LE 8 novembre 1960 John Fitzgerald Kennedy fut élu président de la République des États-Unis, battant Richard Nixon par 10 0000 voix de majorité sur 69 millions de votants. Selon la loi, il ne prit ses fonctions que le 20 janvier 1961. Ce fut seulement le soir de ce jour-là, quand toutes les cérémonies officielles furent terminées et la nuit tombée sur Washington, qu’Eisenhower, président sortant, mit son successeur au courant de l’existence du JL3 et de la Communauté de l’îlot 307. Kennedy fut à la fois atterré et exalté. Il était devenu président presque malgré lui, poussé par la volonté de son père et l’ambition du clan, et parce que son frère aîné, Joe, qui aurait dû à sa place conquérir la Maison-Blanche, avait été tué à la guerre. Lui-même était un grand blessé de la guerre et du sport. La colonne vertébrale presque coupée en deux, il avait dû subir une opération « à dos ouvert » au cours de laquelle les chirurgiens avaient remplacé le disque de la cinquième vertèbre, rompu, par un disque en acier. Nouvelle opération en 1954, au cours de laquelle il frôla de si près la mort qu’on lui administra l’extrême-onction. Depuis, il vivait sanglé dans un corset de fer. Ce fut la présence connue de ce corset qui obligea, quelques années plus tard, les tueurs de Dallas à viser à la tête.
Mais le soir du 20 janvier 1961, au sommet du succès, John F. Kennedy ne soupçonnait rien du sort tragique qui l’attendait. En revanche, à l’énorme tâche de diriger la plus puissante nation du monde s’ajoutait, il venait de l’apprendre, la responsabilité de sauver l’humanité d’un danger inimaginable. Eisenhower lui fit part des craintes de Khrouchtchev concernant une fuite possible du JL3 hors de l’îlot, et de son projet d’expansion humaine hors de la Terre. Le vieux général, qui n’avait guère d’imagination, trouvait ce projet un peu puéril, guère plus sérieux qu’une bande dessinée. Il avait donné des crédits et le feu vert aux techniciens, mais guère d’encouragements.
Kennedy, lui, s’emballa. Il avait résumé son programme en deux mots : Nouvelle Frontière. Quel sens prophétique prenait tout à coup ce slogan électoral ! …
Il décida de voir Khrouchtchev au plus vite. Ils devaient coordonner leurs efforts pour éviter les pertes de temps et d’argent.
Il reçut d’abord à Washington le Premier ministre anglais Macmillan, du 5 au 8 avril, et le chancelier allemand Adenauer du 11 au 17.
Au premier, qui ne soupçonnait pas la gravité du problème, et au second qui était au courant, il demanda si l’Europe pourrait prendre en charge une partie du programme spatial. La réponse fut négative.
De Gaulle, en pleine crise algérienne, n’avait pu se déranger. Kennedy le rencontra en premier lorsqu’il arriva en Europe le 31 mai. De Gaulle avait vu auparavant Adenauer à Bonn, dix jours plus tôt. Il confirma à Kennedy ce que lui avaient confirmé ses deux précédents interlocuteurs : les dépenses exigées par le programme d’expansion spatiale dépassaient les possibilités des budgets européens, même unis. De Gaulle, d’ailleurs, regrettait profondément l’absence de l’Europe et surtout de la France dans la préparation de cette aventure. Mais il s’inclinait devant l’énormité des chiffres.
Quand Kennedy, le 3 juin, se trouva en face de Khrouchtchev à Vienne, en Autriche, la position était donc claire : les deux grandes nations restaient seules pour défricher les chemins futurs de l’humanité.
C’est de la rencontre de Vienne les 3 et 4 juin 1961 que date le plus fantastique accord secret de toute l’histoire humaine : le partage du système solaire en deux zones d’influence. Vienne est le Yalta de l’espace.
Mais Kennedy et Khrouchtchev n’étaient pas Roosevelt et Staline. Conscients de la fragilité des ambitions nationalistes devant l’immensité des dangers et des espoirs, ils étaient décidés l’un et l’autre à ne pas projeter hors de la Terre les conflits qui divisent celle-ci. Le partage qu’ils esquissèrent et qui serait mis au point au fur et à mesure des progrès des techniques était un partage des responsabilités plus que des impérialismes.
