Trente et un
Tranquillement, ils commencèrent l’exploration de la maison. Au début, ils eurent l’impression d’avoir échappé à l’attention des gardiens d’un musée et n’osaient pas abuser de cette liberté fortuite.
Mais, petit à petit, la chaleur ombragée se faisant de plus en plus familière, ils s’enhardirent. Rien que dans la bibliothèque, ils passèrent une heure à feuilleter les grands classiques reliés de cuir et les vieux registres de la plantation de Riverbend, déçus lorsqu’ils virent qu’ils étaient gorgés d’humidité et fichus. Tous les comptes étaient pratiquement illisibles.
Ils ne touchèrent pas les papiers du bureau que Ryan Mayfair voulait récupérer mais passèrent en revue les portraits encadrés accrochés aux murs.
— Ce doit être Julien.
— Un bel homme ténébreux et souriant.
— Qu’est-ce qu’il y a derrière lui ?
L’arrière-plan s’était tellement assombri avec le temps que Michael le distinguait à peine. Puis il s’aperçut que Julien se tenait sous le porche du devant de la maison.
— Oui, et là, cette vieille photo, ce doit être Julien et ses fils. Celui qui est juste à côté de lui, c’est Cortland. C’est mon père.
Là encore, ils étaient regroupés sous le porche, souriants. Comme ils avaient l’air gais et vifs !
Et que verrais-tu si tu les touchais, Michael ? Comment sais-tu si ce n’est pas ce que veut Deborah ?
Dans le petit office haut de plafond, ils découvrirent une kyrielle de rayons garnis de fabuleux services en porcelaine : Minton, Lenox, Wedgwood, Royal Doulton. Des motifs fleuris, orientaux, bordés d’or et d’argent.
Il y avait des caisses et des caisses d’argenterie, des centaines de pièces très ouvragées, nichées dans du feutre, dont des services très anciens marqués de l’initiale « M ».
Ils trouvèrent des chandeliers en argent, des soupières à punch, des plats de service, des assiettes à pain et à beurre, de vieux pichets à eau, des cafetières, des théières et des carafes. Ils avaient l’impression délicieuse de chiner. En frottant du doigt les pièces en argent oxydées, ils mettaient à nu, comme par magie, le brillant du métal précieux.
Au fond des placards, ils dénichèrent des bols de toutes tailles en cristal taillé, des plats et des assiettes en cristal au plomb.
Les nappes et les piles de serviettes anciennes étaient hors d’usage. Le fin coton et la dentelle avaient pourri sous l’effet de l’humidité, seul le monogramme « M » brodé sur chaque pièce de linge ayant été épargné.
Comme par miracle, plusieurs, enveloppées dans du papier bleu et conservées dans un tiroir en cèdre, en avaient réchappé. Il y avait de la dentelle ancienne merveilleusement jaunie par le temps et, au milieu, des ronds de serviette faits d’os, d’argent et d’or.
Le soleil de fin d’après-midi se déversait en rayons obliques à travers les fenêtres de la salle à manger. Les fresques murales étaient vibrantes de vie, révélant un tas de petits personnages égaillés dans les champs de la plantation. La grande table oblongue, fine et robuste à la fois, n’avait probablement pas bougé depuis un siècle. Des chaises Chippendale au dossier savamment sculpté étaient alignées contre le mur.
— Dînerons-nous un jour aux chandelles dans cette pièce ?
— Oui, murmura-t-elle. Oui !
Dans le grand office, ils trouvèrent des pièces de verrerie délicates en nombre suffisant pour un banquet royal : des timbales de belle facture, des gobelets à fond épais bordés de fleurs, des verres à xérès, à cognac, à vin blanc et à vin rouge, des coupes à Champagne, des verres au plomb, des verres à dessert et des décanteurs assortis, à bouchon de verre, des pichets en cristal taillé et, là encore, des dizaines de jolis plats étincelant dans la lumière.
Tant de trésors, songea Michael. Tout semblait attendre un coup de baguette magique pour reprendre vie.
— Je rêve de grandes réceptions, dit Rowan. Comme autrefois. Je réunirai tous les Mayfair et je couvrirai la table de mets délicieux.
Michael observa son profil en silence. Elle tenait dans sa main un long verre à pied très délicat et admirait ses reflets dans la lumière.
