BAHANBA fit glisser la porte d’un placard et en retira, dans le creux de ses longues mains, la coupe de verre où reposait le papillon de Bombay. Le vétéran était couché sur un lit de coton. Ses ailes sublimes, faites pour vivre un jour, s’étaient brisées, usées, étaient parties en poussière. Il n’en restait que des moignons, qu’il essayait parfois d’agiter. Au lieu d’un vol, cela faisait un tremblement…
De ses pattes frêles, brisées, ne demeuraient que des amorces qui bougeaient vaguement sur les côtés de son thorax. Sa trompe en spirale, qui se déroulait pour aller chercher le nectar au plus profond des fleurs, s’était rompue de plus en plus près de sa tête, et finalement jusqu’au ras. Mais il avait appris, progressivement, à se servir de ce qui lui en restait. Bahanba posa devant lui une lamelle de verre sur laquelle il avait laissé tomber une goutte d’eau miellée, vitaminée. Il souleva avec précautions la lamelle jusqu’à ce que la pointe de la tête de l’insecte effleurât le liquide. Les moignons d’ailes frémirent et la goutte d’eau, aspirée, disparut.
Le glorieux insecte, en traversant le temps, avait été réduit à l’essentiel. Il n’était plus qu’un sac enfermant ses viscères et leurs commandes nerveuses. Tous ses attributs externes, qui lui donnaient son individualité et sa beauté, avaient disparu. Le JL3 n’y pouvait rien. S’il se fût agi d’un lézard, le JL3 lui aurait permis de faire repousser dix mille fois sa queue, car cette régénération est dans la nature du lézard. Mais il n’est pas dans la nature du papillon de retrouver ses ailes perdues…
En revanche, il est dans sa nature de pondre, si c’est une femelle. C’en était une, et elle avait déjà été fécondée quand les jardiniers de Bombay la capturèrent pour Bahanba. Depuis dix-sept ans elle pondait. Elle avait pondu, heure par heure, sans arrêt, dans le placard du laboratoire, dans l’avion tout autour du monde, elle pondait dans l’île, infatigablement, grâce au virus qui gardait à ses ovaires la même fraîcheur qu’au premier jour.
Affectueusement, Bahanba lui avait donné un nom. Il la nommait Bahi. Bahi avait pondu avec obstination des milliards d’œufs que Bahanba avait détruits avec la même patience, par l’acide et par le feu. S’il les avait laissés éclore, des milliards de chenilles seraient devenues des milliards de papillons immortels qui auraient à leur tour pondu des milliards d’œufs… Les chenilles de la cinquième génération auraient couvert toute la surface de la Terre, sur un mètre d’épaisseur.
Il est vrai que ce peuple rampant serait mort de faim bien avant, après avoir tout dévoré.