11
Le nouveau serviteur de l’empereur
Durant les jours suivants, le dresseur tenta en vain de soumettre l’étalon à sa volonté. Appuyé contre la clôture, Cameron à ses côtés, Wellan observa son travail avec intérêt. Jamais il n’avait rencontré une bête aussi féroce. L’un des plus fidèles serviteurs de l’homme, le cheval affichait un tempérament habituellement docile, mais cette bête se comportait comme un grand chat sauvage du Royaume de Rubis pris au piège. Indépendant et ne désirant pas établir de relations avec les humains, le cheval sauvage bondissait dans l’enclos, ruant et secouant son cavalier, le projetant sans cesse au sol. Le troisième jour, tous les muscles de son corps endoloris, Timka rejoignit finalement Wellan en claudiquant à l’extérieur de l’enclos.
— C’est un véritable démon ! s’exclama-t-il en secouant la tête. Je regrette de devoir annuler notre marché, Chevalier, mais aucun homme ne domptera jamais cette créature malfaisante !
— Vous avez fait tout ce que vous avez pu, soutint Wellan.
— Nous prendrons une décision à son sujet demain, ajouta Timka.
L’homme s’éloigna en boitant, tandis que le grand chef observait l’étalon arpentant victorieusement l’enclos. Le Chevalier posa les mains sur la barrière et ressentit aussitôt la trace de l’énergie de Kira dans le bois. Elle était donc venue le voir, malgré l’interdiction du roi de quitter le palais. Si ce cheval étrange partageait des origines avec la petite fille mauve, que s’était-il passé lorsqu’ils s’étaient retrouvés face à face ?
— Maître ? s’inquiéta l’enfant près de lui.
— Qu’y a-t-il, Cameron ? murmura Wellan, encore prisonnier de ses pensées.
— Vous êtes déçu, n’est-ce pas ?
Wellan ne devait pas mentir à l’enfant, puisque cela allait à l’encontre de l’esprit du code, mais il ne désirait pas l’effrayer non plus.
— Disons que j’ai des doutes quant aux origines de ce cheval et que si je l’avais possédé, j’aurais pu jeter plus de lumière sur ce mystère.
Cameron écarquilla les yeux en déchiffrant les sous-entendus de la déclaration de son maître. Bien que plus docile que Bridgess au même âge, il n’en était pas moins intelligent.
— Vous pensez qu’il s’agit d’un cheval en provenance de l’empire ?
— C’est une possibilité, mais tant que nous n’en serons pas certains, je ne veux pas que tu en parles aux autres. Est-ce que tu comprends ?
Le gamin hocha vivement la tête, heureux de partager un secret avec le grand chef des Chevaliers.
— Allez, viens, jeune homme. Nous avons nos propres chevaux à monter et tu dois apprendre à maîtriser le tien davantage. Allons nous promener dans la campagne.
Cameron poussa un cri de joie et prit les devants en direction de l’écurie. Wellan jeta un dernier coup d’œil à l’animal en se promettant de revenir seul pour le sonder jusqu’à la moelle.
* *
*
Ayant chevauché presque toute la journée afin d’apprendre à diriger son destrier uniquement à l’aide de ses genoux, Cameron s’endormit en posant sa tête sur l’oreiller. Assis près de lui, Wellan attendit patiemment que les habitants du château se mettent au lit avant d’exécuter son plan. Il médita un moment, se retirant dans la caverne de cristal de son enfance et, lorsqu’il rouvrit les yeux, la nuit avait complètement enveloppé Émeraude.
Enfilant ses bottes les plus souples, il quitta sa chambre sans faire de bruit. Il traversa un interminable couloir de pierre en sondant les chambres. Ses compagnons dormaient. Comme un spectre, il se glissa dans la cour, se dissimula derrière une charrette et s’assura qu’il n’y avait plus personne. Ce qu’il entrevit dans l’enclos ne le surprit guère.
L’étalon sauvage exécutait des tours de piste comme une bête admirablement bien dressée, la petite Sholienne assise sur sa large croupe. N’ayant pas réussi à faire débarquer ses guerriers sur le continent, l’Empereur Noir avait donc dépêché cette bête pour lui ramener sa fille. « Heureusement que les Chevaliers d’Émeraude veillent », pensa Wellan en demeurant dans l’ombre. Il ne portait que son poignard à sa ceinture, ce qui ne lui serait d’aucun secours si l’animal sautait la barrière avec l’enfant, mais il pourrait sans doute utiliser sa magie pour la lui reprendre.