Ils décidèrent que la Lune, trop proche de la Terre pour qu’une prédominance russe ou américaine fût sans conséquences politiques et militaires, serait l’objet des explorations des deux parties, ces explorations servant d’ailleurs de bancs d’essai au matériel et aux hommes en vue de voyages plus lointains.
Pour ceux-là, il n’était pas question de faire le chemin ensemble. L’urgence du péril commandait d’aller examiner rapidement les planètes susceptibles de recevoir une implantation humaine. On se partagea les directions du ciel. Kennedy se chargea de Mars et Khrouchtchev de Vénus. Ce dernier sortit à cette occasion une de ses grosses plaisanteries habituelles qui fit sourire Kennedy malgré les douleurs atroces qui lui déchiraient le dos.
Tout le monde a pu se rendre compte depuis que les programmes spatiaux russe et américain ne se concurrencent pas mais se complètent. L’entente a survécu aux deux K., bien qu’après leur disparition les U.S.A. aient commencé à s’occuper, eux aussi, de Vénus, et l’U.R.S.S., de Mars. Les résultats, onze ans plus tard, étaient les suivants :
La Lune
Tous les grands géologues, physiciens, chimistes, biochimistes, diététiciens du monde, y compris ceux de l’île, analysent les échantillons de roches et de poussières rapportés par les astronautes américains et les robots soviétiques.
Problème à résoudre : il ne reste sur la Lune – si tant est qu’il y en ait jamais eu – ni air, ni eau, ni aucune sorte d’aliment animal ou végétal. Rien. Que des cailloux. Les hommes pourraient-ils éventuellement manger, boire et respirer ces cailloux ?
La réponse est oui.
Les roches lunaires contiennent tous les corps nécessaires à la fabrication de l’air, de l’eau et de nourritures synthétiques.
Mais cette transformation nécessiterait la mise en place d’une industrie considérable. Ce n’est pas impensable si on a le temps. Le plan prévu est un « ensemencement » de la Lune. Des machines foreuses et transformatrices seront déposées sur la Lune en pièces détachées par des fusées-robots (technique russe) puis suivies par des hommes (technique américaine) qui les monteront et les mettront en fonctionnement. Il s’agira de s’enterrer sous le sol lunaire et d’y créer une sorte d’œuf étanche à l’intérieur duquel sera créée une atmosphère et où des hommes et des machines pourront vivre en tirant leur subsistance de la roche dans laquelle ils seront enkystés. D’autres stations semblables seront créées à proximité, puis reliées les unes aux autres, puis agrandies et confondues en une seule station, tout ce processus se répétant en de multiples points de la Lune, jusqu’à ce que la technique permette de recréer à la surface une pesanteur suffisante pour y amarrer une atmosphère extérieure, de l’eau et enfin la vie.
Ce programme demande beaucoup de temps, peut-être des siècles – beaucoup d’argent, peut-être la plus grande partie des budgets mondiaux – et des sources d’énergie.
Le temps manque aux hommes en tant qu’individus, il ne manque pas à l’humanité, sauf si elle est menacée de mort par l’immortalité.
La quantité d’argent nécessaire imposerait de tels sacrifices aux humains que seule la menace d’un péril connu pourrait les leur faire accepter. Le plan ne pourra donc être vraiment mis en œuvre que si le JL3 submerge la Terre. Dans la joie suffocante de voir la mort s’enfuir et dans la crainte de son retour sous des formes plus atroces, l’humanité acceptera alors, pensent les Grands, de payer ce qu’il faut pour trouver de la place hors de sa planète natale.
