5
L’escapade dans la montagne
Lorsque le palais fut endormi, Kira se faufila par la fenêtre de sa chambre et descendit dans la cour. Elle courut pendant une heure autour des enclos sous les regards étonnés des chevaux, puis se rendit à l’écurie où elle trouva de nombreux objets lourds avec lesquels elle exécuta des flexions des bras comme le lui avait enseigné son mentor. Elle se rendit ensuite dans les bains et nagea pendant de longues minutes avant d’enfiler sa tunique et de se rendre à la bibliothèque du château. Pas question de conjurer le Chevalier Hadrian avant qu’elle puisse soulever une véritable épée… ou qu’elle ait besoin de parler à un ami.
Dans les jours qui suivirent, elle fouilla les rayons de livres sur l’histoire ancienne et découvrit quelques pages dans de vieux ouvrages traitant des rois ayant participé à la guerre contre les hommes-insectes, à l’époque où les premiers Chevaliers d’Émeraude avaient vu le jour. Parmi tous ces soldats de fortune ayant spontanément reçu des pouvoirs magiques du Magicien de Cristal, Hadrian d’Argent avait été le seul à n’en jamais abuser. En plus de le qualifier de stratège efficace dans la guerre contre l’ennemi, l’historien ajoutait qu’il avait été un mari affectueux et un bon père. Kira en vint donc à la conclusion qu’Abnar se trompait en le disant dangereux et, de toute façon, son fantôme ne pouvait pas errer dans le château, puisqu’il sommeillait dans son anneau.
Lorsque le soleil commença à chasser l’obscurité de la nuit, Kira retourna dans sa chambre et se mit au lit. Armène tenta en vain de la réveiller quelques heures plus tard et dut abandonner devant ses grondements et ses dents pointues. Kira lui annonça qu’elle n’assisterait plus aux cours de magie d’Abnar, son horaire étant désormais changé. Elle se lèverait quand bon lui semblerait et occuperait son temps selon son humeur jusqu’à ce que le roi et ses magiciens reconnaissent leur erreur dans le choix des Écuyers. La servante, découragée, céda. « Qu’elle profite de sa jeunesse », pensa-t-elle en quittant sa chambre.
L’enfant se rendormit et n’ouvrit l’œil qu’après le repas du midi. Elle contempla de sa fenêtre la fière montagne derrière le palais séparant les Royaumes d’Émeraude et de Diamant. Généralement reconnu comme étant l’antre du Magicien de Cristal, le sommet de ce pic imposant était continuellement coiffé de nuages. Son flanc sud escarpé où nichaient aigles et faucons lui fournirait certainement un bon exercice et lui permettrait d’échapper, pendant quelques heures, aux bruits agaçants de l’entraînement à l’épée des nouveaux apprentis. Elle mangea seule à la cuisine, remplit une gourde d’eau fraîche et se dissimula sous une cape de couleur sable. Pas question de divulguer sa destination à qui que ce soit au palais, car elle ne voulait pas que le Chevalier Wellan l’empêche de quitter la forteresse.
Longeant la muraille de la grande cour, la fillette mauve n’adressa pas même un regard aux Chevaliers enseignant l’escrime à leurs Écuyers et poursuivit sa route jusqu’aux grandes portes ouvertes. Malgré l’écran de protection dont Kira s’était entourée, les sens aigus de Wellan l’alertèrent aussitôt d’une présence suspecte. Au moment où il montrait au jeune Cameron à parer son attaque, du coin de l’œil, il vit passer un étrange petit personnage enveloppé dans une cape, le visage caché sous un immense capuchon. Les paysans ne couvraient jamais leur tête, ni les serviteurs d’ailleurs. Tout en assenant des coups sur la lame de son Écuyer, Wellan épia le trajet de la silhouette suspecte. Mais lorsqu’elle quitta l’enceinte du château, il se sentit contraint de la suivre afin de s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un espion. Il demanda à Bergeau de poursuivre l’entraînement de Cameron en prétextant une urgence.
— Deux contre un ! s’exclama l’homme du Désert. Ça, c’est intéressant !
Mais, en même temps, Bergeau porta un regard réprobateur sur son chef puisqu’il n’emmenait pas son apprenti avec lui. Wellan ignora ses reproches silencieux. Il replaça son épée dans son fourreau et s’élança à la poursuite du personnage masqué jusqu’à la Montagne de Cristal, demeurant à distance respectable sur le sentier de terre. Il ne reconnut Kira que lorsqu’elle laissa tomber sa cape pour grimper sur la surface lisse de la falaise, une gourde accrochée dans son dos. Il se rappela les paroles d’Abnar et de Fan de Shola. Si cette enfant périssait, aux mains de leurs ennemis ou autrement, tous les espoirs des habitants d’Enkidiev mourraient avec elle. Mais comment l’empêcher de mettre continuellement sa vie en péril alors qu’elle ne reconnaissait l’autorité de personne ?
