TROISIEME PARTIE
L’IMPRUDENCE
L’année touchait à sa fin. Après les deux hivers terribles qu’on avait subis, on abordait le troisième avec inquiétude. Il tardait à se montrer rigoureux. Les ménagères, dans les queues, disaient : « Si ça pouvait durer ! On a pas tellement de charbon. Moi, mon bougnat m’a pas encore livré. Et le locataire du troisième s’est fait rentrer une pleine cave de boulets. Y en a qui ont tout, et les autres qui ont rien… » Saint-Menoux avait perdu l’habitude de compter les jours et les semaines. Un calendrier lui paraissait un objet ridicule. Dans les dix mois qui venaient de s’écouler, combien de siècles avait-il parcourus ? Il fut rappelé à la réalité par le besoin. Il arrivait au bout de l’argent que le savant avait mis à sa disposition. Il avait quitté le lycée sans même solliciter un congé. Sans doute l’avait-on rayé des cadres ? De quoi vivrait-il ? De quoi ferait-il vivre Annette quand il l’aurait épousée ?
À la première mort du savant, il avait regagné sa chambre du boulevard Saint-Jacques, abandonnée pendant les expériences pour une chambre de la villa. Afin de parer au plus pressé, il donna quelques leçons particulières, d’un maigre rapport. Son élève le plus abruti, celui qui payait le mieux, le quitta à cause de M. Michelet. Celui-ci, dont le gâtisme faisait chaque jour des progrès, ne pouvait s’empêcher, dès qu’il savait son voisin chez lui, de venir frapper à sa porte pour l’entretenir une fois de plus de l’injustice du sort. Saint-Menoux ne répondait pas ; M. Michelet insistait, frappait encore, appelait, jusqu’à ce que Saint-Menoux le priât brutalement de le laisser en paix. Un quart d’heure après, le vieil architecte revenait.
Saint-Menoux envisagea de déménager, mais il chercha en vain une chambre bon marché. Une sévère crise de logement commençait de sévir dans Paris. Il s’allia aux autres locataires de l’étage pour demander à la logeuse, Mme Blanet, de mettre le vieux fou à la porte.
Mme veuve Blanet se tenait, la journée durant, dans son petit salon-chambre à coucher-salle à manger-lingerie dont la porte vitrée ouvrait sur le couloir. Elle raccommodait interminablement les draps de ses locataires, repassait, pliait, lessivait dans la cuisine attenante, ne prenait nul repos.
Elle souriait rarement. Elle regrettait de ne pouvoir suffire à tout. À la mort de son mari, elle avait dû engager une femme de chambre. Cette dépense lui causait un chagrin qui se transformait souvent en mauvaise humeur aux dépens de la malheureuse souillon asthmatique et boiteuse qu’elle pressait comme une locomotive, ou des chiens du quartier qui s’obstinaient à pisser sous sa fenêtre.
Elle reçut la délégation dans son habituel costume, un peignoir mauve qui enveloppait des chairs abondantes et que la crasse maquillait de gris souris à l’endroit des fesses, des coudes et de la roulante poitrine. Elle refusa de mettre à la porte « un monsieur qui payait bien » et dont elle appréciait pour sa part la conversation.
— Je vois pas ce que vous lui trouvez à redire, conclut-elle. C’est un homme qui a de l’éducation. Ça serait bien dégoûtant de ma part de le renvoyer.
Saint-Menoux dut renoncer à donner des leçons dans sa chambre. Il se rendit à domicile. Le métro lui prenait beaucoup de temps. Les repas au restaurant coûtaient horriblement cher et le laissaient sur sa faim. Mlle Mongent, qui habitait une chambre du troisième, lui proposa une carte de pain, catégorie T, pour trois cent cinquante francs. Mlle Mongent travaillait à la mairie. Elle glissait des fausses cartes dans les liasses, et vendait les bonnes à ses clients. Pierre acheta un kilo de beurre au marchand de charbon. Cinq cents francs : « C’est pas cher ! lui dit l’homme noir. À Neuilly, ils le payent jusqu’à huit cents ! » Il eut pour quatre-vingts francs un camembert chez le coiffeur et, chez le crémier, une paire de bas de trois cents francs, qu’il échangea à la boulangère contre six cents grammes de bœuf fumé.
Il put ainsi se nourrir chez lui pendant quelque temps. Sa délicatesse l’obligeait à refuser presque toutes les invitations d’Annette. Il la voyait de moins en moins, accaparé par ses leçons, et désespérait de trouver le moyen de lui offrir une existence convenable. Peut-être son père lui avait-il laissé beaucoup d’argent. Raison de plus pour que lui-même fût en état de lui assurer un avenir confortable.
Le jour où il changea son dernier billet de mille francs, l’idée lui vint d’endosser de nouveau le scaphandre du temps, qu’il n’avait plus touché depuis la mort définitive de son maître, et de s’en servir pour se procurer de l’argent. Le vibreur lui permettrait de s’introduire à l’intérieur des coffres-forts et de les soulager de leur contenu. Il eut un instant la pensée d’aller récupérer un peu d’or de la Banque de France exilé à la Martinique. Mais il avait reçu une éducation d’honnête homme et sa conscience lui chuchota le mot : vol. Il ne put se résoudre à franchir la barrière morale qui interdit au troupeau médiocre des honnêtes gens l’accès de l’abondance. Il lui sembla qu’il serait moins coupable s’il opérait hors du présent. Il était inutile d’aller dans l’avenir cueillir des billets d’une monnaie qui n’avait pas encore cours, mais le passé s’avérait plein de ressources. Le passé n’est plus qu’ombres et souvenirs. Voler une ombre, dépouiller un souvenir, est-ce vraiment voler ?
Après un débat de trois jours, pressé par la nécessité, il se répondit : « Non ! » et prépara sa première expérience. Il mit Annette au courant de ses intentions. Elle le regardait parler. Elle frissonnait au son de sa voix. Elle prêtait peu d’attention au sens des paroles. Tout ce qu’il ferait serait bien.
Il choisit, comme but de son voyage, l’année 1890. Cette époque lui paraissait baignée d’une lumière d’or et retentissante de la cascade des louis.
Au moment de partir, il évoqua des rouleaux et des piles de pièces, des sacs gonflés, des coffres pleins. Mais à la suite de très logiques associations d’idées, il se trouva, à son arrivée, assis sur les genoux de la belle Suzanne, cocotte, qui s’en allait chez sa modiste, en voiture découverte à quatre chevaux, en compagnie du baron du Bois de l’Orme, son amant.
La belle Suzanne, à l’apparition de ce diable, poussa un cri affreux et s’évanouit. Le baron se mit debout en tremblant. Mais ses vieux genoux fléchirent. Il retomba sur son séant et se mit à bégayer. Son râtelier faisait un petit bruit d’os. Les deux valets vêtus de rouge qui se tenaient derrière la voiture levèrent les bras au ciel, churent à la renverse. Le cocher se retourna, ouvrit une grande bouche, fouetta ses chevaux, puis les arrêta, sauta à terre et s’enfuit. Les chevaux se mirent paisiblement en travers de la chaussée, et la rue du Faubourg-Saint-Honoré se trouva embouteillée en un clin d’œil.
Saint-Menoux regardait avec intérêt la belle inanimée, vêtue d’une longue jupe calice en satin bleu pâle, qui lui montait jusqu’aux seins, et d’un corsage de tulle blanc à manches gigot et col montant. Un nœud de velours bleu roi lui ornait le ventre. Une bride du même velours passait sous son menton et retenait une coiffure, mi-chapeau, mi-bonnet, de tulle bleu pâle tout frisé, d’où s’échappaient mille boucles blondes.
La tête penchée sur l’épaule, elle ouvrit un quart d’œil et le referma bien vite. Elle avait une toute petite bouche et le nez retroussé, et un solide menton de commerçante.
Saint-Menoux la trouva charmante, sourit et se mit en devoir de la débarrasser de son réticule, de son bracelet de diamants et de quelques menues bagues. Le baron essaya de retrouver son courage. D’une bourrade, Saint-Menoux le fit rasseoir. Son chapeau haut de forme tomba en entraînant sa perruque. Il avait une loupe rose au milieu du crâne.
Aux fenêtres, des femmes horrifiées se penchaient à faire craquer leur corset, montraient du doigt le voleur et appelaient au secours. Tout l’atelier de Rosandrée, grande couture, piaillait aux croisées. La première main Julie, la grande brune, perdit son chignon. Ses cheveux coulèrent jusqu’à l’entresol. Les chevaux des voitures arrêtées piaffaient, les fers claquaient, les fouets pétaradaient, les cochers juraient, les piétons s’amassaient. Deux agents ventrus accouraient lentement. Un lieutenant de dragons aux moustaches blondes, beau comme un arc-en-ciel, bondit sur le marchepied. Au moment où il portait la main sur le malfaiteur, celui-ci disparut. La rue entière s’exclama. En une minute, il se fit vingt descriptions différentes du bandit, de son arrivée et de son départ Mme Lurin, modiste, deux boîtes rondes aux bras, le petit pâtissier Gaston, tout blanc, son panier plat sur la tête, la nourrice Adélaïde qui promenait deux jumeaux dans une voiture en osier toute fanfreluchée et rubanée de rose, Ferdinand, le photographe ambulant, écrasé sous le poids de son appareil, de son trépied, de ses châssis et de ses moustaches, et quatre cent vingt-sept autres personnes se hâtèrent vers leurs clients, leurs parents, leurs amis et connaissances, pour leur porter l’étonnante nouvelle.
Le galant officier posa les restes du baron sur le trottoir, ranima la belle et la reconduisit. Les agents arrivèrent alors que tout était fini. Deux policiers en chapeau rond, laids comme des phoques, embarquèrent Odette, une prostituée en chignon dont la présence en ce quartier bourgeois était un vrai scandale.
Saint-Menoux remontait la rue Royale et les boulevards. Le spectacle de la rue le réjouissait. Les femmes grassouillettes marchaient à petits pas, souriaient. Leurs épaules pointues, leur taille fine, leurs petits chapeaux juchés sur leurs cheveux relevés leur composaient des silhouettes gaies, alertes. Certaines, pour aller plus vite, pinçaient leurs jupes, découvraient leurs chevilles. Les messieurs à chapeau gibus et pantalons étroits se retournaient à cette vision et redressaient leur moustache dans leur poing.
Les piétons marchaient sur la chaussée autant que sur les trottoirs. À peine se dérangeaient-ils pour les fiacres peu pressés. Les cochers envoyaient des compliments salés aux femmes et des injures cordiales aux hommes. Des voitures de maîtres, astiquées comme des meubles, roulaient, légères, derrière les paires de chevaux assortis, aussi ronds de fesses que les femmes. Des saint-honorés de crottin fumaient sur les pavés.
« Voilà des gens heureux, se dit le voyageur. Je suis allé chercher bien loin dans l’avenir le bonheur qui était derrière moi… »
Il oublia pour quelques instants le but intéressé de son expédition, et se mit à explorer la capitale. Il eut bientôt changé d’opinion. Dans les quartiers bourgeois, ce ne fut pas le bonheur qu’il trouva, mais une légèreté, une futilité qui abaissaient les hommes au niveau des femmes. Ils s’occupaient de modes, de chevaux, de théâtre, et prononçaient des mots d’esprit prémédités. Les éternels drames d’adultère agitaient les appartements surchargés de meubles et voilés de plusieurs épaisseurs de doubles rideaux.
Dans les quartiers ouvriers régnait une grande misère. L’industrie naissante commençait à broyer la main-d’œuvre. Comme il traversait une pièce obscure, Saint-Menoux s’arrêta. Des râles emplissaient ses oreilles. Il glissa jusqu’au lit, vit sur un matelas éventré un couple boire la mort à bouche ouverte. Quatre enfants à demi nus se débattaient faiblement sur une couche de chiffons gluants de crasse étendus sur le sol. Un brasero de charbon de bois rougeoyait dans un coin de la chambre, versait dans l’air sombre un poison fade qui battait les murs de tourbillons lents.
La mère, hagarde, couchée au bord du grabat, regardait la mort peser de plus en plus sur ses enfants. Ses yeux immenses, effrayants, reflétaient la petite lueur rose du réchaud. De sa chemise déchirée sortait une épaule sans chair. Ses cheveux verts rampaient en mèches pointues au bord du matelas. Son bras sans force pendait hors du lit. Sa main touchait du bout des doigts la tête du plus jeune, du plus aimé. Celui-là avait fini de respirer. Ses petits bras gris reposaient le long de son corps calmé. L’aînée des filles, près du mur, cherchait son souffle, déchirait ses haillons, découvrait sa gorge flétrie de famine. À côté d’elle un grand garçon pleurait. Elle le prit dans ses bras, puis le lâcha. Elle commençait de trouver le repos.
Le père, étendu sur le dos, calme, léger comme un oiseau mort, regardait le plafond éventré, l’air sale, la faim, l’horreur de tous les jours. C’était enfin fini, fini…
Saint-Menoux faillit obéir à son premier réflexe : ouvrir la fenêtre et la porte, faire entrer l’air pur, jeter dehors le brasero, sauver ces malheureux.