— Tout est si gracieux et tentant, dit-elle. Je ne pensais pas que la vie pouvait être comme ce à quoi elle ressemble ici. J’ignorais qu’il existait des maisons comme celle-ci en Amérique. Comme tout cela est étrange ! J’ai voyagé dans le monde entier mais je n’ai jamais vu d’endroit comme celui-ci. On dirait que le temps l’a complètement oublié.
Michael ne put réprimer un sourire.
— Les choses changent très lentement par ici. Dieu en soit remercié.
Ils sortirent dans le jardin, tournèrent autour de la vieille piscine et sa cabane à l’abandon.
— Tout est très solide, expliqua Michael en examinant les portes coulissantes, le lavabo et la douche. C’est réparable. Regarde, c’est du cyprès. C’est indestructible. Et la tuyauterie est en cuivre. Je réparerai tout ça en un ou deux jours.
Ils traversèrent les hautes herbes jusqu’aux anciennes dépendances. Il ne restait plus qu’une partie de la charpente, tout à fait derrière.
— Pas si mauvais que ça, dit Michael. Ce devait être un logement pour les domestiques.
Ils trouvèrent le chêne dans lequel Deirdre grimpait se réfugier. Il s’élevait à vingt-cinq mètres environ au-dessus de leurs têtes. Son feuillage était sombre et poussiéreux. Au printemps, ses jeunes feuilles allaient être d’un joli vert tendre. De généreux massifs de bananiers s’épanouissaient au soleil. A l’arrière de la propriété, le magnifique mur de brique bordant Chestnut Street était couvert de lierre et de glycine.
— La glycine est encore en fleur, dit Michael. J’adore sa couleur. Quand je passais dans la rue, je la touchais pour regarder les pétales frémir.
Pourquoi diable n’enlèves-tu pas tes gants un instant, juste pour sentir ces tendres pétales sous tes doigts ?
Rowan avait les yeux fermés. Écoutait-elle le gazouillis des oiseaux ? Il embrassa du regard l’aile arrière du corps de maison principal. Ces porches étaient réservés aux domestiques, avec leurs balustrades blanches et le treillage blanc qui préservait leur intimité. La vue du treillage le rendit heureux. Toutes ces couleurs et ces textures étaient celles de chez lui.
Chez lui. Comme s’il avait vécu ici ! Les autres passants qui avaient admiré la maison l’avaient-il aimée autant que lui ? D’une certaine façon, il y avait toujours vécu puisque, depuis son départ, il n’avait pensé qu’à elle…
Tu ne peux pas imaginer la force de l’attaque…
— Michael ?
— Oui, chérie.
Il l’embrassa et respira la délicieuse odeur du soleil dans ses cheveux. La chaleur faisait luire la peau de Rowan. Il ouvrit grand les yeux et laissa la lumière de l’après-midi les remplir, bercé par le doux bourdonnement des insectes.
Des tissus de mensonges…
Rowan passa devant lui dans les hautes herbes.
— Il y a des dalles ici, Michael. Tout est dallé !
Il la suivit dans le jardin de devant. Ils découvrirent des petites statues grecques, des satyres en ciment magnifiquement patinés par le temps, leurs yeux aveugles regardant à travers les massifs de buis, une nymphe de marbre perdue dans les sombres camélias cireux et un minuscule lantanier fleurissant superbement.
Ils aperçurent la forme blanche du fauteuil à bascule de Deirdre au-dessus des treilles.
— Ils ont dû les tailler pour qu’elle puisse voir, dit-il. Regarde comme elles ont poussé de l’autre côté, luttant contre les bougainvillées.
— Tout ça nous appartient, maintenant. A toi et à moi.
Comme elle avait l’air innocente ! Comme son doux sourire était sincère ! Elle l’entoura de ses bras.
— Et si tout était pourri à l’intérieur, Michael ? Combien de temps faudrait-il pour remettre en état tout ce qui a besoin de l’être ?
— Viens ici et regarde, dit-il. Les porches des domestiques s’élèvent bien droit. Les fondations de cette maison sont en parfait état. Il n’y a apparemment aucune fuite au premier étage. Aucune ! Autrefois, c’était par là que les domestiques entraient et sortaient. C’est pourquoi il y a tant de portes-fenêtres. J’ai vérifié une à une les fenêtres et les portes. Elles sont toutes d’aplomb.