Kira galopa dans l’enclos pendant de longues minutes, puis arrêta le cheval près de la clôture. Elle y prit place et caressa la tête de l’animal avec affection. Puis, soudainement, elle sauta sur le sol, courut jusqu’au palais et en escalada le mur sans aucune difficulté avant de disparaître par la fenêtre de sa chambre. « Il n’y a donc aucun endroit où la confiner pour sa sauvegarde », soupira Wellan.
Il retourna dans sa chambre, se dévêtit et pria Theandras, la déesse de Rubis, lui demandant de le protéger lorsqu’il tenterait de mettre l’animal à mort le lendemain.
* *
*
Wellan ne dormit que quelques heures et, à l’aube, après le bain rituel, il rejoignit ses compagnons dans le hall Buchanan se montra particulièrement volubile au cours du repas, et personne ne remarqua l’humeur sombre du grand chef. Lorsqu’ils se séparèrent pour poursuivre l’entraînement de leurs apprentis, le grand Chevalier retourna à sa chambre et s’empara de sa lance la plus effilée avant de quitter l’aile des Chevaliers. Pensant qu’il s’agissait d’un nouvel exercice, Cameron le suivit sans poser de questions, mais lorsque Wellan entra dans l’enclos des chevaux sauvages, l’enfant s’immobilisa, la poitrine comprimée par la peur.
— Maître ! s’alarma-t-il.
— Reste là, ordonna Wellan sans se retourner.
Les Chevaliers captèrent la frayeur de l’apprenti. Bridgess, Nogait, Kevin et Buchanan sortirent en courant de l’écurie, tandis que Bergeau, Jasson, Dempsey, Falcon, Kerns, Wimme et Wanda mettaient fin aux exercices à l’épée et accouraient dans l’enclos. Près des cuisines, Santo soignait une vilaine brûlure sur le bras d’une cuisinière. Bien qu’inquiet, il termina tout de même le traitement avant de rejoindre ses compagnons avec son Écuyer Hettrick.
Scrutant le château avec leurs sens magiques, les Chevaliers perçurent aussi une présence maléfique, mais ils attendirent les ordres de leur chef avant de se mettre à sa recherche. En apercevant Wellan, lance à la main, devant l’étalon immobile, Jasson crut que des hommes-insectes avaient réussi à se dissimuler parmi les chevaux. Il sauta aussitôt dans l’enclos et s’approcha prudemment de son frère d’armes en sondant ses intentions.
— Où sont-ils ? s’énerva le fougueux Chevalier, fouillant du regard les alentours et ne discernant aucun ennemi. Pourquoi t’apprêtes-tu à te battre alors que je ne vois personne ?
L’étalon noir se mit à avancer vers eux, ses yeux rougissant. Accrochés à la clôture, les apprentis-poussèrent un cri de surprise, et leurs maîtres voulurent rejoindre Jasson pour seconder Wellan.
— Non, ordonna le grand chef en arrêtant leur geste. Jasson, retourne avec les autres maintenant.
Sans discuter, Jasson recula lentement, ne quittant pas le cheval des yeux. Parfaitement immobile, Wellan attendait le moment de frapper le cœur de l’animal, ce qu’il ne pourrait faire qu’une seule fois. Aucun de ses frères ne devait le distraire.
* *
*
Dans sa chambre, Kira brossait ses longs cheveux violets devant la glace lorsqu’elle ressentit la sombre énergie de l’affrontement entre l’homme et la bête. Elle laissa tomber la belle brosse de nacre sur le sol et courut à sa fenêtre. Un frisson d’horreur lui parcourut l’échiné lorsqu’elle vit le grand Chevalier au milieu de l’enclos, une arme mortelle à la main.
— Non ! hurla-t-elle.
Elle fonça vers la porte et l’ouvrit brusquement, faisant sursauter le soldat qui montait la garde. N’ayant pas le temps de lui expliquer où elle allait, elle se faufila entre ses jambes et courut jusqu’à l’escalier qu’elle dévala en catastrophe, malgré les exhortations de son gardien.
La moitié du palais à ses trousses, l’enfant mauve se précipita dans la cour et sauta sur la clôture entre Bergeau et Dempsey. Les deux Chevaliers tentèrent aussitôt de s’emparer d’elle, mais ils ne furent pas assez rapides. Kira atterrit dans l’enclos et bondit entre Wellan et sa proie.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! cria l’enfant, toutes griffes dehors.
Derrière elle, l’étalon se dressa sur ses pattes postérieures en poussant un hennissement furieux. Le garde du corps et les serviteurs de la princesse s’arrêtèrent à la barrière, trop effrayés pour la poursuivre dans le corral.