Mais la fenêtre donnait au fond d’une cour verdâtre et la porte dans un couloir noir.
Il tourna lentement parmi les vapeurs mortelles, au-dessus des corps qui se détendaient, prit un grand élan et monta tout droit vers le ciel bleu, à travers les étages délabrés, les meubles boiteux, les disputes à odeur de vin et les assiettes vides. Il n’avait pas le droit d’arracher ces malheureux à leur délivrance.
« D’ailleurs tout cela n’est que souvenir, se disait-il. Ces gens sont morts depuis cinquante ans… »
Il se secoua, se promit de ne plus se laisser émouvoir par des spectacles qui n’étaient, après tout, que des rétrospectives, et décida de se mettre aussitôt au travail sérieux.
Il se baigna d’azur, se lava des odeurs de misère qu’il venait de traverser et plongea vers une rue proche de la Bourse. Il entra dans une grande banque. Le caissier chauve rangeait dans son coffre des sacs de louis. Saint-Menoux traversa la grille, attendit que l’homme fût appelé au guichet, arrêta le vibreur et fit passer les sacs du coffre dans ses musettes.
Le caissier vit tout à coup son client ouvrir la bouche, écarquiller les yeux, prendre le visage ahuri de l’enfant qui voit pour la première fois un nègre ou une girafe. Et cet homme regardait quelque chose qui se passait dans sa caisse, derrière lui ! Il se retourna, et reconnut avec terreur que l’un des deux cauchemars qui hantaient ses nuits depuis trente ans venait de se réaliser. Le premier de ces rêves le plongeait dans cette chose atroce : l’erreur. Il ne cessait de se tromper. Il donnait dix louis de trop à chaque versement. Il le savait, et continuait de se tromper. Il recomptait ses piles. Il comptait dix, et il savait qu’il y avait onze. Et le sang de sa caisse, son propre sang s’en allait ainsi goutte à goutte, dans les mains de clients guillerets, de vampires joyeux qui défilaient à toute vitesse devant son grillage.
Le second de ces cauchemars lui représentait un voleur diabolique, qui défiait serrures et surveillance et cambriolait son coffre à son nez et à sa barbe. Paralysé, il ne pouvait l’empêcher de prendre les beaux sacs dodus. La sueur coulait sur son front. Il gémissait. Il pleurait. Le voleur ricanait, croquait les louis d’or comme des pastilles, et s’en allait avec un ventre de femme enceinte.
Les deux rêves s’achevaient de la même façon, le directeur retenait au caissier coupable la moitié de ses soixante-deux francs cinquante d’appointements jusqu’à la fin de sa carrière et le faisait passer en cour d’assises, après l’avoir mis à la porte.
Seul un cauchemar pouvait accorder ces mesures contradictoires, pour l’accablement de son cœur. Il se réveillait en pleine nuit, d’abord tremblant, ensuite comblé de joie à réaliser que ce n’était que fumées. Il profitait de ce réveil nocturne pour aller au pot. Sa femme en bigoudis se retournait et grognait : « Tu as encore trop mangé de soupe. »
L’impossibilité de la présence de cet homme dans sa caisse le rassura. Il se dit : « Je rêve encore. » Mais cette constatation ne l’ayant pas réveillé, il sut qu’il ne dormait pas et se mit à trembler. Déjà les autres employés moustachus se dressaient autour des grilles et poussaient des clameurs. Vingt clients écrasaient leurs barbes contre le guichet. Le caissier se rassura : « Je ne sais comment il est entré, se dit-il, mais il ne pourra pas sortir. » Il retrouva la parole, hurla : « Gardez la porte ! Je le tiens ! »
Il ouvrit un tiroir, dressa dans la direction du cambrioleur un revolver à barillet, s’approcha courageusement, lui saisit un poignet de la main gauche et, de l’autre main, lui appliqua l’arme sur la poitrine.
— Rendez-vous ! cria-t-il.
Sa main se referma sur le vide et ses ongles lui entrèrent dans la paume. Le voleur avait disparu.
« Ah ! soupira d’aise le caissier, c’était bien un rêve ! » Mais la vue de son coffre vide l’emplit de nouveau d’horreur. Il le palpa. Il le sentit froid, solide, réel. Les appointements de toute sa vie ne suffiraient pas à rembourser ce qui venait de disparaître. Il appuya le revolver contre sa tempe. Il avait lu dans les romans comment les banquiers déshonorés se percent le crâne. Son revolver était gros et sa tête petite. La balle la troua sans difficulté et s’enfonça dans le plafond, après avoir coupé le tuyau du gaz qui se mit à siffler.
Le soir même, Saint-Menoux se rendit à l’Opéra. On y donnait Faust, en représentation de gala, au profit d’une œuvre missionnaire qui rachetait les petits Chinois.
Le père Faust interroge en vain la nature et le créateur, devant l’indifférence totale des spectateurs. On est venu pour se montrer. Les plus belles épaules de Paris sont là. Les hommes lorgnent quelques décolletés hardis. Les face-à-main se braquent non vers la scène, mais vers les loges ou les premiers rangs du parterre.
Fracas à l’orchestre. Faust, en fin de compte, évoque Méphisto. Sensation ! Nouveauté ! Hardiesse ! Deux diables apparaissent à la fois sur la scène, un rouge à gauche, et un vert à droite. La salle applaudit. Le régisseur, entre deux portants, insulte l’intrus à grands gestes et mots silencieux. Le chef d’orchestre, un moment déconcerté, brasse de nouveau la musique. Le diable vert disparaît comme il est venu. Bravo ! Très bien ! Charmant ! Le tour est très réussi. On ne sait pas ce qu’il signifie. Mais on n’en demande pas tant. Les spectateurs qui sont là ne se sont jamais donné la peine de comprendre. Ils liront demain dans leur journal ce qu’ils doivent en savoir…
Le brouhaha calmé, Faust reprend son dialogue avec le vrai Méphisto, qui se nomme Bernard et souffre de rhumatismes articulaires.
Un grand cri trouble leur échange de politesses. Le diable vert a surgi comme une flamme dans l’avant-scène de la grande-duchesse de Bérindol. C’est une douairière assez bien conservée par septante ans d’intelligente débauche. Son vieux cuir s’est frotté à nombre de peaux, fines ou velues, de princes, de terrassiers, de vigoureux gens d’armes, de cardinaux parfumés, d’artistes mal lavés et de petits bergers qui sentaient le fromage. Le diable manque à sa collection. Elle frémit quand elle le voit tendre vers elle ses mains vertes. Mais il n’en veut qu’à son collier de diamants. Elle essaye de le griffer ; ses mains battent le vide.
Tous les spectateurs sont debout. Dix officiers en uniforme se pressent autour de la grande-duchesse qui les insulte en langue bérindole. Méphisto profite de l’inattention du public pour se frotter les genoux. Une clameur monte de la salle. Le fantôme vert vient de réapparaître, dans la loge du vin Fortoni. L’inventeur du célèbre reconstituant ne se déplace jamais sans quelque échantillon de son élixir, que tous les palais célèbres de l’Europe ont dégusté. Il tire en tremblant un flacon plat de sa poche, et le tend à l’apparition, qui le lui casse sur sa calvitie. Il retombe sur son siège, se laisse dépouiller de ses boutons de plastron et de manchettes en diamants, et voit son agresseur s’emparer du collier à cinq rangs de perles qui s’étale autour du cou trop gras de sa femme. Des hommes courageux enfoncent la porte de la loge. Le voleur saute dans la salle. Les spectateurs s’écartent en hurlant, mais il disparaît au milieu de sa trajectoire, s’évanouit quelque part entre le balcon et le dos d’un fauteuil. L’épouvante ravage l’assistance. Quarante femmes tombent en pâmoison. Les autres jettent des cris aigus, se précipitent vers les portes de sortie, poussent, griffent. Les hommes poussent plus fort qu’elles, piétinent les femmes tombées, empoignent les chignons, arrachent les robes et les falbalas, se cramponnent aux lacets de corsets.
Des portes embouteillées par la panique quelques êtres parviennent à s’extraire, descendent en titubant le grand escalier, les bras tendus comme des aveugles, et s’en vont, chancellent, se perdent dans la nuit où palpite la flamme verte, triste, des becs de gaz.
Après quelques expéditions semblables, Saint-Menoux se trouva en possession d’un trésor de corsaire : trois malles de bijoux, de pièces d’or et de petites cuillères. L’avenir était assuré.
Un après-midi, de retour d’un nouveau voyage, il ne sut plus où mettre son butin. Il décida que cela suffisait, et que rien, désormais, ne s’opposait plus à son mariage. Il s’en fut flâner dans Paris. Le tiède mois de mars rayonnait de douceur et de lumière tendre. Le long des quais, les arbres tendaient la dentelle de leurs branches, nouée de bourgeons, vers le ciel pâle comme l’œil d’une jeune fille rêveuse… Les moineaux ronds se dérangeaient à peine à l’approche des pas. L’eau lente emportait un chaland. Au-delà du Pont au Double, Notre-Dame, assise de tout le poids de sa beauté dans une brume légère, apparut à Saint-Menoux exactement telle qu’il l’avait vue cinquante-trois ans et deux heures plus tôt. Le paysage de pierre, à peine plus foncé, se découpait sur un ciel d’une pareille tendresse.
Si le décor n’avait point changé, par contre les hommes avaient subi une pénible transformation. Dans l’air suave de cet avant-printemps, ils promenaient des visages soucieux, des dos courbés, des yeux ternes.
Il avait fallu que Saint-Menoux connût le sourire de la foule de 1890, pour qu’il remarquât la grimace de celle de 1943 et se rappelât les traits crispés de celle des années automobiles.
Autour de lui, les femmes se hâtaient, se regardaient à peine, couraient vers leurs soucis.
Pierre ferma les yeux et se souvint en images gracieuses du temps qu’il venait d’explorer. Il pensa qu’il serait drôle d’y emmener Annette en voyage de noces. Et si elle s’y plaisait, qui les empêcherait de s’y fixer, pour l’éternité ? S’il apparaissait difficile au jeune professeur de travailler au bonheur des autres, du moins pensait-il posséder assez de matériaux pour construire le sien.
Machinalement, il fouillait dans la boîte d’un bouquiniste. Un titre l’amusa : Le Mystère du Diable Vert. Il feuilleta le bouquin aux tranches jaunes. À peine eut-il lu deux pages qu’il donna cent sous au marchand et courut s’asseoir dans le plus proche café, pour continuer sa lecture. C’était l’histoire de ses propres apparitions en l’année 1890, racontée par un écrivain du temps. Un croquis le représentait, trois fois plus grand que nature, avec des lunettes grandes comme des phares d’auto, en train d’étrangler la grande-duchesse de Bérindol.
— Julot ! cria la cafetière à son marmot qui se traînait sous les tables, si tu déchires encore ta culotte, je te donne au Diable Vert !
Saint-Menoux passa sept après-midi à la Bibliothèque nationale. Il ne trouva pas moins de six cents ouvrages consacrés au Diable Vert. Des journalistes, des savants, des médecins, des criminologistes avaient cherché à élucider le mystère de ces apparitions et de ces vols. Les uns parlaient de magie noire, les autres de bande organisée. La franc-maçonnerie, les jésuites, la Main noire étaient mis en cause. Le jeune professeur se rendit compte que le Diable Vert avait fait parler de lui bien plus que la bête du Gévaudan, ou Mandrin ou Cartouche, et qu’il s’était taillé dans la tradition populaire une place plus grande que celle de Croquemitaine. Tous les assassinats impunis de l’an 1890 étaient mis sur son compte, ainsi que quelques disparitions et rapts d’enfants. C’était lui qui avait expédié la malle à Goufé, lui qui ravitaillait la jeûneuse du Puy qui prétendait n’avoir pas mangé depuis six ans, lui qui avait crevé l’aérostat des frères Chaptal alors qu’il atteignait l’altitude de quatre mille trois cents mètres, lui qui avait inspiré les manifestations du 1er mai, lui qui avait failli précipiter pardessus bord le président Sadi-Carnot lors de sa visite à l’escadre de Toulon, lui qui avait gâté la récolte de pommes à cidre en Normandie et provoqué les pluies qui avaient inondé sept départements du Midi.
Un auteur royaliste prétendait que le déguisement du Diable Vert dissimulait un grand personnage de la République. Il expliquait ainsi son impunité. L’archevêque de Paris était allé exorciser en grande pompe un couvent dont les nonnes voyaient toutes les nuits, sous leurs lits, un diable rose à tête rouge. Une ingénue de la Comédie-Française prétendit avoir subi de lui les derniers outrages, et pendant trois semaines la France entière attendit le bulletin qui lui ferait connaître les suites de ces noces. La date passa. Plus de doute ! Le Diable Vert avait engendré ! Son épouse s’évanouit en jouant Musset et vomit dans les bras d’un machiniste. Trois gynécologues vinrent l’examiner. C’était le retour d’âge.