Rowan leva les yeux vers les fenêtres de la chambre de Julien. Pensait-elle à nouveau à Antha ?
— Je sens la malédiction quitter cette maison, murmura-t-elle. C’était cela qui était prévu. Que nous venions ici pour nous aimer et redonner vie à cette maison.
Oui, c’est ce que je crois, pensa-t-il. Mais il ne dit rien. Le calme qui les entourait lui semblait peut-être trop vivant. Il avait peur de réveiller quelque chose d’invisible qui observait et écoutait.
— Tous les murs sont en brique solide, Rowan. Et certains font jusqu’à cinquante centimètres d’épaisseur. Je les ai mesurés avec la main en passant les différents seuils. Ils ont été couverts de plâtre à l’extérieur pour que la maison semble faite de pierre. C’était la mode à l’époque. Tu vois le rainurage de la peinture ? C’était pour donner l’illusion que la maison était construite en gros blocs de pierre. Quel mélange de styles ! Du fer forgé ouvragé, des colonnes corinthiennes, doriques et ioniques et des encadrements de portes en trous de serrures !
— Ah oui ! les trous de serrures, dit-elle. Au fait, je voulais le dire que j’en ai vu ailleurs. C’était sur la tombe des Mayfair. Tout en haut.
— Comment ça, tout en haut ?
— Il y a une sorte d’encadrement de porte sculpté, comme dans la maison. Je te montrerai. Nous pourrions y aller aujourd’hui ou demain.
Pourquoi cela le mettait-il mal à l’aise ? Une embrasure de porte sculptée sur la tombe ? Il détestait les cimetières et les tombes. Mais, tôt ou tard, il fallait qu’il aille voir. Il continua à parler, refoulant son sentiment de malaise, désireux de se concentrer sur la maison devant lui, baignée de soleil.
— Il y a aussi des fenêtres sculptées au nord, dit-il. C’est une influence architecturale que l’on nomme l’italianisme. Mais le tout se tient quand même. Ces plafonds hauts de quatre mètres cinquante sont faits pour ce climat. Ce bâtiment est une citadelle contre la chaleur.
Rowan passa son bras autour de la taille de Michael et le suivit à l’intérieur. Ils montèrent le long escalier obscur.
— Regarde, le plâtre tient bien, expliqua-t-il. Il est sûrement d’origine. C’est l’œuvre de fabuleux artisans. Il n’y a pas la moindre fissure. Quand je descendrai sous la maison, je suis certain de découvrir que les murs plongent droit dans le sol et que les bases sont impeccables. C’est évident. Tout est de niveau et bien solide.
— Et moi qui ai cru qu’elle était fichue, la première fois que je l’ai vue.
— Essaie d’imaginer ces murs sans ce vieux papier peint et repeins-les avec des couleurs vives et chaudes. Essaie de voir toutes ces boiseries en laqué blanc.
— Elle est à nous. A partir de maintenant, la suite du dossier Mayfair, c’est nous.
— L’histoire de Rowan et Michael, dit-il en esquissant un sourire. (Il s’arrêta en haut de l’escalier.) Au second étage, tout est encore plus simple. Les plafonds sont moins hauts de cinquante centimètres et il n’y a pas de moulure en forme de couronne. Tout est à une moindre échelle.
Elle rit et secoua la tête.
— Et quelle est la hauteur de ces pièces ? Quatre mètres ?
Ils rebroussèrent chemin et pénétrèrent dans la première chambre du devant de la maison. Ses fenêtres ouvraient à la fois sur les porches de façade et de côté. Le livre de prières de Belle était posé sur la commode. Son nom était gravé en lettres dorées sur la couverture. Aux murs, des photos encadrées étaient suspendues à des chaînes rouillées.
— Encore Julien. C’est sûrement lui, dit Michael. Et Mary Beth. Regarde comme tu lui ressembles, Rowan.
— C’est ce qu’on m’a dit.
Le chapelet de Belle, son nom gravé au dos du crucifix, était resté sur l’oreiller du lit à baldaquin. Quand Michael toucha l’édredon en plume, de la poussière s’envola. Le ciel de lit en salin était orné d’une couronne de roses.
