne et l'Abyssinie...

Mme Belvidera crut devoir prévenir Mme de Chandoyseau que le monsieur était un original.

Cette parole tomba comme de l'huile sur le feu, et, en face de la tête glabre et immobile de l'Anglais, Mme de Chandoyseau se livra à une improvisation qui eût déridé toute espèce de créature vivante, hormis celle précisément en l'honneur de qui elle était faite. Elle devina qu'il était un grand artiste; elle dit qu'il ressemblait à William Morris qu'elle avait visité à sa maison de Kelmskolt.

—Qui est-ce que ce Mr William Morris? demanda tout à coup Lee, qui n'avait pas ouvert la bouche, et du plus grand sérieux.

—Ha! fit Mme de Chandoyseau qui faillit se pâmer, délicieux! adorable!... Il ignore l'Angleterre et William Morris... Mesdames, dit-elle en s'adressant tout autour d'elle, voilà l'homme le plus charmant que j'aie vu; c'est l'esprit le plus extraordinaire!...

Et elle décrivait à tort et à travers, à qui voulait l'entendre, les tapisseries décoratives, les papiers peints, les cretonnes et jusqu'aux poèmes dont le célèbre préraphaélite William Morris dota l'art contemporain.

Lee s'étant retiré, chacun fit son éloge; on ne tarissait pas en expressions laudatives. On demanda à Dompierre toutes sortes de renseignements sur lui.

—C'est un grand homme, dit simplement celui-ci.

La sobriété de cette expression exalta l'enthousiasme tout préparé en faveur de cet être qui ne parlait presque point et était à peine poli. Tout le monde se retourna pour le regarder s'éloigner du côté du lac.

—Tenez, dit Dompierre, en penchant un peu la tête sur le côté et en indiquant du doigt l'Anglais, le voilà qui allume son cigare...

—Il allume son cigare! répéta avec complaisance Mme de Chandoyseau.

Et les mêmes mots béats et creux errèrent sur la bouche de plusieurs femmes qui jusque-là n'avaient pas fait attention au poète et qui penchèrent toutes un peu la tête sur le côté en le contemplant avec une sorte d'attendrissement.

Mme Belvidera, qui passait sa main dans la chevelure de sa fille, se tourna vers Dompierre:

—N'empêche, dit-elle, que votre ami est laid comme un péché!

—Chut!... vous allez vous mettre mal avec ma compatriote, et j'ai le plus vif désir de vous voir toutes les deux en bons termes.

—Ah! ah! fit-elle, et pourquoi, s'il vous plaît?

—Parce que!...

—Oh! oh! vous voulez faire le mystérieux, vous aussi, pour qu'on vous regarde en penchant la tête quand vous allumerez votre cigare;... ça ne vous va point!

—Pas plus qu'il ne vous va de plaisanter!...

—Mais, fit-elle, cela m'arrive quelquefois;... prétendriez-vous?...

Le jeune homme prit un ton si grave et si suppliant que le seul mot qu'il prononça équivalait au plus franc et au plus passionné des aveux:

—Je vous en supplie, dit-il, ne plaisantez pas avec moi!

—Ah! dit-elle, comme si elle venait d'être frappée violemment.

Sa figure reprit subitement ce calme sérieux dont la beauté faisait frémir Gabriel. Elle baissa les yeux, puis les releva doucement; il crut qu'elle allait lui redonner, comme à leurs rencontres des jardins, la caresse de son regard. Et quel prix elle eût contenu cette fois-ci! Mais elle arrêta à temps la lente ascension de ses paupières, et se rapprocha en souriant de Mme de Chandoyseau.

Celle-ci rappela aussitôt Dompierre d'un petit signe familier, et dans le voisinage de la Parisienne, les deux jeunes gens furent promptement remis à l'aise. Cette petite folle répandait autour d'elle une atmosphère légère, où l'un et l'autre comprirent qu'ils auraient besoin de se réfugier souvent.

M. de Chandoyseau était assis à une table de jardin, et prenait tranquillement son petit verre de liqueur.

—Monsieur de Chandoyseau, dit sa femme, je vous présente la signora Belvidera, devant qui le divin Raphaël se fût mis à genoux, et Monsieur Dompierre qui est l'ami de l'homme le plus étonnant du monde.

Gabriel s'inclina pour ce que le titre dont on le parait avait de flatteur pour son ami, tandis que M. de Chandoyseau, qui n'admirait pas d'autres femmes que la sienne, rendait un salut de politesse à Mme Belvidera.

—Monsieur, dit-il, en s'adressant à Dompierre, vous êtes artiste, évidemment?

—Ma foi, non, monsieur; je vous avouerai que je consacre tous mes soins à l'étude de l'économie sociale, et j'ai passé d'austères journées sur les tables de la statistique...

—Tiens! tiens! dit M. de Chandoyseau, eh bien! à la bonne heure! je suis enchanté, monsieur, de vous connaître. Entre nous, fit-il, ces fameux artistes sont pour la plupart des farceurs!...

—Comme vous dites vrai!

—Chut! faites attention, je vous préviens que vous ne plairez pas à ma femme.

—Ce serait un vrai chagrin pour moi.

—Allons! allons! asseyez-vous! nous arrangerons cela! Que prenez-vous? La meilleure chartreuse italienne ne vaut pas l'eau sucrée... Voici de la chartreuse d'Ema, de la chartreuse de Pavie?...

—De celle de Grenoble.

—Ha! ha! fit-il en montrant ses dents blanches, vous ne vous en laissez pas accroire, vous, monsieur le statisticien! Vous ne donnez pas dans tous ces flacons! Ma femme, figurez-vous, en a emporté de Pavie une pleine malle: c'est joli, ça paie de mine, c'est bien tourné, on y mettrait des fleurs; c'est du trompe-l'œil, comme on dit ici. Ma femme, ajouta-t-il, est une femme supérieure; l'activité de son cerveau se répand sur tout, et dépasse quelquefois la mesure. Elle se fatigue; elle se tuera; oui, monsieur, elle mourra sur la brèche. Combien de fois lui dis-je: «Herminie, n'allons pas à Bayreuth cette année-ci! Herminie, la maison d'art de Bruxelles se passera bien de nous! Herminie, voici un article de M. Octave Mirbeau qui affirme que vos Anglais ne valent plus rien: laissons cette année les musées et les cottages préraphaélites!

—C'est que... vous partagez toute la peine?...

—Voilà! précisément!... Certes, il faudrait que j'eusse les jambes coupées bien ras pour ne pas l'accompagner, et ne pas la soutenir dans son œuvre de femme intellectuelle, et c'est un plaisir pour moi, oui, un réel plaisir, d'autant plus, après tout, ajouta-t-il, en souriant avec modestie, que je ne suis pas tout à fait une ganache, et que je prends ma part d'intérêt à sa vie artistique... Mais, monsieur, il faut vous dire qu'il y a la terre de Chandoyseau, en Anjou, où je n'ai pas mis le pied depuis cinq ans sonnés, faute de vingt-quatre heures de liberté pour prendre un billet d'aller et retour. Les fermiers paient mal; les vignes dévorées ne sont pas renouvelées, les métayers me volent; mais c'est l'exhibition d'une diseuse, à la Bodinière, par un conférencier favori! c'est une représentation d'Ibsen ou de Bjonstierne Bjonstorn! c'est une entrevue acceptée par le dernier prêtre défroqué, par la prophétesse ou le cardinal-archevêque! c'est une messe bouddhique, un duel de poètes, un pas de quatre aux Folies-Bergères!... que sais-je? On n'a pas le temps de vivre, monsieur...

—Notre époque, dit Dompierre, en s'efforçant de dissimuler son sourire, est en proie à une trop vive surexcitation cérébrale.

—Bravo! monsieur, s'écria en battant des mains, Mme de Chandoyseau, qui avait saisi ce mot au vol; bien que vous ne soyez pas artiste, monsieur, vous comprenez, oui, je suis sûre que vous comprenez ce mouvement magnifique, cette renaissance, cette envolée... oui, oui, vous comprenez!

—Je m'y efforce, madame.

—D'ailleurs, votre admirable ami semble avoir pour vous la plus grande considération... Et vous, madame, dit-elle en se retournant vers Mme Belvidera qui, un coude appuyé au dos de sa chaise, avait pris la pose des majestueuses madones rêveuses de l'école romaine, et vous, qui habitez Florence, ce cœur du monde des arts, ah! quelle vie intense, quelle existence décuplée j'imagine que l'on doit mener dans la braise même de ce foyer!...

—Mon Dieu, madame, dit la Florentine, c'est peut-être parce que je suis née et ai grandi au milieu d'un si grand nombre de chefs-d'œuvre, que j'ai moins de fièvre à les contempler. Ce n'est pas sans doute un bienfait de la Providence, que de nous faire venir au monde à Florence ou à Rome; car les plus grandes merveilles vous y deviennent si familières qu'on les regarde simplement avec plaisir, comme on le fait par exemple pour ce beau paysage...

—C'est une petite femme délicieuse! dit Mme de Chandoyseau d'un ton de supériorité indulgente.

Puis elle toisa Mme Belvidera et le jeune homme. On vit poindre une lumière dans la goutte d'eau grisâtre de ses yeux. Évidemment elle les jugeait aussi niais l'un que l'autre; Mme Belvidera pour n'être pas enflammée par les arts, et lui, parce que n'étant ni peintre ni poète, il ne faisait seulement pas profession d'être dilettante. Elle en éprouvait tout le plaisir secret qui peut affecter les femmes de son espèce, chez qui la vanité compose toute la vocation artistique.

Et s'adressant à Dompierre avec un soupir, et sur le mode désespéré que prennent messieurs les professeurs aux examens, en faisant la grâce d'une dernière question au candidat jusque-là malheureux:

—Monsieur, aimez-vous la musique?

—Je n'en suis pas bien sûr, car je ne me sens parfaitement heureux qu'en entendant de la musique comme celle qui nous arrive de là-bas, du milieu de la nuit, sans doute sur une barque voguant au clair de lune.

—Ah! fit Mme Belvidera, en se relevant soudain, c'est la belle Carlotta! c'est la belle Carlotta!

Et elle raconta avec toute la chaleur de son franc enthousiasme l'épisode de la rencontre sur le lac, avec la marchande de fleurs des Borromées.

—Bien! bien! ma chère belle, fit Mme de Chandoyseau. Eh bien! allons-nous du côté du lac, entendre cette musique qui ravit Monsieur Dompierre?

M. de Chandoyseau acquiesça de la tête; on se leva. Mme de Chandoyseau eut l'œil piqué d'une nouvelle flamme en regardant l'Italienne et Gabriel debout l'un près de l'autre. «Voilà deux gaillards, pensa-t-elle, qui sont bâtis pour se comprendre sans le secours du saint-esprit, et il est bien heureux qu'ils n'en aient pas besoin, car ils risqueraient d'être longtemps sans échanger leur pensée de derrière la tête!...»

—Hector, donnez-moi le bras... Vous, dit-elle, en regardant les jeunes gens, je vous permets d'en faire autant; je joue le rôle de maman....

Mme Belvidera n'eut pas l'air d'entendre et appela la femme de chambre pour prendre la fillette. Puis elle revint vers Gabriel, et ils descendirent tous les deux vers le lac, à une certaine distance de leurs chaperons, et sans se donner le bras.

—Votre Parisienne me déplaît beaucoup, beaucoup, dit Mme Belvidera; de plus, je la trouve impertinente, avec sa manière de vous dire: «Donnez-vous le bras!»

—C'est une «mondaine», elle est gâtée par la mauvaise fréquentation.

—Vous avez un singulier monde!

—On ne parle que de celui-là.

—Mais, ajouta-t-elle en souriant, vous me devez au moins des excuses pour m'avoir engagée à la fréquenter....

—Je les mets à vos pieds, madame, mais je vous prie encore de la fréquenter....

—Ah! c'est un peu fort!

Ils ne trouvaient plus rien à dire, ils étaient parvenus jusqu'au bord du lac sans avoir rejoint leurs nouveaux amis. Le chant de Carlotta reprit au loin et leur causa un tressaillement involontaire. Le souvenir de la soirée sur le lac leur reversait son charme puissant, et l'image de leurs deux personnes, qui forcément s'y mêlait, bénéficiait de la séduction qu'avaient éprouvée tous leurs sens.

Il tendit le bras, presque instinctivement, à la jeune femme, et elle y suspendit le sien. L'idée leur vint sans doute en même temps, qu'ils venaient d'accomplir ce à quoi ils avaient trouvé tant d'impertinence à être invités par Mme de Chandoyseau, et ils se regardèrent en souriant.

La provocation de cette pimbêche de Parisienne leur valait de mêler à ce premier et si prompt témoignage d'intimité, un menu brin d'ironie qui les sauva de l'embarras dont est suivi d'ordinaire un aveu passionné.

V

Un matin, étant descendu dans les jardins avant que la grande chaleur ne fût élevée, Gabriel vit s'éloigner du côté d'Isola Bella une barque portant les couleurs françaises et où il reconnut, sous le toit de coutil blanc qui l'abritait du soleil, Mme Belvidera. Il héla aussitôt un batelier qui le connaissait et qui, par une attention délicate, se mit en devoir de hisser à l'arrière de l'embarcation le pavillon de son pays.

—Non! non! lui cria-t-il, mettez aujourd'hui les couleurs italiennes!

C'était un enfantillage amoureux autant qu'inoffensif.

À son arrivée au petit port d'Isola Bella, il rencontra la jeune femme attardée aux environs du débarcadère.

—Je vous confie, dit-elle, que j'aurais une grande envie de visiter Isola Bella sans la compagnie des touristes et des guides. Croyez-vous que cela soit possible?

Il prit en riant le ton qu'avait Mme de Chandoyseau lorsqu'elle parlait de l'art mystique:

—Sphinge! dit-il, ô vous dont la pensée demeure un mystère et qui sondez miraculeusement les arcanes les plus profonds!... qui vous a dit que j'avais eu la précaution de faire demander au comte Borromée la permission de me promener dans ses domaines à loisir?... et de plus que j'avais précisément cette permission dans mon portefeuille?

—Vrai?

—Tenez! fit-il en lui tendant la carte. Prenez ce talisman, il vous suffira de le présenter au chef-jardinier qui vous laissera aller en paix... Et je ferai comme lui, madame, ajouta-t-il en s'inclinant, puisque telle est votre répugnance pour les cicerones.