Mais Saint-Menoux fut littéralement suffoqué, lorsqu’il vit, sous sa propre signature, dans la Revue des Mathématiques, un article intitulé : « De la progression géométrique dans l’hallucination collective et la renommée : le cas du Diable Vert. » C’était le numéro de novembre 1938. Il se souvenait d’avoir publié, dans ce numéro, une étude sur le nombre trois. Il rentra chez lui, consulta sa collection. Il retrouva le Diable Vert. Le « nombre trois » avait disparu. Il lut l’article consacré à l’hallucination collective, le trouva fort bien fait. Il essaya de se rappeler ce qu’il avait écrit sur le nombre trois. Cela devenait très vague dans son esprit. Par contre, il commençait à se souvenir d’avoir rédigé l’étude sur l’hallucination…
Il se secoua, se plongea le visage dans l’eau froide, essaya de démêler les souvenirs anciens des souvenirs nouveaux. Mais les anciens s’étaient évanouis.
Il décida d’aller voir Annette. Son sourire, la tiédeur de ses bras lui rendraient le calme. Elle était naturelle et simple comme les fleurs. Auprès d’elle, rien ne lui paraissait compliqué, ni difficile. Les apparences embrouillées se dissipaient. Seul demeurait l’essentiel.
Elle lui tendit ses mains ouvertes et lui dit : « Je vous attendais. »
Elle l’attendait à toute heure de sa vie, sans impatience. Elle se disait : « Je suis sa fiancée. Il va venir. » Elle s’asseyait près de la fenêtre et regardait les arbres derrière lesquels, très loin, quelque part, il vivait.
Il s’accroupit à ses pieds. Ses longues jambes repliées pointaient leurs genoux à gauche et à droite. Il prit dans ses mains sèches les douces mains d’Annette, baisa leurs dix doigts l’un après l’autre, les réunit et y baigna son front. Sa pomme d’Adam monta le long de son cou et descendit. Il soupira, posa sa tête sur les genoux de la jeune fille. Que cherchait-il à comprendre ? Il était heureux.
Cette conclusion s’imposa à Saint-Menoux : ses interventions dans le passé avaient modifié tout le temps qui séparait ce passé du présent. Le Diable Vert, créé depuis quelques semaines par ses voyages au siècle dernier, avait conquis cinquante ans dans le souvenir du monde.
Le jeune professeur fut passionné par cette découverte. Il résolut de faire une nouvelle expérience. En se soumettant aux lois rigoureuses de la recherche scientifique. Il fit photographier, page par page, à la Bibliothèque nationale, un ouvrage du chanoine Chamayou, de l’Académie française. C’était un travail honnête. L’auteur énumérait toutes les manifestations du Diable Vert dont il avait trouvé au moins quatre personnes pour témoigner et consacrait un chapitre à chacune. Saint-Menoux fit tirer de chaque page deux jeux d’épreuves photographiques, marquées du cachet de la Bibliothèque nationale. Il en conserva un jeu chez lui. Il sortait de son hôtel pour aller enfermer l’autre dans un des coffres à noëlite de la villa d’Essaillon, quand il se heurta, sur le trottoir, à M. Michelet.
L’architecte le saisit par un bras.
— Ah ! Monsieur Saint-Menoux ! dit-il, comme je suis heureux de vous rencontrer !
Il larmoyait. Son cou flottait dans son faux col sale. Sa barbiche s’effeuillait sur son veston.
— Monsieur Saint-Menoux, reprit-il, excusez-moi de vous demander ce service. Nous sommes le 8, et je n’ai plus un ticket de pain de la quinzaine. Pouvez-vous me prêter cent ou deux cents grammes ? Vous comprenez, tout est tellement cher ! Je ne mange presque que du pain, et je n’en ai jamais assez.
Il s’essuyait les yeux avec le pouce, reniflait.
— Etre ainsi réduit à demander l’aumône ! Croyez-vous que c’est pas lamentable ? Que diraient mes parents s’ils étaient encore de ce monde ? Pensez, monsieur Saint-Menoux, qu’ils se sont mariés à la Madeleine !
Saint-Menoux sortit de son rêve et regarda l’architecte. Il avait beaucoup maigri, vieilli de vingt ans. Ses vêtements tombaient autour de lui. Pitoyable, mais pressé, il lui tendit la moitié de sa carte de pain et s’en fut. À peine avait-il le dos tourné que M. Michelet rentrait au bar-bougnat et donnait au patron le fruit de sa mendicité. L’Auvergnat lui achetait ses tickets, au tarif de cinq cents grammes contre un pernod d’avant guerre servi dans une tasse à café.
Ce fut certainement le souvenir inconscient de cette rencontre qui détermina la direction du nouveau voyage que Saint-Menoux entreprit ce même jour. Il voulait dévaliser un bijoutier de la rue de la Paix, et voir si ce nouvel exploit se trouverait consigné dans le livre du chanoine Chamayou, et sur les photos de ce livre. Lorsqu’il partit, il pensait au bijoutier, dont il avait vu la boutique lors de ses précédentes explorations. Mais son inconscient l’emmena dans la salle des mariages de la mairie du IIe arrondissement. Il y parvint au moment où le maire, en habit et barbe noire, posait à la mariée la question réglementaire : « Mademoiselle Angélique Martin-Marin, acceptez-vous de prendre pour mari M. Anselme Michelet ? »
La jeune fille, très émue, leva la tête sous son voile pour répondre « Oui ! » Mais à travers le grillage de tulle, elle aperçut au lieu du maire noir, le Diable Vert. Elle resta bouche ouverte, pétrifiée. L’apparition disait au fiancé : « C’est donc vous, monsieur Michelet ? J’ai bien connu votre fils ! »
Saint-Menoux trouva la fiancée un peu maigre, mais émouvante dans sa pâleur. Sans s’attarder, il s’en fut à travers les murs.
La bijouterie sur laquelle il avait jeté son dévolu était celle de M. Gaston Roulet, un des plus célèbres experts en pierres précieuses qui fussent au monde. Debout à son comptoir, le joaillier examinait un à un cinq magnifiques diamants que lui proposait un courtier de Pretoria. M. Gaston Roulet approchait de la soixantaine. Ses rares cheveux collés de part et d’autre d’une raie médiane et sa moustache en crocs s’avéraient d’un noir peu naturel. Il soupira de plaisir. Ce diamant de dix-huit carats était une petite merveille. Il dévissa sa loupe de son orbite et reposa la pierre.
— Je vais vous prendre le lot, dit-il à l’Africain du Sud.
À ce moment précis, il y eut près des deux hommes un léger remous dans l’air. Une énorme main verte se glissa entre eux deux, opéra sur le plateau un mouvement demi-circulaire, et se referma autour des diamants.
— Le Diable Vert, balbutia M. Roulet.
M. William Dubington arrivait de Londres. Il n’avait jamais entendu parler de ce diable-là. Il ne vit dans le nouveau venu qu’un vulgaire cambrioleur. Commis-voyageur en trésors, il ne se déplaçait jamais sans arme. De son adolescence de débardeur au Cap, il gardait des manières brutales, et le mépris des armes à feu. Il tira de la poche intérieure de son veston un grand couteau tout ouvert, et le plongea dans le ventre de Saint-Menoux. Celui-ci fit un bond en arrière, qui lui évita la mort subite. Mais la pointe du couteau ouvrit son scaphandre de bas en haut sur une longueur de dix centimètres, et lui entama légèrement la chair à la hauteur du nombril.
Il blêmit de peur. C’était la catastrophe. Il ne pouvait employer ni de vibreur ni de bouton de retour avant d’avoir réparé, sous peine de connaître le même sort que son maître infortuné.
Il se précipita vers la porte, dans l’espoir de gagner un coin désert où il eût le loisir de procéder au raccommodage. L’Africain courut derrière lui en hurlant « Au voleur ! » dans toutes les langues du monde.
L’apparition, sur l’avenue de l’Opéra, du Diable Vert poursuivi par un énergumène roux qui aboyait comme un dogue, provoqua une sensation. Les cochers fouettèrent leurs chevaux, les femmes retroussèrent leurs jupes jusqu’aux genoux pour s’enfuir plus vite. Tous les roquets de manchons se mirent à japper. Les hommes les plus courageux se joignirent au poursuivant. Les pans de jaquettes volaient au vent. Les gibus roulaient sur les pavés. Saint-Menoux courait vers l’Opéra, cherchait en vain un endroit désert. Alertés par la rumeur, les commerçants, les concierges en calotte ronde, le balai au bras, se pressaient sur leurs portes. Saint-Menoux découvrait avec horreur l’entassement humain de la grande ville. Il n’apercevait pas un mètre carré de solitude possible.
Il commençait à s’essouffler. Derrière lui la meute grossissait. Les enfants et les chiens se joignaient aux hommes. Toute l’avenue hurlait : « C’est le Diable Vert !… Diable Vert !… Diable Vert !… » Un fiacre noir attelé d’un cheval feu stationnait le long du trottoir. Saint-Menoux sauta sur le marchepied, fit « houh !… » au cocher qui tomba évanoui d’épouvante de l’autre côté du siège, empoigna le fouet et sortit le cheval de son sommeil à grands coups de manche. La bête prit le galop. Dans un fracas de ferraille et de bois grinçant, le fiacre bondit. Deux, cinq, dix voitures se lancèrent à sa poursuite. Saint-Menoux savait conduire une automobile mais non un cheval. La bête tourna à son idée au coin de la place de l’Opéra et se rua vers la Madeleine. Rue Royale, les poursuivants étaient cinquante. Dans un bruit d’ouragan, les calèches, les landaus, les breaks, les coupés, les cabriolets, les phaétons luttaient de vitesse, s’accrochaient, se culbutaient, montaient sur les trottoirs, aplatissaient les poubelles, arrachaient les becs de gaz, pulvérisaient les devantures, écrasaient les petits enfants.
Une Victoria entra tout entière dans une pâtisserie. Le cheval éventré sema ses tripes sur les tartelettes.
En queue de peloton venait un char à bancs, chargé d’une noce pleine de vin. La mariée rouge brandissait son bouquet et hurlait entre deux hoquets « À mort ! »
La voiture de Saint-Menoux prit le virage sur une roue et se lança dans la rue de Rivoli. La masse de ses poursuivants tournoya un instant place de la Concorde. L’Africain, à califourchon sur une rosse qui ne traînait plus que deux brancards arrachés, reprit le premier la poursuite, à la tête d’une tornade de pattes galopantes, de croupes fumantes, de roues bondissantes, de caisses craquantes, de fers claquant, de bois éclatant, de fouets mitraillant, de cris de haine et d’agonie. Derrière la voiture de queue, la chaussée déserte était semée de mille débris, de chevaux raides, les pattes en l’air, et de femmes horizontales qui montraient les dentelles de leurs jupons.
Le cheval de Saint-Menoux voulut tourner place des Pyramides. Emporté par son élan, il alla s’assommer contre le pilier d’une arcade. Les roues du fiacre roulèrent chacune de leur côté. M. William Dubington trouva son voleur inanimé au milieu des débris. Son premier soin fut de fouiller dans ses musettes. Il récupéra ses diamants et s’en fut. L’affaire ne l’intéressait plus.
L’angoisse réveilla Saint-Menoux plus vite que ne l’eussent fait les meilleurs soins. Il se retrouva sur la couche d’une cellule. Afin de lui passer plus efficacement la camisole de force, on l’avait dépouillé de son scaphandre.
Lorsqu’il partait pour les autres temps, Pierre fixait à peu près la durée de son absence. Annette se rendait au laboratoire bien avant le moment de son retour. Elle connaissait mieux que lui le principe et le fonctionnement de l’appareil. Mais cette science, au lieu de lui dessécher l’esprit, le gardait au contraire accessible au merveilleux. Quand son fiancé apparaissait tout à coup à ses yeux, elle éprouvait chaque fois la même surprise bienheureuse.
Peut-être plus encore que l’instant de son retour savourait-elle ceux qui le précédaient. Seule dans la pièce vide, debout devant l’endroit précis où il allait revenir, les mains l’une dans l’autre serrées pour les empêcher de trembler d’émoi, elle regardait le vide, écoutait le silence, essayait de saisir le bruit lointain du voyageur approchant à travers les années. Elle n’entendait que les frémissements et les sourds tumultes de sa propre vie. Et tout à coup, surgi du néant, il était là, si grand et maigre, tors, voûté, tout de vert vêtu. Il ôtait ses yeux de caméléon, souriait, lui tendait les bras. Elle s’abandonnait sur lui, noyée de bonheur.
Ce jour-là, elle attendit en vain. Au bout d’une heure, les yeux creusés, crispée d’impatience, elle croyait déjà aux pires malheurs. Elle attendit tout le soir et toute la nuit. Catherine ne put l’arracher à sa veille. Catherine, la nièce de Philomène, pour obéir au dernier vœu de sa tante, avait quitté sa ferme normande et son amoureux. Elle comprenait bien la peine de sa maîtresse.
C’était une solide blonde de vingt-cinq ans, avec un plein corsage de tétons, et des yeux bleus ronds. Pour avoir porté l’un après l’autre, sur son bras droit, tout en vaquant aux soins du ménage et de la basse-cour, onze petits frères et sœurs, elle restait inclinée vers la gauche et marchait un peu de travers. Elle passa la nuit avec Annette. Assise dans un fauteuil, elle s’endormait, ronflait. Annette allait et venait, se mordait les poings d’angoisse, secouait la servante pour lui demander d’écouter avec elle…
À l’aube, elle sombra dans une crise de désespoir. Elle ne voulut pas quitter le laboratoire. Catherine dut lui dresser un lit de camp dans un coin. Elle lui fit boire une infusion de pavot qui réussit à peine à l’assoupir pendant deux heures.