Mais un problème très grave demeure : aucune machine ne peut fonctionner, sur la Lune ou ailleurs, sans énergie. Or la Lune en reçoit partout, quatorze jours sur vingt-huit, une quantité incalculable et inépuisable : l’énergie solaire, qui lui parvient à l’état brut, sans avoir été filtrée, dénaturée ou amoindrie par aucune atmosphère. Il faut donc, d’urgence, apprendre à utiliser l’énergie solaire. Les gouvernements anglais, français, allemand, américain, russe et chinois ont donné des instructions dans ce sens à leurs chercheurs. Mais, dans presque toutes ces nations, la puissance occulte ou avouée des grandes compagnies pétrolières s’oppose légalement ou brutalement à ces travaux. Partout, les recherches se heurtent à des obstacles divers, matériels, financiers, administratifs ou « accidentels ».
Un physicien anglais et un électronicien français qui travaillaient de concert sur ce problème, se trouvèrent près d’aboutir, à la fin de 1970, à la mise au point d’une peinture qui transformerait en courant électrique, avec un rendement élevé, la lumière solaire. L’ingénieur Mattiew L… vint rejoindre à Paris son collègue français Gérard T… Ils partirent le 29 décembre dans la voiture de ce dernier, pour une maison campagnarde qu’il possédait par héritage un peu au nord de Cassis. Le soleil hivernal des Bouches-du-Rhône leur serait précieux pour la dernière étape de leurs travaux.
La voiture de Gérard T… était une DS de couleur « coquille d’œuf ». Elle se trouva bloquée, à six heures du soir, près d’Avignon, par la fameuse tempête de neige qui immobilisa dix mille automobiles sur l’autoroute de la Vallée du Rhône.
Les deux ingénieurs restèrent dans leur voiture, n’osant s’éloigner de leurs dossiers et de leur matériel enfermés dans le coffre et dans les valises posées sur la banquette arrière. Le froid et la neige augmentant, Gérard T…, au milieu de la nuit, décida d’aller chercher des vivres, des boissons chaudes et des couvertures au plus prochain village.
Les sauveteurs le retrouvèrent le surlendemain dans un fossé. Il avait une jambe cassée et était mort de froid dans le trou où il était tombé. Mattiew L…. à demi gelé et inconscient, fut transporté à l’hôpital. Quand il en sortit, ayant appris la mort de Gérard T…, il voulut récupérer dossiers et matériels. Il chercha la DS « coquille d’œuf » dans tous les dépôts où on avait transporté les autos naufragées. La voiture ne fut retrouvée nulle part.
Mattiew retourna à Londres. Ces événements semblaient l’avoir traumatisé. Il se conduisait comme un drogué en état de manque. Il dut retourner à l’hôpital, d’où on le dirigea sur un service psychiatrique. Il y mourut onze jours plus tard.
Dans l’Illiouchine qui s’écrasa près de Moscou en juillet 1972, faisant le plus grand nombre de victimes de l’histoire de l’aviation, se trouvait le physicien Blagomirov, en provenance de Crimée, avec ses dossiers, ses instruments et des échantillons d’alliages réalisés par lui et dont l’assemblage dans un certain ordre était parcouru par un courant électrique lorsqu’il était exposé au soleil. Tout brûla et fondit dans l’incendie de l’appareil.
Le 16 janvier 1971, seize compagnies pétrolières constituèrent un cartel pour opposer un front commun aux exigences des pays arabes producteurs d’or noir, mais il y a bien longtemps qu’existe une solidarité occulte agissant partout au monde contre tout ce qui peut menacer les intérêts du pétrole. Le pétrole a des ministres dans tous les gouvernements, et la plupart des services secrets, sans le savoir, travaillent pour lui. Il s’agit bien du pétrole plus que des pétroliers. Ces derniers profitent de lui, mais le servent. Le pétrole est une puissance en soi, une bête noire. Elle règne sur toutes les économies, y compris celles des pays socialistes. Elle provoque les guerres, du Biafra au Sinaï, elle tue, emprisonne, corrompt. Quelque méfait que l’on invente au compte du pétrole, si monstrueux soit-il, on est sûr de ne pas se tromper. Le pétrole est le sang de Shiva, disait Bahanba. Un chrétien aurait dit : le sang du diable.
Faute d’argent et d’énergie, le projet Lune reste donc à l’état de projet. Les États-Unis ont interrompu leur programme Apollo, et l’URSS a ralenti ses expéditions lunaires.
