LA voiture qui attendait Samuel Frend à l’aéroport de Washington l’avait réellement conduit à la Maison-Blanche. Il avait eu avec le président Johnson une entrevue sans témoin qui avait duré plus de deux heures. Au terme de l’entretien, il savait l’essentiel et il avait perdu sa liberté, son identité, sa famille. Il avait accepté une mission qui allait occuper le reste de sa vie et peut-être y mettre fin.
Le président Johnson avait fait étudier l’homme et sa carrière. L’intelligence et le désintéressement de Frend, l’obstination qu’il avait mise à suivre les ramifications à Dallas de la piste de Mr Smith, et, élément déterminant, sa culture scientifique, avaient décidé le président à courir l’énorme risque de le mettre au courant de l’existence de l’île, de l’espoir et du danger mortel qu’elle représentait pour l’humanité, sans lui dire cependant en quoi résidaient ce danger et cet espoir. Il ne pouvait pas laisser ouverte la possibilité que Frend, interrogé par un service étranger ou même américain, drogué ou torturé, révélât le secret. Le seul moyen de l’en empêcher était de le lui laisser ignorer. Mais, pour que Frend acceptât de ne plus jamais revoir sa femme et ses enfants, de disparaître définitivement en tant que Samuel Frend et peut-être, au bout de tout son travail, de mourir de mort violente, il fallut que son interlocuteur lui donnât des preuves de la fantastique importance de sa mission. Et cette preuve ce furent les voix, dans les téléphones directs, de Krouchtchev, de de Gaulle, de la reine Elisabeth et de Mao, lui révélant l’existence d’une telle angoisse internationale qu’elle franchissait tous les obstacles politiques. La mission qui fut finalement confiée à Frend avait été élaborée par une réflexion commune. C’était d’une décision commune que dépendrait également un jour le sort de celui qui aurait été choisi pour l’accomplir. Et pas seulement le sien.
Deux ans et quelques mois après le passage de Frend à la Maison-Blanche, le cadavre d’un homme barbu et maigre fut retrouvé dans Central Park à New York. Il avait été tué de trois coups de couteau, deux dans le ventre et un au cœur. Dévalisé, il ne portait ni papiers ni argent. Mais ses empreintes digitales finirent par arriver aux services du Pentagone, après des détours et des séjours de routine dans les archives des différentes polices et des services plus ou moins secrets. Ces empreintes étaient celles de Frend. On demanda à sa famille de venir le reconnaître. Mais entre la découverte du cadavre et l’identification de ses empreintes des mois s’étaient écoulés, et ce qu’on exhuma devant sa femme ne put que la faire s’évanouir d’horreur. On lui montra un briquet qu’on avait retrouvé près de lui, un vieux briquet à l’armature usée, aux arêtes arrondies, que ses assassins avaient rejeté sans doute après l’avoir essayé, et constaté qu’il était vide. C’était bien son briquet, c’était elle qui le lui avait offert. Elle l’avait acheté à Paris, à la Civette, près de la Comédie-Française, à la sortie d’une matinée classique où elle avait emmené ses enfants voir jouer L’Avare. Elle se mit à pleurer.
Samuel Frend fut déclaré mort. Il n’en sut rien et continua de préparer sa mission.
Au moment même où sa famille se crut fixée sur son sort, il arrivait avec le grade de colonel au centre atomique de l’armée, au Nouveau-Mexique. Il allait, pendant deux ans, participer à la fabrication des bombes A et H. Il avait passé les deux années précédentes à parachever ses connaissances en physique nucléaire dans l’équipe d’un éminent physicien italien qui sera bien étonné d’apprendre aujourd’hui à quelle action se préparait alors ce vieil étudiant américain, mélancolique, décontracté, un peu myope et buveur de lait.
En novembre 1966, Frend, alias Samuel Bas, qui avait été entre-temps promu général, quittait le centre du Nouveau-Mexique et entrait comme ingénieur stagiaire à la New Electronic, qui fabriquait pour la NASA des récepteurs et amplificateurs radio miniaturisés. Fin 66 il reprit sa place dans l’armée et fut mis à la tête d’un département créé spécialement pour lui, qui reçut le nom de Apple Two, ce qui signifie Pomme Deux et ne voulait strictement rien dire. Il occupait avec ses collaborateurs, dans une plaine marécageuse non loin de Houston, un ensemble d’ateliers et de bureaux entourés d’une enceinte électrifiée que surveillaient des gardes armés et des chiens-loups furieux. Une brume chaude couvrait le paysage composé de sable épineux et de lagunes où des alligators dormaient dans l’eau fumante, n’ouvrant leur gueule courte que pour happer un canard sauvage ou un flamant et l’avaler en se rendormant.
Les soins que Frend et ses services prenaient pour dissimuler qu’ils étaient en rapport avec la NASA permirent aux agents secrets, qui se mirent aussitôt à grouiller autour de Apple Two, de conclure que le général Bas devait s’occuper de la préparation d’un nouveau satellite militaire. Effectivement, dans le hangar central climatisé et dépoussiéré, des techniciens en cagoule montaient, en retenant leur respiration, un engin biscornu qui pouvait bien être cela.
Sous la couverture de cette pseudo-activité, Frend-général Bas put, en toute sécurité, poursuivre l’élaboration de l’appareil dont il avait besoin. Il en commanda les différentes parties à des sous-traitants dont chacun ne connut rien d’autre que le fragment qu’il fabriquait, lequel aurait pu parfaitement entrer dans la constitution d’un satellite, militaire ou non. Les techniciens qui travaillaient à Apple Two les reçurent et commencèrent à les assembler dans plusieurs ateliers séparés, croyant poursuivre leur tâche officielle.
En juillet 70, les différents éléments du projet étaient terminés, chacun dans un service distinct d’Apple Two. Frend fit alors un voyage éclair à travers le monde. Il fut reçu par Brejnev, par Mao et par le président Nixon. Il remit à chacun un coffret blanc, grand comme un paquet de biscottes, et un deuxième un peu plus petit. Celui-ci était un chronomètre atomique qui ne variait que de quelques dixièmes de seconde par an. Les trois chronomètres marquaient la même heure, celle du fuseau horaire de l’îlot 307.
Frend rentra à Apple Two et procéda lui-même, dans son bureau blindé, au montage terminal de son appareil. Celui-ci se présenta finalement sous l’aspect d’une assez grande valise bleue, en fibre de verre, d’un modèle courant au Canada et aux USA, un peu usagée.
Deux mois plus tard, Frend était en France, à la tête d’une mission technique chargée de livrer et surveiller le montage, dans une centrale atomique de l’EDF, de certaines pièces essentielles fabriquées pour elle par la General Electric. Il compléta ainsi quelques connaissances pratiques qui lui manquaient encore. En juin 71, quand l’île demanda du personnel et du matériel supplémentaire pour sa propre centrale, Frend, sous le nom de Samuel Bas et la qualification d’ingénieur atomiste, fit partie des trois techniciens qui y furent débarqués. Les deux autres étaient un Chinois et un Français. Ils étaient accompagnés de deux péniches de matériel et de bagages, parmi lesquels la valise bleue de Apple Two.