—Non, dit-elle, il paraît qu'il y a beaucoup d'escaliers et de pentes: vous m'offrirez le bras!

Et elle lança son rire clair et franc, faisant retourner la tête de plusieurs hommes du port qui demeurèrent les yeux fixés sur elle.

Gabriel ne pouvait pas quitter son visage, et il était affolé de son sourire ouvert sur la rangée des dents éclatantes. Il se tenait pour ne lui pas tomber sur la bouche:

—Je t'aime! je t'aime! prononça-t-il à demi-voix.

Elle reçut toute la chaleur de son amour sans rejoindre les lèvres, et la trace d'une langueur heureuse éteignit seulement dans ses yeux la flamme du sourire:

—Quel pays! quel temps! quelle beauté! dit-elle enfin en lui enlevant son regard qu'elle promena tout autour d'elle, sur le port garni de petites barques de couleurs claires, sur le lac lumineux, sur les montagnes lointaines dont les cimes bleues se perdaient dans le ciel.

—Je suis folle! dit-elle.

—Moi aussi!

—Dieu est trop bon, la terre trop belle...

—Oui, oui, il y a des moments où l'on oublie les conditions de la vie et où l'on touche la vie elle-même dans sa plénitude, comme un résultat merveilleux... D'ailleurs on ne sait pas, non, on ne sait pas ce que c'est; on ignore ce qui vous passe par la chair et par la cervelle...

—Ça passe...

—Chut!

—Taisons-nous, vous avez raison.

Ils prirent le chemin du palais Borromée par où l'on gagne les jardins.

Il s'effaçait pour laisser passer la jeune femme sous les portes chargées outre mesure de vignes-vierges, de lierres et d'une pesante chevelure de lianes aux floraisons inconnues. Parfois il devait lui donner la main en la précédant, pour écarter les végétations encombrantes. D'autres fois il lui arrivait de la laisser faire quelques pas en avant, parce que ce qu'il avait voulu lui dire au moment où elle passait tout contre lui, expirait sur ses lèvres. Au reste, qu'a-t-on à dire dès que l'on aime? Mais la beauté de sa taille et de ses mouvements l'accablait particulièrement. Elle était grande et développée; mais mince à la ceinture et aux attaches; ses gestes avaient de la lenteur et de l'aisance; son visage était calme et heureux; il semblait que ses yeux eussent la faculté d'adoucir les gens et les choses, et que tous ses environs reçussent d'elle on ne sait quelles facilités, quels contours arrondis, ou quelque chose de comparable à la caresse générale, tiède et savoureuse d'un bain.

Elle escaladait sans fatigue les terrasses superposées; empruntait une sorte de légèreté au maniement de son ombrelle blanche, et, se retournant de temps en temps, elle disait, dans le pur éclat de son bien-être:

—Comment ça va-t-il?

—Ah!

Elle s'arrêtait tout à coup:

—Dieu que ça sent bon! Qu'est-ce que ça sent?

Ils passaient sous d'énormes magnolias en fleurs et des massifs de roses les entouraient; mais, pour lui, il marchait dans son sillage et croyait ne respirer qu'elle.

—Qu'est-ce que ça sent? répétait-il gauchement.

—Dites! dites! fit elle en lui cognant l'épaule du bout de son ombrelle qu'elle avait fermée pour passer sous les branches basses.

Elle le vit pâlir un peu en battant des narines. Elle lut dans ses yeux toute la pauvreté servile du chien qui marche à côté de son maître et jette sur la main qui le tient en laisse un regard d'esclave et d'amoureux. Elle se pencha vers lui comme une déesse pitoyable et lui tendit ses lèvres, toute sa bouche imprégnée du parfum de sa jeunesse et de ce matin enchanté.

Après une longue étreinte, seulement, elle songea à regarder si personne ne les voyait, et à cette pensée, elle rougit très simplement, très sincèrement.

Ils montaient en silence les marches de marbre de la dernière terrasse. Elle ramassa à ses pieds une feuille gigantesque de quelque plante tropicale, et s'en servit avec grâce comme d'un éventail. Elle s'arrêta, un peu essoufflée, à la fin.

—Pas une âme dans les jardins, ce matin; nous sommes seuls, nous sommes bien...

Il se rapprocha d'elle; ils n'en finissaient pas de gravir ces escaliers.

Arrivés sur la grande plate-forme aux dalles de marbre qui domine l'île entière et est comme le faite d'un colossal reposoir, ils s'accoudèrent à une balustrade regardant le lac. Le soleil ardent l'immobilisait tout entier, et les villages avaient l'air d'être couchés sur les rives, comme des bêtes bienheureuses. En face d'eux, Stresa perdu dans la brume de chaleur, mais dont on distinguait le drapeau du débarcadère, souvenir de leur arrivée et de l'angoisse qu'avait causée au jeune homme celle qu'il appelait la «Sirène». Puis venaient, le long de la route, la série des jardins aux arbres courts, soigneusement rognés pour le souci de la vue du lac: les jardins de la duchesse de Gênes, et ceux de l'hôtel, témoins de leurs aveux. Vers la gauche, l'Isola Madre, la mère du groupe des Borromées, gorgée de végétation, paraissait dormir, repue, derrière son grand palais rose peuplé de jardiniers. Quelques voiles blanches filaient au loin.

Après une minute de songerie muette en face d'une des plus belles vues du monde, Mme Belvidera dit, d'un ton de religieuse admiration:

—Mon ami, voilà des moments inoubliables...

Il fit signe qu'il pensait comme elle. Elle hésita un peu, avant d'ajouter:

—Vous êtes, je crois bien, le premier homme que j'aie rencontré, et qui soit capable de ne pas interrompre d'un mot la grande émotion que l'on éprouve à côté de lui... J'ai vu beaucoup de belles choses et de beaux paysages; ils m'ont toujours été gâtés par quelqu'un.

Cette phrase fut doublement sensible à Gabriel, parce qu'il pensait qu'elle faisait peut-être allusion par ce «quelqu'un» à son mari, de qui ils n'avaient jamais parlé, et qui lui avait paru si loin, dans la première exaltation, que son image, vraiment, ne l'avait pas atteint un seul instant. Qui était-il, comment était-il? Cette question si tôt venue d'ordinaire à l'esprit de qui s'éprend d'une jeune femme mariée, avait été étouffée chez lui par la farouche, absorbante et soudaine passion que la Florentine lui avait inspirée. Pensait-elle à lui en ce moment, à quelque propos fâcheux qu'il aurait eu en face des lieux qu'ils avaient visités ensemble? La comparaison qui s'établissait alors dans son esprit, si favorable qu'elle parût être à l'amant, troubla la limpidité de son bonheur. Il vit qu'elle-même avait un pli léger au front, qu'elle effaça presque aussitôt pour se replonger dans la rêverie en regardant au loin. Mais elle semblait ne plus rien voir. À quoi pensait-elle? Il commençait d'en souffrir, quand tout en continuant d'ouvrir de larges yeux dans le vide, elle se rapprocha de Gabriel et lui saisit la main appuyée sur la balustrade brûlante, en desserrant les lèvres du geste particulier qu'elle avait pour appeler le baiser.

Il étreignit sa main, et il s'approchait de sa bouche. Un bruit les fit retourner brusquement du côté de la terrasse peuplée d'innombrables statues et plantée d'obélisques de marbre rose.

Une faible brise venait de détacher de l'arbre deux oranges, et les fruits, ayant rebondi sur la paroi des caisses, roulaient jusqu'à leurs pieds.

Elle poussa un cri de surprise et rit d'avoir eu peur pour si peu. Au même instant, les célèbres colombes des Borromées s'élevèrent; elles passèrent en tournoyant au-dessus de leurs têtes, firent ainsi plusieurs fois le tour de l'île; puis leur troupe élégante alla s'abattre sur la toiture du palais qu'elle parut couvrir d'une épaisse cendre bleue.

Il se pencha au-dessus de la balustrade, d'où la vue surplombe les terrasses superposées.

—Voilà, dit-il, la cause de l'émoi des colombes; c'est l'heure où les premiers visiteurs vont leur jeter du grain dans la grande cour du palais, et j'aperçois la première troupe de nos trouble-fête qui s'avance là-bas sous la conduite d'un jardinier.

—Ils vont venir là?

—Certainement, c'est d'ici qu'on leur fait voir le profil de Napoléon couché sur la montagne...

—Où ça? où ça? fit-elle.

—Ah! ah! vous aussi, dit-il, en riant de ce genre de curiosité. Et il lui fit voir le profil de Napoléon. Elle se haussait sur le bout des pieds. Tout en riant, il la trouvait adorable.

—Je suis enfant, dites?

—Mais non: femme, simplement.

—Ah! trop! trop! dit-elle avec un gros soupir et l'embrassant avant de se mettre à courir pour éviter la troupe des touristes.

—Où allez-vous?... mais vous allez tomber sur eux tout juste par là!...

—Par où faut-il aller alors?

—Venez, venez de ce côté!

Ils descendirent quatre à quatre des marches et des marches; d'autres oranges tombaient à la secousse du sol, et leur roulaient sur les talons.

—Ne riez donc pas! mais ne riez donc pas ainsi; vous allez vous couper le souffle!

La chaleur et la course rosaient la peau de ses joues habituellement mate, et sur les tons de paille, illuminés de soleil de la garniture intérieure de l'ombrelle, sa figure prenait une extraordinaire animation. Par le simple caprice de fuir les touristes, elle se faisait une peur terrible de les rencontrer et, à chaque tournant d'allée, poussait des cris. De grands lézards se précipitaient affolés derrière les espaliers. Elle écrasait du pied les extrémités débordantes de lourdes plantes grasses. Les colombes avaient repris leur vol tournant et semblaient jouer comme eux.

—Les voilà! criait Mme Belvidera.

—Qui? les touristes?

—Non, les colombes!

Et elle était tout heureuse de lui avoir fait peur; car il en arrivait à partager sa crainte de tomber dans cette agglomération compacte de malheureux réunis autour d'un guide qui leur récite durant une grande heure le catalogue complet de l'horticulture. Il s'arrêta en face d'une portière de lierre qui devait fermer l'entrée d'une grotte, et fit signe à la jeune femme de venir se réfugier là-dessous. Il souleva l'énorme et lourd rideau végétal, et ils se trouvèrent dans une obscurité complète.

—Oh! comme il fait noir là-dedans! dit-elle.

Alors, il la saisit dans ses bras. Il lui baisait confusément les cheveux, le cou et le visage, et ses lèvres ivres lui happaient la gorge dont la forme était sensible au travers de la chemisette légère. L'odeur de sa peau moite se mêlait bizarrement à un relent de terreau gras sans doute déposé dans la grotte, et à l'âpre saveur des lierres.

—Écoute, écoute! fit-elle, oh! cette fois-ci ce sont eux... Nous allons les voir passer à travers le rideau de lierre!

—Ah! mais... ah! mais... il ne faudrait pas tout de même qu'ils s'avisassent d'entrer ici!

—Il ne manquerait que cela! par exemple!

—Mais cela serait très possible!

—Oh! que j'ai peur! que j'ai peur!

Elle allait se blottir au fond de la grotte. Elle renversa des outils de jardinage dont l'acier se choquant fit du bruit, et elle vint plus morte que vive se jeter au cou de Gabriel.

Fort heureusement, un éclat de rire général, parti du groupe des touristes, avait couvert le bruit malencontreux. Le guide répéta en italien le plaisant propos qui avait valu cette forte hilarité de la part d'une dizaine d'Allemands qui étaient là. Il expliquait que cette grotte portait le nom de «chambre de Vénus» et que la tradition voulait que le manteau de feuillage y fût poussé naturellement, sans que personne y eût mis la main, et pour la seule raison de la pudeur. Tout le monde trouva l'à-propos excessivement drôle, car on n'est pas difficile sur la qualité de l'esprit au cours d'une excursion botanique.

Ce disant, le guide facétieux secouait le manteau de lierre de la façon la plus inquiétante et sans se douter que sa plaisanterie médiocre avait pour les amants un sel particulier. Dans une des éclaircies que leur valait le balancement imprimé par ce satané bonhomme à la portière naturelle, Gabriel faillit pousser lui-même une exclamation. Il venait d'apercevoir, derrière le groupe barbu des Teutons, M. et Mme de Chandoyseau! Si par malheur une tige de lierre venait à se rompre et à les découvrir, Mme Belvidera était compromise, et aux yeux de cette pie-borgne de Parisienne qui tenait à sa merci tout l'Hôtel des Îles Borromées.

Il avoua son inquiétude à la jeune femme. Elle-même reconnut leurs bons amis les Chandoyseau par la fenêtre intermittente dont le jardinier les gratifiait trop abondamment.

—Mais, dit-elle, ils ont avec eux une jeune fille que je n'ai pas aperçue encore à l'hôtel?

—Allons donc! Madame de Chandoyseau connaîtrait quelqu'un dont elle ne nous aurait pas entretenus?

—Mon ami, cette jeune fille, qui est fort bien, entre parenthèses, donne le bras à Madame de Chandoyseau.

Ah! Dieu soit loué; les voilà qui s'en vont! dit-elle en l'embrassant avec toute la joie d'être sauvée.

—Mais non! mais non! fit-il vivement, en la repoussant, cette jeune fille est encore là... tenez! tenez! la voici... ah! saprelotte!...

Il avait eu à peine le temps d'écarter la tête de Mme Belvidera, que la jeune fille demeurée en arrière, soulevait le rideau de lierre et passait dans la déchirure lumineuse qu'elle produisait à leurs yeux, sa très jolie tête blonde qui demeura pétrifiée en apercevant un monsieur et une dame élégants enfermés là et la dévisageant elle-même avec les marques de l'effarement le plus complet. Elle rougit; fit le mouvement de se retirer; mais sa stupéfaction même la laissa assez de temps inerte pour qu'elle gardât de leurs physionomies une empreinte suffisante à les inquiéter. Enfin elle s'enfuit en courant, et ils entendirent la voix aigrelette de Mme de Chandoyseau:

—Solweg! Solweg! eh bien! que fais-tu là, ma jolie?

Ils se regardèrent réciproquement en prononçant l'un et l'autre à la fois le nom de «Solweg.»

—Solweg? dit Mme Belvidera, qu'est-ce que c'est que ça?

—C'est un nom du nord, un nom ibsénien...

—Cette jeune fille, alors, serait une Scandinave?

—Ou une Parisienne au goût du jour... une artiste, peut-être, ou un jeune bas-bleu: «Solweg» doit être un pseudonyme.

