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La nouvelle dont Mme Collignot n’avait entendu que quelques mots venait de faire sensation dans le monde : l’Agence Chinoise d’Information annonçait que le surlendemain, à 13 h 30, heure locale, une fusée à propulsion atomique s’envolerait d’un point X, en Mongolie, vers la Lune.

Les Américains et les Russes avaient déjà, à plusieurs reprises, envoyé des fusées hors du champ d’attraction terrestre, sur la Lune, vers Vénus, Mars, le Soleil. Certains mêmes de ces projectiles, s’arrachant aux lacets du système solaire, avaient commencé un voyage vers l’infini de l’espace et du temps. Ainsi l’Univers comptait-il quelques nouveaux corps célestes, minuscules, perdus, errants, sans lois ni buts, qui comportaient ceci de nouveau : ils avaient été fabriqués, non par Dieu, mais par l’homme. Un jour, peut-être, l’un d’eux, après combien de millions d’années, verrait son voyage se terminer sur quelque terre à l’autre bout des espaces, terre brûlante ou glacée, ou simplement tempérée comme la nôtre, peuplée d’êtres monstrueux ou d’une inimaginable beauté, ou simplement laids et beaux comme nous, et qui chercheraient en vain le sens du message…

Mais à l’origine du voyage de ces engins se trouvait un simple moteur-fusée. Son carburant épuisé, le projectile n’était plus qu’un grain de sable dans l’éther, emporté par son élan, attiré et repoussé par les milliards de forces combattantes qui tissent dans le vide interstellaire leur réseau dense comme un granit. Il avait échappé à la volonté de l’homme en même temps qu’à sa main.

Si la nouvelle annoncée par l’Agence Chinoise d’Information avait fait sensation, c’était à cause des détails donnés sur la fusée qui allait s’envoler le surlendemain : elle serait propulsée par un moteur atomique, qui la conduirait jusqu’au bout de son voyage. Ce n’était plus le simple caillou lancé par un enfant et qui ne retombe plus parce qu’il a percé le ciel, c’était vraiment un véhicule accomplissant un voyage depuis son point de départ jusqu’à son terminus. C’était surtout la première réalisation du moteur atomique léger. Peut-être le commencement de l’âge d’or…

Consternation dans les sphères dirigeantes des nations blanches. Fureur chez les Russes : Ingratitude ! Dissimulation ! Ces Chinois, tout de même… Nous les avons équipés, armés, vêtus, gavés. Pendant que nous vidions pour eux nos veines, ils travaillaient dans le secret à la mise au point du moteur moléculaire ! Reste un espoir : peut-être manqueront-ils la Lune…

La fusée partit, et arriva. La réussite de l’expérience brisa d’un seul coup les chaînes du jeune géant atomique. Epouvantés à l’idée d’être dépassés par les Jaunes sur la voie de l’industrie nouvelle, les Blancs mobilisèrent leurs énergies pour rattraper le temps perdu.

Tout était en puissance dans les laboratoires. Les industriels jetèrent à la ferraille leur vieil équipement. Les actions des compagnies charbonnières s’écroulèrent, suivies de peu par les actions pétrolières. Des fortunes nouvelles succédèrent aux anciennes. Le moteur moléculaire, qu’on baptisa molémoteur, commença à bouleverser la vie des hommes.

Au bout de six mois, tous les uniprix d’Europe et d’Amérique mirent en vente un modèle ménager de molémoteur, grand comme une lampe de poche, qui, installé à la place du compteur électrique, fournissait à l’appartement lumière, force et chaleur pour une durée illimitée. En France, il coûtait six sous.

Le sou était la nouvelle unité monétaire française. Depuis des années, le franc diminuait de valeur à chaque saison nouvelle, et nul ne sait où cela se fût arrêté, si un ministre des Finances génial n’avait eu l’idée de donner le nom de sou à l’ancien billet de mille francs[1]. Il avait lancé une grande offensive de confiance, basée sur ce slogan, que les murs portaient en lettres lumineuses, que des avions dessinaient dans les nuages, que la radio hurlait, qui s’étalait en capitales rouges en travers de la première page des journaux : « Un sou est un sou ! »

La chute de la monnaie s’était arrêtée net. Un ouvrier spécialisé gagnait cent sous par jour. Le litre de vin coûtait trois sous, une paire de poulets douze sous, les œufs deux sous la douzaine, le pain quatre sous le kilo.

Pour vingt sous, les piétons purent acquérir des patins à roulettes à molémoteur qui les propulsèrent sans fatigue sur les trottoirs. Le ciel des villes commença d’être encombré par des hommes qui volaient avec deux ailes aux bras, un gouvernail aux pieds et un atome fusant au derrière.

Une moissonneuse atomique sortit à la chaîne des usines Kayser. En trente-cinq secondes, elle moissonnait un hectare de blé et livrait le pain cuit. Mais la terre ne se pressait pas plus, pour cela, de préparer la récolte. Une mission anglaise partit pour l’Afrique Equatoriale, afin d’étudier la possibilité d’y acclimater le froment, et de l’y faire mûrir trois ou quatre fois l’an. Il s’agissait également de trouver le moyen de faire grossir plus vite veaux, vaches, cochons, couvées.

Avant que ces divers problèmes fussent résolus, l’U.R.S.S., à son tour, atteignit la Lune avec une fusée à moteur atomique. Elle explosa exactement sur le point visé, avec une grande flamme, rouge bien entendu. Puis, les Etats-Unis firent exploser au milieu de la mer du Cirque Aristillus une gerbe de cinquante étoiles.

La Lune devint la reine de toutes les modes. Un chanteur obtint un succès international à la télé parce qu’il avait un visage rond, criblé de trous de la petite vérole. On mangea des puddings au fromage blanc, des pains boulots et des boules de gomme, on tailla les arbres en boule, on fit pondre aux poules des œufs ronds, mûrir sur les orangers des oranges blanches. On éclaira les appartements avec des lampes qui voyageaient d’une extrémité à l’autre du plafond et changeaient de quartiers. On construisit des gratte-ciel en forme de cirque, des autos en demi-globe, des meubles pivotants, des fenêtres à éclipses.

Les femmes se fardèrent le visage en blanc, portèrent des seins ronds et plats, la croupe sphérique et les yeux en croissant.

L’industrie moléculaire prenait son essor. Les journaux, la radio ne parlaient plus que des inventions nouvelles, des constructions en cours, de la Lune, de l’envol de la prochaine fusée qui serait anglaise, de la prospérité qui renaissait, de l’abondance, du Soleil, de la Lune, des frontières qui s’ouvraient, de nos chers amis russes, des bons petits Chinois, de la semaine de quatre dimanches, des jeux Olympiques, de la Lune, du bonheur, de la Lune…

Le gouvernement de Sa Majesté britannique décida de faire construire en pleine forêt vierge africaine une ville atomique modèle, et lui donna le nom de Moontown. La ville française de Lunéville eut l’honneur d’être désignée pour marraine. Elle envoya son maire poser le premier boulon.

Les hommes semblaient avoir perdu non seulement la crainte d’une guerre future, mais encore le souvenir des conflits passés. Ils croyaient aux temps nouveaux. Tout allait devenir facile pour tout le monde. Pourquoi se battrait-on ?

M. Gé venait d’engager dix mille ouvriers supplémentaires pour hâter la construction de l’Arche.

Le diable l’emporte
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