— Michael, c’est la plus belle chambre, dit Rowan derrière lui. Elle donne il la fois sur le sud et l’ouest. Aide-moi à ouvrir la fenêtre.
Ils forcèrent le loquet récalcitrant.
— On se croirait dans une cabane perchée dans un arbre, reprit Rowan.
Elle sortit sur la galerie, posa une main sur la colonne corinthienne cannelée et regarda les branches tordues des chênes.
— Regarde les fougères qui poussent sur les branches, Michael. Des centaines de fougères miniatures. Et là ! Un écureuil ! Deux, même ! Nous les avons effrayés. C’est étrange. On a l’impression d’être dans un bois. Il n’y a qu’à enjamber la balustrade et nous pourrions grimper dans les arbres, jusqu’au ciel.
Michael vérifia l’état des chevrons.
— C’est solide, comme le reste. Et le fer forgé n’est même pas rouillé. Il a juste besoin d’un bon coup de pinceau. Pas de fuite dans l’auvent non plus.
Il parcourut des yeux les petits oliviers le long de la grille de devant. Il se revoyait enfant devant le portail. Rowan lui prit soudain la main et l’entraîna à l’intérieur.
— Regarde, cette porte communique avec la chambre d’à côté. Nous pourrions en faire un salon. Et les deux pièces donnent sur le porche latéral.
Michael fixait une photographie dans un cadre ovale. Ce devait être Stella.
— Ne serait-ce pas merveilleux ? dit-elle. Ce sera le salon.
Il regarda à nouveau la couverture de cuir blanc du missel et les mots « Belle Mayfair » en lettres d’or. Juste une seconde, se dit-il, le toucher et me dire que Belle était si douce et si bonne. Comment pourrait-elle te faire du mal ?
— Michael ?
Non, il ne fallait pas. S’il commençait, il ne pourrait plus s’arrêter. Et ces chocs électriques qui le transperçaient quand il utilisait son pouvoir le tueraient. Et la cécité, l’inévitable cécité qui le frappait quand les images voltigeaient tout autour de lui. Et la cacophonie de toutes les voix. Non, ne le fais pas. Personne ne t’a dit que tu devais le faire.
Soudain, la pensée que quelqu’un pourrait l’y obliger, lui arracher ses gants et le forcer à loucher ces objets lui fut insupportable. Il se sentait lâche. Et Rowan qui l’appelait ! En partant, il jeta un dernier regard sur le livre de prières.
— Michael, c’était sûrement la chambre de Millie. Elle a aussi une cheminée.
Rowan se tenait devant une haute commode, un mouchoir monogrammé à la main.
— Ces chambres me font l’effet de lieux saints, dit-elle.
— Oui, elles ont toutes des cheminées, dit-il d’un air absent. Je vais examiner les briques des foyers. Ces petits âtres n’étaient pas faits pour le bois mais pour le charbon.
Rowan était devant la porte du placard.
— Tu sens cette odeur, Michael ?
— Enfin, Rowan Mayfair, tu n’as jamais senti l’odeur du camphre dans une vieille penderie ?
Elle rit doucement.
— Je n’ai jamais vu de vieille penderie. Michael Curry. Je n’ai jamais vécu dans une vieille maison ni même visité un vieil hôtel. Pour mon père adoptif, rien ne valait la pointe du modernisme. Et Ellie ne supportait pas la vue de ce qui était vieux ou usé. Elle jetait tous ses vêtements au bout d’un an.
— Tu n’as pas l’impression d’être tombée sur une autre planète ?
— Non, pas vraiment. C’est juste une autre dimension.
Elle effleura pensivement les vieux vêtements accrochés dans la penderie. Elle ne voyait que des ombres.
— Et dire qu’on arrive à la fin du siècle et qu’elle a toujours vécu dans cette pièce. (Elle recula.) Dieu que je déteste ce papier peint ! Regarde, il y a une fuite là !
— Eh bien, on refera le plafond. Deux jours de travail.
— Tu es un génie.
Il rit en hochant la tête.
— Regarde cette vieille salle de bains, dit Rowan. Chaque chambre a la sienne. J’essaie d’imaginer tout ça propre et terminé…
— Moi, je vois parfaitement bien le résultat.