—Vous croyez?

—En tout cas, si c'est une amie de Madame de Chandoyseau, ça doit être une farceuse...

—Elle est bien gentille.

—Plaise au ciel qu'elle soit discrète!

—Ça, ce n'est pas possible.

—Peut-être que si, tout de même; cela dépend du degré d'intimité où elle est avec Madame de Chandoyseau...

—Mon ami, vous savez aussi bien que moi qu'il n'y a pas de degrés dans l'intimité de Madame de Chandoyseau: si cette petite est ce que vous croyez, elle ne tiendra pas sa langue. Madame de Chandoyseau est édifiée à l'heure qu'il est.

—Et c'est la femme la plus heureuse du monde!...

—Après moi! interrompit Mme Belvidera, voulant montrer par là que rien ne pouvait entamer son bonheur.

—Merci, ma chérie!... ma chérie!...

—C'est égal, ajouta-t-il, notre bonne amie de Chandoyseau nous gardera une terrible rancune, pour deux raisons: d'abord parce que ses bons soins nous auront été superflus, alors qu'elle eût voulu nous jeter dans les bras l'un de l'autre; ensuite parce que ce n'est pas elle qui nous aura vus la première dans cette attitude... Quant à nous, il faut sortir de la «chambre de Vénus» et voici l'heure du déjeuner. Retournons-nous à Stresa?

—Je n'en ai guère envie, et vous? Ne peut-on pas déjeuner dans l'île?

—Mais si!

—Quel bonheur! dit-elle en se courbant pour passer sous le maudit lierre; et dans la joie de recouvrer la lumière, de revoir le paysage resplendissant dans la chaleur de midi, elle se mit à sauter avec l'insouciance admirable que donne la santé et la beauté plus fortes que tout.

—Nous risquons de tomber dans nos connaissances qui pourraient bien avoir eu la même idée que nous!

—Tant pis! tant pis! dit-elle, nous dirons la vérité. Ne nous sommes-nous pas rencontrés ce matin par hasard?

Il remarqua que, pour la première fois, elle laisserait déjeuner la petite Luisa seule avec la femme de chambre; il se garda bien de paraître s'en apercevoir, et, dans son égoïsme d'amant, il en fut secrètement heureux.

Ils descendirent ensemble jusqu'au village qui environne la petite église et le port d'Isola Bella, sans se préoccuper davantage d'autres visiteurs qui les croisèrent à plusieurs reprises.

En arrivant sur la place, ils aperçurent un groupe assez compact de personnes entourant un objet de curiosité qui ne pouvait être qu'un blessé ou un peintre. Ils firent comme tout le monde, et, se haussant sur la pointe du pied, reconnurent Dante-Léonard-William Lee qui peignait, sur une large feuille de papier teinté, des figures aux formes étranges.

Il avait toutes les peines à contenir la foule des indigènes et des touristes qui, formant autour de lui un cercle complet, ne lui laissaient pas apercevoir le modèle qu'il semblait chercher sans le pouvoir découvrir à travers toute cette affluence.

—C'est bizarre, fit Mme Belvidera, il a l'air de s'inspirer de quelque chose qui serait placé là-bas, du côté de l'église, et il fait des sortes d'arabesques qui n'ont ni queue ni tête.

—Ce n'est pas cela qui m'étonne, dit Gabriel, mais je suis curieux de voir où il puise son inspiration...

À ce moment, les personnes qui se trouvaient devant lui ayant enfin compris qu'elles gênaient l'artiste, s'écartèrent, et l'on reconnut la Carlotta qui faisait les cent pas devant les marches de l'église. Elle avait ses beaux cheveux bruns, épais, noués négligemment sur la nuque; ses bras superbes, un peu hâlés, étaient nus jusqu'au delà du coude; on sentait sa gorge forte et libre sous un corsage de pauvresse à demi boutonné, et elle marchait en se balançant sur des hanches saillantes et paresseuses.

À cette heure-là, elle était marchande d'éventails et de paniers de paille dans une petite boutique construite en planches, et les rares acheteurs lui laissaient le loisir de bavarder, de rire et de s'étirer au soleil.

Cinq ou six femmes étant venues s'asseoir sur les marches où des arbres répandaient l'ombre trouée de leurs hautes branches, Carlotta se campa debout en face d'elles et les poings aux hanches. Sa silhouette était une merveille. Par cette belle fille simple, la nature confirmait le plus pur classicisme; on eût cru voir un dessin de Raphaël. Elle avait le nez des marbres romains, de grands yeux gris et fins, et le dessin des lèvres d'une netteté presque invraisemblable.

Une enfant passa, qui portait sur la tête un bassin de cuivre rempli d'eau. Les femmes l'arrêtèrent; elles trempèrent l'une après l'autre un verre dans l'eau pure et elles en avalaient d'un trait le contenu. Carlotta but, s'étira les bras, les tint un moment élevés et les reposa nonchalamment sur ses hanches. Quelqu'un la fit éclater de rire tandis qu'elle buvait un second verre d'eau qui se répandit sur sa robe. Elle la retroussa d'un geste prompt, franchement et très haut, mais sans la moindre hésitation, sans vulgarité, sans donner le soupçon de l'immodestie, tant ses mouvements étaient spontanés, simples et près de la nature.

Des hommes du port, des bateliers, en passant, s'arrêtaient près d'elle; quelques-uns essayaient de la lutiner; elle se défendait en riant et leur allongeait de grandes tapes lourdes. Mais l'un d'eux, un gars de vingt ans, fort et trapu, avec un regard timide et sombre, étant survenu, se posta derrière elle, sans lui parler. Dès lors personne n'osa plus la lutiner.

Lee prononçait à demi-voix des exclamations. Tout à coup, il se leva, et l'on crut qu'il allait embrasser cette jolie fille, dans l'exaltation de son enthousiasme. Mais sa froideur britannique ou une certaine timidité l'interrompirent dans son élan, et, arrivé près de Carlotta, il dit simplement qu'il voulait boire un verre d'eau. Carlotta passa de l'eau dans le verre et s'apprêtait à l'essuyer.

—Non, non! dit-elle, je veux boire après toi seulement.

Le gars sombre se dressa tout a coup comme s'il voulait s'opposer à toute tentative de galanterie.

—Paolo! dit-elle, en lui donnant un soufflet vigoureux qui ne fit rire que les étrangers. Puis elle porta le verre d'eau à ses lèvres, et le tendit au poète qui le but pieusement.

—Bravo! bravissimo! s'écria de loin une voix bien connue.

C'était Mme de Chandoyseau, arrivant au milieu du groupe des touristes allemands, et flanquée de son mari et de l'énigmatique Solweg.

Enthousiasmée à son tour de l'action galante du poète, elle reproduisait le geste qu'il avait en buvant; et elle dit qu'elle voulait boire après lui.

—Herminie!... voyons, ma chère Herminie, faisait M. de Chandoyseau en s'épongeant le front ruisselant, à l'aide d'un petit mouchoir de soie bleue.

—Mon ami, répondait Herminie, je vous dis que cet homme-là est divin!

Mais déjà elle oubliait de boire et se précipitait du côté des dessins.

Elle faillit se pâmer dès qu'elle les aperçut. Elle les tenait à la main, les tournait, les retournait dans tous les sens, et poussait de petits gloussements de béatitude. Lee s'approcha et s'aperçut qu'elle les regardait à l'envers; il les lui redressa bénévolement dans la main:

—Non, non: dans ce sens-ci.

Mme Belvidera toucha le coude de son compagnon; ils rirent l'un et l'autre de tout leur cœur. Mais peu de gens s'aperçurent du sel de la petite scène. Il faut dire que l'on ne savait trop par où prendre ces images. C'étaient des entrelacs gracieux formés de lianes végétales se métamorphosant peu à peu et prenant ici et là des rudiments de formes humaines, s'épanouissant enfin en délicieux corps de femmes ou d'adolescents dont les plus achevés semblaient se reverser avec ivresse dans le calice de fleurs imaginaires où ils s'absorbaient à nouveau tout à fait. Tout cela était encore vague, légèrement esquissé et voilé à dessein sous un estompage nuageux. On ne le distinguait qu'avec de l'application et après une certaine accommodation de l'œil. Mme de Chandoyseau n'y avait certainement rien vu.

Le vocabulaire de ses louanges se déroulait sans cesse et sans fatigue sur ses lèvres, avec cette monotonie dans la répétition inconsciente qui rend impatientant par exemple le babillage des hirondelles. Le motif principal de son exaltation venait de ce qu'un homme pût tirer tout cela de soi, n'imitât rien ni personne, enfin ne se posât point «servilement devant la nature.»

—Pardon, dit doucement Dante-Léonard-William, je ne pourrais rien faire du tout sans Mademoiselle Carlotta qui est une admirable créature et que je tâche de voir là-bas à travers ces gentlemen... C'est sa beauté qui a tout le mérite.

Mme de Chandoyseau se mordit les lèvres pour n'avoir pas trouvé cela.

Elle ratait une occasion excellente d'entrer dans l'estime du peintre-poète, que les compliments les plus outranciers laissaient glacial. Elle se tut, prit sa mine chiffonnée, et quittant des yeux les dessins fameux, elle aperçut Mme Belvidera et Dompierre. Leur présence lui offrait une digression si opportune qu'elle se précipita et les incendia du feu qu'elle avait à répandre.

Elle appela simultanément son mari et Solweg qui étaient allés s'asseoir contre une barque de pêcheur échouée sur le rivage, à l'ombre grêle d'un acacia.

—Comment, vous ne savez pas? dit elle, mais en effet, vous ne pouvez pas savoir: Solweg est arrivée ce matin par le bateau de sept heures, inopinément;... on a frappé à ma porte; je rêvais;—je rêve beaucoup, surtout le matin—je rêvais à quoi donc?... est-ce que je sais? je rêve à tant de choses... Bref, j'ai cru que le feu était à l'hôtel. Hector ronflait dans la chambre voisine. Je lui crie: «Hector, levez-vous donc! il y a quelque chose!» Ah bien, ouiche! comme si je chantais! Je me lève donc moi-même; je vais ouvrir. Qui est-ce que je vois? Qui est-ce qui tombe dans mes bras? Solweg.

—Qui est cette demoiselle Solweg? firent d'un même mouvement les deux jeunes gens.

—Comment, vous ne savez pas? Comment je ne vous ai pas parlé de ma sœurette, de ma petite sœur Solweg? Mais après tout, c'est bien possible! je l'ai toujours si présente à l'esprit, la chère, que je crois avoir déjà parlé d'elle au moment où je vais prononcer son nom, et je ne voudrais tout de même pas que l'on trouvât que je rabâche...

Et elle continua de bavarder pendant que M. de Chandoyseau s'avançait doucement avec sa gracieuse petite belle-sœur. On la présenta successivement à Mme Belvidera et à Dompierre.

Elle avait légèrement rougi en les apercevant; elle rougit davantage quand elle apprit par leurs noms qu'ils n'étaient pas mariés. Eux-mêmes furent extrêmement embarrassés. Leur cas était pire qu'ils ne l'avaient pensé tout d'abord: car ils avaient cru être exposés a l'indiscrétion d'une petite curieuse, et ils se demandaient s'ils n'avaient pas tout bonnement scandalisé une très candide jeune fille.

«Allons donc! fit à part lui Gabriel, la sœur de la Chandoyseau une candide jeune fille, c'est tout à fait invraisemblable. C'est une petite sotte comme sa sœur aînée; mais elle est un peu gênée de se trouver si tôt en présence des héros du roman qu'elle a découvert; tout le monde le serait à sa place; elle ne tardera pas à faire de nous des gorges chaudes.»

Mme Belvidera, moins promptement rassurée que lui, voulait retourner à Stresa; mais elle lut sur sa figure une si parfaite tranquillité recouvrée, qu'elle fut sans force pour refuser l'invitation à déjeuner que leur faisait Mme de Chandoyseau.

Gabriel lui dit à la dérobée ce qu'il pensait de la jeune fille.

—Vous croyez? dit-elle. Dame! vous connaissez mieux vos Parisiennes que moi; il faut que je m'en rapporte a vous!... mais cette petite a une figure charmante.

—Vous ne trouvez pas qu'elle ressemble à sa sœur?

—Oui et non!

—Bast!... et puis elle s'appelle Solweg! Voyons, vous ne me ferez pas croire qu'une demoiselle qui s'appelle Solweg, et qui est la sœur de Madame de Chandoyseau, n'a pas couru les couloirs des théâtres soi-disant artistiques, les cheveux en bandeaux plats, en compagnie de petits pédants efflanqués, au front idéaliste et à la main cynique. Mais oui, c'est comme cela que ça se fait! et je vous parie que votre petite vierge a pour amie quelque peintresse ou sculpteuse sans gorge ni hanche et que l'on trouve dans son atelier posant elle-même, toute nue, devant la glace.

—Oh! oh! taisez-vous, vous êtes abominable... Eh bien! mais dites donc! je ne dîne pas avec ces gens-là, moi.

Il comprit la sottise qu'il commettait en s'excitant lui-même à abîmer une pauvre enfant qu'il ne connaissait pas, et dans le seul but de se vouloir persuader qu'il n'avait pas souillé des yeux purs.

—Je ne sais rien de ce que je dis, après tout; je m'emporte sans raison et très imprudemment... Madame de Chandoyseau est insupportable, mais elle peut bien être la plus honnête femme du monde. Les Chandoyseau sont...

—D'ailleurs, dit Mme Belvidera, je ne veux même pas savoir ce que je fais; je ne sais rien, moi, je ne pense à rien; je suis là, vous êtes là: je suis folle, je reste.

—Merci, et pardonnez-moi les vilaines choses que je vous ai dites. Mais, voyez-vous, je vous aime, Luisa, je vous aime! je voudrais vous aimer sans que personne pût en être choqué;... personne qui compte, entendez-vous? personne ayant un cœur, une intelligence pour vous apprécier et vous chérir, comprenez-vous? sans que personne d'ainsi fait enfin, ne vous diminuât dans son esprit. Tenez, par exemple, notre Chandoyseau, eh bien, ça m'est égal qu'elle pense ou qu'elle sache n'importe quoi; elle inventerait ce qui ne serait pas! elle n'est personne. Eh bien! je voudrais, au fond de moi, en ce moment-ci, que cette petite, qui sait, elle, qui a vu, je voudrais de tout mon cœur que cette petite, elle aussi, ne fût personne!... Alors tout ça me met la tête à l'envers.