À son réveil, une idée lui rendit la vie. Elle sauta du lit, courut à l’armoire de fer où se trouvait enfermé le scaphandre déchiré de son père. Elle travailla du ciseau et de l’aiguille, le réduisit à sa taille, le trempa dans un bain frais de noëlite, n’attendit même pas qu’il fût entièrement sec pour le revêtir. Puisqu’un accident ou un malheur empêchait Pierre de revenir auprès d’elle, c’était elle qui irait le rejoindre. Elle garnit les musettes d’armes, de vivres, de médicaments, de bandes gommées de tissu à la noëlite.
Il avait besoin de secours : « Je viens, mon amour ! N’aie plus peur, n’aie plus mal, je suis là, j’arrive ! » lui criait-elle à travers le temps. Elle précipita ses derniers préparatifs, boucla la ceinture, embrassa Catherine tremblante et, au moment de régler les curseurs, se mit à pleurer. Elle savait que Pierre était parti pour l’an 1890. Mais il ne lui avait dit ni le mois, ni le jour, ni l’heure. À moins d’un hasard incroyable, elle ne le rejoindrait jamais.
Les agents de la force publique avaient trouvé, dans les poches du Diable Vert, des objets étonnants. D’abord un livret militaire attestant qu’il était né en 1910 et qu’il avait fait campagne contre l’Allemagne en 1939 ! Une lettre qui portait des timbres de l’Etat français, à l’effigie d’un vieillard inconnu. Des feuilles de papier de couleur, divisées en petits carrés numérotés et sur lesquelles étaient imprimés les mots « Pain », « Pommes de terre », « Viandes », et cette étrange locution : « Matières diverses. » Enfin, un journal daté du 11 juillet 1943 ! Composé d’une seule feuille, il était presque entièrement consacré aux péripéties d’une guerre livrée par l’Allemagne à la Russie. Une photographie, reproduite par un procédé perfectionné, représentait deux monstrueux engins, des sortes de bastions d’acier mobiles, hérissés de canons, qui partaient à l’attaque.
Le juge d’instruction, M. Vigne, frémit en regardant cette image.
« Une nation, se dit-il, qui posséderait une douzaine de pareilles machines, serait la maîtresse du monde ! » Il tourna la page. Une autre photographie représentait deux hommes dans un appareil volant aux ailes étendues. À côté, un article de quatre lignes annonçait que les Parisiens allaient toucher une livre de rutabagas contre le ticket DZ. « Paris-Soir, se demanda M. Vigne. Drôle de titre ! Ce procédé d’illustration est curieux. On dirait des photographies. Millions de morts… bombardements des villes… vingt-cinq navires envoyés par le fond dans l’océan Glacial… les Japonais aux portes de l’Australie… gouvernement de Vichy… un litre de vin par semaine. Assurément c’est un fou. Un génie peut-être, mais un fou. Un délirant. »
Avant de conclure à son internement, il voulut l’interroger une fois. Par curiosité, plus que par nécessité. Sa conviction était faite. M. Vigne, fonctionnaire honnête, allait atteindre cinquante ans. Il possédait ce tempérament arthritique qui donne un front osseux, des cheveux blondasses, fins et tôt partis sur les tempes, et des dents éclatantes sous une moustache maigre. Il fit asseoir Saint-Menoux entre quatre gardes et commença l’interrogatoire d’identité.
Pierre était accablé par l’imbécillité de son aventure. Il se trouvait prisonnier du passé, enchaîné par des ombres ! Les quatre brutes qui le surveillaient avec des mines de chiens têtus n’étaient plus depuis longtemps que souvenir et pourriture ! Et lui, le savant au corps subtil, se trouvait stupidement arrêté dans son voyage par ces fantômes retardataires. Il sentait peser sur lui tout le poids de leur ignorance, de leur incrédulité, toute l’invraisemblance de sa situation. S’il disait la vérité, personne n’ajouterait foi à son récit. S’il inventait des mensonges, il ne ferait qu’aggraver son cas devant cette justice périmée.
Il écouta à peine les premières questions du magistrat, finit par préciser qu’il ne répondrait qu’en présence de deux membres de l’Académie des Sciences.
— Mon cas ne relève pas de la justice, dit-il, mais de la physique et de la chimie. D’ailleurs mes papiers sont sur votre bureau. Vous voyez bien que je ne suis pas votre contemporain ! Un demi-siècle nous sépare…
— Bien sûr, bien sûr !… fit le juge d’une voix douce. Nous le savons ! Ne vous énervez pas ! Pouvez-vous me dire quelle idée baroque vous poussait à revêtir pour vos cambriolages le costume vert que voici ?
Saint-Menoux, le cœur battant, vit le magistrat se lever, sortir d’un placard mural un paquet qu’il déficela. Il reconnut, à mesure que M. Vigne les étalait, sur son bureau, la Combinaison, les gants, les bottes, les musettes, l’écouteur, les lunettes miraculeusement intactes, le sac tyrolien, enfin la ceinture et l’appareil que le juge posa sur le tout et qui semblait n’avoir subi aucun dommage.
Un espoir fou se leva dans le cœur du jeune professeur. Ses mains enchaînées tremblaient sur ses genoux lorsqu’il répondit :
— Je… je ne pourrai vous l’expliquer que par une démonstration directe. Il faudrait, pour cela, que vous me permettiez de l’endosser, pendant quelques minutes.
M. Vigne secoua la tête.
— Pour que vous nous jouiez quelqu’un de vos tours, n’est-ce pas ? Remarquez que je ne crois pas un mot de vos prétendues disparitions. Ce sont des racontars de foules excitées. Mais je vous tiens pour un très habile malfaiteur et je ne veux pas vous procurer l’occasion de nous montrer vos talents. Donnez-moi, d’abord, une explication. Je verrai, ensuite, si la démonstration est nécessaire.
— Eh bien !… Voilà !… dit Saint-Menoux.
Il avala sa salive, donna la première explication qui lui vint à l’esprit.
— C’est un vêtement à l’épreuve des balles.
— Ah ! vraiment ! ricana M. Vigne, à l’épreuve des balles ? et des coups de couteau aussi, peut-être ?
— C’est-à-dire que… gémit Saint-Menoux, décontenancé.
— C’est-à-dire que vous essayez de me mentir, cria M. Vigne, en abattant sur le bureau son poing sec. Je vous demande la vérité. Pas des histoires. Et que signifient cet appareil et ces boutons, et ces réglettes ? Vous allez peut-être me raconter que c’est un moulin à café ? D’ailleurs je vais bien voir moi-même…
Il allongea sa main droite vers l’appareil. Saint-Menoux se leva en criant :
— Non ! Non ! Ne touchez pas…
Les quatre agents se précipitèrent sur lui en même temps. Il retomba sur sa chaise, aplati. Une patte poilue lui fermait la bouche. Les yeux exorbités, il vit l’index du juge d’instruction promener un instant son ongle jaune au-dessus des trois boutons, hésiter, choisir, et appuyer d’un coup sec sur celui du milieu.
— Oh ! fit M. Vigne.
— Oh ! firent les quatre agents.
Saint-Menoux sombra dans l’inconscience.
Sur le bureau, il ne restait plus rien de la dépouille du Diable Vert.
Annette venait de vivre son quatrième jour de veille désemparée. Elle mangeait à peine. Enfermée dans le laboratoire, elle épiait l’invisible. Elle essayait d’entendre les remous du silence, de voir les souffles de l’air, de deviner, dans le vide de la pièce, la forme transparente de son bien-aimé. Elle se disait qu’il était peut-être là, séparé d’elle par un rien de temps, par un millième de seconde, plus infranchissable qu’un mur de forteresse. Elle se levait parfois de sa chaise, cherchait de ses mains tremblantes un fantôme.
La fatigue parvenait à l’abattre. Elle s’endormait quelques minutes et se réveillait en sursaut, persuadée que sa faiblesse passagère lui avait fait manquer l’occasion de rejoindre ou de sauver Pierre. Les remords s’ajoutaient à son angoisse.
Elle venait, une fois de plus, de se laisser tomber dans un trou de sommeil, quand un bruit léger la réveilla. Les yeux brouillés, elle aperçut, sur le sol entre deux tables de marbre nu, à l’endroit même où Pierre aurait dû réapparaître, un paquet sombre. Elle se précipita. Elle avait reconnu le scaphandre et ses accessoires. Elle les pressa sur son cœur en pleurant. Elle appela :
— Catherine ! Catherine ! Mais viens donc !
— Tu vois… tu vois… dit-elle à la servante accourue.
Elle tendait vers elle, en sanglotant, dans ses deux bras, la dépouille verte. Elles déplièrent avec précaution les pièces du vêtement, les étendirent sur le marbre, et quand Annette aperçut la déchirure du ventre, ses mains se crispèrent.
— Vingt dieux ! V’la ben du sang, dit Catherine en montrant une tache.
Annette gémit, caressa l’étoffe coupée, de ses mains sur lesquelles tombaient les larmes.
— Mon Pierrot, mon chéri, mon petit, où es-tu ? Tu as mal, dis mon Pierrot, mon amour ?…
Soudain, elle se redressa, illuminée.
— Mon Dieu ! dit-elle, comment n’y ai-je pas pensé tout de suite ?
Elle prit l’appareil revenu avec le scaphandre. Le fait même qu’il était revenu prouvait qu’il fonctionnait. Et la position des curseurs sur les réglettes lui disait, très exactement, en quel endroit du temps se trouvait Saint-Menoux.
Le poids de la mort s’enlevait de sa poitrine. Maintenant elle allait pouvoir le rejoindre, et elle le sauverait. Elle colla une bande de tissu sur l’accroc de la combinaison, garnit les musettes de tout ce qui lui semblait nécessaire à son expédition, revêtit son scaphandre et mit l’autre dans son sac, régla son propre appareil sur celui de Saint-Menoux.
En moins de dix minutes, elle se trouva prête à partir.
M. Vigne croyait ce qu’il voyait. Il fut bien obligé de croire au miracle. Il s’efforça de tirer des explications de son prisonnier, à qui de vigoureuses claques policières avaient redonné la conscience.
Mais Saint-Menoux ne prêtait plus attention à ce qui l’entourait. Son seul espoir de rejoindre un jour son siècle venait de s’évanouir. Peu lui importait maintenant ce qu’on allait faire de lui.
Le juge avait quitté son bureau. Il se promenait de long en large devant son prisonnier. Il était rouge de confusion. Il se sentait à la fois honteux de son ignorance devant ce phénomène surnaturel et vexé de ne pouvoir le nier. Il s’arrêtait brusquement, se penchait vers son prisonnier et lui posait des questions dont il ne pouvait, en lui-même, nier la stupidité. Ce qui le faisait rougir davantage.
Saint-Menoux ne lui répondait rien, ne le regardait même pas. Il était écrasé de désespoir. Ce siècle qui lui avait paru si plein de charmes lorsqu’il s’y promenait, avant de regagner le sien, lui semblait maintenant aussi étranger, aussi féroce, aussi arriéré que l’âge des cavernes. Et, de plus, grotesque, avec toutes ses moustaches et ses barbes en ramasse-miettes.
L’époque brutale dont il se trouvait maintenant à jamais séparé était la seule digne d’être vécue par des hommes à l’esprit mûr. C’était une époque sérieuse. On n’y perdait pas son temps. On ne s’y amusait pas.
Et puis elle contenait Annette… Saint-Menoux fut soudain submergé par sa peine. Des larmes coulèrent sur ses joues. M. Vigne fronça les sourcils.
Pierre ne reverrait plus jamais, jamais, sa douce fiancée. Il ferma les yeux, évoqua les cheveux frais comme une source, la pureté de son regard, si bouleversant de confiance et de don de soi. Son cœur enfla, lui emplit toute la poitrine. Il gémit :
— Annie, Annette, mon petit…
— Pierrot, mon chéri, je suis là, répondit-elle.
Saint-Menoux bondit sur ses pieds.
— Oh ! firent les quatre agents.
— Oh ! fit M. Vigne, un complice ! Saisissez-le !…
— Je ne te quitte plus, dit Annette, doucement.
Les quatre agents se précipitèrent. Leurs ongles s’enfoncèrent dans leurs paumes, leurs crânes baissés se heurtèrent les uns aux autres…
Le panier à salade qui ramena le Diable Vert du Palais de Justice à la prison emmenait aussi une jeune fille transparente qui ne pensa pas une seconde à regarder le spectacle, nouveau pour elle, de ce Paris démodé, parce que rien, dans le passé, ni le présent ni l’avenir du monde, ne lui paraissait aussi beau que le visage de son bien-aimé.
Une heure après, elle assommait, de toute la force de son amour, le gardien qu’on avait enfermé dans la cellule du prisonnier, par mesure de précaution, et s’envolait avec Saint-Menoux à travers les murs de l’espace et du temps.