Vénus
L’URSS a réussi à faire pénétrer plusieurs « sondes » dans l’épaisse couche nuageuse qui, entourant entièrement Vénus, n’a jamais permis d’observer la planète elle-même.
Ces sondes ont envoyé par radio de brefs renseignements avant d’être détruites, on ne sait de quelle façon. Les renseignements reçus autorisent à conclure que l’atmosphère de Vénus est composée de gaz irrespirables et que sa température atteint six cents degrés. Mais on n’en est pas absolument certain. Pas plus qu’on ne peut affirmer que les sondes aient été détruites par la chaleur excessive. Elles ont pu sombrer dans un océan de liquide corrosif, ou se briser au sol, ou se désagréger pour de tout autres raisons. On ne sait pratiquement encore rien de Vénus, mais il y a tout lieu de craindre que ce ne soit une planète à tout jamais mortelle pour l’homme.
Le programme russe d’exploration de Vénus continuera jusqu’à ce qu’on en soit assuré.
Mars
Les États-Unis ont placé autour de Mars plusieurs satellites observateurs. En novembre 1972 ont été rendues publiques certaines conclusions tirées des observations faites par les instruments : la vie a pu exister, et existe peut-être encore sur Mars, sous des formes sans doute primitives et différentes de celles qu’a connues la Terre. La conclusion secrète est que pour les hommes il serait presque aussi difficile de s’y implanter que sur la Lune.
Les autres planètes
Pour la première fois dans l’histoire des observations astronomiques connues et peut-être dans l’histoire de l’humanité, presque toutes les planètes vont se trouver, vers la fin des années 80, en conjonction, c’est-à-dire « alignées » les unes derrière les autres du même côté du Soleil. Déjà les lentes, lourdes, lointaines planètes de l’extrémité du système solaire sont en route pour ce rendez-vous exceptionnel. Au moment où elles se trouveront au plus près les unes des autres, leurs influences s’ajouteront, et la Terre sera cisaillée entre leurs attractions additionnées, et celle du Soleil. Il n’est pas impossible que des phénomènes climatiques exceptionnels se produisent et que l’orbite de la Terre subisse des modifications.
Les astrologues, eux, ont remarqué que seule la planète Jupiter se trouvera alors de l’autre côté de la Terre. Jupiter représente l’ordre établi, les choses telles qu’elles sont. L’ordre et la stabilité seront donc en opposition avec toutes les influences. Les plus grands astrologues du monde prévoient pour cette époque des changements considérables dans la vie de l’humanité. Tout changera, et rien ne sera plus jamais comme avant. L’astrologue privé de S.M. Elisabeth II lui a fait part de ses craintes. La reine l’a interrogé longuement, essayant de deviner si ces changements pourraient provenir du JL3. Mais elle n’a pu se faire une opinion.
Les Américains, eux, se contentant des données de l’astronomie, ont envoyé dans l’espace une fusée qui, profitant de l’alignement des planètes extérieures, va passer successivement à proximité de toutes. Elle émettra des renseignements pendant vingt ans, à partir de la fin 1973, puis, ayant dépassé Pluton, s’éloignera dans le vide galactique avant de revenir, dans quelques siècles, comète obscure et lâchant peut-être encore des hoquets d’ondes rongées de trous, messages n’ayant plus de sens et que personne ne cherchera plus à comprendre.
Malgré toute la science et l’argent dépensés, le programme d’expansion dans le système solaire en est donc au tout début des tâtonnements et des étonnements. L’humanité est semblable à un escargot qui, avant de se risquer hors de sa coquille, tend une corne, puis une autre, avec un œil au bout de chacune, rencontre du vinaigre, de la cendre, de la flamme, se replie vivement, puis recommence en espérant la pluie. Les Quatre n’ont acquis qu’une certitude : c’est que l’espace hors de la Terre est terriblement hostile à l’homme, et qu’il lui faudra beaucoup de temps avant de pouvoir sortir de son berceau. Il importe donc de veiller à ce que, d’aucune façon, la moindre trace de virus ne puisse s’échapper de l’île.