Ah! ça, mais, dites donc! ajouta-t-il avec l'acharnement, que l'on met dans ces cas de suggestion volontaire, d'où est-ce qu'elle est tombée, à propos, cette Solweg? Elle vient comme cela de Paris, toute seule, comme un jeune homme, en voilà des façons!...

—Mais non! mais non! vous n'avez donc pas entendu que Madame de Chandoyseau nous expliquait les circonstances de l'arrivée de sa sœur?

—J'avoue que je n'ai pas entendu: au bout d'une minute du verbiage de cette femme là, je ne perçois plus rien de rien.

—C'est quelquefois dommage; cette fois-ci, en tous cas, cela vous eût épargné un jugement téméraire à l'encontre de cette jeune fille qui m'intéresse, je l'avoue, je ne sais pourquoi. Madame de Chandoyseau nous a dit que son frère, vous savez, le peintre Antonius Plaisant...

—Comment, Antonius Plaisant est le frère de Madame de Chandoyseau?

—Mais, mon ami, vous tombez de la lune! vous n'écoutez jamais Madame de Chandoyseau, même pas la première minute, car elle nous a parlé maintes fois de son célèbre frère. Enfin, Antonius Plaisant chez qui Solweg était demeurée à Paris, pendant le voyage de sa sœur, ayant été appelé soudainement à Venise, comme arbitre, pour une question de médaille à décerner dans je ne sais quel concours de peinture, et sachant que les Chandoyseau étaient pour plusieurs semaines au lac Majeur, a amené sa petite sœur jusqu'à Milan, d'où il l'a expédiée à Stresa ce matin, en compagnie de la femme de chambre de Madame de Chandoyseau qui était restée au service de Solweg. Antonius n'avait pas prévenu parce qu'il sait l'affection qu'a la sœur aînée pour la cadette, et qu'il était certain de l'heureux effet de cette surprise. Est-ce clair?

—Et Antonius?...

—Antonius a filé tout droit sur Venise. Ce n'est pas un homme qui a du temps à perdre.

Mme de Chandoyseau frappant dans ses mains leur criait du haut de la petite terrasse de la trattoria où des tables proprettes étaient disposées pour le déjeuner:

—Eh bien! eh bien! qu'est-ce que c'est que ces bavards-là! Voulez-vous bien vous dépêcher; le risotto vous attend, et venez voir un peu les jolies flasquettes de chianti! Quand on pense qu'à l'hôtel on nous le sert dans des bouteilles ordinaires! il faut se plaindre; nous nous plaindrons, n'est-ce pas, Hector? n'est-ce pas, vous? il faut rédiger une pétition: je la ferai apostiller par mon ami le révérend Lovely...

—Le révérend?...

—Lovely; Lo-ve-ly! Vous savez bien, le clergyman, mon clergyman. Figurez-vous, ma chère, dit-elle en se penchant à l'oreille de Mme Belvidera, figurez-vous qu'il me fait la cour!...

—Oh!

—Comme j'ai l'honneur de vous le dire!

—Mais! et mistress Lovely?...

—Mistress Lovely n'y voit que du feu; mistress Lovely m'adore, positivement! C'est une femme d'une simplicité sublime... Je vous raconterai quelque chose à ce propos...

—Dites donc!

—Non, non, une autre fois... j'ai peur que Solweg ne m'entende...

—Dites donc! dites donc!

—Eh bien! figurez-vous que mistress Lovely vint avec moi hier à l'église catholique, pour m'accompagner simplement, bien entendu. Or il y a dans cette église un petit tableau de la primitive école lombarde que l'on nous indiqua comme une curiosité. C'est un Adam et Ève; oh! mais peint avec une conscience, un scrupule des détails, une minutie, une exactitude, enfin tel que l'on est gêné, je vous le dis franchement. Mistress Lovely pinça les lèvres; je crus qu'elle était choquée et je m'attendais à ce qu'elle se lançât dans une violente diatribe contre ces pauvres catholiques un peu grossiers dans leurs images. En effet, elle me dit en haussant les épaules: «Ces gens-là sont stupides, very stioupid: Adam et Ève n'avaient pas de nombril!»

J'en suis restée moi-même stupide, very stioupid; si je m'attendais à la trouver courroucée, ce n'était pas pour une inexactitude!

—Cela indique un sens approfondi de l'Ecriture en même temps qu'un esprit observateur et fortement plié à la logique. Vous nous ferez connaître mistress Lovely?

—Comment donc!

—Herminie! voyons, est-ce que c'est bientôt fini? soupira M. de Chandoyseau en fichant un coin de sa serviette dans la large échancrure de sa chemise de flanelle blanche; ma chère amie, je meurs de faim, et Solweg a passé la nuit en chemin de fer...

—Mais non! mais non! interrompit Solweg, dont l'organe était assez agréable, je n'ai pas passé la nuit en chemin de fer!

—C'est ta sœur qui me l'a raconté, fillette; à moins qu'elle n'ait pas compris ce que tu lui as dit...

—Elle n'a pas compris ce que je lui ai dit: nous sommes arrivés à Milan hier soir, nous avons dîné à l'Hôtel de la Ville où il y a un portier qui ressemble à M. Casimir-Perier, en un peu moins distingué, mais plus savant, certainement, car je me suis amusée pendant vingt minutes à l'entendre parler anglais à droite, allemand à gauche, italien en se retournant du côté d'un facchino, tout ça pendant qu'il nous donnait en très bon français toutes sortes de renseignements sur l'heure des trains. Je ne voulais plus sortir, tant j'avais de plaisir à voir ce portier, quoique Antonius voulût me faire voir le Dôme au clair de lune.

—C'est la première fois que vous voyez l'Italie, mademoiselle? demanda Dompierre à la jeune fille qui était si admirative du polyglottisme d'un portier d'hôtel.

—Oh! oui, monsieur! fit-elle.

Il voulait s'efforcer de la faire parler, à cause de l'ardent désir qu'il avait de savoir qui elle était. Il épiait sur sa figure, non pas tant l'effet du sens de ses questions que celui que pouvait lui produire le fait de s'adresser à elle. Lui était-il antipathique? quelle impression avait-elle aussi de Mme Belvidera? Elle les reconnaissait évidemment; ses grands yeux bleus conservaient l'image qu'ils avaient formée dans la grotte lorsqu'il soutenait d'une main la taille de l'Italienne, et que, de l'autre, il éloignait ses lèvres. Quelle sorte de tumulte cette image produisait-elle dans son jeune cerveau? Il épiait le moindre de ses mouvements au son de sa voix ou de la voix de Mme Belvidera. Il espérait qu'une question brusquement posée à propos de n'importe quoi, que le seul mot de «mademoiselle» par exemple, à elle adressé soudain, de la part de l'un ou de l'autre des deux amants, allait lui révéler son secret par le tressaillement de sa paupière. Il allait jusqu'à chercher son regard; il eût été jusqu'à mettre dans le sien du cynisme, pour en éprouver le résultat. Il rencontra deux ou trois fois ses yeux durant le déjeuner. Ils le désappointèrent par leur calme limpidité. Ils n'étaient pas plus gênés que par le regard d'un étranger quelconque. Elle ne semblait même pas comprendre qu'il affectait de la regarder. Il pouvait en conclure soit qu'elle était une enfant très innocente, soit qu'elle avait déjà toute la puissance de dissimulation, toute la maîtrise d'une jeune femme du monde sur l'expression de ses sentiments.

Elle parla peu, mais il supposa qu'elle était comme tout le monde étouffée par la loquacité de sa sœur. «Elle parlerait comme sa sœur si elle en avait le loisir, pensait-il; elle lui ressemble assurément, quoiqu'elle soit mieux, mais cette différence tient à sa jeunesse...» Enfin il n'y avait pas jusqu'au timbre de sa voix, qu'il trouvait pourtant agréable, où il ne reconnût l'accent de sa sœur. Sa conclusion fut qu'elle était une petite fille très forte.

Le déjeuner était assez avancé, quand Mme de Chandoyseau s'aperçut que le poète anglais qu'elle avait invité en même temps que Mme Belvidera et Dompierre, n'était pas là, et elle fut tout à coup au désespoir, se leva, convoqua tout le personnel de la maison à l'effet de s'enquérir si un accident n'était pas arrivé «au monsieur qui dessinait de si adorables choses, là-bas, en face de l'église, sur la petite place». Dans le flot de paroles dont elle avait abreuvé ses hôtes, l'objet de sa passion s'était ainsi englouti. Combien de fois avait-elle avoué sous le sceau du secret, aussi bien à l'Italienne qu'à son jeune compatriote, que son âme était tout entière absorbée par cet être insaisissable qui la traitait comme une servante, et qu'elle considérait comme un dieu! Cependant elle avait oublié qu'il déjeunait avec elle.

«Tout doit passer avec une pareille légèreté, se dit Gabriel, dans la cervelle de cette famille-là. La petite sœur comme la grande, n'ont pas deux minutes durant la même image à l'esprit, et nous sommes là, ma maîtresse et moi, à nous torturer la cervelle inconsidérément; cela n'en vaut pas la peine.»

VI

Lee ne reparut pas de la journée. Il avait de fréquentes absences enveloppées de mystère. Son ami ne s'en inquiétait pas et n'osait guère l'interroger. De tout autre on eût pu soupçonner qu'il cachait une intrigue; mais de lui cette supposition était bien improbable. Outre que Gabriel ne lui avait jamais connu aucune liaison, il le croyait tout à fait incapable d'en soutenir une. Une femme n'eût pas manqué de l'ennuyer au bout d'un petit nombre d'heures, et, dans l'intervalle de deux rendez-vous, il se fût passionné pour un autre sujet. Rien n'avait prise sur lui, hormis des idées générales.

Le fait, l'acte isolé, curieux ou émouvant, ridicule ou tragique, pittoresque, amusant, tel enfin que celui dont l'humilité à peu près tout entière se nourrit l'esprit chaque jour; l'événement grave ou burlesque sur quoi toutes les langues s'exercent, le laissait à peu près indifférent. Il n'en prenait note que pour le lier mentalement à tel fait de même ordre, logé dans sa mémoire, et en tirer quelque considération, parfois étonnante par son apparente naïveté, souvent remarquable par son élévation. La conversation de la plupart des hommes lui était étrangère; il restait muet parmi eux, l'heure d'un repas, le temps d'une soirée ou la semaine d'une villégiature, sans paraître gêné aucunement par leur présence autour de lui, sans donner ni l'impression d'un timide, ni celle d'un méprisant, en réalité ne les voyant pas, ne les entendant pas, tant qu'un mot prononcé par l'un d'eux et s'élevant au-dessus des préoccupations contingentes, ne l'avait pas frappé. Alors, il s'éveillait tout à coup et partait en une série de considérations originales où l'auditoire à son tour le lâchait infailliblement.

L'esprit du commun des hommes est ainsi fait qu'il a besoin de s'étayer sur la stabilité d'un point d'appui palpable, matériel et familier, dont l'image évoquée vient au secours de la pensée débile; il nous faut partir d'un objet, d'un être ayant une figure et un nom, d'une personnalité. Aussi allons nous rarement très haut ou très loin, retenus sans cesse par le besoin de limiter l'application de nos découvertes à notre entourage immédiat, aux nécessites sociales momentanées, à l'heure historique qui s'écoule, en un mot à un cercle étroit. Notre vue se raccourcit et nous devenons des myopes à force de ne regarder qu'au plus près de nous.

Dante-Léonard-William était un homme pour qui le point de départ du jugement ne reposait ni sur le sol que foulait son pied, ni dans le panorama offert à sa vue dans le moment qu'il parlait, mais se mouvait, comme une barque idéalement rapide, selon le cours du long fleuve de connaissances accumulées par les siècles. Il en résultait chez lui une contradiction fréquente avec les conclusions de la plupart, ce qui le faisait traiter d'insensé par les personnes douées de sens commun; il en résultait d'autre part une sorte d'insensibilité, de désintéressement si total des gens et des choses, qu'une société se piquant d'être pitoyable, le prenait pour un monstre. Ajoutons que c'est une singulière revanche en faveur des grands originaux incompris d'une époque à l'âme mesquine, de passer pour des dieux vis-à-vis des gens les plus ridicules. C'est pourquoi Dante-Léonard-William était l'idole de Mme de Chandoyseau.

La pauvre femme, qui, grâce à son humeur volage, avait oublié le poète durant une partie du déjeuner à l'auberge d'Isola Bella, retombait dans un tourment très sincère toutes les fois que l'image de son héros se représentait à son esprit papillonnant. Elle l'avait fait chercher vainement sur la place de l'église, vainement dans les jardins, vainement dans le palais. Elle ne vécut pas tout l'après-midi, attendant fiévreusement l'heure du repas du soir, pour se convaincre qu'il était vivant. Elle envoya le révérend Lovely à l'Isola Madre, et le serviable clergyman se priva de son bain accoutumé de cinq heures, pour lui rendre le service de retrouver le poète; mais il revint d'Isola Madre seul, et ayant, pour la première fois de sa vie sans doute, un pli chagrin sur le masque serein de sa figure de croyant. Le dîner faillit être tragique. Mme de Chandoyseau ne contenait pas son impatience; elle se levait de table afin de voir si le poète n'apparaissait pas dans la magnificence du crépuscule, et elle demandait aux garçons d'hôtel s'il n'y avait rien de nouveau; elle se fâchait avec Solweg qui se moquait d'elle, et ne prêtait aucune attention aux paroles rassurantes de M. de Chandoyseau.

Lee n'avait pas reparu.

On avait éprouvé quelque soulagement à parler de l'absent avec M. Dompierre qui était son ami, quelque chose de lui. Mais cet adoucissement s'était vite changé en aigreur, et l'on avait fait sentir au jeune homme le regret que ce ne fût pas lui qui fût loin, et Lee a sa place. En effet; ils étaient deux amis, pourquoi ne se trouvait-il pas que Lee fût ici et Dompierre perdu?

Gabriel quitta le groupe agité que présidait Mme de Chandoyseau. Il marcha quelque temps sur la route qui longe le lac, et alla s'étendre sur les coussins d'une barque amarrée sur la grève. La lune se levait tard; le lac était dans l'ombre; on n'entendait pas un bruit.