— Dépêchez-vous donc de venir manger ! cria la voix de Catherine. Vous savez-t’y-pas que le couvre-feu l’est à huit heures, ce soir ?
Le couvre-feu ! Saint-Menoux se mit à rire. Ce mot lui paraissait magnifique ! Ah ! c’était bien un mot de 1943 ; il voulut manger, ce soir-là, du pain noir, et refusa le beurre pour ses nouilles. Ah ! la belle époque, les belles restrictions !
Il serra sur son cœur, à la briser, sa petite Annette. Il se jura de ne plus se mettre dans une situation telle qu’il courût le risque de ne plus la revoir. Puis il prit sa course vers le métro, sourit aux grincheux qui lui comprimaient le ventre, arriva à son hôtel, tout suant, à huit heures moins deux. Dans sa chambre, le souvenir de son apparition à la mairie du IIe arrondissement lui revint à l’esprit. « Tiens, je vais dire à ce brave Michelet que sa mère était bien belle en mariée ! » Il frappa à la porte de son voisin.
— Entrez ! cria une voix de femme.
Surpris, il poussa le battant. Il vit un lit défait, une table encombrée de linge sale et de chiffons sur lesquels dormait en rond un chat. Assise sur une chaise basse, une vieille aux cheveux jaunes le regardait. Ses pieds trempaient dans une bassine.
— Oh ! excusez-moi ! dit-il, je me suis trompé de porte !
— Y a pas de mal, monsieur Saint-Menoux ! C’est moi qui m’excuse de vous recevoir comme ça ! Mais vous savez bien, c’est pour mes cors qui me font tant souffrir le soir ! Toute la fatigue me retombe sur les pieds.
Le jeune professeur referma la porte. Elle portait le n° 22. Il ne s’était pas trompé. Michelet avait dû changer de chambre pendant son absence, à moins que Mme Blanet se fût décidée à le renvoyer. Il descendit l’escalier en chantonnant, passa la tête dans la loge.
— Bonsoir, madame Blanet ! J’espère que vous allez bien ! Encore en train de faire la lessive ?
— Ah ! mon pauvre monsieur, c’est pas drôle de laver les draps de vingt cochons de locataires, avec cette cochonnerie de savon en poudre. Ils appellent ça du savon ! Moi j’appelle ça de la cochonnerie !
— Vous avez bien raison, mais…
— Y a pas de mais ! Et tous les locataires en profitent pour salir plus que jamais. On dirait qu’ils ramassent bien de la crasse, toute la journée, pour pouvoir se l’essuyer le soir dans mes draps ! Y en a même un qui se mouche dedans ! Je finirai par vous les enlever, les draps ! Vous pourrez toujours acheter un sac à charbon, pour vous coucher !
— Je reconnais que ce n’est pas drôle, acquiesça Saint-Menoux. Mais dites-moi, qu’est-ce que vous avez fait de M. Michelet. Il n’est plus au 22…
— Quel M. Michelet ?
— M. Michelet, pardi ! Il n’y en a qu’un dans votre hôtel. L’architecte, le vieux fou…
— Le fou, je crois bien que c’est vous, dit Mme Blanet, en haussant les épaules. Je m’en doutais que ça vous arriverait un jour, avec tous vos chiffres. Y a jamais eu de M. Michelet dans mon hôtel. Au 22, ça fait six ans que c’est Mlle Brigitte qui y habite. Vous le savez bien. Y a assez longtemps que vous êtes son voisin ! Celle-là, entre parenthèses, il faudra qu’elle se décide à me débarrasser de son chat. Il pisse partout, c’est une infection. Et quand on n’a pas de quoi nourrir les gens, je vous demande un peu si c’est le moment d’avoir des bêtes…
Saint-Menoux, rêveur, remonta dans sa chambre. En ouvrant la porte du 22, il avait eu l’impression de se trouver devant un décor nouveau, et s’était étonné de s’entendre appeler « Monsieur Saint-Menoux » par une inconnue. Quelle idée de ne l’avoir pas reconnue ! C’était Brigitte, la vieille ouvrière en couture. Il ne connaissait qu’elle ! Il l’avait toujours vue au 22, c’était pourtant vrai.
Mais alors, M. Michelet ?
Quel M. Michelet ?
Il se prit le front dans les mains, essaya de retenir entre ses doigts crispés les images qui s’enfuyaient. Il se revit sur le trottoir, partageant sa carte de pain. Il tira son portefeuille. Sa carte de pain était entière, à peine écornée. Quand il la tint dans ses doigts, il ne se rappela plus du tout pourquoi il avait éprouvé le besoin de l’examiner. Il hocha la tête, prononça deux ou trois fois « Michelet ! Michelet !… » Ce nom ne lui rappelait plus rien qu’un ennui scolaire.
— Décidément, ma dernière aventure m’a troublé l’esprit ! murmura-t-il.
Il s’assit à sa table, repoussa les papiers et les livres qui l’encombraient et se mit en devoir d’examiner les photos du livre du chanoine Chamayou, qu’il avait extraites, avant dîner, du coffre à la noëlite.
Il y trouva deux nouveaux chapitres. Le premier racontait l’« attaque » de la bijouterie, la « conduite courageuse du valeureux insulaire », la « poursuite dramatique dans les rues de Paris », l’« arrestation du bandit », son évasion « grâce à de ténébreuses complicités », le scandale, la commission d’enquête, l’inculpation du gardien, du gardien-chef, du préfet de police, du juge d’instruction, le suicide de ce dernier, la démission du Garde des Sceaux, la crise ministérielle…
L’autre chapitre, plus court, relatait l’apparition du Diable Vert à la mairie du IIe arrondissement et précisait que Mlle Martin-Marin, la fiancée, avait eu si peur qu’elle était tombée gravement malade. Le mariage n’avait pu être célébré ni ce jour-là ni plus tard, car la malheureuse, qui semblait avoir un peu perdu la raison, sombrait dans une crise d’épouvante chaque fois qu’elle revoyait son ancien futur mari. Elle identifiait celui-ci avec le Diable Vert et confondait désormais la possession du mariage avec celle du démon.
Le chanoine ajoutait quelques commentaires pieux et deux phrases de compassion pour la jeune fille et son fiancé, M. Michelet.
Michelet !
En un éclair, les souvenirs jaillirent dans l’esprit de Saint-Menoux. Il revit le petit architecte barbu…
Il se leva brusquement. Sa chaise tomba. Il venait de comprendre !
— Bien sûr ! Il n’existe plus, il n’a jamais existé, puisque ses parents ne se sont pas mariés !
Il se rassit, tremblant d’excitation devant cet événement extraordinaire. Il dessina en hâte sur une feuille blanche le portrait approximatif du disparu, et nota tout ce qu’il se rappelait de lui.
Il se reportait de temps en temps au récit du chanoine pour y retrouver un nouvel élan. Il dut cependant s’arrêter. Il ne savait plus s’il se souvenait ou s’il inventait.
Il avait écrit « chalet ». C’était l’image la plus vive qui restât en sa mémoire. Il se rappelait parfaitement la maison tarabiscotée. Elle avait dû disparaître, comme son auteur. Il se demanda quel autre édifice avait bien pu pousser à sa place. Il se leva, fut à la fenêtre, constata avec étonnement que l’étrange bâtisse était toujours là. Sur le ciel bleu foncé, piqué d’étoiles, il voyait se découper la silhouette noire de ses clochetons et de son toit biscornu. C’était illogique. Il résolut d’aller l’examiner de près dès le lendemain.
Il passa une nuit agitée, se réveilla plusieurs fois, tâta ses objets familiers, son réveil, ses pantoufles, pour s’assurer qu’il était bien de retour, solide, dans son temps normal.
Quand il ouvrit sa fenêtre, ses yeux encore brouillés de sommeil s’emplirent de l’image du chat de mosaïque et de toute la ménagerie grotesque qui sommait, de l’autre côté du métro, les cheminées de la maison Michelet. Il fit en hâte sa toilette, traversa le boulevard et lut avec stupéfaction, sur la pierre teintée de rose par un beau soleil matinal, ces mots gravés : « Alexandre Jaretier, architecte. »
Ainsi le même bâtiment avait trouvé, pour le construire, un autre architecte ! Le jeune professeur, la tête basse, les mains au dos, s’en allait à pas lents vers le métro Glacière. Il s’arrêtait pour mieux réfléchir, repartait, parlait tout seul.
Etait-il donc nécessaire à la marche du monde que cette affreuse bâtisse existât, en cet endroit précis ? Notre petit système solaire est invisible dans l’infini. Notre terre est une de ses plus minuscules planètes. Paris, sur la Terre ? Une imperceptible verrue. Une maison de plus ou de moins dans Paris, quelle importance pour l’univers ?
Pourtant, l’homme qui devait la bâtir, juste entre ces tas de charbon et ce garde-meubles, et l’orner de façon si burlesque, cet homme n’étant pas né, un autre s’était présenté, pour accomplir exactement la même tâche.
Alors, si Louis XIII n’avait pas eu d’enfant, son successeur eût été quand même le Roi-Soleil ? Et si Eiffel eût succombé en bas âge à une attaque de croup ou de scarlatine, Paris n’en posséderait pas moins sa tour Tartempion ?
Saint-Menoux se rendit compte que les événements modifiés par ses propres interventions au siècle dernier étaient d’ordre purement humain, et qu’il n’avait rien changé au visage du monde ni au déroulement de l’histoire.
Il se sentait humilié dans son orgueil d’homme. N’était-il vraiment, et ses frères humains n’étaient-ils que grains de charbon dans le foyer de la chaudière ? Leurs vies brûlent. Chaque âme, chaque cœur ajoute à la flamme commune. Et la turbine tourne comme elle doit tourner…
Le destin de chaque individu était peut-être susceptible de modifications, mais celui de l’humanité demeurait inexorable. La masse des hommes ne pouvait éviter les catastrophes qui l’attendaient aux tournants des siècles.
Alors le dessein d’Essaillon de travailler au bonheur de tous s’avérait absolument vain. À force de bonté, de patience et d’amour, il est sans doute possible de sortir un homme, une femme, du marais d’ennui et de souffrance dans lequel nous pataugeons tous. Mais rien, personne, ne peut empêcher la multitude de se ruer vers sa fatalité. La noëlite est une invention pour rien, à moins qu’elle n’ait son rôle à jouer dans la genèse des malheurs futurs de l’humanité.
Mais pourquoi celle-ci doit-elle traverser tant de guerres, tant de révolutions, se baigner dans un tel océan de haine, de douleur et de sang ?
Telles étaient les questions que se posait Saint-Menoux tandis que le métro l’emportait vers la villa Racine. Et le nom de Dieu résonnait en lui avec un bruit d’airain.
— Marions-nous ! proposa Annette. Pourquoi attendre encore ? J’ai eu si peur de te perdre…
Elle était debout, ses mains dorées accrochées aux manches de la veste de Pierre, à la hauteur des biceps. Elle levait la tête vers lui, et lui s’émerveillait de la pureté de ses yeux.
Pour se regarder, les hommes ne soulèvent que leurs paupières de chair. Des portes de verre dur demeurent fermées entre eux. Quelques êtres sans calculs, lorsqu’ils regardent ceux qu’ils aiment, ouvrent cette porte de leurs yeux. Et leur regard est alors une route sans mensonge, jusqu’à leur âme chaude. Annette regardait Pierre avec ses yeux nus. Et Pierre en était bouleversé. Il ne comprenait pas comment il avait pu inspirer un tel amour. Il était presque effrayé du don si simple et si entier qu’il lisait dans l’eau claire de ces prunelles. Il n’était pas sûr d’être vraiment assez fort, assez solide, pour mériter une semblable confiance. Il aimait Annette, mais son sentiment lui paraissait mesuré à côté de celui dont il était l’objet. Il eût peut-être préféré un amour plus retenu.
Il se plongeait alors dans ces yeux ouverts, s’exaltait à leur flamme, gonflait sa maigre poitrine, et pendant quelques secondes, forçait son cœur à l’unisson. Mais cela ne durait guère. Il redevenait lui-même. Il en éprouvait de la honte. Car il était honnête dans ses sentiments autant que dans sa raison. Son état ne correspondait pas à celui de la jeune fille et lui paraissait faux comme une équation dont les deux termes, de chaque côté du signe égale, ne se balancent pas.
Annette ne se livrait à aucune comparaison. Elle n’imaginait pas qu’il pût exister des intensités et des qualités différentes d’amour. Elle aimait Pierre. Pierre l’aimait. Cela lui paraissait simple.
Elle lui avait demandé de s’installer de nouveau à la villa. Elle se moquait des convenances. Pierre était plus bourgeois. Mais il étouffa ses scrupules et reprit la chambre qu’il occupait du vivant d’Essaillon. Il déménagea sans se faire aider. Il craignait trop pour ses trésors. Il éprouva les plus grandes peines à charger ses trois malles sur la voiture à bras du bougnat. Il entassa ses livres en vrac à même les planches de la carriole, jeta par-dessus le tout ses quelques vêtements, poussa, geignit, démarra. Mme Blanet lui fit un grand geste d’adieu avec son balai et, de sa manche, s’essuya les yeux. Il lui avait offert en souvenir des boucles d’oreilles avec des perles en forme de larmes, et une épingle à chapeau en lapis-lazuli.
