JEANNE vit l’incendie de la mer et la révolte des enfants, et ces violences rejoignirent au fond d’elle-même l’absurdité et l’horreur de sa propre situation. Elle repartit à la suite du vent qui la conduisit où elle voulait : aux couloirs fermés par les grilles. Elle en explora plusieurs avant de retrouver la grille sous laquelle passaient des rails. Une serrure à hauteur du plafond, hors de portée des jeunes enfants, la maintenait fermée. Jeanne leva le bras, fit tourner la poignée et entra en un lieu où il n’y avait plus de vent et où régnait la paix. Elle y trouva Roland qui l’attendait.

 

Dans la rue qui conduisait à la salle de radio, des hommes que Galdos avait rassemblés tenaient tête à l’assaut mené par Den et les enfants les plus âgés. Les adultes avaient dressé une barricade avec les établis et les tables de l’atelier. Elle montait jusqu’au plafond et retentissait sous les coups que lui portaient les assaillants.

Les électroniciens qui se trouvaient là avaient cherché pour le détruire le poste fabriqué par Den. Il y en avait des quantités, dans des casiers et sur des étagères, achevés ou non, de toutes dimensions. Ne sachant lequel c’était, ils commencèrent à tout briser. Mais ils durent s’interrompre pour courir à la barricade qui chancelait.

 

Le bison avait bu plus de vingt litres d’eau. La douleur, tout à coup, lui rongea le ventre comme mille rats… Il poussa un cri formidable, pareil à ceux d’un lion et d’un éléphant. On l’entendit dans toute l’île et, pendant un instant, les enfants et les hommes cessèrent de se battre pour écouter. Ils entendirent des fracas et des plaintes, pensèrent que c’était le combat qui reprenait, et les enfants se lancèrent de nouveau en avant. Ils attaquaient la barricade avec une poutre de fer. La barricade volait en morceaux et reculait. Mais les hommes entassaient sans cesse d’autres matériaux derrière. Le bison, fou de douleur, baissa ses immenses cornes et fonça contre le tigre qui lui mangeait le ventre. Il pulvérisa la porte de l’étable, enfonça un mur, passa à travers une verrière, tomba dans le laboratoire de chimie et repartit couvert de fumées et de flammes en éventrant la cloison de fer. Il fonça dans une rue. Sa masse en occupait toute la largeur. Il piétinait tout ce qui était à terre, combattants et blessés, mais la douleur le suivait dans son ventre et se dérobait devant lui. Il déboucha dans un carrefour, arracha deux fontaines et aplatit une fille contre la porte d’un ascenseur. L’eau se mit à ruisseler dans les rues et le vent à souffler pour évacuer la fumée du laboratoire qui brûlait.

 

L’amiral, blême de fureur rentrée, regardait la petite tache verte qui allait bientôt achever son troisième tour de l’île. Que faisaient-ils, ces idiots à tourner ! Ils ne pouvaient donc pas rentrer chez eux ? Mais tant qu’il était occupé à surveiller la barque qui naviguait, il pouvait éviter de penser à celles qui ne naviguaient plus… Les hélicoptères avaient refait leur plein de napalm et tournaient autour de l’île dans le même sens que la barque de Han, mais plus au large, au-delà des bouées. Han sourit à Annoa. Elle était assise près de lui, sa fille sur ses genoux. Elle sourit. Elle n’avait pas peur. Il tendit sa main gauche vers elle, elle la prit avec ses deux mains, et posa son front, sa joue puis ses lèvres au creux de sa paume. Han regarda le tableau de bord : la flèche indiquait que l’entrée de l’île était à sa gauche. Il avait donc le sud devant lui. Il sut qu’il allait bientôt se décider.

Roland attendait Jeanne au milieu d’une longue salle ovale où la petite voie ferrée venue de la grille se divisait en six voies secondaires qui se rejoignaient à l’autre bout de la salle pour n’en former plus que deux. Celles-ci pénétraient dans un long couloir en pente légère. À l’extrémité du couloir ronflait le reflet insoutenable du Feu.