Wellan ne pouvait plus l’intercepter maintenant qu’elle escaladait la falaise avec l’agilité d’un lézard. En se rappelant qu’elle avait du sang d’insecte dans les veines, un frisson d’horreur lui parcourut l’échine à la pensée qu’il était fort probable que les envahisseurs grimpent les murs de la même façon.
Kira s’arrêta sur une corniche pour boire de l’eau. Wellan dirigea ses sens invisibles vers elle, mais elle avait complètement fermé son jeune esprit. Que leur cachait-elle cette fois ? Une foule de questions assaillit l’esprit du grand Chevalier. Son père insecte la maîtrisait-il à distance ? En arrivant à l’âge adulte, se transformerait-elle en scarabée elle aussi ?
Wellan se cacha derrière un bosquet d’arbres centenaires pour surveiller Kira sans qu’elle le voie. S’il ne pouvait rien lire dans son énergie, il était en mesure de deviner ses intentions en l’observant. La fillette demeura un moment assise sur la corniche, puis redescendit en s’accrochant au roc avec les griffes de ses pieds et de ses mains. Une fois sur le sol, elle reprit son souffle et grimpa de nouveau. Wellan fronça les sourcils. À quoi lui servait-il de répéter deux fois le même exercice ? Était-ce là un rituel des enfants de sa race ?
Lorsqu’elle eut achevé sa deuxième descente, Kira but le reste de l’eau et jeta la cape sur ses frêles épaules. Elle cacha sa tête violette sous son capuchon et se dirigea vers le château. Intrigué, Wellan la suivit à distance, sans comprendre ce qu’elle tentait d’accomplir. Lorsqu’elle disparut par la porte des cuisines, le grand Chevalier rejoignit Bergeau et leurs Écuyers qui s’exerçaient au milieu de la cour. Il les observa un instant, corrigea la position du bras de Cameron et l’encouragea à attaquer son frère d’armes avec plus d’aplomb. Un large sourire éclairant son visage basané, Bergeau s’amusait à parer les coups frénétiques des deux enfants. Voyant qu’ils s’épuisaient rapidement, Wellan interrompit l’exercice et les envoya chercher de l’eau. Malgré leur fatigue, les garçons lui obéirent sans rouspéter.
— On dirait que tu passes le moins de temps possible avec ton nouvel Écuyer, le critiqua Bergeau.
— J’ai dû m’acquitter d’une tâche plutôt pressante, éluda l’autre en détournant le regard.
— Nous avons pourtant prêté le serment de toujours emmener ces enfants avec nous pour qu’ils commencent à vivre la vie d’un Chevalier.
Bergeau avait raison, et Wellan observa un silence coupable.
— Que lui reproches-tu exactement, Wellan ?
— Rien…, sauf peut-être son manque d’enthousiasme… Bridgess me mettait davantage à l’épreuve à tous points de vue.
— Mon nouvel Écuyer aussi est différent du premier, mais c’est normal, tu ne crois pas ? Toi et moi, nous ne sommes pas pareils non plus parce que les dieux le veulent ainsi. Je te suggère de l’emmener avec toi la prochaine fois que tu auras une urgence, sinon il va commencer à penser que tu ne l’aimes pas.
Wellan hocha doucement la tête, acceptant la remontrance et contempla les deux garçons qui revenaient du puits avec un seau d’eau et des gobelets. Ils offrirent à boire à leurs maîtres puis étanchèrent leur propre soif. Wellan examina Cameron à la dérobée. Avec les yeux doux de Santo et le cœur gonflé de bonne volonté de Bergeau, il affichait une docilité étrangère à Bridgess. Pourquoi Elund lui avait-il confié un enfant aussi tranquille ?
— Te reste-t-il suffisamment de force pour poursuivre ton entraînement avec moi ? l’interrogea le Chevalier.
— Évidemment, maître ! s’exclama Cameron, fou de joie.
Le grand Chevalier ressentit le soulagement du garçon qui craignait de ne pas être à la hauteur de ses attentes. Il posa une main rassurante sur son épaule et l’entraîna au centre de la cour pour lui enseigner de nouvelles feintes.
* *
*
Dans les jours qui suivirent, Wellan accorda plus de temps à son jeune protégé et regagna graduellement sa confiance. Il lui enseigna à monter à cheval et à manier les armes au galop. Cameron s’avéra très doué pour le combat et cela lui plut énormément.