Les brancards tremblaient, sautaient dans les mains frêles de Saint-Menoux. Vingt fois, il manqua de chavirer, et faillit se faire écraser par le seul autobus qui circulait encore à l’intérieur de Paris. L’énorme engin avec son furoncle à gaz sur le dos s’arrêta à un pas de lui, dans un hurlement de freins.
— En voilà un enflé ! cria le conducteur.
Pierre, si maigre, n’eut pas le courage de sourire à s’entendre ainsi qualifier. Il s’essuya le front, repartit, arriva enfin, exténué.
Mais il ne semblait pas, depuis son installation auprès d’Annette, entièrement heureux. La jeune fille le trouvait parfois assis devant une table, la tête dans les mains, le visage crispé par quelque pensée obsédante. Quand elle lui parlait, il lui arrivait de ne pas répondre. Elle levait alors la tête et le voyait, le front tourmenté, suivre un rêve de ses yeux perdus. Elle passait doucement sa main dans le champ de son regard. Il reprenait terre, rougissait, s’excusait.
En deux semaines, il trouva le moyen de maigrir encore, de se voûter davantage. Sa peau se tendit sur l’os de son nez.
Annette, inquiète, voulut connaître le sujet de son souci. Il répondit en souriant qu’il n’avait rien, et continua de traîner sa rêverie dans la maison et le jardin.
Elle le surprit deux fois, dans le laboratoire, occupé à fouiller les placards de fer. Mais elle gardait sur elle la clef de celui qui renfermait les scaphandres. Elle ne voulait plus voir son bonheur lui échapper.
Elle fixa la date du mariage, hâta les formalités. Pierre, bousculé, sembla retrouver son bonheur. Annette devenait rose, chaque matin, à la pensée qu’un jour de moins la séparait du moment où elle serait sa femme. Elle allongeait le temps de sa toilette. Elle eût voulu adoucir encore le grain de sa peau. Elle se regardait et se trouvait belle. Elle caressait ses seins et ses hanches, éclatait de rire, heureuse pour lui du don qu’elle allait lui faire, envoyait des baisers à travers la cloison, éclaboussait l’eau du bain partout.
Quand approcha le jour du mariage, Pierre redevint sombre. Il avait cru que le bonheur de posséder enfin Annette toute à lui chasserait ses idées insensées. Mais elles restaient maîtresses de sa tête. Il roulait depuis des semaines un monde de pensées si étranges, échafaudait un projet si extraordinaire, que les joies du cœur et des sens paraissaient en comparaison futiles, sans importance.
Une semaine avant la date fixée, il n’y tint plus et se décida à parler.
C’était le soir, dans le jardin. À l’hiver clément avait succédé un printemps précoce. Le ciel était rose entre les feuilles transparentes. Annette était assise dans le grand fauteuil d’osier et Pierre sur l’herbe, à ses pieds. Au loin s’entendaient les bruits de la ville, le ronflement d’un camion isolé, la cavalcade des roues ferrées d’un fiacre sur les pavés. Dans les branches, un oiseau endormi parfois s’ébrouait. Un autre poussait un petit cri de rêve et de bien-être.
Pierre posa sa tête sur les genoux d’Annette, et Annette ses mains dans les cheveux de Pierre.
— Pierre, mon Pierre, dit-elle doucement, je suis heureuse…
Il ne bougea pas. Il ne répondit pas tout de suite. Il était heureux aussi. Quelle folie allait encore l’entraîner loin de cette paix ? Ce fut presque malgré lui qu’il parla.
— Annie-Annette, dit-il d’une voix très basse, douce comme le crépuscule, vous savez combien je vous aime. Vous êtes toute ma vie. Vous êtes pour moi les fleurs du monde, toute la lumière et tout le bleu du ciel, et les chansons, et l’herbe fraîche qui pousse, et la rosée du matin. Mon amour, le jour qui approche et qui me donnera vous, tout abandonnée, dans mes bras, me brûle à l’avance d’une joie de soleil. Lorsque je pense au doux moment où vous m’appartiendrez, mon cœur devient brasier, et mon sang est de l’or en feu. Je voudrais vivre déjà cette heure merveilleuse, qui lèvera tout ce qui nous sépare encore et fera de nous un seul être, à tout jamais.
« Et pourtant… »
Annette, la tête renversée sur le dossier du fauteuil, les yeux clos, sentait fondre son corps, s’endormir tous ses sens dans la douceur des phrases d’amour. Ses cheveux répandus sur l’osier commençaient à se mêler à la nuit…
Les deux derniers mots l’éveillèrent comme une douche. Elle se redressa.
— Et pourtant ? demanda-t-elle, d’une voix glacée.
Saint-Menoux prit tout son courage.
— Et pourtant, ma chérie, je sens que je ne serai jamais complètement heureux si je laisse sans réponse en mon esprit certaine question qui le torture. Vous savez quelle mission votre père et moi nous étions fixée. Votre père a abandonnée Son état physique, l’invasion de son organisme par les tissus adipeux, l’étouffement de son cœur, l’empoisonnement de son sang furent sans doute les facteurs essentiels de son découragement. Pour ma part, je voulais continuer, essayer encore après un long temps de repos et de réflexion, de trouver dans le cours des siècles les causes des grands malheurs des hommes…
Il s’était levé. Annette le voyait à peine dans la nuit épaissie. Sa tête se perdait dans les feuilles des plus basses branches. Il reprit d’une voix sourde :
— Vous m’auriez aidé, de votre amour et de votre science. Mais une de mes observations récentes pose tragiquement la question du destin des hommes. Si les conclusions qu’elle m’a inspirées sont justes, il faut renoncer à toute action, et se blottir dans la main de Dieu, en se recommandant à sa clémence.
Annette frissonna. L’humidité de la nuit pénétrait ses vêtements et posait des mains froides sur sa peau. Elle ramena ses longs cheveux sur son cou et sa poitrine. Son cœur était noir comme la nuit. Elle savait maintenant que Pierre allait repartir…
— Il faut, dit la voix qui tombait des feuillages, il faut que je vérifie cette observation. Je dois faire une dernière expérience. Si elle donne les résultats que je suppose, alors, je reviendrai près de vous pour toujours, je brûlerai le scaphandre, je ne penserai plus au bonheur des autres, mais au vôtre seul, mon amour…
Annette se leva à son tour et vint se poser contre la poitrine de Pierre. Elle entendit battre à grands coups puissants la machine de son cœur, et gronder sourdement l’écho de sa voix.
— Il faut que vous me donniez la clef du placard de fer. Il faut que vous m’aidiez à préparer ma prochaine, ma dernière expédition. Je ne peux pas me dérober aux obligations de ma pensée. Aidez-moi à remplir mon devoir, et le jour merveilleux qui approche sera alors pour nous une récompense, un sommet, un bonheur pur comme le diamant.
Annette soupira :
— Pierre, je vous aiderai…
Dès le lendemain matin, ils se mirent au travail. Pour éviter le retour d’un accident semblable à celui qui avait failli le séparer d’Annette, Saint-Menoux voulait porter, l’un sur l’autre, trois scaphandres. Les deux femmes veillèrent quatre nuits pour les tailler et les coudre. Pierre fit tremper dans la noëlite tous ses sous-vêtements : chemise, caleçon, chaussettes. Il n’avait pas voulu dire à sa fiancée en quoi consistait sa mission. Il craignait qu’elle discutât, qu’elle lui demandât de remettre son voyage. Tout fut prêt le vendredi soir.
Le moment du départ venu, Annette aida son fiancé à se harnacher. Elle se mordait les lèvres pour ne pas éclater en sanglots.
Pierre prit dans ses mains le petit visage bouleversé.
— Ma chérie, dit-il doucement, il ne faut avoir ni chagrin ni crainte. Je serai de retour avant demain matin dix heures. Et je ne risque rien. Vous savez que j’ai pris toutes mes précautions…
— Oui ! fit Annette, de la tête.
Elle n’osait ouvrir la bouche, de peur que sa peine n’éclatât. Elle était plus triste qu’inquiète. Triste de voir qu’à la veille de ce grand jour il pouvait penser à autre chose qu’à elle. Triste de lire dans ses yeux une telle exaltation qui n’eût point pour cause son amour. Triste qu’il gardât pour elle un secret…
Il vérifia le contenu de ses musettes, tendit à la jeune fille un papier et disparut en posant un baiser sur ses lèvres.
Elle voulut lire son message, mais quand elle baissa les prunelles, ses larmes débordèrent. Elle fit un gros effort, se moucha, essuya ses yeux et lut ces notes :
« Je pars pour Toulon, 12 juillet 1793, trois heures du matin zéro minute, zéro seconde, heure solaire. »
— Hue ! Charogne ! Bourrique ! Hue ! Fi de chèvre ! Hue donc !
Les timons gémissaient, les traits grinçaient, les fers des chevaux sonnaient sur les cailloux du chemin. Les lourdes roues dansaient autour de leurs essieux. Sur le ciel de cette nuit d’été, la file de voitures se découpait en ombres chinoises. Saint-Menoux, couché dans le fossé, respira avec émotion l’odeur du convoi militaire, odeur de cuir, de crottin, de sueurs d’homme et de cheval mélangées.
Un moment, il crut être revenu en 1940. Il reconnaissait les silhouettes des mêmes fourgons, des mêmes voitures qui étaient entrés en Belgique le 10 mai. Il crut entendre la voix de Crédent jurer le tonnerre de Dieu.
Il se rappela avec mélancolie les mois pénibles vécus parmi ses camarades, la belle fraternité qui unissait les hommes de toutes les classes et l’égoïsme sans hypocrisie qui les opposait quand c’était nécessaire.
Il soupira, appuya sur le vibreur. Ce n’était pas le moment de rêver.
Il traversa le convoi. Une lourde charrette chargée de barils avait versé sur le côté du chemin. Une roue horizontale tournait en l’air doucement. Le cheval abattu, écrasé par les brancards, essayait de se relever, se débattait dans le noir. Un tonneau avait brisé les jambes d’un soldat qui hurlait. Une grappe d’hommes déchargeaient la voiture, s’affairaient autour de la bête, à la lueur d’un falot.
— Coupez-y ses traits, bon Dieu ! Ote-toi de là, andouille, qu’y va te filer un coup de sabot !
La lumière jaune du falot éclairait des uniformes étranges, le visage tanné d’un vieux dur à cuire moustachu, coiffé d’un bonnet à deux pointes, qui commandait la manœuvre. Une flaque de vin luisait sur le sol.
Saint-Menoux passa, traversa des véhicules et des bêtes qui tiraient à plein collier, parvint en tête du convoi, où une troupe de fantassins rythmait sa marche en chantant L ‘Abricot de la cantinière.
Les conversations entendues avaient appris au voyageur que le convoi portait des munitions et des vivres au poste le plus avancé du camp des assiégeants, un village conquis la veille, au sommet d’une colline qui dominait la rade.
Saint-Menoux devança le convoi. La nuit s’achevait, et le jeune professeur commençait à pouvoir regarder autour de lui. Des soldats dormaient en plein air, dans les fossés, sur de la paille ou des herbes sèches. Certains s’étaient juchés dans les oliviers. D’un tonneau défoncé, calé par de grosses pierres, sortaient deux pieds enveloppés de chiffons et un ronflement. Autour d’un feu, quelques ombres étendues grondaient et soufflaient leur sommeil.
Saint-Menoux parvint au village. Dans le petit jour, les premières maisons dressaient dans le ciel leurs murs noircis qui fumaient encore. Une sentinelle, un grenadier aux favoris gris, guêtré jusqu’aux cuisses, le fusil sur l’épaule, se promenait en travers du chemin.
Dans un coin de la grand-place, les cuisiniers suspendaient un chaudron de cuivre au timon d’un char, allumaient un feu sous le chaudron. Le plus jeune, un noiraud, à quatre pattes, soufflait sur les branchettes qui crépitaient. Il s’était fait tresser les cheveux comme un vieux soldat, et sa cadenette raide lui dansait dans le cou.
— Bouffe ! Bouffe [3] ! criait pour l’encourager un grand diable crasseux, vêtu d’une veste ronde en tissu rouge et d’une culotte noire percée aux genoux. Jamais tu boufferas tant que les habitants de Saint-Bandolfe ont bouffé au cul de l’âne !
Il jetait dans le chaudron des légumes, des herbes, des pommes de terre. Il était coiffé d’un bonnet à gland, si sale que sa couleur première ne pouvait être devinée. Il toussa et cracha un bon coup pour se nettoyer la voix.
Autour du village, les grillons se turent. Un couple de merles nichés dans un platane accueillit l’aube d’une gerbe de sifflets. Un cheval hennit, réveilla toute l’écurie qui s’ébroua. Une chauve-souris traversa la place en zigzag, se hâta vers sa demeure dans les ruines du vieux château. Un ramier gonflé d’amour roula son chant dans sa gorge ronde. À chaque minute des voix nouvelles s’ajoutaient au concert des oiseaux. Un feu de peloton crépita, tout proche.