Il éprouvait à la fois le besoin et la peur de se ressaisir soi-même dans un moment de solitude. Depuis une quinzaine de jours qu'il vivait au bord de ce lac, il n'était pas sorti de l'extravagance du rêve. Les conceptions les plus fantastiques de son ami le poète anglais ne lui causaient plus d'étonnement, et, dans l'éclair de conscience que lui laissait par hasard son absorbante occupation amoureuse, il n'était pas certain de n'être pas devenu quelque personnage d'un des contes de fées que celui-ci improvisait parfois avec un rare bonheur.

L'air extrêmement doux qui souffla quand il fut installé dans la barque immobile, prolongea le large frisson de la surface du lac jusqu'à ses épaules. Il y reconnut l'odeur lourde des lauriers fleuris; et, en tournant la tête, il aperçut un massif de ces arbustes dont les branches chargées laissaient pendre jusque dans l'eau leurs gros paquets de fleurs charnues. Il ne put retenir un léger mouvement, comparable à celui que l'on fait sous le coup de la surprise d'un baiser sur la nuque. Puis il sourit de son enfantillage. C'était la troisième fois qu'il ressentait l'impression un peu étrange, mais vive et troublante, du charme de ces rives du lac prenant soudain comme une personnalité et un corps, et vous frôlant d'une véritable caresse. Il faut avoir passé ici ces jours de l'été finissant et ces soirées encore trop chaudes où l'on souhaiterait de la fraîcheur, pour comprendre l'effet curieux de la brise tiède et odorante qui passe lentement et semble s'attarder avec insistance autour de votre visage. Il n'avait senti ceci nulle part ailleurs que dans ce pays...

La première fois, ç'avait été lors de son arrivée sur la Reine-Marguerite, dans l'instant où la cloche annonçait la station de Baveno et où il partageait son attention entre l'admiration de la «Sirène» nouvellement apparue, et le spectacle des mille lumières trouant le feuillage des jardins. C'était au moment où cette impression se renouvelait pour lui, et dans une barque pareille à celle où il était dans ce moment-ci, un soir de ciel couvert et d'obscurité pesante, que la même «Sirène» était tombée dans ses bras.

Cela était arrivé après huit jours d'une guerre terrible où il n'avait pas laissé une minute de répit à la malheureuse qu'il avait sentie perdue tout d'abord, mais qui se défendait avec l'intrépidité d'un naufragé, s'accrochant de-ci de-là, à tout ce qui avait une apparence de la pouvoir garantir du précipice où elle se sentait attirée par une puissance invincible. Elle avait eu des crises d'amour affolé pour sa fille; elle l'embrassait à toute heure. Elle avait passé des journées sans descendre de sa chambre; mais pouvait-elle ne pas aller jusqu'à la persienne close où elle apercevait, au travers des jours étroits, la figure bronzée, coupée par la lumière de la barbe blonde et les yeux clairs du jeune homme, qui imploraient si passionnément? Alors elle redescendait; elle retombait sous le charme de cette parole discrète, voilée, mais toute tremblante et toute brûlante, et d'une si évidente sincérité. Encore cela n'aurait-il rien été peut-être, mais tout s'en mêlait: l'air, le pays, les parfums, la musique, l'eau, les barques, les promenades, c'était un tourbillon, elle y était prise et elle avait fini par fermer les yeux.

Ils étaient venus là en riant. Elle s'efforçait d'aimer la plaisanterie et il s'y acharnait lui même, surtout dans les moments où il mourait d'envie de se jeter à ses pieds en l'adorant.

Ils avaient fui, ce soir-là, le monde artificiel qui bourdonnait comme un essaim de guêpes autour de leur amour tacitement avoué, et ils se trouvaient en face l'un de l'autre comme deux ennemis, et faisant profession de douter réciproquement d'un penchant dont ils étaient très surs. Ils avaient comploté des yeux cette sortie: ils s'étaient dit des yeux: «Je vous aime!» et «Oui, je vous aime!» Leurs cœurs avaient bondi simultanément en se retrouvant dans l'ombre, loin du cercle de leurs amis; mais ils avaient à peine osé se toucher la main, et les mots pressés, courts et fébriles qui leur étaient venus à l'un comme à l'autre, étaient des mots qu'ils eussent pu prononcer dans la présence des gens qu'ils s'étaient donné tant de mal à quitter.

Dans un endroit où la route passe assez près du rivage, ils avaient aperçu cette barque isolée et tirée sur le sable. C'était le moment où ils commençaient à mettre presque de l'amertume dans leurs propos, où ils s'enfonçaient de petites pointes blessantes à plaisir. Elle lui dit: «Rentrons, je vous prie!» Il lui dit: «Vous êtes lasse, asseyons-nous...» L'installation dans la barque apporta une trêve à leurs escarmouches, mais fut le prétexte à mille facéties. Enfin, ils faisaient presque de l'esprit, lorsque arriva la brise chaude au goût des fleurs de lauriers-roses. Ils se penchèrent instinctivement l'un vers l'autre, et de tout le reste du temps n'eurent plus envie de rire.

Il aimait à se figurer que cette brise contenait toute la vertu de l'admirable paysage, et il lui gardait, comme à une amie influente, une reconnaissance sans bornes.

Depuis lors, c'était une folie, une grande débauche, une perte complète de la conscience. Il était plongé corps et âme dans la passion la plus éperdue, et sa maîtresse s'abandonnait avec l'intrépidité d'une source détournée de son cours naturel et que l'abondance de ses eaux familiarise promptement avec son nouveau lit. Il ne pensait pas à l'interroger; il n'avait pas le loisir encore de songer à son passé. Il y a des pays, des atmosphères ou bien des heures, où la sensation du présent est si forte qu'elle absorbe tout le temps écoulé et tout l'avenir. Parfois, par analogies, devant des fleurs, ou devant un pan de muraille, ou au son d'une cloche à une église lointaine, elle évoquait, les yeux fermés, des souvenirs. Elle lui citait le nom d'une rue à Rome, ou parlait d'une allée de son jardin à Florence. Il se hâtait de baiser ses lèvres et ses paupières, et l'on a si vite fait, d'ordinaire, de ramener une femme à la minute actuelle, qu'elle souriait aussitôt, et il était sûr qu'elle ne pensait qu'à lui.

Pour lui, le premier retour à la réalité des choses ne lui avait été fourni que ce matin même par le moyen de la tête blonde d'une jeune fille apparue dans la trouée d'un rideau de lierre, et vis-à-vis de son étreinte amoureuse. Les lignes de cette fraîche figure étonnée restaient imprégnées sur sa rétine, et le pur éclat de ces yeux illuminant la pénombre du visage à contre-jour dans le nimbe d'or ensoleillé des cheveux, brillait encore à cette heure-ci, en deux petits points qu'il entrevoyait très nettement. «Allons! allons! mais tu dors? semblaient lui dire ces deux petits points; cependant il y a un monde hors de toi et ta belle maîtresse; il y a une morale humaine; ainsi, tu vois, moi je suis une enfant, je passais; je me suis heurtée violemment à ton débordant amour. J'en garderai un trouble ineffaçable.»

—Ha! ah! ha! se prit-il à faire presque tout haut, le trouble ineffaçable de la petite sœur de Chandoyseau! ha! ha! ha!... Je deviens fou, à moins que je ne sois tout à fait sot!...

Il fit un bond en sentant deux mains se poser sur ses yeux.

—N'ayez pas peur, monsieur le vilain homme qui venez ici vous cacher pour rire tout seul et qui ne voulez pas rire avec moi!... De quoi riez-vous?

—De moi! fit-il en attirant Mme Belvidera.

—À la bonne heure!... Ah! dit-elle, mon ami, je suis harassée; je n'en puis plus. Pourtant je vous ai vu vous diriger de ce côté et j'étais curieuse de savoir si vous viendriez là dans cette barque... dans notre barque: et je suis heureuse, heureuse que vous y soyez venu!

Il la serrait dans ses bras en la couvrant de baisers. Elle pencha la tête sur son épaule, tout épuisée de la fatigue de ces heureuses journées; il sentit que son front était brûlant.

—Luisa, vous n'en pouvez plus, rentrons!

—Non! non! dit-elle, il fait bon là!... sentez-vous?

La soirée s'avançait, la lune montait derrière la montagne éloignée, et les petites brises espacées fraîchissaient.

—Comme on respire! mio, dit-elle, comme on est bien!

Il arrangea les coussins sous son corps. C'était un grand plaisir de le soulever, de le reposer sur la moleskine froide, et de le sentir plus à l'aise. Elle nouait à son cou ses jolies mains fines, un peu grasses; il lui enlaçait les reins, et la déposait sur le divan improvisé.

—Là! là! es-tu bien?

—Oh! bien! bien! mon mio!

Elle ne l'appelait que mio quand ils étaient seuls; et elle redoublait quelquefois ce gracieux terme de possession en ajoutant le mot français à l'italien: «mon mio!» Toutes les fois qu'elle prononçait ce mot-là, elle fermait les yeux, comme si elle l'allait chercher au dedans d'elle et très loin, et quand elle l'avait dit doucement, de ses lèvres tendues qui semblaient en le prononçant, se baiser elles-mêmes par deux fois, elle entr'ouvrait la bouche pour recevoir le baiser que sa belle tendresse avait mérité.

—Maintenant, veux-tu que je mette à l'eau notre barque? je vais prendre les avirons, et nous irons au-devant de la lune qui vient là bas.

—La lune? où ça? mais je ne la vois pas....

—Soulève toi sur mon bras... tiens! regarde sa grande corne rouge qui sort de la montagne. Mais tu m'embrasses et tu ne regardes rien!

—Ah! mio, que je suis donc fatiguée; pourquoi es-tu venu si loin? Je voulais te voir ce soir encore une fois; mais je dormais déjà debout au milieu de ces dames. On a fait de la musique, la petite Solweg a chanté admirablement; c'est un ange....

—Ha! ha! ha!

—Bon! tu ris comme au moment où je suis arrivée; qu'as-tu?

—Mais c'est ton «ange», ma chérie, qui me fait rire. Je croyais qu'il n'y avait plus d'anges; et voilà qu'il nous en vient un de Paris! C'est tellement inattendu!

Mio, je ne vous aime pas quand vous riez comme cela. Cela ne vous va point. Il me semble que je vous entends chanter faux...

—Non! non! mon amour, mon cher amour! Je ne suis pas si méchant que tu crois. Seulement, pourquoi me parler encore de cette petite? Tu sais que j'ai été très ennuyé, agacé de l'affaire de la grotte. Je voudrais l'oublier.

—Oh! vous ne cherchez que des raisons de vous rompre la tête! Cette petite ne pense déjà plus à cela. En tout cas, elle interprète ce qui vous concerne dans un sens favorable: je crois que vous lui plaisez.

—Voyez-vous ça!... Le petit ange!

Mio! vous êtes «stioupid» ce soir, dirait mistress Lovely. Je ne dis pas que cette enfant songe à entreprendre des scènes de débauche en votre compagnie; seulement vous êtes du genre d'hommes qui lui est sympathique, et quoi que vous fassiez, elle vous sera indulgente. C'est très innocent et très naturel. Toutes les femmes sont ainsi faites: il y a, non pas un homme, mais un type d'hommes qui les intéresse à première vue, sans provoquer nécessairement d'autre sentiment, et pour lequel elles auront toujours une secrète complaisance.

—Et vous avez découvert cette complaisance en ma faveur chez mademoiselle Solweg?... Je vous demande s'il est permis de s'appeler comme cela?

—Elle s'est informée de vous, et a demandé ce que vous faisiez.

—Si ce n'est que ça!

—Attendez donc! Elle a été fort étonnée que vous fussiez statisticien.

—Que veut-elle donc que je sois?

—Je ne sais pas, mais elle a été étonnée, tout à fait étonnée. Et, quand une femme est étonnée à votre sujet, c'est le meilleur signe que vous êtes dans la catégorie d'hommes dont je vous ai parlé. Sa sœur lui ayant demandé ce qu'il y avait d'extraordinaire à ce que vous fussiez statisticien, elle a dit en ouvrant des grands yeux: «Mais rien, rien du tout!... seulement, je n'aurais pas cru».

—Luisa, voyons! pourquoi me racontez-vous tout cela?

—Pourquoi? pourquoi?... mais je ne sais pas, moi non plus. C'est peut-être parce que j'ai un certain plaisir à savoir que vous plaisez; c'est peut-être parce que je suis un peu jalouse...

—Luisa! Luisa! c'est absurde! où as-tu la tête, ma chérie?...

Elle le prit dans ses bras, le serra avec une tendresse désordonnée. Il crut qu'elle avait déjà cette inquiétude un peu folle des premiers temps de l'amour, où l'on se connaît mal, où l'on croit que tout le monde va vous prendre votre nouveau trésor.

—Mon mio! mon mio! répétait-elle.

Il cherchait des termes pour la rassurer; il lui semblait que la franchise de sa passion unique éclatait sur sa figure, était sensible au moindre de ses gestes. «Mon Dieu! que vais-je lui dire pour qu'elle n'emporte pas ce soir un doute sur mon amour, après les preuves d'amour qu'elle me donne, elle, et après qu'elle est venue là, si loin, toute seule dans la nuit, malgré sa grande fatigue?» il s'exténuait à trouver quelque chose de fort, de simple, de très sincère.

Elle avait la tête appuyée sur son bras; ses yeux regardaient fixement devant elle. Ses cheveux relevés par une caresse découvraient son front pensif. Il était sûr qu'une idée la tourmentait.

—Luisa, Luisa! lui dit-il, à quoi pensez-vous?

—Je pense, dit-elle, à cette grande pointe de la lune dont tu m'as parlé, et que je ne vois toujours pas...

Et en achevant ces mots, ses paupières tombèrent, et elle s'endormit.

Il la baisa doucement, et en souriant de la surprise que la gracieuse mobilité de sa cervelle de femme venait de lui causer; puis il la berça dans ses bras, comme une enfant. Il l'adorait.

La lumière s'élargissait doucement à la surface du lac. La beauté du silence sublimisait le paysage. Les rives opposées apparurent à mesure que s'élevait la fine lune brillante. Presque en face, les marbres d'Isola Bella blanchirent sous l'ombre de feuillages, et derrière la grosse masse touffue d'Isola Madre plus lointaine, les maisons de Pallanza flattées par la double clarté du ciel et du miroir des eaux, pouvaient ressembler à une aimable troupe d'ondines endormies sur la grève.

