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Un choix difficile
Chloé et Ariane prirent le repas du soir en compagnie du Roi Tilly et de sa cour. Étant humaine, le Chevalier éprouvait de la difficulté à distinguer une Fée d’une autre. Elles se ressemblaient toutes avec leurs beaux visages de poupée et leurs innombrables voiles diaphanes. Le monarque lui présenta ses dignitaires avec beaucoup de fierté et elle les salua avec courtoisie, en remarquant qu’il y avait très peu d’hommes dans l’entourage immédiat du roi.
Ce soir-là, on lui offrit une chambre au milieu de laquelle se trouvait un nid douillet en forme de coupole. Une brise parfumée y soufflait et le plafond transparent laissait briller les étoiles. Un Chevalier ne devant jamais se séparer de son apprenti, Chloé demanda à ce qu’un second lit soit installé près du sien, mais les serviteurs répondirent que la reine avait d’autres plans pour la princesse. La jeune femme allait protester lorsque son Écuyer posa la main sur son bras.
— Laissez-moi lui faire plaisir ce soir, maître, implora Ariane.
Chloé capta l’insistance dans les yeux bleus de l’enfant et comprit qu’elle voulait rendre la séparation moins douloureuse pour la famille royale. Elle lui accorda donc cette permission inhabituelle et la laissa partir avec les autres Fées. Étant en contact permanent avec Ariane, elle pourrait toujours la retrouver au besoin. Elle se lova donc sur le lit, remonta les soyeuses couvertures sous son menton et la luminosité de la pièce s’amenuisa jusqu’à ce qu’elle soit enveloppée d’obscurité. Couchée sur le dos, elle admira la voûte étoilée en se rappelant ses cours sur les dieux qui y résidaient. Elle ne connaissait pas le nom de tous ces astres comme Wellan, mais plus poétique que lui, elle en appréciait davantage la beauté.
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Ariane suivit les Fées sans se servir de ses ailes et se retrouva dans une grande pièce dont les murs pastel changeaient constamment de couleur. La Reine Calva l’attendait, les mains jointes sur sa poitrine, toujours émerveillée par la métamorphose de sa fille.
— Mais avance, Ariane, la pria-t-elle de sa voix si douce.
Les Fées se retirèrent en réponse à un commandement silencieux de leur maîtresse, laissant la fillette marcher seule jusqu’à elle.
— Te souviens-tu de cette chambre ? demanda Calva.
— Non, Majesté.
— C’était la tienne et personne ne l’a utilisée depuis ton départ. Tu peux la reprendre si tu veux.
Ariane marcha en admirant les meubles miniatures : une vanité de bronze au grand miroir en forme de cygne, une brosse en argent et une multitude de flacons colorés, un coffre à jouets en verre, un petit nid de paille blanche parsemée de glaçons scintillants. Elle souleva une poupée de chiffon aux longs cheveux transparents, incapable de se remémorer son souvenir.
— Maintenant que tu as tes ailes, nous te laisserons choisir les meubles de ton choix, évidemment.
L’enfant remit la poupée dans le nid et posa instinctivement la main sur la garde de sa petite épée. En quittant le royaume de ses parents, six ans plus tôt, elle avait abandonné ses jouets pour étudier intensivement la magie, l’histoire, les mathématiques, les langues anciennes et la diplomatie. Sa place était-elle auprès de ses parents ou de son maître ? Calva et Tilly lui offraient de redevenir une princesse d’Enkidiev, mais en demeurant un Écuyer d’Émeraude, elle servirait mieux le continent.
— Il s’agit d’un choix difficile…, murmura-t-elle en observant les motifs colorés qui se formaient sur le mur devant elle.
— Tu veux vraiment perdre tes ailes ? demanda la reine qui la sentait pencher vers son allégeance pour Émeraude.
Ariane se retourna vers cette femme magique aux belles boucles dorées dont les yeux se remplissaient graduellement de tristesse. Elle s’avança et lui prit les mains en rassemblant son courage.
— Mère, je vous aime et je vous aimerai toujours, mais en devenant une élève du magicien Elund, je me suis engagée à servir vos pairs.
— En répondant à l’appel du Roi d’Émeraude, ton père voulait seulement lui prouver notre bonne volonté, puisque notre peuple n’entretient pas beaucoup de contacts avec le monde extérieur. Mais jamais nous n’avons désiré que tu deviennes un mercenaire comme ces Chevaliers qui ont tout ravagé sur leur passage il y a des années, protesta Calva.
— Ce ne sont pas les mêmes soldats, Majesté. La nouvelle version de l’Ordre est sage et bien intentionnée. Je suis certaine que mon père et vous serez fiers de moi si j’aide les Chevaliers d’Émeraude à protéger le continent contre les attaques répétées de l’Empereur Noir. Je ne pourrais jamais redevenir une princesse des Fées en sachant qu’il fait souffrir les habitants d’Enkidiev.
— Tu as donc fait ton choix.
— Oui, Votre Altesse, et je regrette le chagrin qu’il vous cause.
Résignée, Calva entraîna sa fille vers la porte en forme d’arche afin de la conduire à son père qui lui seul possédait le droit de séparer une Fée de ses ailes.
* *
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Le chant enjoué d’un oiseau rose réveilla Chloé au matin. Elle ouvrit l’œil et aperçut la petite bête ailée perchée sur le rebord du lit circulaire à manifester sa joie au milieu d’un rayon doré de soleil. La femme Chevalier s’étira, constatant avec surprise qu’elle se sentait tout à fait reposée.
— J’espère que je ne t’ai pas privé de ton nid, bâilla-t-elle en s’asseyant.
L’oiseau s’élança et voleta autour d’elle avant de filer vers le plafond de verre qu’il traversa sans la moindre difficulté. « C’est comme un rêve qui n’en finit plus », pensa Chloé en sautant sur le sol. Rien dans cet univers ne semblait réel. Elle se dirigea vers la porte qui s’ouvrit d’elle-même lorsqu’elle tendit la main vers la poignée de bronze.
— Je ne m’habituerai jamais à ce royaume, soupira-t-elle pour elle-même.
— Vous n’en aurez pas le temps, affirma une voix d’enfant.
Le visage rayonnant d’Ariane lui apparut dans l’ouverture. Avant que Chloé puisse dire un mot, l’apprentie lui sauta dans les bras et la serra de toutes ses forces. Ce n’est qu’à ce moment que le Chevalier remarqua l’absence de ses ailes.
— Mon père me les a enlevées hier soir et il m’a bercée dans ses bras toute la nuit, répondit Ariane à sa question silencieuse.
— As-tu souffert ? s’inquiéta Chloé.
— Non, pas vraiment. Leur ablation est beaucoup moins douloureuse que leur naissance.
La jeune femme la libéra et repoussa quelques mèches rebelles derrière ses fines oreilles.
— J’ai eu peur que tu veuilles rester avec ta famille, déclara-t-elle.
— Ma mère aurait bien aimé que je reprenne ma place auprès d’elle, confessa l’enfant. Mais j’ai finalement compris que la sauvegarde du continent était plus importante. Je suis prête à vous suivre au bout du monde, maître.
— Si nous commencions par casser la croûte ? suggéra Chloé, fière de son apprentie.
Ariane lui prit la main et l’entraîna dans les couloirs transparents du palais, en direction de la grande salle à manger où les Fées avaient commencé à se rassembler.