LE Dr Lins était le seul gynécologue de l’île. Son métier lui avait inspiré, chaque année un peu plus profonde, une grande tendresse, une grande pitié, une grande admiration pour la femme et les merveilleux mystères de son corps. La femme piège, la femme piégée, porteuse de la fleur qui attire et de l’atelier qui fabrique, la femme, quels que soient ses amours, son indépendance, son intelligence, sa beauté, n’est rien d’autre qu’une fantastique machine à faire des vivants, avec, autour de cette machine ronde, fragile, solide, géniale, des formes sublimes ou repoussantes, une peau de soie ou de gravier, un cerveau coincé ou épanoui, des sens éteints ou exquis, tout un ensemble d’outils d’une ingéniosité divine n’ayant absolument aucune autre raison d’être que servir l’usine à fabriquer la vie.
Parce qu’il savait bien cela, le Dr Lins éprouvait, depuis le jour où il avait commencé ses analyses, une compassion infinie pour ces filles qu’il avait reçues dans ses mains lorsqu’elles étaient nées d’autres femmes, qui étaient à leur tour devenues femmes, et à travers lesquelles les instincts irrésistibles de l’espèce avaient recommencé à faire couler le courant de la vie arbitrairement interrompu par les adultes. En obéissant aux appels et aux joies de leur corps, en se réjouissant de le savoir habité, elles s’étaient replacées dans le droit fil de la nature, elles se montraient plus femmes que leurs mères devenues raisonnables. Et par elles la vie allait continuer de faire son devoir, qui était, justement, de continuer.
Il était venu les regarder dans la nuit bleue, avec angoisse, comme si elles étaient toutes ses filles. Avec espoir aussi, un espoir auquel il n’osait croire : la résolution prise à la réunion de ce soir était-elle autre chose qu’un leurre, un délai qu’on s’était accordé devant l’intervention déplaisante ? Ou bien était-ce vraiment une porte ouverte ?…
Les paroles de Jeanne la refermèrent brutalement. La façon dont elle courait en s’éloignant, sans hésiter entre les obstacles, lui confirma qu’elle avait bien dit la vérité, et qu’elle avait rejoint la communauté des hommes et des femmes pour qui la nuit n’était plus tout à fait la nuit, et la mort plus tout à fait la mort… Il jeta un dernier regard vers le jardin bleu fleuri de fleurs et d’enfants de lumière. À deux pas de lui, un garçon et une fille dormaient l’un près de l’autre, tournés l’un vers l’autre, un peu courbés dans la position de l’enfant dans la mère, les genoux un peu relevés, les mains près du visage, se faisant face comme des parenthèses de chair… Il crut reconnaître la fille. C’était une des plus jeunes filles enceintes. Elle avait juste treize ans. Elle était innocente et belle.
Le Dr Lins soupira, et s’en alla, tête basse.
La vie continue, s’épand et se répand, sans tenir compte des circonstances. Ici, en continuant de se multiplier, elle allait aboutir à sa propre destruction… Oui, bien sûr, hélas, il fallait les faire avorter. Parce qu’il était gynécologue, le mot, à lui, ne lui faisait pas peur. Ce n’était qu’un terme technique. Ce qui lui faisait horreur, c’était l’acte. Il ne l’avait pratiqué qu’une fois, sur une mère en danger de mort. Ici toutes les mères étaient en danger de mort, et tout le reste de la communauté avec.
Il fallait agir tout de suite. On n’avait plus le droit de se perdre en discussions. Chaque jour qui passait rendrait l’opération plus pénible pour chacune et pour tous.
Mais quelle opération ?
Il était le seul à s’être posé la question : comment ? Faire avorter plus de cent filles, c’est facile à dire. Moins facile à faire. Surtout quand les filles ne veulent pas…