Kira n’était pas réapparue dans la cour sous son déguisement, et Wellan se demanda si elle connaissait une autre façon de quitter le château. Puis, un matin, au cours d’un exercice à la lance sous un ciel chargé de gros nuages gris, il la vit se diriger de nouveau vers les portes des remparts, enveloppée dans une cape blanche, Cette fois, Cameron accompagna son maître et ils suivirent silencieusement la petite Sholienne en direction de la montagne. Le Chevalier et l’Écuyer se dissimulèrent derrière un bosquet et l’observèrent de loin.
— Est-ce un brigand, maître ? voulut savoir l’Écuyer.
— Non, Cameron. C’est Kira.
— Mais que fait-elle ici ?
— J’aimerais bien le savoir.
— Je n’arrive pas à lire ses pensées.
— C’est parce qu’elle nous en bloque l’accès.
— Maître Abnar dit que nous ne devons bloquer nos pensées qu’à nos ennemis, mais nous ne sommes pas ses ennemis, n’est-ce pas, maître ?
— C’est exact.
— Pourquoi devons-nous l’épier ainsi ?
— Parce que, selon la prophétie, lorsqu’elle sera grande, elle assurera la protection d’un Chevalier qui détruira l’Empereur Noir. Notre devoir est de la garder en vie jusque-là.
Cameron lui jeta un regard incrédule, et Wellan sourit avec bonté. Cette série d’hypothèses était sans doute difficile à comprendre pour un petit garçon de onze ans, mais Wellan devait lui dire la vérité maintenant que l’Écuyer dépendait de lui.
— Il serait bien plus raisonnable qu’elle reste au palais, lâcha alors celui-ci. Si un dragon se mettait à grimper sur la montagne pour la dévorer, nous ne pourrions rien faire pour l’en empêcher.
Heureusement, ces bêtes sanguinaires n’avaient jamais réussi à franchir les trappes creusées sur la côte d’Enkidiev. Wellan et Cameron attendirent que la petite se mette en route pour le château et firent demi-tour afin de retourner dans la cour avant elle. S’assurant qu’on ne la suivait pas, Kira longea silencieusement la muraille, dissimulée sous son large capuchon, se faisant aussi invisible que possible. Elle atteignit les premiers bâtiments, puis sursauta en arrivant nez à nez avec la pointe effilée d’une large épée et releva les yeux sur la main qui tenait l’arme et sur la tunique verte de son propriétaire. Wellan !
— Seuls les voleurs entrent dans les châteaux des rois en cachant ainsi leur visage, déclara-t-il, menaçant.
Kira enleva son capuchon d’un geste ennuyé. Autour d’eux, les Chevaliers et les Écuyers continuaient de s’entraîner dans un cliquetis infernal de lames s’entrechoquant. Elle capta le regard désapprobateur de Cameron mimant l’expression autoritaire de son maître. Pourtant, il avait été son ami lorsqu’ils étaient tous deux étudiants d’Émeraude.
— Que faisais-tu à l’extérieur du château ? demanda Wellan, sans abaisser sa lame.
— J’ai seulement escaladé la montagne.
— Montre-moi ta permission signée de la main du roi.
La fillette écarquilla ses yeux de chat. Depuis quand les sujets du royaume devaient-ils obtenir une autorisation spéciale pour se balader dans la campagne ?
— Je n’en ai pas, grommela-t-elle finalement.
— C’est une faute très grave de s’aventurer au-delà des murs sans l’accord de Sa Majesté.
— C’est une faute d’aller grimper dans la montagne ? rouspéta Kira.
— Oui, quand on le fait sans prévenir personne. Le roi décidera de ta punition. Avance.
Elle prit un air outragé, poussa sa lame de côté du bout de ses griffes violettes et marcha en direction du palais, la tête haute. Wellan la suivit, l’épée à la main, comme si elle eut été une voleuse. Les Chevaliers cessèrent les combats pour les regarder passer. Kira sonda rapidement l’esprit des apprentis et constata avec beaucoup de chagrin qu’ils désapprouvaient son geste. Décidément, le Chevalier qu’elle admirait le plus était celui qui la mettait sans cesse dans l’embarras.
Cameron les suivit en silence jusqu’à la salle d’audience du roi où le monarque tranchait un différend opposant deux paysans. Émeraude Ier s’arrêta et leva des yeux découragés sur le trio entrant dans la pièce. Pourquoi sa pupille portait-elle une cape de voyage ? Avait-elle tenté de s’enfuir ? La présence de l’épée dans la main de Wellan effraya la foule qui s’écarta pour le laisser passer.
— Qu’a-t-elle fait, cette fois ? s’attrista le roi.