— Kira, ne fais aucun geste brusque et reviens tout de suite vers moi, ordonna Wellan, les yeux rivés sur sa cible. Cet animal est très dangereux.
— C’est faux ! protesta-t-elle en reculant vers l’étalon. Il est doux comme un agneau !
Mais le cheval balançait ses sabots au-dessus de sa petite tête violette de façon menaçante et, d’une minute à l’autre, il risquait de lui fendre le crâne. Wellan ne pouvait pas laisser partir la lance tant que Kira se tenait entre lui et sa proie. Serrant fermement l’arme dans une main, il étendit lentement l’autre bras et se servit de sa magie pour tirer la petite jusqu’à lui. Kira sentit la main invisible la saisir par la taille. Elle planta aussitôt ses talons dans le sable et résista de toutes ses forces.
— Je ne vous laisserai pas lui faire de mal ! hurla-t-elle.
Un halo violet l’entoura et la libéra abruptement de l’emprise invisible de Wellan, lui faisant presque perdre l’équilibre. Si sa magie ne pouvait l’écarter de l’animal, il ne savait plus très bien comment il pourrait l’abattre sans du même coup blesser la princesse.
L’un d’entre vous connaît-il une façon de la sortir d’ici sans mettre sa vie en danger ? demanda-t-il à ses frères d’armes. Bridgess sauta aussitôt dans l’enclos et s’approcha prudemment de lui en montrant à la fillette qu’elle n’était pas armée. Les deux Chevaliers échangèrent un rapide coup d’œil, et la jeune femme comprit ce qu’elle devait faire.
— Kira, je ressens ton amour pour cet animal, mais tu ne dois pas laisser tes émotions mettre la vie de mes compagnons en danger. Les Chevaliers d’Émeraude n’agissent pas de cette façon, et je sais que tu rêves de devenir un jour Chevalier. Analyse cette situation avec ta tête plutôt qu’avec ton cœur comme un véritable soldat. Il s’agit d’un animal dangereux pour nous et pour toi.
— Mais ce n’est qu’un bébé ! répliqua l’enfant mauve. Comment pourrait-il être dangereux ?
Wellan arqua un sourcil. Ce cheval énorme devant lui n’était certes pas un poulain. Il estimait même qu’il devait avoir trois ou quatre ans. Avant qu’il puisse protester, Bridgess intervint.
— Et si je te promets de convaincre Élund de faire de toi mon Écuyer, poursuivit-elle, accepteras-tu de me suivre jusqu’au palais ?
— Non… Si je pars, le Chevalier Wellan tuera Hathir… Je ne veux pas qu’il le tue… Les Chevaliers d’Émeraude protègent les innocents, même les animaux…
Des larmes se mirent à couler sur ses joues mauves, rendant l’étalon encore plus furieux. Il reposa brusquement les sabots sur le sol et fonça sur Wellan. Kira tendit aussitôt le bras et l’étalon s’arrêta net en hennissant.
— Cet animal est un serviteur de l’Empereur Noir ! tonna Wellan en relevant sa lance avec l’intention de s’en débarrasser une fois pour toutes.
— Mais comment est-ce possible ? s’étonna Bridgess sans quitter le cheval des yeux.
— Il possède la même énergie que les dragons que nous avons combattus ces dernières années.
Tout à coup, Abnar se matérialisa aux côtés des deux Chevaliers, et on pouvait lire la consternation sur le visage des apprentis qui n’avaient jamais vu Elund utiliser ce genre de magie. L’Immortel portait sa longue tunique blanche habituelle, mais l’anneau de cristal suspendu à son cou émettait une aveuglante lumière. L’étalon se mit aussitôt à reculer dans l’enclos en secouant furieusement la tête. Si cela ne suffisait pas à convaincre l’enfant que ce cheval appartenait à l’Empereur Noir, rien n’y parviendrait.
— Kira, il y a beaucoup de choses que tu ignores encore et que je ne peux te révéler maintenant, déclara le Magicien de Cristal en posant un genou en terre, mais les Chevaliers ont raison. Cette bête est une créature de l’empereur qui l’a envoyée ici pour t’enlever.
— M’enlever ? Moi ? Mais il ne me connaît même pas !
— Tu sais que je ne te mens jamais. Cette bête n’est pas un véritable cheval et elle a pour mission de te ramener jusqu’à Amecareth.
— Mais je ne suis rien du tout ! Je n’ai plus de parents, plus de royaume ! Je ne suis même pas digne d’être un Écuyer ! C’est le Chevalier Wellan qu’il devrait enlever, pas moi !