— Tè ! dit le grand cuisinier, en s’essuyant le nez d’un revers de poignet, c’est ces salauds qu’on fusille !
— Quels salauds ? demanda son aide, qui parlait pointu.
— Ma foi, je sais guère ! Quelques habitants du village qu’on a arrêtés hier après la bataille. Il faut bien faire l’exemple…
— Dame !… Où c’est que t’as fourré F lard ?
On entendit un rire de femme, nerveux, qui monta et se tut brusquement.
— Y en a qui perdent pas leur temps !… Le lard ? Il est dans le baril derrière toi. Non, pas çui-là, c’est la morue. Tu trouverais pas ton nez au milieu de ta figure !…
De toutes les portes sortaient maintenant des soldats qui s’étiraient, bâillaient, venaient rôder autour du feu des cuisiniers. Il en arrivait de tous âges, des jeunes à qui la moustache n’avait pas encore poussé, et des vieux à poils blancs. Certains portaient l’uniforme, habit bleu, gilet blanc et culotte blanche. Mais la plupart n’en possédaient qu’une partie, complétée par des vêtements civils, sales, déchirés, ornés de nombreuses pièces. Ils étaient coiffés de bonnets informes, de chiffons noués, et chaussés de souliers percés, de sabots ou de rien du tout. Va-nu-pieds et haillonneux paraissaient aussi joyeux que ceux qui jouissaient par chance d’un habit neuf ou de belles bottes anglaises prises à l’ennemi.
Un volontaire que sa culotte blanche abandonnait de toutes parts étendit sur le sol un rideau de fenêtre en gros tissu vert, quitta ses braies, les coucha sur le lainage et entreprit de se couper avec son coutelas une nouvelle paire de chausses.
Le convoi s’annonçait au loin par le chant de Madame Veto, poussé à pleine gorge par le détachement qui le précédait. C’était une compagnie d’Allobroges vêtus de vert, avec la petite veste et le casque de carton à queue de cheval.
On entendit quelques coups de feu assez proches. Un tambour, dans le village, battit le rappel. Dans la campagne, d’autres lui répondirent. En un clin d’œil le désordre cessa. Les soldats se regroupèrent autour de leurs officiers. Des sous-officiers gueulaient. Des dragons bleus et rouges, montés sur des chevaux de labour, traversèrent le village à galop pesant. Des détachements d’infanterie suivirent, le fusil à la main.
— Ce sont les assiégés qui font une sortie, dit le grand cuistot. Jules les a vus du bout du village. Il y en a des jaunes et des rouges. Des Espagnols et des Angliches. Chauffe ta soupe…
Saint-Menoux, invisible, suivait les soldats qui se dirigeaient vers la bataille. À la sortie du village, la colline commençait à descendre vers un vallon où brillait une petite rivière. De l’autre côté, une pente caillouteuse montait vers une redoute dont la terre fraîchement remuée faisait une tache ocre sur le gris du paysage. À droite s’étendait la mer, rutilante des premiers feux du soleil. Pierre aperçut à quelques kilomètres toute une flotte à l’ancre dans un port : la rade de Toulon.
Les assiégés avaient déjà franchi la rivière et se déployaient au bas de la colline quand les soldats de la Convention les rejoignirent en hurlant : « Vive la République ! » Une mêlée furieuse s’engagea, tourbillonna, plongea dans les deux pieds d’eau du courant, remonta l’autre pente. Le rouge, le jaune, le bleu, le vert, le blanc des uniformes se mélangeaient, se regroupaient, se dispersaient de nouveau, s’émiettaient, se coagulaient, sous le léger voile de fumée de poudre que le petit mistral du matin roulait et emportait à la mer. L’engagement semblait tourner très vite à l’avantage des Français. Les habits rouges remontèrent les premiers vers la redoute. Les jaunes suivirent. Les dragons les poussaient à grands coups de sabre. Mais les cavaliers durent s’arrêter devant la fusillade partie du fort.
Saint-Menoux, passionné par le spectacle, oubliait le but de son voyage. Il sursauta tout à coup si violemment qu’il fut projeté vers le ciel, dépassa le plus haut platane. Le tonnerre venait d’éclater derrière lui : l’artillerie tirait sur les fuyards. Pierre volait parmi les oiseaux effrayés et les projectiles qui ronflaient à ses oreilles. La voix des pièces était plus éclatante et moins brutale que celle des canons modernes. Elles étaient au nombre de huit, installées au sommet de la colline, à la sortie du village.
Pierre traversa un nuage de fumée noire, descendit doucement vers la batterie. Il devait trouver là l’homme qu’il cherchait…
Les artilleurs s’affairaient avec ordre, bourraient la charge de poudre, roulaient le boulet dans la gueule du canon, pointaient la pièce, approchaient le boutefeu…
Un petit homme à la voix sèche les commandait. Saint-Menoux le reconnut. Le lieutenant d’artillerie était vêtu d’un habit bleu à parements noirs et de pantalons blancs, assez larges, boutonnés sur les deux côtés, de la hanche à la cheville. Un tricorne un peu luisant d’usure coiffait sa tête maigre, la corne du milieu posée sur l’oreille droite, et les deux autres enserrées chacune d’un ruban noir qui flottait au vent.
Le voyageur s’approcha, regarda l’homme avec une curiosité passionnée. Le glorieux soleil du matin cernait d’or son profil. Il jetait des phrases brèves, se grattait de temps en temps les poignets, l’aine, les aisselles, puis croisait de nouveau ses mains derrière son dos. Ses cheveux plats lui tombaient dans le cou, cachaient ses oreilles. Saint-Menoux le trouva vraiment petit, jaunâtre.
« Il manque vraiment d’allure », pensa-t-il.
Il poussa un grand soupir et se prépara à l’action. Il était venu pour tuer Bonaparte.
Napoléon a ployé l’Europe sous sa botte. Les nations portent encore les traces de ses pas. Il n’a pas été entraîné par les hommes, mais s’est imposé à eux. Son génie personnel a conduit toute son aventure. S’il succombe au début de sa carrière, si une balle perdue le tue au siège de Toulon, que deviendra l’Histoire ?
Saint-Menoux se pose cette question depuis des semaines. Il a voulu la résoudre avant de se consacrer au bonheur d’Annette.
Si, Bonaparte tué, un autre empereur des Français surgit de l’armée ou du peuple et livre les mêmes guerres, ce sera la preuve que les hommes ne sont point libres, mais qu’une fatalité effrayante les conduit sur une route de sang tracée de toute éternité, et qu’il est vain de tenter de les en détourner. Le sage, alors, s’écartera de la vie active, laissera les ignorants s’agiter, savourera dans un lieu écarté les petites joies quotidiennes.
Pierre sourit tendrement à l’image d’Annette. Il se construira avec sa jeune femme un petit paradis, dans un coin choisi de l’espace et du temps, en un lieu, en une époque bien abrités des révolutions et des frimas. Ils y vivront des années, des siècles, des éternités. Ils n’auront rien d’autre à faire qu’à s’aimer. Rien d’autre à faire ?… Enfin il verra bien !… Maintenant il va se livrer à cette dernière expérience. Ce soir, il sera renseigné sur le destin des hommes. Ce soir, il sera le mari d’Annette. Petite Annette ! Douce de chair, de cœur. Ce soir…
Les cris des combattants, le fracas des explosions, la lumière rouge du soleil levant sur les nuages et sur la mer, la conscience de l’énormité de son geste exaltent Saint-Menoux. Les bras étendus, il plane, tourne, autour du petit homme campé dans la fumée. Ses mains subtiles se promènent sur le visage, sur le dos du futur maître de l’Europe. Il cherche l’endroit où il va frapper.
Les rubans noirs du tricorne, les cheveux noirs de Bonaparte flottent au vent du matin. Ses yeux clairs regardent au loin les boulets ravager les rangs de l’ennemi. Sans doute rêve-t-il déjà de prendre la ville. Victoires, conquêtes, pouvoir… Le doigt invisible de la mort le touche à l’épaule.
Pour agir, Saint-Menoux va cesser pendant quelques secondes de se tenir hors du temps. Ce sera bref. Il décide de se camper derrière l’homme, d’apparaître, tirer, disparaître.
Une violente explosion secoue la terre. Une gerbe de poussière noie la batterie. Des éclats ronflent et sifflent. Des cailloux crépitent dans les feuilles des platanes. Un bras arraché traverse en tourbillonnant Saint-Menoux. Les mortiers de la redoute viennent de riposter. La poussière retombe. Une bombe a déchiqueté deux canonniers. Bonaparte n’a pas bougé. Il crie des ordres. Les artilleurs qui hésitaient reprennent leurs postes, pointent les pièces sur le fort.
Pierre ne veut courir aucun risque. Il opérera à l’abri. Cette fascine, il quatre pas de sa victime, fera l’affaire. Il se pose derrière, comme un flocon, s’allonge, se colle au sol. C’est parfait. Maintenant il va modifier le destin du monde. Une grande émotion l’étreint. Il se force ¿1 respirer lentement. Il attend que son cœur se calme, que ses mains ne tremblent plus. Il se raisonne. Tout cela est aussi simple qu’un problème de géométrie. Le calme lui revient. Allons-y. Il arrête le vibreur. L’odeur de la poudre lui saute au nez. Les canons broient l’air. Une bombe s’annonce en ronflant. Elle tombe. Il tire. Rafale. Un artilleur s’est jeté entre la bombe et Bonaparte. Elle n’a pas éclaté. L’homme a reçu quatre balles. Deux autres ont chanté à ses oreilles. Il chancelle. Bonaparte n’a pas bougé. Feu des huit pièces. Le sol tremble. Saint-Menoux n’a plus de balle dans son arme. La fumée l’étouffé. Le poids du destin l’écrase. C’est raté. Il retourne à l’invisible.
Pourquoi n’a-t-il pas apporté un autre chargeur ? Il ne savait pas qu’un doigt crispé fait tirer un browning comme une mitrailleuse. Il ne s’est jamais servi d’une arme à feu, même pendant la guerre. Il n’est ni un guerrier ni un assassin. Seulement un savant, un théoricien. Tout est à recommencer. Il se sent découragé, affreusement las. Il n’a pas bougé de place. L’artillerie continue de tonner. Il flotte derrière sa fascine comme un bouchon sur l’eau dormante. Son exaltation l’a quitté d’un seul coup, en même temps que les balles jaillissaient du canon d’acier bruni. Une lourde tristesse, inexplicable, la remplace. Peut-être la fatigue-
Le dévouement du soldat ne l’a pas surpris. Il sait que l’amour fanatique de ses hommes a fait bénéficier plusieurs fois le petit Corse de semblables sacrifices, notamment au pont d’Arcole et au siège d’Acre. Mais ici, il semble que Dieu lui-même ait poussé le canonnier devant l’arme qui allait brouiller le cours de l’Histoire. Dieu ne veut pas que soit changée la face du monde.
Bonaparte montre du doigt l’homme écroulé à ses pieds. Deux canonniers dont la pièce a sauté le soulèvent doucement, l’emportent à l’abri. Le petit lieutenant gratte son poignet gauche. Le feu continue…
Saint-Menoux étend les bras, glisse au ras du sol, s’approche du blessé allongé à l’abri du tronc d’un platane. Comme il est grand et maigre ! Pierre penche son visage invisible sur ce visage pâle.
Les yeux sont clos, le nez fin pincé. Des traces de doigts noires maculent les joues et le front. Les cheveux blonds, raides de sueur et de poussière, pendent dans l’herbe. Une tendre moustache fleurit d’or pâle la lèvre supérieure. L’homme doit avoir dix-huit ans. À vingt ans il n’eût peut-être plus été capable d’un tel élan d’amour, il bouge un bras, gémit, sans ouvrir les yeux. Ses camarades déchirent son uniforme, pansent son épaule et sa cuisse avec des lambeaux de chemise.
— C’est des petits éclats, dit l’un d’eux. Il s’en tirera peut-être.
La mort hurlante jaillit des canons. Au-dessus de la colline roule un nuage de fumée. Le blessé et les deux valides se ressemblent. Ils ont le même âge, les mêmes cheveux blonds. Ils viennent peut-être du même village. Le plus petit des trois, le plus rouge, frotte l’une contre l’autre, rudement, ses mains de paysan. Il regarde son camarade étendu :
— Pauvre Durdat. Il aura pas été long à écoper !
Les mots quittent sa bouche, ajoutent à la tempête de bruit leur minuscule vibration, traversent des oreilles de fumée.
— Durdat ! remarque Pierre. C’était le nom de ma mère…
Les deux hommes retournent au combat. Le petit courtaud a marché, pour s’en aller, à travers le voyageur. Celui-ci, ému, se redresse, s’assied dans le tronc de l’arbre, sa tête penchée sur la tête du blessé, grand, maigre et blond comme lui. Si ces cheveux étaient coupés et cette ombre de moustache rasée, il lui ressemblerait comme un frère…
Le remords serre le cœur de Saint-Menoux. Il voudrait guérir le malheureux, panser ses blessures, lui demander pardon, embrasser son visage si semblable au sien. Et tout à coup une angoisse affreuse s’empare de lui. Il vient de se rappeler ce que lui racontait sa mère quand il étudiait les guerres de la Révolution et de l’Empire.