— Elle a quitté l’enceinte du château sans votre permission, Altesse, le renseigna le Chevalier d’une voix forte. Je remets donc son sort entre vos mains, tel que le recommande le code des Chevaliers d’Émeraude.
Kira sentit se tourner vers elle les regards réprobateurs des dignitaires. Bien sûr qu’elle était fautive, mais fallait-il que tout le royaume le sache ? Pourquoi Wellan se sentait-il obligé de l’humilier chaque fois qu’il en avait l’occasion ? Un jour, lorsqu’elle arriverait enfin à soulever une véritable épée, elle lui ferait regretter ses affronts.
— Kira…, soupira Émeraude sans trop savoir que faire d’elle.
— Notre grand chef s’énerve sans raison, Majesté, s’empressa-t-elle de protester. Je suis seulement allée m’exercer dans la campagne.
— Les membres de la famille royale ne peuvent quitter la forteresse d’Émeraude sans votre consentement, Votre Altesse, lui rappela Wellan. Cette règle existe depuis la nuit des temps.
Les dignitaires et les conseillers du roi approuvèrent cette dernière déclaration en murmurant entre eux.
— C’est une règle stupide ! s’exclama Kira qui les sentait se liguer contre elle.
— Mais le Chevalier Wellan a raison, mon enfant. Il est dangereux pour un membre de la famille royale de quitter ce château sans escorte.
— Le code prévoit une peine sévère pour ce genre d’inconduite, sire, lui rappela Wellan avant qu’il cède une fois de plus devant les larmes de la petite. Où dois-je la conduire ?
Émeraude Ier fixa sa protégée pendant un long moment. Il comprenait pourquoi le chef de ses Chevaliers agissait ainsi : la sécurité de la jeune princesse était primordiale à la survie du continent, et ils ne pouvaient la laisser se balader seule à l’extérieur du château.
— À ses appartements, décida-t-il finalement. Et placez un homme de ma garde personnelle à sa porte.
Content de sa victoire, Wellan s’inclina devant son monarque et fit signe à la Sholienne d’avancer vers la porte à la droite du trône.
— Abaissez votre arme, sire, ordonna-t-elle, ses petites oreilles pointues se rabattant sur son crâne.
Wellan ne broncha pas, et la cour observa la confrontation silencieuse avec beaucoup d’inquiétude.
— Kira, fais ce qu’il te demande, insista Émeraude Ier.
Gardant la tête haute, mais le cœur en pièces, Kira tourna les talons et se dirigea à la droite du monarque. Elle poussa brutalement la porte à battant avec sa botte et s’engagea dans le couloir d’un pas furieux. Le grand Chevalier et son Écuyer la suivirent en silence. Lorsqu’ils arrivèrent devant la porte de ses appartements, l’enfant se retourna brusquement vers Wellan.
— Un jour, je vous ferai amèrement regretter votre méchanceté, Chevalier, siffla-t-elle.
— Un jour, tu comprendras pourquoi je suis contraint d’agir ainsi, rétorqua-t-il sans ciller.
D’un geste élégant, il remit l’épée dans son fourreau et attendit que Kira entre dans l’antichambre, Les yeux glacés de Wellan n’exprimaient aucune émotion et, pendant un instant, Kira eut envie de les lui arracher. Elle recula, agrippa la porte et la claqua durement sous son nez. Un sourire s’épanouit sur le visage du grand Chevalier, étonnant son Écuyer.
— Elle a du caractère, lui expliqua Wellan en apercevant sa mine déconfite. Je crois bien que c’est ce qui lui permettra de survivre au bout du compte. Allez, viens. Nous devons prévenir la garde de ses nouvelles fonctions.
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Wellan enfila un long couloir, et son apprenti s’empressa de le suivre.
Dans sa chambre à coucher, Kira lança sa cape blanche sur le sol d’un geste furieux et poussa un cri de rage. Wellan n’avait pas le droit de l’empêcher de faire de l’exercice ! Ne comprenait-il pas que sa survie en dépendait ? Elle sauta sur son lit et mit son oreiller en pièces avec ses griffes en traitant Wellan de tous les noms. C’est donc dans un nuage de plumes que la trouva Armène quelques minutes plus tard.
— Mais que se passe-t-il ici ? suffoqua la servante en promenant un regard alarmé sur le tableau duveteux.
Kira se jeta dans ses bras et la serra contre elle en se lamentant des mauvais traitements que lui infligeait continuellement Wellan d’Émeraude. Armène l’écouta en lui frictionnant le dos et lui promit d’intervenir auprès du roi pour qu’il lève ce châtiment ridicule, mais rien ne consolait la petite Sholienne. La servante la porta à la berceuse et la cajola jusqu’à ce qu’elle se calme.