— Je ne peux pas te l’expliquer maintenant, petite princesse, mais tu dois me faire confiance. Cet animal n’est gentil avec toi que pour endormir ta méfiance et t’emmener loin de nous pour toujours.
Kira lança un coup d’œil inquiet à l’animal derrière elle, car elle savait que le Magicien de Cristal ne mentait jamais, contrairement au Chevalier Wellan qui prenait un malin plaisir à la torturer. Parfaitement immobile, l’étalon noir observait Abnar avec ses yeux brillants comme des flammes. Elle ne savait pas très bien où se situait l’empire ou ce qu’on y faisait, mais si ses habitants se montraient tous aussi gentils qu’Hathir, ce ne pouvait pas être aussi mal qu’on voulait le lui faire croire.
— Les soldats de l’empereur acceptent peut-être les apprentis mauves, pensa-t-elle tout haut.
— Je crains que non, persévéra Abnar. Ils les donnent à manger à leurs dragons.
L’Immortel ressentit le combat dans le cœur de l’enfant. Malheureuse au Royaume d’Émeraude, elle se demandait avec raison si ses talents seraient reconnus ailleurs.
— Laisse le Chevalier Wellan faire son travail et viens avec moi, exigea le Magicien de Cristal.
— Non…, résista-t-elle. Je ne veux pas qu’Hathir soit mis à mort seulement parce qu’il est différent des autres chevaux. Moi aussi, je suis différente et vous ne m’avez pas tuée…
Wellan se rappela avec honte qu’il avait pourtant failli le faire alors qu’elle n’était âgée que de deux ans, croyant ainsi pouvoir sauver Enkidiev.
— Laissez-le retourner chez lui, je vous en supplie, pleura Kira.
— Si je le libère, tu ne seras plus jamais en sécurité lorsque tu iras te balader à l’extérieur du château malgré les interdictions du roi, riposta Wellan.
— Vous savez bien que je ne sortirai jamais de ce château, sire, puisque vous avez réussi à convaincre le roi que je ne valais rien…, s’étrangla la petite.
Ce n’était vraiment pas le moment de se quereller avec elle.
— Kira, écoute-moi, intervint une fois de plus Abnar. Nous avons de bonnes raisons de veiller ainsi sur toi. Si tu viens avec moi, je te dirai tout ce que les dieux me permettent de dire à ton sujet.
L’enfant n’avait aucune raison de se méfier de l’Immortel et encore moins des dieux. Elle se retourna vers le cheval noir et alla serrer sa large poitrine dans ses petits bras mauves, sous les regards angoissés de tous. Mais l’animal sembla plutôt se calmer à son contact.
— Tu vas me manquer, Hathir…, sanglota-t-elle. Je ne pourrai jamais sortir d’ici, mais toi, tu peux encore être libre… Je veux que tu sois libre… Est-ce que tu comprends ?
Le cheval pencha doucement la tête pour flairer les cheveux de l’enfant, et Abnar saisit délicatement son anneau entre le pouce et l’index en se redressant, prêt à intervenir.
Kira agrippa la longue crinière noire de l’étalon et le conduisit vers l’Immortel.
— Je ferai tout ce que vous voudrez si vous obligez le Chevalier Wellan à baisser son arme.
Abnar consulta le grand chef du regard, mais ne reçut pas l’approbation qu’il recherchait.
— Je vous en conjure, faites ce qu’elle demande, exigea l’Immortel.
Wellan demeura parfaitement immobile et garda la main crispée sur sa lance, persuadé que l’animal allait tenter d’enlever la petite si on lui ouvrait la barrière. Abnar vit le regard insistant de l’enfant.
— Nous le libérerons ensemble, déclara-t-il.
L’Immortel dissimula aussitôt l’anneau dans sa tunique et lui tendit la main. Kira la prit avec beaucoup de confiance et ils marchèrent ensemble vers la barrière que le dresseur s’empressa d’ouvrir. Wellan se raidit au passage du cheval et sa main se tendit vers son épée, mais avant qu’il puisse compléter son geste, Bridgess agrippa solidement son bras et lui servit un regard brûlant de reproche. S’il tenait à abattre ce cheval, il devrait le faire à l’extérieur du Château d’Émeraude et en l’absence de l’enfant. En ravalant sa colère, Wellan baissa le javelot.