« Le grand-père de ton grand-père, lui disait-elle, a fait toutes ces guerres, sans une blessure. Il a commencé comme simple canonnier. À Waterloo, il était capitaine. Il avait plus de quarante ans quand il s’est marié.
« L’empereur a parlé de lui dans ses mémoires, ajouta-t-elle avec fierté. Il l’appelait « mon fidèle Joachim ». Ils étaient deux frères. L’autre a été tué en Russie. »
Les canons se sont tus. Le vent emporte la fumée en longues écharpes. Là-bas, le fort rouge se dégage d’un nuage gris. Les blessés et les morts fleurissent la vallée de taches de couleurs vives. Un cheval démonté galope, s’arrête court, rue, hennit, s’approche au petit (rot de la rivière, et boit longuement. Une cigale hésitante scie l’air d’un cri d’essai, renouvelle, accélère son chant. Les blessés gémissent. Un d’eux, tout près, jure sans arrêt, d’une voix qui gargouille.
Saint-Menoux tremble de tout son corps. Ses dents claquent. Cet homme qu’il vient d’abattre, il n’en doute plus, c’est un des frères Durdat. C’est peut-être son propre ancêtre…
Elles sont maintenant mille cigales qui crissent de joie sur les écorces ensoleillées.
— Ça sent bon la mer ! dit un soldat qui passe.
Saint-Menoux s’est agenouillé près du blessé. Comment savoir ? Une ombre surgit, coupe en deux le corps étendu. Le voyageur lève lu tête. Bonaparte est là, debout. Il regarde l’adolescent qui lui a sauvé la vie. Sans dire un mot, impassible, il fait signe qu’on l’emporte. On l’étend sur un brancard. Une goutte de sang tombe à travers Saint-Menoux, englue un brin d’herbe.
Catherine a dressé la table de noce. Deux couverts sur une nappe de dentelle. Des verres de cristal qui chantent quand on les effleure. Une gerbe de lilas blanc. Une petite table. Deux chaises de paille dorée. Et voici la porte de la chambre rose et blanche.
La jeune servante a fermé les volets, éclairé les lampes ; elle pense que bientôt elle aussi, elle se mariera. Le garçon l’attend en Normandie. Avant de se quitter, ils se sont accordés. C’était une nuit tiède, sous un pommier. Le garçon est grand et fort. Elle a senti le tronc de l’arbre monter jusqu’au ciel, et toutes les étoiles couler dans sa chair. Elle serre ses bras sur sa poitrine. Elle est rouge. Elle hausse les épaules, court à son fourneau…
Pierre et Annette se sont mariés dans le XIIIe arrondissement. Le curé les a bénis dans l’intimité de la sacristie. À la mairie, ils ont pris leurs témoins dans la queue des bons de chaussures. Saint-Menoux les a remerciés avec des paquets de cigarettes. Avant de rentrer, Annette a voulu connaître sa chambre de jeune homme.
Mme Blanet les a reçus avec émotion.
— Ah ! Monsieur Saint-Menoux, vous avez trouvé une bien jolie femme ! Bien gentille ! Je vous félicite ! Si mon pauvre Gaston était encore là…
Elle s’est essuyé les yeux. Ils ont dû boire l’apéritif qu’elle leur a servi en reniflant, du vrai porto de chez Potin. La dernière bouteille…
Ils sont montés tous les trois jusqu’à l’étage.
— Excusez-moi, je passe devant, a dit Mme Blanet. Je vais vous ouvrir la porte. M. Garnier n’est pas chez lui à cette heure, forcément ! Il travaille à Billancourt. C’est le nouveau locataire de votre chambre. Vous excuserez s’il y a du désordre. C’est pas qu’il soit sale, mais quand même je n’ai pas gagné au change quand vous êtes parti. Entrez donc. Quel vieux cochon, quand même ! Madame, je vous demande pardon. Ils me font déparler. Ils sont tous pareils. Ils laissent tout traîner…
Pierre ni Annette ne l’écoutent. Annette regarde avec une grande tendresse la pièce étroite, grise, le lit de fer, la table de bois blanc, la descente de lit effilochée, les doubles rideaux sans couleur. Elle dégage doucement son bras de celui de son mari. Elle traverse la chambre à pas recueillis, elle ouvre la fenêtre, regarde l’univers qu’il regardait chaque jour.
Il la rejoint, pose ses mains sur les douces épaules. Il ne regarde qu’elle.
— Quelle étrange maison ! dit-elle à voix basse.
Il lève les yeux. Dans le ciel du soir dont la lumière s’attendrit, le toit biscornu, les clochetons grotesques, les bêtes ricaneuses du pavillon de M. Michelet dessinent leurs silhouettes insensées.
— Minou ! Minou ! viens machatonne ! Viens ma guenuchette !… appelle dans la chambre voisine la voix de Mlle Brigitte.
Saint-Menoux serre brusquement contre lui Annette, sa femme, la soulève, l’emporte, sort de la chambre, fuit, descend l’escalier en trombe. Est-ce Mme Blanet qui s’exclame ? N’est-ce pas M. Michelet ? N’est-ce pas le fantôme crasseux, grinçant, de l’architecte, qui le poursuit, saute derrière lui les marches ?
Enfin voici le boulevard, les passants, le ciel léger et le vélo-taxi qui attend…
Les deux hommes en chandail appuient sur les pédales, courbent leurs dos comme deux arcs tendus. Annette, blottie contre Pierre, n’a pas rouvert les yeux. Lui n’a pas rouvert ses bras fermés autour d’elle.
Il avait suivi le brancard qui emportait le blessé jusqu’à la grande salle du vieux château. Ils étaient une centaine étendus sur la paille, à pleurer et à crier. La chaleur commençait d’entrer et s’ajoutait à la fièvre. Un homme vêtu de couleurs éclatantes, coiffé d’un grand chapeau bouillonnant de plumes, est entré, a dit quelques mots d’encouragement aux premiers blessés. Il est ressorti bien vite, chassé par l’odeur infecte de sang corrompu, de sueur de pieds sales, et des excréments que laissent couler les corps des mourants. Il a fait trois pas dehors, puis il a vomi dans l’herbe. Le chirurgien lui jette au passage un bonjour moqueur. C’est un gros gaillard rouge, vêtu d’une culotte de drap noir un peu verdi, et d’une chemise blanche aux manches retroussées. Il porte ses instruments dans un sac de serge noire. Il est entré au château d’un pas volontaire. Il a examiné les blessés l’un après l’autre, désigné ceux qu’il allait soigner aussitôt. Arrivé devant Durdat, il a dit : « Deux petits éclats dans la cuisse, un dans le bras, il s’en tirera ! Je m’occuperai de lui ce soir. Il y en a de plus urgents. »
Pierre, penché près de lui dans l’air trouble, l’écoutait avec angoisse. Ses paroles l’ont rassuré. Il a attendu encore, rôdé, essayé en vain de connaître le prénom de Durdat. Celui-ci, les lèvres serrées, respirait à petits coups. Il n’avait pas repris connaissance.
Pierre a dû partir. Il avait dit à Annette : « Je serai de retour demain matin à dix heures. » Il est rentré. La jeune fille l’attendait. Quand il est apparu, elle a ouvert ses mains jointes, et ses yeux se sont emplis de larmes de bonheur. Il a semblé à Saint-Menoux qu’il sortait d’un cauchemar. Il se sent si vivant, solide ! Il a tâté son corps, posé ses mains sur les tables de marbre froid, caressé les cheveux de sa fiancée. Il a quitté les scaphandres superposés, il s’est baigné, il a mangé. Il est là, près de celle qu’il aime. Que risque-t-il ? Tout cela est un rêve absurde. Même si l’homme qu’il a blessé est son ancêtre, le chirurgien n’a-t-il pas affirmé qu’il s’en tirerait ? Et puis ce n’est peut-être que le frère du grand-père de son grand-père…
Saint-Menoux se rassure. Il regarde Annette. Il lui sourit. Il est là, bien vivant, près de celle qu’il aime. De ses craintes, il ne lui reste qu’un remords. Il se promet de retourner demain, exactement à la même minute, près du convoi. Il fera le même chemin, traversera le camp, parviendra au village, trouvera la batterie tonnante, et le petit lieutenant aux rubans noirs, et le grand canonnier à la moustache de collégien. Alors, au lieu de tirer, il jettera dans les broussailles son revolver chargé. Le canonnier ne sera pas blessé, et Bonaparte suivra son destin. Tant pis pour l’histoire, tant pis pour la science. Pourquoi cet absurde besoin de savoir ? Et si les hommes veulent être heureux, qu’ils se chargent eux-mêmes de leur bonheur ! Lui, il tient le sien blotti contre lui, dans le vélo-taxi qui saute sur les pavés de la villa Racine. Le fantôme de M. Michelet en est pour ses ricanements. Le sort de Pierre n’a rien de commun avec celui du petit vieux. Même quand il vivait, celui-ci n’était qu’une larve. Il avait à peine besoin de disparaître pour ne plus exister. Il faut oublier ces aventures. Etre tout à la joie. Les noces sont commencées, et la journée s’achève…
La journée s’achève. Deux hommes apportent le blessé nu sur la table couverte d’un drap sanglant. Le chirurgien harassé s’étonne de voir l’homme si pâle. Deux éclats dans la cuisse. Un dans l’épaule. Les yeux clos. Comme il a le ventre dur ! Il l’examine de plus près, fronce les sourcils. Il fait signe qu’on le retourne, s’essuie le front de son avant-bras poilu. Voilà ! Bien sûr ! Près des reins, un petit trou violet. Il se redresse, fait le geste de balayer :
— Pas la peine. Il est foutu. Il a un éclat dans la tripe. Il passera pas la nuit. Au suivant…
La nuit vient. Le blessé blond râle sur la paille. Ses mains grattent la litière. Les blessés vieux et jeunes gémissent ou pleurent. Il fait chaud dans la grande salle qui s’obscurcit. Il fait chaud dans la chambre de la villa, dans la chambre rose et blanche.
Pierre ouvre la porte. Son cœur bat très fort. Il lui fait presque mal. Est-ce seulement d’émotion ? Annette l’attend dans le grand lit tiède. Annette de si douce chair, sa bien-aimée, sa femme.
Elle l’attend. Autour de la maison, le vent qui apporte la nuit gémit dans les arbres. Un moteur ronfle au fond du ciel. La porte s’ouvre. Le voilà…
Elle a éteint toutes les lampes. Pierre, son Pierre, le voilà ! Comme il a froid, comme son corps est glacé ! Elle lui ouvre ses bras, elle s’ouvre à lui tout entière. Son cœur vole, vole, dans le bonheur, dans le soleil. Pierre, son mari ! Dieu qu’il est léger dans le lit, léger sur elle ! Comme une fumée, comme une ombre ! Elle le sent à peine. Il lui semble qu’elle rêve.
Un sergent entre dans la grande salle noire. Il tient à la main une lampe à huile. Une sphère de lumière jaune s’arrondit autour de sa mèche. Il la promène au-dessus des blessés. Un soldat l’accompagne, qui consulte une liste. De temps en temps, ils s’arrêtent devant un corps silencieux. Les voici près du canonnier blond. Ses doigts se sont détendus, et ses yeux enfin ouverts regardent les ténèbres.
L’homme à la liste se penche, fait signe au sergent de baisser sa lampe, lit un nom écrit au charbon sur le mur, le cherche sur son papier, mouille son crayon à sa bouche et trace, à côté de « DURDAT JOACHIM », une croix.
Une heure de la nuit sonne au clocher de Tremplin-le-Haut. Dans son lit blanc, son lit de vierge, Annette s’éveille brusquement. Qui l’a appelée ?
Quelqu’un a besoin de secours. Dans la rue, quelqu’un a crié, quelqu’un a poussé un cri atroce. Une voix qu’elle a reconnue l’a appelée par son nom, avec un désespoir indicible. Et puis la voix s’est perdue dans la nuit, dans la mort. Elle saute de son lit. En tremblant, elle allume une lampe. Elle a reconnu la voix, mais le nom qui emplit son cœur ne peut pas venir jusqu’à ses lèvres. Elle ne le sait plus, et pourtant, elle le connaît. Elle prend la lampe dans sa main. Elle sort de sa chambre. Sa longue chemise frôle le carreau rouge du vestibule. Ses longs cheveux noirs roulent sur ses épaules. Elle passe devant une porte cernée de lumière. Son père, dans son lit, travaille encore. Une fois de plus, il va poursuivre jusqu’à l’aube ses recherches impossibles. Rien, ni la guerre, ni l’invasion, ni les soucis des années d’armistice, rien ne l’a distrait de son travail inutile. Pauvre cher père obstiné…
Elle arrive à la porte d’entrée. Elle est maintenant bien éveillée. Elle sent déjà moins l’angoisse venue du fond noir du sommeil. Elle lève la lampe au-dessus de sa tête. Elle ouvre. La lampe dessine sur les pavés un carré de lumière. Très haut, dans les étoiles, un moteur ronronne. La lune éclaire la rue vide. Un petit tourbillon de vent monte les trois marches et jette sur ses pieds nus une feuille morte.
Paris, 1942-1943.
FIN