Au milieu de cette paix splendide, comme chaque soir, le chant de Carlotta s'éleva du coté de la Mère des Îles, et sa barque fleurie qui semblait grosse comme un oiseau nageur, pointa sur le lac dont elle déchira la surface d'argent. C'était toujours la même chanson d'impudeur candide, une sorte de cri de la nature même, fougueuse et dolente, ardente jusqu'à la frénésie et tout à coup apaisée, attendrie, sans rythme apparent mais cependant harmonieuse. Dans le concert de beauté de toutes les choses nocturnes, cette voix simple prenait l'importance d'une parole échappée tout à coup de la terre et de la nuit mêmes échangeant leur extase ou s'adressant à Dieu. Un violent frisson parcourut tout le corps de Gabriel, puis lui remonta aux joues dont la chair lui semblait se rétracter sous mille petites piqûres. Son mouvement faillit sans doute éveiller la jeune femme qui dormait sur ses bras. Elle entr'ouvrit la bouche, et fit plusieurs fois: «Ah!». Reconnaissait-elle dans son sommeil, la chanson de la marchande de fleurs qui l'avait déjà plusieurs fois troublée? Peut-être vibrait-elle, merveilleuse beauté, à l'unisson de toutes les inconscientes beautés exaltées en ce moment dans ce coin fortuné du monde!

Tandis que la voix de Carlotta s'éteignait dans l'éloignement, Gabriel fut tout étonné d'apercevoir une autre barque qui avait déjà passé Isola Bella, et se dirigeait de son côté. On entendait de temps en temps la résonance sourde des avirons choquant les parois de bois, et jusqu'à l'éperlement menu de l'eau quand la tranche plate se relevait à intervalles réguliers. Il reconnut bientôt le chapeau gris à larges bords du poète anglais, et n'eut que le temps de prendre ses dispositions pour que Mme Belvidera ne fût pas aperçue. Fort heureusement, le toit de coutil était resté tendu au-dessus de leurs têtes; il retira le bras de sous son précieux fardeau, et cacha le visage et les cheveux de la jeune femme sous un châle léger qu'elle avait apporté. Enfin, n'espérant pas qu'ils pussent se dissimuler l'un et l'autre, il la quitta afin d'aller lui-même au-devant du danger et tâcher de l'écarter. Il craignait que le batelier ne parlât fort et ne réveillât Mme Belvidera qui eût poussé les hauts cris. Heureusement, le brave homme étant accoutumé à promener Lee absorbé dans ses pensées, ne parlait plus en face de lui. Il amarra sa barque, et se retira.

Gabriel dit à son ami que l'on avait eu de l'inquiétude de son absence, et lui demanda s'il n'avait pas rencontré Carlotta sur le lac ou dans les îles.

Sans lui répondre, le poète restait debout, tourné du côté du lac.

—Écoutez, dit-il, le doux jasement des eaux avec le sable de la rive. Ne dirait-on pas que ce murmure est fait pour faire comprendre le silence, dans la même mesure que notre pauvre langage contribue à nous rendre l'univers intelligible? Ah! quel poète a ordonné le rythme selon lequel chaque flot, comme un beau vers, vient faire tinter ici sa dernière syllabe? Et quel est le sens de ce poème? Il y a de ces chutes de flots qui sonnent parfois avec la clarté joyeuse d'une cymbale lointaine, d'autres au contraire sont presque insaisissables et ressemblent au soupir d'un enfant qui dort. Est-ce l'écho d'un jeune éclat de rire inoubliable qui aurait jailli autrefois ici, et dont tout le rivage eût été ému? Est-ce le souvenir d'une peine secrète confiée ici à l'ombre de la nuit?

Gabriel le trouvait bien sensible aux émotions humaines, contrairement à son ordinaire. L'Anglais prévint sa question:

—Toute la beauté du monde, ajouta-t-il, à sa source dans le sourire ou dans la douleur de l'homme, de même que ce lac est fait de la goutte d'eau qui sourd de la terre. Cependant je ne m'intéresse pas plus à tel homme joyeux ou souffrant, que je ne le fais à une goutte d'eau, tant que le sens de son rire ou de ses larmes n'a pas atteint la proportion de ce lac.

Dompierre l'eût écouté volontiers, mais il avait hâte qu'il s'éloignât, à cause de la présence de Mme Belvidera. Lee n'était pas un homme à qui l'on pût dire: «Rentrez-vous? il est tard...» Le temps n'était pas divisé pour lui en une série de relais artificiels auxquels le besoin de régularité de nos organes et de nos fonctions sociales nous asservit communément. Il mangeait quand il avait faim et se reposait quand sa pensée ou son imagination était à bout. L'idée vint à son ami que cet être fantasque serait le seul à l'hôtel à ignorer le tourment tragique et comique à la fois que son absence avait causé, et qui, grâce à la popularité de Mme de Chandoyseau, avait distrait tout le monde. Lui en expliquer les péripéties serait peine perdue. Demain, soixante personnes auraient les yeux fixés sur lui, quand il paraîtrait à la table d'hôte, et il prendrait son repas dans la plus grande sérénité, sans s'apercevoir qu'il n'est pas seul à table. Une femme qui n'aura pas dormi de la nuit à cause de lui, aura des battements de cœur à sa vue, et il oubliera peut-être de s'excuser d'avoir fait faux bond la veille au déjeuner qu'il avait accepté. Gabriel ne put s'empêcher de sourire à cause de ce que ces divers contrastes avaient d'original. Lee l'aperçut.

—Ha! dit-il, voilà votre rire français: vous ressemblez encore à Voltaire, ce soir. Je vous verrai une autre fois. Adieu.

Il remonta doucement la berge et gagna la route en prononçant à haute voix des vers.

VII

Vers cinq heures de l'après-midi, Dompierre allant prendre un bain, vit émerger de l'eau une tête aux longs cheveux gris plaqués et ruisselants contre des joués rasées. C'était celle du révérend Lovely. Le clergyman l'interpella aussitôt au milieu même de son essoufflement, et avec un accent tout à fait outrageux pour la langue française.

—Aoh! dit-il, je souis très satisfaite de vô trouver à côté de moâ, monsieur Dompierre; je aimé biaucoup la conversèchone. Voulez-vous caoser?

—Avec le plus grand plaisir, mon révérend; et malgré que l'eau me paraisse un milieu peu favorable à une conversation suivie....

—Christ enseigna dans la barque, jusqu'au piou forte de la tempête. Il n'y a point de maôvaise endroite pour prêcher le parole de Dieu; mais il y a des endroites qui sont maôvaises pour le salut de nos âmes.

—Que voulez-vous dire? fit Gabriel en prenant pied, et intrigué par le préambule du clergyman qui avait jusqu'alors manifesté pour lui tant d'indifférence qu'il était peut être la seule personne à l'hôtel, à qui il n'eût pas passé subrepticement, en sortant de table, le petit «Testament» de poche, à reliure molle.

—Cette pays, dit le clergyman, est maôvaise.

—Allons donc, mon révérend, vous voulez rire! vous vous portez, je pense, aussi bien que moi, et tout le monde a bonne mine autour de nous. Est-ce que par hasard mistress Lovely?

—Nô, il ne s'agit pas de mistress Lovely, qui a le vieil âge et qui a fini d'être troublée. Mais tout le monde n'est pas ainsi, et véritablement, le climat de cette pays est maôvaise pour les âmes...

—Mais il me semble, au contraire, que la beauté y abonde, et elle est, si je ne me trompe, un des attributs de Dieu?

—Nô, dit le clergyman en sautillant dans l'eau, cette biauté ne vaut rien du toute véritablement, elle est perfide, et je pense qu'elle vient du Malin!...

Le jeune homme dissimula un besoin irrévérencieux de sourire, en faisant un plongeon, et revint se mettre à la disposition de son prédicant qui avait monté l'échelle et s'essuyait posément, assis sur le sable, au soleil.

—Le Malin? dit Gabriel.

—Je nommé ainsi, avec familiarité, le Démon, monsieur Dompierre; véritablement il faut trembler quand il prend le figuioure aimèble!...

—Si vous voyez le Malin sous les choses aimables, je suis inquiet, en effet, pour plusieurs personnes et pour vous-même, mon révérend! Le Malin vous a touché, je vous en préviens, je le vois qui vous touche, puisque j'ai du plaisir en votre compagnie... Et, entre nous, je ne sais ce qui me retient de vous dire le nom de quelqu'un qui me confessa que votre présence lui était un objet de délectation...

Le révérend Lovely se releva vivement en achevant de s'habiller.

—Il ne convient pas d'introduire la flatterie dans une sujet aussi pleine de gravité, jeune homme. La flatterie c'est l'ouvertioure par où le Démon il entre dans le home; et là, une fois assise, il est terrible.

—Brrr! fit Gabriel malgré lui, à la seule représentation des ravages que le Malin pouvait causer dans le home du révérend Lovely.

—Mèriez-vous! s'écria le bonhomme tandis qu'il passait son gilet. Il crut que Dompierre ne l'avait pas entendu, à cause des mouvements qu'il faisait dans l'eau, et reprit:

—Mèriez vous! mèriez-vous avec une jeune miss de votre pays!

—Sans doute, sans doute!... mais je ne suis pas pressé.

Il avait rajusté sa redingote d'alpaga et il s'en alla en jetant encore la conclusion pratique qu'il avait promptement tirée de cette rencontre:

—Mèriez-vous, monsieur Dompierre, mèriez-vous!

Celui-ci demeura un peu perplexe en réfléchissant au sens de la conversation du clergyman. Lui conseillait-il le mariage à l'instigation de quelqu'un qui avait un intérêt à ce faire? Avait-il eu vent de sa liaison, et déplorait-il qu'il fût l'occasion d'un scandale? Ou bien enfin s'était-il tout simplement épanché lui-même en tâchant de fournir à autrui les moyens de ne pas tomber, à son âge, dans les tentations brûlantes dont il avait peut-être à souffrir? Les trois hypothèses étaient également plausibles.

En sortant de l'eau, Dompierre aperçut sur le sol un petit volume relié à l'anglaise. C'était le Nouveau Testament. Il le ramassa en souriant et, le soir, il le remit au révérend Lovely, sous le prétexte qu'il avait dû l'oublier.

—Nô! nô! dit le révérend, c'est à vous! Si vous avez trouvé cette livre, il est à vous... Je souhaite, ajouta-t-il, que vous en fassiez le lectioure, car c'est une livre piou profitable encore en cette pays que par tout ailleurs... Regâdez! voilà encore le miousic qui vient ici presque tous les soirs; eh bien! cette chose nous fait mal, croyez-moi, cette chose est maôvaise!

Une troupe napolitaine, composée de quatre femmes et d'une dizaine d'hommes, préludaient en effet, devant l'hôtel, sur leurs violons et leurs mandolines, au concert quasi quotidien. Les personnes qui ne se lassaient pas de cette musique brûlante et de ces mouvements un peu bruyants, prenaient place dans le hall, autour de petites tables de marbre où l'on servait les glaces.

La troupe, après quelques chansons peu variées, se tria, et trois couples vinrent au milieu des assistants exécuter la tarentelle. Les hommes étaient tous beaux; une des femmes, blonde, assez grande, et à la fois souple et gauche dans ses mouvements, avait un charme rude et puissant. Les couples tournaient dos à dos, se cherchant toujours du regard, maniant avec frénésie les castagnettes, et excités par les autre instruments, par les voix, et de temps à autre par les applaudissements du public. À la fin, les regards s'étant joints, ils demeuraient, la femme renversée en arrière, comme vaincue, l'homme penché sur elle, les yeux dans les yeux, flanc à flanc, les mains hautes tenant les castagnettes immobiles, semblant pâmés dans tout leur corps; la bouche seule et les prunelles ardentes se dévorant à la courte distance du souffle.

La révérend Lovely, qui avait regardé le spectacle jusqu'à la fin, tourna soudain les talons et se dirigea dans l'ombre du jardin, en levant les yeux au ciel. Mais la jolie fille qui avait eu le succès de la tarentelle et allait commencer le tour de l'assistance, une sébile à la main, courut à lui, et on le vit se retourner du côté de la lumière pour prendre de la monnaie dans son gousset. C'était le prix du scandale. Du moins fit-il ses efforts pour ne point recevoir le sourire troublant de la danseuse napolitaine.

Gabriel faisait remarquer la petite scène à Mme Belvidera qui était assise auprès de lui, et tout en lui racontant les conseils impromptus que le révérend lui avait donnés au bain.

—Prenez garde, dit-elle; il y a ici une jeune fille de vos compatriotes qui est tout à fait en âge d'épouser un homme comme vous. Vous ne lui déplaisez pas assurément; et, bien que vous déconcertiez un peu sa sœur aînée qui lui tient lieu de maman, vous n'avez pas de défauts assez saillants pour ne pas lui représenter un parti sortable. Il y aura ou il y a déjà peut-être un complot organisé contre... ou pour votre intéressante personne!...

—Je n'aime pas ces plaisanteries-là!... Voyons! je vous parle en riant de la conversation énigmatique du bonhomme Lovely, à cause de ce qu'elle a d'imprévu et d'amusant; et vous me répondes de votre plus grand sérieux...

Mais c'est sérieux, un jeune homme en présence d'une jeune fille! c'est une réunion tellement sérieuse que tout autour d'eux conspire à les rapprocher, les gens et les choses, les hasards fertiles; c'est une entente secrète, mystérieuse, une espèce de sourde volonté de la nature qui agite et met tout en branle dans le but de les unir!

—Pourquoi me dites-vous cela? Vous savez bien qu'il m'est très désagréable de vous entendre parler de tout ce qui n'est pas vous, votre amour, et l'espoir de le prolonger, d'y consacrer toute ma vie. De plus, vous savez qu'il y a dans ce cas particulier quelque chose qui m'est tout spécialement désagréable, qui devrait vous interdire même de l'envisager comme réalisable; faut-il vous rappeler la circonstance de la grotte?...

—Enfant! enfant! tout ça ne signifie rien, et cette circonstance est une chose qui pèse bien peu contre la détermination d'une femme. Qui sait? elle a pu même produire tout le contraire de ce que vous imaginez! Ah! comme vous nous connaissez peu!... Et vous me demandez pourquoi je vous parle de cela, moi? Mais peut-être bien parce que je ne peux pas plus faire autrement que les autres; peut-être parce que j'obéis aussi à cette force secrète, à la conspiration universelle en faveur du mariage! Peut-être est-il naturel aussi que je vous parle avant tout autre de cette éventualité, parce que je suis la personne qui la redoute le plus?...

—Tout cela m'agace au plus haut point. Je préfère rompre toute relation avec les Chandoyseau!

—Ce n'est pas moi qui vous ai poussé à les connaître, mon ami.