Trois des voies étaient vides, et trois occupées par des bennes basculantes longues et basses. Dans les bennes, des animaux dormaient, Il y en avait de toutes espèces, de tous âges et de toutes tailles, il y avait des massifs de marguerites closes et des écureuils et des oiseaux aux ailes étendues, des bouquets de petits chats et de lapins, de chinchillas et hamsters dorés, et une biche avec son faon, tout un plateau épais de violettes et primevères, des brassées de chèvrefeuilles, la tête d’un pommier qui n’avait jamais eu de pommes et dont les fleurs pour la première fois se fermaient. C’était un morceau de paradis qui dormait. Ce qu’il y avait eu de trop cette nuit au Paradis.

De légères volutes de fumée bleue, transparente comme celle des cigarettes, achevaient de se dissoudre, laissant derrière elles une odeur de vanille et de foin coupé. Dès que Jeanne la respira, elle sentit tout le poids de ce qui était désagréable, et son corps lui-même, s’alléger. Elle vit une benne vide remonter du couloir et s’engager sur une des voies libres où elle s’arrêta. Une benne pleine s’engagea dans le couloir et commença à descendre. Elle était fleurie d’énormes géraniums écarlates, et d’oiseaux jaunes et bleus. Au bout du couloir brillait le Feu. Roland s’avançait vers elle lentement en lui tendant les mains.

Frend voyait sur son écran la barricade de la rue de la Radio céder peu à peu du terrain sous les coups furieux de la troupe de Den. Sa mission ne consistait pas à intervenir, mais il jugea qu’il avait peut-être la possibilité de sauver ce qui pouvait l’être encore. Il parla dans le micro de la télé de l’île.

 

La barque de Han termina le troisième tour de l’île et ne commença pas le quatrième. Han bloqua le volant dans la direction sud-sud-est, et vint s’asseoir près d’Annoa. Il lui prit la main et elle pencha la tête sur son épaule.

L’observateur radar de la passerelle cria les renseignements :

— L’objet repéré navigue sud-sud-est vers la première ligne de bouées !…

L’amiral s’essuya le front et donna des ordres.

 

Le bison s’était arraché une corne contre un mur de béton. La douleur était maintenant dans sa tête en même temps que dans son ventre, et sa rage avait doublé. Le vent emportait la fumée, les oiseaux, les papillons et des lambeaux de flammes. Le bison, à l’entrée de la rue de la Radio, vit des choses qui bougeaient et chargea. Il écrasa les enfants, défonça la barricade et entra comme un typhon dans la salle, emportant Den accroché à ses poils noircis de feu, rougis de sang. Den se laissa rouler à terre où l’eau ruisselait. Il savait où se trouvait son poste. Il bondit vers lui, le saisit à deux mains, courut vers le départ d’antenne. Galdos lui sauta dessus. Le bison ravageait l’atelier. Une fille attrapa les bras de Galdos par derrière et le mordit au cou. Il hurla et lâcha Den. Le bison chargeait les enfants, les adultes, les tables. La fumée arrivait par les conduits du vent avec des bouquets de papillons en flammes. Den brancha son poste sur l’antenne. Quelques enfants firent le cercle autour de lui, face aux adultes qui à leur tour attaquaient, cette fois sans pitié, frappant avec des outils et des pieds de table. Le bison passa, arrachant une grappe de combattants, et sortit au galop, un enfant empalé sur sa corne rouge.

La voix de Frend retentissait dans toute l’île. Elle disait :

— Cessez immédiatement le combat ! Si vous parlez à la radio l’île sera détruite… Si vous parlez à la radio l’île sera détruite…

Roland et Jeanne l’entendirent, et tous ceux qui ne se battaient pas. Dans les clameurs de la salle enragée, personne ne l’entendit, sauf peut-être Den, et cela ne changea rien.

— L’île sera détruite ! L’île sera détruite ! L’île sera détruite !…

La phrase rebondissait contre les murs, grondait dans les couloirs du Feu, arrivait à Roland et à Jeanne multipliée et agrandie par les échos. Les bêtes innocentes dormaient.

— Mon amour… dit Roland, … le temps va finir…

Il était arrivé devant elle. Doucement il la prit dans ses bras. Elle se raidit, puis ferma les yeux et se détendit. Elle cessa de se battre. Il n’y avait plus de temps pour la bataille. Elle n’entendait plus le Feu ni la voix qui annonçait la fin. Elle n’entendait que lui.