Tous les habitants du château s’écartèrent pour laisser passer l’étalon. Kira le libéra au-delà des larges portes qui donnaient sur la campagne. Il fila comme le vent sans même regarder derrière lui. La mort dans l’âme, la fillette mauve retira sa main de celle de l’Immortel et détala en pleurant. Les Chevaliers la suivirent des yeux jusqu’aux portes du palais où elle s’engouffra, suivie de son garde du corps et des serviteurs du château.
Bridgess se tourna immédiatement vers Wellan qui contenait sa colère de son mieux. Leurs compagnons s’empressèrent de les entourer, curieux d’entendre ce qu’ils avaient à dire.
— Pourquoi cette enfant ne fait-elle pas partie de nos Écuyers ? s’étonna Bridgess.
— Elle est incapable de se soumettre à la moindre discipline, grommela le grand chef, le regard toujours vissé sur les portes par où le cheval avait disparu.
— C’est ce que prétend Élund ?
Wellan n’avait pas vraiment envie de leur parler de la relation entre l’enfant mauve et l’Empereur Noir. Enfin, pas tout de suite. D’ailleurs, il était préférable, pour la sécurité de Kira, que personne ne connaisse ses origines.
— Élund craint-il que la prophétie ne se réalise pas s’il la laisse sortir du palais ? poursuivit Bridgess sur un ton inquisiteur.
— Oui, et je pense qu’il a raison, rétorqua Wellan en plantant son regard de glace dans le sien. C’est plus prudent ainsi.
— À mon avis, le fait qu’elle devienne Écuyer n’empêcherait pas la réalisation de la prophétie. Sa magie est exceptionnelle, Wellan. Personne n’a jamais réussi à se libérer de ton pouvoir d’attraction, mais cette fillette l’a brisé d’un seul coup.
— Il faut plus que de la magie pour devenir un bon Chevalier, et tu le sais aussi bien que moi.
Wellan aperçut la frayeur sur les jeunes visages de leurs apprentis. Ils avaient donc remarqué les yeux de feu de cette nouvelle espèce de dragon, et la colère qu’ils percevaient maintenant dans son cœur les insécurisait. Mais il n’eut pas le temps de les rassurer que ses compagnons se mettaient à échafauder des hypothèses.
— Si l’Empereur Noir avait déposé des chevaux sur les plages du continent, quelqu’un nous l’aurait certainement signalé, se troubla Santo.
— Surtout des chevaux qui ressemblent à celui-là, ajouta Kevin.
— Kira a dit que cet étalon était un bébé, leur rappela Buchanan. Comment est-ce possible ?
— Il aurait pu naître sur Enkidiev, avança Nogait.
— Nos chevaux auraient-ils pu mettre au monde de telles créatures hybrides ? s’étonna Buchanan.
— Pour saillir les juments, il aurait d’abord fallu que des dragons traversent nos trappes, affirma Falcon, ce qui nous ramène à notre point de départ. Personne ne nous a signalé de brèche.
— Il y a une autre explication, hasarda Wanda.
Toutes les têtes se tournèrent vers le jeune Chevalier nouvellement adoubé, ce qui la fit rougir, mais le regard insistant du grand Chevalier la somma de leur révéler sa pensée.
— La sorcellerie, avança-t-elle.
Sombres créatures, les sorciers utilisaient les forces maléfiques pour accomplir leurs desseins. Ils servaient l’obscurité, jamais la lumière. Mais ils ne possédaient pas le pouvoir de créer des créatures maléfiques, seulement des illusions convaincantes. Wellan vit qu’il devait intervenir avant que les enfants ne succombent à l’angoisse.
— Si un sorcier est à l’œuvre ici, nous le débusquerons et nous lui montrerons de quel bois nous nous chauffons, affirma-t-il en laissant tomber sa colère. Mais pour les affronter, il faut d’abord savoir se servir d’une épée.
Des sourires timides apparurent sur les jeunes visages. Comprenant ce que Wellan tentait de faire, leurs maîtres entourèrent aussitôt leurs épaules et les emmenèrent dans différents coins de la cour pour leur donner des leçons d’escrime ou d’équitation.
Bridgess ne les suivit pas tout de suite. Elle fixa Wellan un moment, puis s’éloigna avec Swan. Le grand chef pouvait sentir les questions qui se bousculaient dans sa tête, mais malgré son affection pour elle, il ne pouvait tout simplement pas trahir sa promesse à la mère de Kira.
— Et nous, maître ? demanda Cameron.
— Je pense qu’il est grand temps que tu t’exerces à la lance.
Ils se dirigèrent vers les bottes de foin entassées à l’extérieur de l’enclos où l’Écuyer lancerait le javelot sans risque de blesser les animaux ou les palefreniers.