—Eh! pouvais-je prévoir la chute de cette jeune fille au milieu de nous? Ah! tenez! je fais le serment de ne plus nouer de relations avec aucune famille, avant d'avoir posé les questions suivantes: Avez-vous une ou plusieurs fille, sœur, cousine, amie ou connaissance à quelque degré célibataire et ayant atteint l'âge nubile ou sur le point d'y parvenir?—Non.—N'avez-vous en aucune de vos entournures ni veuve, ni divorcée? N'avez-vous personne qui soit en instance de divorce, voire même de séparation de corps?—Non.—Eh bien! topez là, je suis des vôtres...

Les Napolitains ayant quitté le hall, jouaient des airs de valses dont les sons adoucis arrivaient agréablement par les grandes baies ouvertes. Quelques Américaines et des Viennoises se balançaient avec élégance au bras de jeunes gens en smocking.

Mme de Chandoyseau, qui allait de groupe en groupe en parlant à tort et à travers, cogna familièrement de son face-à-main l'épaule de Gabriel, pendant qu'il causait avec Mme Belvidera, et elle lui dit, non sans une pointe de méchanceté:

—À qui donc ai-je entendu dire que monsieur Dompierre était un valseur émérite? En tous cas, le bruit en est venu jusqu'à ma petite sœur qui le sait!...

Et elle passa, caquetant déjà plus loin.

—C'est un peu fort! dit le jeune homme à Mme Belvidera, j'ai envie de me sauver.

—Il est trop tard! fit-elle en riant, vous voilà pris dans le piège. Il faut que vous valsiez avec Solweg!

—Pas avant d'avoir valsé avec vous.

—Non, non! ne faites pas cela, je vous en prie; il n'y a jusqu'à présent que les jeunes filles qui dansent: allez inviter la petite Solweg, c'est moi qui vous l'ordonne; et je ne vous plains pas tant!...

Solweg parut fort surprise quand il la salua en la priant de lui accorder cette valse. Elle eut un mouvement d'hésitation infiniment bref, et le regarda un instant, bien en face, de ses yeux bleus. Elle les rabaissa aussitôt et lui donna le bras sans mot dire. Il était résolu à interpréter tout ce qui la concernait dans le sens le plus défavorable, et la première phrase mentale par quoi se formula en lui son impression première, fut: «Eh bien! décidément, ma petite, tu n'as pas froid aux yeux!...» Il ne se souvenait pas avoir vu jamais deux yeux se poser si franchement en face des siens. «Voyez-vous ça! continua-t-il, avec cette fatuité dont les hommes se départissent rarement, en présence du plus maigre encouragement féminin, vous vous dites, mademoiselle, que je suis un fêtard ni trop décati, ni trop bête, et qui mélangerait volontiers au plaisir qu'il goûte avec une belle maîtresse, celui d'un flirt un peu hardi avec une fraîche peau blonde!... Ah! ah!... Votre sœur songe à vous marier, vous n'y voyez pas d'inconvénient, quant à vous; mais vous n'avez pas tant d'exigence!... Attends un peu! ma petite!»

Ils avaient fait plusieurs tours de valse en silence. Il remarqua qu'elle était fort légère et dansait admirablement. Elle avait un parfum délicat. Son bras qu'il soutenait de la main, avait une forme exquise; et, comme elle était dégantée, la finesse de sa main le frappa particulièrement. «Mon vieux! fit-il à part lui, tu n'as jamais eu moins de veine que de te trouver éperdûment amoureux juste au moment où une petite caille aussi douillette te tombe dans le bec; quelle délicieuse aubaine tu vas rater là!»

—Comme vous semblez être aimée de madame votre sœur, mademoiselle! Et je suis sûr que vous êtes son amie, au moins autant! Je parierais que vous avez les mêmes goûts!

—...Mon Dieu! monsieur!...

À part lui: «Mon Dieu, monsieur! ça veut dire que tu t'en moques des goûts de ta sœur, comme ta sœur le fait elle-même, en son for intérieur! Tu ne sais pas plus qu'elle quels sont tes goûts, ni même si tu en as. Seulement tu le fais moins à la pose que ta godiche de sœur; tu ne tiens pas à avoir des goûts. Bon! bon! laissons ça!...»

—Madame de Chandoyseau nous a tous séduits ici, mademoiselle, c'est une femme de l'esprit le plus charmant, et vous devez avoir à Paris de délicieuses relations...

Elle le regarda avec une moue très jolie et très intelligente au fond du bleu limpide de ses yeux, et sans répondre.

«Bien! bien! fit-il en lui-même, tu te dis que je te verse des banalités que tu trouves un peu longues pour le début! Tu aimes que ça ne traîne pas, toi; tu t'étonnes que je ne t'aie pas fait jusqu'à présent un compliment s'adressant directement à toi; ou bien que je ne t'aie pas pressé le bras dans ma main au lieu de lanterner dans les bêtises, comme un collégien. Eh bien! bernique, ma petite, tu peux te fouiller! je suis ici de corvée, moi, tu n'as pas l'air de t'en douter: on m'a commandé de valser avec toi, petite péronnelle, et je valse, et je valse, aïe donc! Je valse même pas mal, comme tu vois! ça n'est déjà pas si désagréable! il y en a qui s'en contenteraient!... Mais quant à faire l'aimable, le spirituel, ou bien quant à ouvrir le flirt, non, ma belle, non! rien de fait!... Ah! parce que tu m'as vu dans la grotte, parce que tu sais que je n'y vais pas par quatre chemins avec la belle Italienne, tu penses que je n'ai plus à me gêner avec toi: il y a presque une complicité, presque une connivence entre nous; et parce que tu me laisses voir que je te botte assez, tu te demandes pourquoi je n'y vais pas avec toi à la bonne franquette? Eh bien! non! non! Je continuerai d'être banal et décent: je te dirai des choses stupides et convenables; je ne presserai pas ton bras, malgré qu'il ne soit pas mal du tout, ça, je ne dis pas non!»

—Avouez, mademoiselle, que l'on vous avait trompée en vous disant que j'étais un valseur; mais je crois, en revanche, que je le deviendrais en dansant avec vous...

—Mais, monsieur, fit-elle simplement, personne ne m'a prévenue que vous fussiez un valseur... je m'en aperçois seulement...

—Ah! ah! c'est donc un tour de madame de Chandoyseau?...

—Comment! monsieur, que dites-vous?

Il se demanda un moment s'il aurait la cruauté de lui confirmer qu'il ne l'avait invitée que sur la prière de sa sœur. Mais il se sentait en veine d'infamies; il en eût commis de pires à l'égard de cette enfant, si l'occasion lui en eût fourni. Son amour pour l'Italienne le rendait enragé comme une bête contre tout ce qui pouvait avoir en dehors d'elle le parfum d'une simple galanterie.

—Mais, mademoiselle, reprit-il, il n'y a qu'un moment, madame de Chandoyseau me remplit de confusion en m'avertissant que le bruit de cette réputation était parvenu jusqu'à vous, et qu'il ne tenait qu'à moi de le démentir. La modestie me commandait de ne pas hésiter...

Elle rougit, et son joli bras eut une petite secousse nerveuse. Il ressentit une mauvaise joie de se venger de la sottise de Mme de Chandoyseau en humiliant sa petite sœur à son occasion. De plus, il avait conscience, par sa façon de brutaliser Solweg, d'éloigner de son idylle toute cette famille et de détourner définitivement de lui ces yeux bleus au regard imperturbable qui portaient toujours l'image de la grotte d'Isola Bella.

Il reconduisit la jeune fille à sa place et revint à la sienne.

—Maintenant, dit-il à Mme Belvidera, ai-je gagné le droit de danser avec vous?

—Vous avez gagné le droit d'être mis au ban de notre société, car il est clair que vous avez maltraité cette jeune fille qui vient de s'asseoir le cœur gros, blessée évidemment en quelque chose de très intime, et qui ne pourra être consolée que par sa bête de sœur dont la première parole va la faire sangloter.

—Vous prêtez à tout le monde votre sensibilité, et vous êtes d'une générosité incompréhensible envers cette petite que vous ne connaissez pas plus que moi!...

—Avouez que vous avez été méchant avec elle... J'ai suivi tous ses mouvements et les vôtres: je ne vous ai jamais vu une aussi mauvaise figure.

—Mais non: j'ai été seulement aussi banal et aussi sot que possible. N'est-ce pas même généreux de ma part, car au moins elle ne s'illusionnera pas sur la valeur du «parti» que je représente?

—Taisez-vous, je vous déteste, allez-vous en!

—C'est à cause de vous que j'ai fait ce que vous me reprochez!

Il la regardait assise nonchalamment dans une berceuse d'osier. Ses magnifiques cheveux noirs avaient, sous les lampes à incandescence, des reflets bleuâtres et moirés que le léger balancement de son corps faisait mouvoir le long des épaisses torsades ondulées. Elle le regardait de ses grands yeux sombres embellis par l'émotion que lui donnaient confusément sa réelle pitié pour la jeune fille et un sourd plaisir tout de même, de le sentir transformé, devenu cruel, incivil et méchant à cause de sa passion pour elle. Elle avait aussi une véritable colère contre lui. Et elle contraignait tout cela en lui parlant du bout des dents, avec un sourire immobile et feint, sous les regards de tout le monde. Ses beaux bras étaient demi-nus, et sa main, ornée d'une simple perle qu'elle levait jusqu'à la lèvre pour en dissimuler les contradictions involontaires, ramenait constamment l'attention de son amant sur sa bouche dont la seule vue lui faisait trembler les jarrets.

—Allez-vous-en, je ne veux plus vous voir! dit-elle.

—Si! si! fit-il en se penchant pour la saluer, ce soir, à dix heures, près du bassin, dans le jardin des annexes....

VIII

Gabriel, en allant attendre dix heures dans les jardins, tomba sur M. de Chandoyseau qui faisait l'éloge de sa femme au révérend Lovely.

Rien ne pouvait être à la fois plus comique et plus pitoyable. Le pauvre clergyman était venu là sans doute dans le but d'éteindre par des cent pas multipliés, les secrètes ardeurs qu'il attribuait au climat et au lieu, et qui lui venaient évidemment des agaceries malignes et savantes dont l'abreuvait la Parisienne. Que de fois l'avait-on vu marcher sur ce gravier craquelant, le chapeau à la main, les tempes humides de sueur, les yeux un peu égarés et comme honteux quand un regard étranger les rencontrait, enfin marmottant du bout des lèvres les arides versets sacrés que contenaient son remède et son salut! C'était à croire que le «Malin», selon son expression, était vraiment de la partie, puisque le malheureux, dans la fuite héroïque de la tentation, était rejoint précisément par le seul être au monde qui fût capable d'aviver sa plaie en lui parlant avec complaisance de Mme de Chandoyseau: M. de Chandoyseau.

Cet admirable mari n'y voyait point malice, et il était à cent lieues de penser que chacune de ses paroles tombait en l'esprit de son compagnon de promenade, comme les gouttelettes de la plus inflammable essence sur un brasier ardent. Il ne connaissait au monde que sa femme. Totalement étourdi par l'agitation perpétuelle qu'elle entretenait autour de lui; l'esprit anéanti par son incessant babillage qu'il n'appréciait et n'entendait même plus; toute initiative paralysée d'avance par les mille volontés de cette tête de linotte; il avait l'illusion qu'elle couvrait et éclipsait l'univers. Ayant donc rencontré le révérend Lovely, il lui confiait, avec une grande bonhomie, le seul souci qu'il eût, et qui se trouvait être par un hasard ni plus ni moins extraordinaire que les autres hasards, justement le seul souci du révérend Lovely.

La simplicité naturelle du clergyman le préservant d'imaginer que Dompierre avait pu pénétrer le fond troublé de son âme, la présence du jeune homme ne causa pas d'embarras nouveau dans le colloque, et il fut même le plus gêné des trois, par l'incertitude où il était de devoir renchérir sur l'apologie de Mme de Chandoyseau, ou bien tenter de faire dévier la conversation. Quelle était la détermination la plus généreuse à prendre? il l'ignorait. Le révérend en était-il actuellement à la période de lutte cuisante où le pécheur se débat contre la tentation; ou bien touchait-il une de ces phases d'accalmie légère que Dieu accorde par une bienveillance excessive, où l'horrible du péché disparaît et où l'on en savoure, une seconde d'ivresse ou d'hébétude, l'apparence enchanteresse? Peut-être d'entendre parler de la séduisante Herminie lui était-il doux? Peut-être puisait-il une sécurité trompeuse à écouter ces éloges prononcés par un organe légitime, ce qui lui semblait une garantie de l'impossibilité d'accomplir le péché; car évidemment cette femme tant admirée de son mari lui rendait estime et amour, et ne distribuait au dehors,—fût-ce aux plus tendres privilégiés—que le trop plein d'une exubérante bonté.

Le révérend Lovely écoutait attentivement son complaisant interlocuteur. Gabriel prit le parti d'en faire autant. Jamais le soupçon ne vint à l'idée de M. de Chandoyseau que le sujet qu'il traitait pût ne leur offrir qu'un intérêt médiocre. Il ne tarissait pas.

Dompierre, en veine de méchanceté, crut devoir souligner son dire, de-ci de-là, par de légers signes d'acquiescement. Il poussait de temps à autre un petit bougonnement favorable. Il vit que le révérend lui en savait gré. Il insista, il parla même. Ce fut au tour du révérend d'adopter ses signes d'acquiescement et son bougonnement favorable. Le clergyman s'entraînait, s'échauffait, s'enhardissait. Bientôt il n'y tint plus et parla. M. de Chandoyseau, étonné, soudain se tut et se contenta d'écouter.

Ce fut une scène de passion bien touchante. Ce pauvre révérend se lança tout d'abord dans des généralités à perte de vue. Il citait d'innombrables versets, et parlait de la Femme dont il esquissa le rôle sublime et l'importance sociale; puis la Pécheresse l'absorba et il rappela de célèbres paroles d'indulgence; enfin il ne se posséda plus, et chaque expression issue de ses lèvres avait trait, à ne pas s'y méprendre, à Mme de Chandoyseau. Il prononça son nom. Il vanta principalement son éloquence qu'il considérait comme un don divin; en second lieu, son intelligence qui était évidemment supérieure par son agilité et la grande foule d'objets qu'elle embrassait sans aucune difficulté ni lassitude; enfin sa grâce persuasive et insinuante, comparable à un parfum près duquel on ne peut point passer sans en être pénétré agréablement.