— … Il n’y a plus de temps… Rien ne nous sépare plus… Il n’y a plus de temps entre nous… Nous ne nous sommes jamais quittés…

C’était vrai. Elle le sut. Les bras qui la gardaient étaient ceux de jadis. Ils ne s’étaient jamais ouverts pour la laisser partir. Elle s’y retrouvait telle qu’elle avait toujours été. Il n’avait pas changé. Elle non plus. C’était hier et c’était aujourd’hui. Il n’y avait plus de temps perdu. Il n’y avait plus de temps.

— … Nous sommes rue de Vaugirard… Dans notre lit… Tu t’es levée pour aller boire… Je dormais… J’ai tellement dormi… En revenant tu viens de me réveiller… C’est maintenant…

— … Maintenant…

Elle bougea un peu pour prendre sa place exacte contre lui, la place qui était la sienne le long de lui, depuis l’éternité. Ils étaient debout dans les bras l’un de l’autre, dressés au milieu de la pièce fleurie d’oiseaux et de fleurs et de bêtes douces endormies. Immobiles. Comme eux. Immobiles dans leurs bras refermés. Ensemble. Un seul.

Den réussit à brancher son micro. Protégeant son appareil de son corps, insensible aux coups, il cria :

— Appel au monde entier !… Appel au monde entier !…

Frend sut que le moment d’achever sa mission était arrivé. Il cessa de parler dans le micro de l’île et posa de nouveau sa main sur le bouton jaune du boîtier. Il envoya en morse le bref signal de danger définitif. Il le répéta, et continua de le répéter…

À l’autre bout du monde, une main soignée s’approcha d’un coffret ouvert, et appuya sur le bouton qu’il contenait.

Frend vit s’allumer la première lampe.

 

La barque de Han franchit les bouées. Son récepteur se mit à hurler :

— Retournez d’où vous venez ou nous allons vous détruire ! Retournez d’où vous venez !

La barque continua tout droit, sud-sud-est, vers la deuxième ligne de bouées.

 

La deuxième lampe s’alluma. Den cria dans son micro :

— J’appelle le Monde ! Au secours ! Au secours ! Ici l’îlot…

Frend ne vit pas s’allumer la troisième lampe. Au premier trois cents millièmes de seconde où son filament commença à chauffer, l’émetteur du petit placard fonctionna, et envoya vers les profondeurs de l’île le signal que Frend avait préparé. À la vitesse de la lumière, le signal atteignit le dispositif de mise à feu que Frend avait disposé sur la bombe atomique. Elle attendait au fond de l’île depuis dix-sept ans. Elle n’attendait que cela.

Les lèvres de Jeanne et de Roland venaient de se rejoindre par-dessus le temps.

Ils étaient au sommet de l’Arc de Triomphe, debout, enlacés, réunis dans le bleu du ciel, au-dessus de la foule, au-dessus de la ville, au-dessus de toute la Terre. Et le ciel devint une gloire d’or et de lumière, et les prit au milieu de lui.

L’île devint transparente comme une lampe, et illumina le brouillard sur cent kilomètres. Une tempête d’ondes effaça les images sur tous les radars de la Ronde, cracha dans les radios, affola les instruments. Hélicoptères, avions, navires, se trouvèrent tout à coup aveugles et sourds dans la nuit et la brume qui brillait comme un incendie. Des commandes se déclenchèrent sans ordre, des bombes tombèrent, du napalm flamba, des lance-flammes crachèrent, des navires entrèrent en collision, des hélicoptères s’écrasèrent dans la mer qui brûlait.

Un radio-amateur de Rockhampton, en Australie, capta un appel émis dans un langage qu’il comprit mal. C’était un mélange de mots de plusieurs langues. Il comprit le mot anglais « Help ! Help ! ». C’était un appel au secours, brusquement interrompu. Il ne put pas localiser sa provenance. Il interrogea à travers le monde plusieurs de ses correspondants. Personne d’autre n’avait entendu.

L’île brilla pendant onze jours dans la brume. Quand celle-ci se dissipa, au bout de deux semaines, on vit que le ciment blanc de la citadelle était devenu noir.

Les États-Unis avaient publié un communiqué annonçant que dans le cadre des recherches nucléaires pacifiques, il avait été procédé avec succès, dans les profondeurs de l’îlot 307 du groupe des Aléoutiennes, à la mise à feu d’une charge atomique contrôlée. Tout s’était passé selon les prévisions.

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