ILS arrivaient à un carrefour où coulaient trois fontaines parmi des arbres. Des écrans muraux s’allumèrent en haut des six murs et Bahanba y apparut en six images et se mit à parler.

— Je voudrais que vous m’écoutiez tous, et vous surtout les enfants. Je vais mourir…

Roland s’arrêta et serra le bras de Jeanne.

— Qu’est-ce qu’il veut dire ?

Dans l’île, les mots qu’il venait d’entendre n’avaient plus de sens. Les adultes qui étaient en train de traverser le carrefour s’arrêtèrent. Le poids de ces mots, qui pesait sur les hommes depuis l’éternité des temps et dont on leur avait transmis le fardeau en leur donnant la vie, ils l’avaient jeté bas, incroyablement, en arrivant ici. Et voilà qu’un homme, celui justement qui les en avait délivrés, le reprenait sur ses épaules.

— Je vais mourir…

Les adultes s’arrêtèrent et cessèrent de parler. Ils regardèrent les six visages de Bahanba et écoutèrent. Les enfants continuèrent d’aller et venir, car pour eux ces mots n’avaient jamais eu aucun poids. Mais Bahanba s’adressa à eux de nouveau.

— Écoutez-moi, mes enfants… Ils s’arrêtèrent alors, et les oiseaux se posèrent sur les branches et sur les fontaines, comme pour écouter aussi. Quelqu’un appuya sur une pierre dans un mur et l’eau qui coulait s’arrêta. Il n’y eut plus que le bruit de quelques gouttes, puis plus rien que le lointain murmure du poumon de l’île. Dans les six images, Bahanba souriait avec douceur et un peu de lassitude.

— J’ai dépassé le temps de vie accordé à un homme qui lutte et qui souffre dans le monde hors du nôtre. Je crois que j’ai maintenant, comme lui, le droit de m’en aller. La particule à laquelle j’ai donné naissance par mon imprudence – mais peut-être est-ce Vishnou, le Conservateur, qui l’a voulu – m’empêche de m’abandonner à la voie naturelle qui jusqu’ici délivrait les hommes et les bêtes quand leur temps était achevé. Je n’ai pas le droit de percer par une arme ou de détruire par le poison ce corps que les dieux m’ont prêté. Mais je peux l’arrêter, en cessant d’alimenter les moteurs mystérieux qui le font se mouvoir, se réparer, et continuer. Ce soir je vais recommencer à jeûner, et cette fois-ci je poursuivrai mon jeûne jusqu’à ce que mon corps libère mon esprit. Je veux que peu à peu vienne en vous l’habitude de savoir que je m’en vais, afin qu’au moment où la mort viendra, vous n’en soyez pas frappés. Je vais donc cesser de prendre des aliments, mais je continuerai de boire de l’eau, qui me lavera des impuretés et entretiendra mon corps jusqu’à ce qu’il ait entièrement consumé la chair qui gonfle son illusion d’être, comme le vent gonfle les péniches que le Monde nous envoie… Je pense que cela durera quelques semaines, peut-être deux mois, peut-être plus. J’espère être conscient jusqu’au bout. À vous, les adultes, je demande de ne pas profiter de la faiblesse qui sera bientôt la mienne pour me faire subir la torture d’une alimentation forcée. Respectez ma volonté, n’intervenez jamais. Je vous en prie. À vous, les enfants, je demande de venir me voir. Dans un instant, quand j’aurai fini de vous parler, je ferai mes ablutions, je m’étendrai sur mon lit et n’en bougerai plus. Ne venez pas aujourd’hui, mais à partir de demain, peu nombreux à la fois, parlez-moi doucement, je vous répondrai ou je me tairai, mais je serai avec vous. Et vous verrez peu à peu arriver jusqu’à moi la mort paisible. Il faut que vous sachiez ce qu’était la fin d’une vie dans ce monde qui n’est plus le vôtre. Vous ne connaissez de la mort que son visage féroce, les animaux dévorés, les accidents, la guerre que vous voyez aux écrans, les meurtres des films brutaux. Mais il y avait aussi la mort naturelle que certains considéraient comme une fin, mais qui pour moi est un nouveau commencement. À celui qui savait accepter sans peur et sans combat ce moment inévitable, la mort pouvait être très douce. J’espère qu’elle me sera accordée ainsi. Quand ce sera terminé, je demande que mon corps soit donné au Feu, et que ce jour-là vous vous réjouissiez, parce que, moi, je serai heureux.

La voix de Bahanba s’arrêta partout à la fois dans l’île. Il y eut un instant d’extraordinaire silence, où le vent lui-même cessa de caresser les cheveux et les pierres.

Ce fut très court. La voix de Bahanba recommença partout, pour quelques mots :

— Mes enfants, il faut aimer. Aimer tout…

Et les écrans s’éteignirent.

Le Grand Secret
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