Comme il se sentait emporté sur une pente irrésistible, il crut se modérer en ajoutant qu'il fallait se demander si l'excès dans la perfection ne contenait pas quelque chose de redoutable.

—Je le crois, en effet, dit M. de Chandoyseau, qui eût préféré, quant à lui, que sa femme eût «l'intelligence» moins vive et moins éparse, et lui laissât un peu de repos.

—N'est-ce pas, monsieur? reprit avec feu le clergyman interprétant la réflexion de M. de Chandoyseau dans son sens à lui, et s'imaginant que le pauvre mari pliait parfois sous le fardeau d'une trop tyrannique passion.

M. de Chandoyseau, qui n'entendait point subtilité, ne contredisait pas, et continuait à son tour, en petits ronronnements inarticulés, le rôle d'approbateur que ses deux partenaires avaient tenu successivement.

Le révérend Lovely s'attendrit; la compassion afflua à son cœur excellent et troublé. Il prit la main de M. de Chandoyseau et la serra. Dans ce moment-là, il se tut. C'était alors, assurément, que le besoin de confesser sa flamme se faisait sentir le plus impérieusement; et le pauvre martyr se clouait la bouche pour ne pas avouer au mari d'Herminie qu'une même flèche fatale les avait frappés l'un et l'autre et qu'ils pouvaient marcher la main dans la main, portant aux épaules le poids douloureux et cher d'une précieuse croix. Les larmes lui mouillèrent la voix quand il la recouvra. M. de Chandoyseau ne comprenait pas un traître mot à la scène; il se pencha du côté de Dompierre:

—Dites donc! fit-il, mais qu'est-ce qu'il a, notre pasteur?

—Il est trop bon; c'est une espèce de saint homme, quoique protestant!...

—Ah! ça! reprit-il, en élevant la voix, si nous fumions un cigare?...

—Volontiers! lança une voix qui leur fit à tous tourner la tête du côté du lac; et ils reconnurent tout près d'eux Dante-Léonard-William Lee, qui revenait encore en barque d'une de ses expéditions mystérieuses.

—Ah! dit M. de Chandoyseau, voilà notre poète!

Il prononçait ce mot «poète» en mêlant, dans l'intonation, tout l'enthousiasme artificiel qu'il empruntait par condescendance au culte de sa femme pour les arts, et la secrète opposition de sa nature d'Angevin positif, contre ce qu'il eût nommé volontiers, s'il eût osé, des balivernes.

Le révérend Lovely jugeait qu'il était superflu d'écrire, attendu que la rédaction des livres saints était arrêtée. Le terme de poète lui rappelait la lyre de David et les images des prophètes, et hors de là ne lui inspirait que de la pitié.

Quant à Dompierre, personne ne croyait à la sincérité de son amitié pour le poète, attendu que sa profession, à lui, consistait dans l'étude de la statistique.

Dante-Léonard-William mit pied à terre, tandis que son batelier muet s'éloignait sur l'eau sombre, à grands coups d'avirons. Il était d'humeur alerte, ce soir; il prit le cigare que M. de Chandoyseau lui offrait et s'excusa d'interrompre la conversation.

—Mon Dieu! dit le révérend Lovely, nous parlions de mad...

—La femme, interrompit aussitôt Dante-Léonard-William qui suivait certainement le cours de ses pensées, et ne se donnait pas la peine de le dévier, la femme n'est qu'illusion.

M. de Chandoyseau, accoutumé aux paradoxes, eut un sourire de complaisance.

—Qu'illusion! interjeta le clergyman; mais, monsieur, vous oubliez que la femme est mentionnée formellement dans l'Ecriture...

—La femme n'est qu'illusion! poursuivit le poète anglais. J'entends la femme en tant que puissance séductrice. Car elle n'est en réalité ni aimable ni belle; elle est bornée dans son esprit, et, à plusieurs titres, disgracieuse en sa chair. Je m'abstiens d'insister sur les imperfections de son corps, qui n'ont d'égale que l'outrecuidante présomption de beauté qu'elle en tire. À force de voiler ses prétendus charmes, on lui a persuadé et on nous a persuadé qu'elle en a. Les anciens, plus familiers que nous avec l'aspect du corps féminin, lui donnaient rarement la préférence. Le christianisme, pour éviter de pareilles déviations dans les choix, a fait de la femme un «porte-parure» en la couvrant à outrance de tissus et d'ornements propres jadis à attirer l'attention du menu peuple sur les idoles. Peut-être ne fut-ce pas assez, car c'est de peur qu'on ne se détournât d'elle qu'il incarna en elle le péché. Ruse sublime! ornement incomparable! et la plus merveilleuse trouvaille psychologique issue de la cervelle humaine! Brillante et dangereuse, la femme devenait un excitant des plus nobles facultés de l'homme: la bravoure et le goût du beau. Les verroteries nous fascinent; le péril nous exalte; et le culte moderne de la femme est fait de cette double exploitation de notre crédulité.

—Mais, monsieur, s'écria le révérend Lovely en se bouchant les oreilles, vous n'avez donc pas reçu le baptême, ni ouvert l'Ecriture? Il y est dit...

—Je trouve notre poète très amusant, dit M. de Chandoyseau; je regrette seulement que ma femme ne soit pas là, car elle apprécie beaucoup la philosophie de monsieur.

—Ne le regrettez pas, fit Dompierre, car devant Madame de Chandoyseau, Lee ne saurait nous dire la forte déconvenue qu'il a certainement éprouvée ce soir dans quelque aventure galante;... et il va nous la dire. Entre nous, voyons! mon cher Lee...

Le poète ne les écoutait plus, et, jugeant avoir fait assez pour la politesse qu'il devait à M. de Chandoyseau en échange de son cigare, en le gratifiant de ce petit discours, il s'éloignait à longs pas, sans seulement souhaiter le bonsoir.

Son brusque passage au milieu de ces messieurs, et le retentissement de son étrange diatribe contre la femme leur laissait un malaise qui, toutefois, les avait sauvés de celui où les eût plongés l'épanchement du clergyman amoureux.

—C'est un homme bien original, dit M. de Chandoyseau, c'est un blasé!

—Tout au contraire, fit l'ami de l'Anglais, je ne serais pas étonné qu'il fût vierge...

—Est-ce possible? s'écria le révérend Lovely.

—J'en ai connu bien d'autres! mais ce qui me porte à supposer que celui-ci l'est, c'est que je connais de lui des poèmes contenant, à l'égard de la femme, une passion si extraordinaire, si farouche, si éperdue, que je ne crois aucun homme ayant touché la femme, capable d'atteindre un tel délire...

—Je ne vous comprends pas bien, fit M. de Chandoyseau.

—C'est, en second lieu, que je ne vis jamais personne ayant en vue une femme déterminée, s'élever contre elle avec une plus criante injustice, un plus amer dégoût. À qui pensait-il il n'y a qu'un instant? Je n'en sais rien; mais je puis vous affirmer qu'il avait en vue une ou plusieurs personnes dont il distinguait mentalement, mais très nettement, tel ou tel détail très réel avec lequel, grâce à l'habitude, un amant se familiarise et s'exalte aveuglément, tandis que le vierge répugne à sa seule représentation.

—L'Ecriture Sainte, dit le révérend Lovely...

—Il est temps d'aller nous coucher, fit brusquement M. de Chandoyseau, en approchant la lueur de son cigare du cadran de son chronomètre.

—En effet, dix heures vont sonner dans quelques minutes; bonne nuit, messieurs.

Gabriel remonta doucement du côté des annexes de l'hôtel, où le menu bruit d'un jet d'eau l'attirait presque chaque soir à l'heure de ses rendez-vous avec Mme Belvidera. Le bassin se trouvait garanti par l'ombre épaisse des arbres verts et par le mur nu d'une petite chapelle où se célébraient, les dimanches, les offices du culte anglican. Un banc de bois demi-circulaire était placé au pied des arbres; aucun regard indiscret ne pouvait plonger en cet endroit; et la brise de nuit dans le feuillage, unie au murmure de l'eau, suffisait à couvrir leurs voix. Quand tout était assoupi, ils allaient plus loin, vers une tonnelle d'été plus meublée et mieux close; parfois ils voulaient se figurer que le jardin était à eux et ils passaient une partie de la nuit à en parcourir les allées, à humer les fleurs, les herbes et la terre endormie. Un vieux tronc d'olivier, dans un endroit désert, était assez grotesquement aménagé pour qu'on pût monter jusqu'au cœur de ses branches noueuses, par un escalier tournant; et l'on trouvait en haut une plate-forme, avec une table et des chaises. De là, la vue s'étendait au loin; et quand leurs nuits heureuses se prolongeaient jusqu'au petit jour, ils montaient dans le vieil olivier pour voir blanchir le lac au milieu des montagnes.

Il attendit un temps toujours trop long, au pied des arbres verts; il voulait s'efforcer de la voir arriver de loin au travers du feuillage touffu, et, dans l'ombre, gauchement, il s'appliquait le visage contre les mille épingles noires des basses branches, et exécutait un vif mouvement de retrait, avec une grimace, en riant de sa sottise. Cependant il entendit son pas sur les feuilles que l'automne déjà répandait en abondance, et presque aussitôt elle fut près de lui.

Elle était tout en blanc; la masse de ses cheveux et ses yeux seuls, se confondaient avec la nuit; mais sa silhouette pleine et légère, prenait sur le fond d'ombre, la vie et l'intensité particulières que donne le trait, le contours précis. Sa forme enivrante se livrait par l'effet d'un hasard. Il ne put s'empêcher de pousser une espèce de cri animal. Elle le gronda de son incorrigible brutalité du premier moment.

—Ah! lui dit-il, tu ne comprendras jamais ce que c'est que de te voir, de te voir venir! Tu ne sais pas comment tu es faite ni ce que contient la sinuosité de ta taille...

—Combien de fois tu t'es piqué ce soir contre les petites pointes?

—Une fois seulement.

—Ce n'est pas assez, il faut trois fois au moins; comme ça tu ne me verras plus si bien quand j'arriverai; tu ne me verras que petit à petit; ce sera plus doux et meilleur. Je saurai bien me mettre en retard!

—Tu ne sauras pas!

—Ça ne m'est jamais arrivé?

—Jamais.

—Alors, c'est que je t'aime trop: ça ne peut pas durer.

—Tais-toi, ma chérie, tais-toi!

Sa taille se ployait sur le bras du jeune homme. Cette ampleur, cette souplesse et ce poids adoré l'étonnaient toujours en lui causant un si grand ravissement. Elle lui entoura le cou de ses beaux bras élevés dont les manches lâches retombaient jusqu'à l'épaule, et l'imperceptible et soyeux duvet de sa peau de brune se laissait lustrer par ses lèvres, comme le dos onduleux d'une chatte sous la main. Elle embaumait alors jusqu'à causer une soudaine et complète ivresse. Il la suppliait de ne pas lui donner sa bouche:

—Ce serait trop! non! ce serait trop!...

Elle se faisait un jeu de la lui imposer.

Quand il eut la force de relever la tête, il lui parla d'un projet qu'il caressait depuis plusieurs jours, et qu'il voulait mettre à exécution dès le lendemain.

—Ne parlons pas de demain! dit-elle.

—Pourquoi? pourquoi?

—Je ne sais pas. Mais, toi-même, généralement, tu n'aimes pas à parler de l'avenir.

—Mais demain ce n'est pas l'avenir; demain, c'est là, tout près, nous y touchons! Voyons, est-ce que nous ne disons pas tous les jours à «demain», est-ce que nous ne combinons pas nos promenades pour le lendemain? Eh bien? Qu'est-ce que ça signifie? Qu'est-ce qui te prend? Qu'as-tu?... Tu as reçu... il y a... des nouvelles?

—...Non, mais non, il n'y a rien; je t'assure.

—Si! tu as reçu une lettre ce soir; j'ai vu le portier te la remettre.

—Oui, c'est vrai, mais je te jure, mon mio, il n'y a rien, non, rien de... menaçant, d'imminent?... Comment dire? Non, non, il n'y a rien. Je ne sais en vérité pas pourquoi je t'ai dit de ne pas parler de demain.

Il était tombé sur le banc; il lui semblait que tout à coup son sang s'écoulât, ou que son cœur se fût arrêté. Il se sentait frappé subitement du plus grand malheur qui le pût atteindre; il comprenait d'un coup la violence de la passion qu'il éprouvait, la nécessité absolue de cette passion pour lui, le choc épouvantable, irrémédiable, au cas où ce lien si jeune encore, mais si vigoureux, viendrait à être brisé. Et il ne se pardonnait pas de n'avoir pas prévu que ce malheur pouvait arriver d'un moment à l'autre, devait arriver, inévitablement. Non, il était si fou qu'il n'y avait pas pensé.

—Votre mari arrive? dites, dites-moi que votre mari arrive!

Elle eut un moment d'hésitation à répondre, qu'il attribua à la difficulté qu'elle avait peut-être à mentir, mais qui pouvait provenir chez elle de la légère stupeur provoquée par ces mots: «Votre mari» que son amant n'avait jamais prononcés. Puis elle vint à lui avec toute sa tendresse accoutumée:

—Mais non! mio, puisque je t'affirme que non! puisque je t'affirme qu'il n'y a rien de nouveau, rien.

—Tu me le jures?

—Je te le jure!

—Sur quoi?

—Bête, va!

—Sur quoi? sur quoi?

—Sur ce que tu voudras...

—Sur...

—Sur?

—Sur la tête de ta fille!

—Sur la tête de ma fille? dit-elle en élevant la main.

Puis ses larmes jaillirent tout à coup à flots, et elle laissa tomber sa tête sur l'épaule de Gabriel. Il la dévorait de baisers, dans une ardeur affolée, dans une joie de brute d'être délivré de la crainte de la perdre dès demain. Elle lui dit en pleurant qu'il était cruel. Il fallait qu'il fût plus que cruel, mais tout près de toucher à l'ignominie pour oser réclamer de cette malheureuse, à propos de lui, un serment sur la tête de sa fille qu'elle adorait, et qui était entre elle et son amour coupable, comme un perpétuel trouble, peut-être comme un vivant remords.

Il la supplia de lui pardonner; il lui mordait la chair, les lèvres et les cheveux:

—Je t'aime! vois-tu! je t'aime! comme un animal sauvage!

Elle essuya ses yeux, et se penchant doucement vers lui:

—Et ce projet pour demain?... dit-elle.