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L’étalon sauvage
Sur les plaines du Royaume de Perle, les dresseurs de chevaux guettaient un troupeau de jeunes juments vigoureuses depuis quelque temps déjà. Habituellement, ils n’éprouvaient aucune difficulté à les rassembler et à les diriger vers la forêt où ils dissimulaient un vaste enclos. Une fois capturées, les bêtes s’avéraient faciles à apprivoiser. Les hommes les partageaient ensuite entre eux de façon équitable et se dirigeaient vers des royaumes différents afin de les vendre.
Mais, cette année-là, leur tentative de capture fut déjouée par la soudaine apparition d’un énorme étalon noir, arrivant du nord au galop. C’était un animal magnifique à la robe lustrée et au poitrail musclé. Sa longue crinière soyeuse volait au vent et ses sabots martelaient furieusement le sol. Il poussa quelques hennissements stridents, et les juments se dispersèrent devant les hommes qui les attendaient à cheval.
— D’où vient-il, celui-là ? s’écria l’un des dresseurs en brandissant une corde enroulée sur elle-même au bout de ses bras.
— On dirait qu’il arrive d’Émeraude, lui répondit un de ses compères posté plus loin.
— Concentrez-vous sur lui ! Il vaut certainement une petite fortune !
Les dresseurs convergèrent vers l’étalon couleur de nuit et le poursuivirent toute la matinée en le dirigeant vers la forêt. L’animal majestueux s’esquivait habilement, évitant les nœuds coulants. Des hennissements aigus se firent entendre, semant la panique parmi les juments sur la plaine. Tandis qu’il galopait à toute allure à la lisière du bois, un homme se braqua devant lui, l’obligeant à faire un crochet entre deux conifères. Dès qu’il s’enfonça dans la forêt, les dresseurs comprirent qu’ils l’avaient coincé.
Formant un éventail, ils pourchassèrent l’étalon noir entre les arbres jusqu’à ce qu’il pénètre dans l’enclos fabriqué avec des sapins, des pierres et des planches rustiques. Comprenant qu’il était coincé, le cheval sauvage se retourna brusquement, mais deux hommes refermèrent la barrière derrière lui. Il se cabra et balaya l’air de ses sabots luisants en menaçant ses geôliers.
— Il est splendide ! s’exclama l’un des dresseurs.
— Mais pas très commode, ajouta un autre en se grattant le menton. Pour pouvoir le vendre, il nous faudra le mâter et cela risque d’être long.
— Commençons par l’attacher et le sortir d’ici si nous voulons capturer les juments.
Les dresseurs lancèrent tous leurs nœuds coulants en même temps et seulement deux d’entre eux s’enroulèrent autour de l’encolure musclée. Furieuse, la bête se mit à tourner en rond, mais les hommes tinrent bon pendant que les autres jetaient leurs cordes. L’animal ne semblait pas s’épuiser. Il continuait de piaffer, de se cabrer et de renâcler. L’un des dresseurs plongea la pointe d’un dard dans une fiole qu’il portait au cou et l’inséra dans un petit tube de bambou.
— Mais tu n’y penses pas, Timka ! s’opposa l’un des hommes qui retenaient de son mieux l’étalon en tirant sur sa corde. On n’utilise ce poison que sur les chats sauvages ! Tu pourrais le tuer avec ce produit et une fois mort, il ne vaudra plus rien !
— A moins que tu aies une meilleure idée, je ne vois pas d’autre façon de le tranquilliser pendant quelque temps et s’il continue de hennir, nous perdrons le reste du troupeau.
Timka porta le tube à ses lèvres, visant l’épaule de l’étalon. Il souffla de toutes ses forces et le dard décolla comme une flèche pour se loger dans la robe noire de l’animal. La potion anesthésiante fit son effet et le cheval cessa graduellement de résister. Craignant qu’il ne s’effondre au milieu de l’enclos, les dresseurs foncèrent sur lui et l’en firent sortir afin de le conduire plus loin dans la forêt Ils l’attachèrent solidement entre deux gros arbres centenaires et laissèrent Timka avec lui pour le surveiller pendant qu’ils tentaient de rassembler les juments sur la plaine.
Timka observa attentivement l’étalon. Dès sa plus tendre enfance, son père lui avait appris à dresser les chevaux et il connaissait désormais toutes leurs races, mais aucune ne ressemblait à cet animal. Il s’en approcha davantage pour examiner ses yeux et, malgré le poison qui circulait dans ses veines, le cheval secoua la tête de façon menaçante. Timka recula par prudence et s’assit sur un tronc mort en se demandant s’il ne s’agissait pas de l’animal préféré d’un dieu. Si c’était le cas, le ciel ne mettrait pas longtemps à réagir.
Ce soir-là, lorsque les juments furent finalement capturées, les hommes établirent leur campement auprès de l’étalon noir qui continuait de les fixer avec défiance, mais qui, heureusement, était incapable de bouger un seul muscle. Ils savaient qu’il leur faudrait mener un farouche combat contre lui lorsque la potion cesserait ses effets, mais, espérant en obtenir un bon prix, ils étaient prêts à risquer leur vie pour le mater. Ils fermèrent l’œil après le repas, sauf Timka qui étudiait toujours l’animal amorti. Son père lui avait enseigné à préparer la potion destinée à le protéger des chats sauvages en lui disant qu’on ne pouvait l’utiliser qu’une seule fois sur un animal. Il espérait que les effets de la potion durent jusqu’à ce qu’ils puissent le vendre.