UN véritable carrousel s’était établi entre les porte-avions, les sous-marins, les bases les plus proches et les abords de l’EPI. Sans arrêt, les hélicoptères se posaient, faisaient le plein, repartaient. Un entonnoir déchiqueté, sali de débris de toutes sortes, brillant d’éclats de glace, marquait l’emplacement d’EPI 2. Des fumerolles en montaient, que le vent rageur cueillait au ras du sol et emportait vers le nord.
Peu à peu, tout le personnel fut évacué, et l’équipe du Puits sortit à son tour et fut recueillie an grand complet. L’infirmière quinquagénaire avait été parmi les premiers arrivés en haut. Elle était maigre et grimpait comme une chèvre.
Hoover et Léonova s’embarquèrent avec les réanimateurs dans le dernier vol du dernier hélicoptère. Hoover, debout devant un hublot serrait contre lui Léonova qui tremblait de désespoir. Il regardait avec horreur la base dévastée et râlait à voix basse :
— Quel gâchis, bon Dieu, quel gâchis !...
Les sept membres de la Commission chargée de rédiger la Déclaration de l’Homme Universel se trouvèrent répartis sur sept navires différents, et n’eurent plus l’occasion de se rencontrer. Il n’y avait plus personne à terre, il n’y avait plus dans le ciel que de hauts avions prudents qui tournaient au loin en gardant EPI 2 dans le champ de leurs caméras. Le vent soufflait de nouveau en tempête furieuse, plus fort à chaque seconde. Il balayait les débris de la base, emportait des morceaux de n’importe quoi, multicolores, vers des horizons blancs à des distances inconnues.
La Pile sauta.
Les caméras virent le champignon gigantesque empoigné par le vent, tordu, couché, déchiqueté, éventré jusqu’au rouge de son cœur d’enfer, emporté en morceaux vers l’océan et les terres lointaines. La Nouvelle-Zélande, l’Australie, toutes les îles du Pacifique se trouvaient menacées. Et en premier lieu les bâtiments de la Force Internationale. Les avions rentrèrent à bord, les sous-marins plongèrent, les navires de surface firent pleine vitesse par le travers du vent.
Au bord du Neptune, Simon raconta aux savants et aux journalistes qui s’y trouvaient ce qu’il avait vu pendant la transfusion, et comment Païkan avait pris la place de Coban.
Toutes les femmes du monde pleurèrent devant les écrans. La famille Vignont mangeait à sa table en demi-lune en regardant le champignon échevelé en serpents de gorgone qui marquait la fin de l’aventure généreuse. Mme Vignont avait ouvert une grande boite de raviolis sauce tomate, les avait fait réchauffer au bain-marie et servis dans la boîte même, parce que ça se tient plus chaud, disait-elle, en réalité parce que ça allait plus vite, ça ne salissait pas de plat, et entre nous le décorum on s’en fiche. Après l’explosion, il y eut la tête d’un homme qui prit un air mélancolique pour prononcer des paroles de regret, et passa aux autres nouvelles. Malheureusement, elles n’étaient pas bonnes. Sur le front de Mandchourie on s’attendait à... En Malaisie, une nouvelle offensive de... A Berlin, la famine due au blocus... Dans le Pacifique, les deux flottes... A Koweït, l’incendie des puits... Au Cap, les bombardements de l’aviation noire... En Amérique du Sud... au Moyen-Orient... Tous les gouvernements faisaient l’impossible pour éviter le pire. Des envoyés spéciaux croisaient des médiateurs à toutes les altitudes, dans toutes les directions. On espérait, on espérait beaucoup. La jeunesse bougeait un peu partout. On ne savait pas ce qu’elle voulait. Elle non plus sans doute. Les étudiants, les jeunes ouvriers, les jeunes paysans, et les bandes de plus en plus nombreuses de jeunes qui n’étaient rien et ne voulaient rien être se réunissaient, se mélangeaient, envahissaient les rues des capitales, coupaient la circulation, chargeaient la police en criant : « Non ! Non ! Non ! Non ! ». Dans toutes les langues, cela s’exprime par un petit mot explosif, facile à crier. Ils le criaient tous, ils savaient cela, ils savaient qu’ils ne voulaient pas. On ne sut pas exactement lesquels commencèrent à crier le « non » ! des étudiants gondas : « Pao ! Pao ! Pao ! Pao ! » mais en quelques heures toute la jeunesse du monde le criait, face à toutes les polices.
— Pao ! Pao ! Pao ! Pao !... A Pékin, à Tokyo, à Washington, à Moscou, à Prague, à Rome, à Alger, au Caire :
— Pao ! Pao ! Pao ! Pao !
A Paris, sous les fenêtres des Vignont :
— Pao ! Pao ! Pao ! Pao !
— Ces jeunes, moi, je les foutrais au boulot... dit le père.
— Le Gouvernement s’efforce..., dit le visage de l’écran.
Le fils se leva, saisit son assiette et la jeta sur le visage. Il cria :
— Vieux con ! Vous êtes tous des vieux cons ! Vous les avez laissés crever avec vos conneries !
La sauce coulait sur l’écran incassable. Le visage triste parlait sous la sauce tomate.
Le père et la mère, surpris, regardaient leur fils transfiguré. La fille ne regardait rien, n’écoutait rien, elle était toute autour de son ventre qui n’arrêtait pas de se souvenir de la nuit précédente passée dans un hôtel de la rue Monge avec un Espagnol maigre. Tous ces mots, ces mots, est-ce que ça compte ?
Son frère criait :
— On y retournera ! On les sauvera ! On trouvera le contrepoison ! Moi, je suis qu’un idiot, mais y en a qui sauront ! On les tirera de la mort ! On veut pas de la mort ! On veut pas de la guerre ! On veut pas de vos conneries !
— Pao ! Pao ! Pao ! Pao ! criait la rue de plus en plus fort.
Et les sifflets de la police, les éclatements mous des grenades lacrymogènes.
— Moi, je suis idiot, mais je suis pas un con !
— Les manifestations... dit le visage.
Il lui jeta toute la boîte de raviolis et sortit. Il claqua la porte en criant :
— Pao ! Pao !...
Ils l’entendirent dans l’escalier, puis il se confondit avec les autres.
— Que ce garçon est bête ! dit le père.
— Qu’il est beau ! dit la mère.
FIN
[1] Camions étanches, à chevilles et coussins d'air.
[2] C'est-à-dire 273, 15 degrés centigrades au-dessous de zéro.
[3] S'ils sont encore vivants.
[4] Écoutez ! Écoutez !
[5] Des nouvelles de la fille gelée !
[6] Elle est réveillée !
[7] Ce type a raison.
[8] L'auteur tient à préciser que cette histoire, a été composée dans son ensemble pendant l'été 1966. Déjà, la révolte des étudiants y figurait. Sa rédaction définitive a été terminée le 10 mars 1968. Depuis ce jour, rien n'a été rajouté ni retranché, Les épisodes auxquels participent les étudiants, la conception de l'Université indépendante n'ont donc pas été inspirés par les événements de mai 1968, mais leur sont antérieurs.
[9] Vous avez remarqué ? Ils sont tous gauchers !