La chambre de Carlotta était au fond du couloir. On aurait dit une grande caverne lugubre avec son lit à baldaquin au taffetas fané et ses quelques chaises à housse. La pièce sentait le renfermé. Une étagère était garnie de livres de droit et d’ouvrages de référence. Ici, il y avait un chapelet et un livre de prières. On aurait dit qu’elle venait de les poser. Et là, ses gants blancs, une paire de boucles d’oreilles en camée et une rangée de perles noires.
— On appelait ce genre de collier les perles de Grand-Maman, dit Michael. J’avais complètement oublie ce détail.
Il tendit le bras pour les toucher puis retira vivement sa main gantée, comme s’il s’était approché d’une source de chaleur.
— Je ne me sens pas bien ici, dit Rowan. Je ne veux pas toucher ce qui lui a appartenu. (Elle avait l’air dégoûtée par les objets posés sur la commode et par les vieux meubles.) Ryan a dit que Gerald Mayfair va venir chercher tout ça. Elle a légué ses effets personnels à la grand-mère de Gerald.
Rowan se retourna brutalement, comme si quelque chose l’avait surprise, et regarda d’un air presque furieux le miroir accroché entre les fenêtres latérales.
— Encore cette odeur de camphre !
Ils passèrent par la porte arrière de la chambre. Elle ouvrait sur un petit couloir d’où partaient quelques marches donnant sur deux petites chambres en enfilade.
— C’était là que les servantes devaient dormir autrefois, expliqua Michael. C’est l’aile des domestiques. Mais ils n’ont certainement pas utilisé cette porte de communication car elle est relativement récente. On a percé le mur de brique. Autrefois, les employés entraient dans la maison principale par le porche.
Ils retournèrent dans la grande chambre. Rowan passa avec précaution sur le tapis usé et Michael la suivit jusqu’à la fenêtre. Ils repoussèrent doucement le rideau fragile pour regarder les trottoirs de Chestnut Street et la belle façade de la grande maison d’en face.
— Regarde, elle donne sur le fleuve, dit Michael. Et la remise des voitures à cheval est toujours debout. Le stuc se détache des briques. Cette maison aussi a été maquillée en pierre.
— On voit les chênes de toutes les fenêtres, dit Rowan à voix basse, comme pour ne pas déranger la poussière. Le ciel est d’un bleu si profond. Même la lumière est différente ici. On dirait celle de Florence ou de Venise.
— Exactement.
A nouveau, Michael regarda avec appréhension les objets ayant appartenu à cette femme. Le malaise de Rowan était peut-être contagieux. Il s’imagina obligé d’ôter ses gants et de poser sa main nue sur ces objets.
— Qu’y a-t-il, Michael ?
— Allons-nous-en, dit-il d’une voix faible.
Il lui attrapa la main et l’entraîna vers le couloir.
Elle le suivit avec réticence dans la chambre de Deirdre. Son trouble et sa révulsion se renforcèrent mais elle était obligée d’y aller. Michael la vit passer un regard avide sur les photos encadrées et les petites chaises victoriennes cannées. Il la serra contre lui quand elle posa les yeux sur la tache du matelas.
— C’est atroce. Je vais faire venir quelqu’un pour nettoyer tout ça.
Il regarda aussi la tache brune ovale dont le centre semblait gluant. La femme avait-elle eu une hémorragie avant de mourir ?
— Je ne sais pas, murmura Rowan. (Michael n’avait pourtant pas parlé à voix haute. Elle soupira.) J’ai déjà réclamé son dossier médical. Ryan s’en occupe officiellement. Je lui ai parlé aujourd’hui. Il a appelé le médecin et parlé à l’infirmière, Viola. C’est une vieille femme adorable. Elle a évoqué Dickens à propos de la vie de Deirdre. Tout ce que m’a appris le médecin, c’est qu’il n’y avait aucune raison de l’emmener à l’hôpital. Toute cette histoire est insensée. Il n’a pas apprécié que je lui pose des questions et a sous-entendu que j’avais tort. Pour lui, l’attitude la plus humaine était de la laisser mourir.
Michael resserra son étreinte et effleura la joue de Rowan de ses lèvres.
— Qu’est-ce que c’est que ces bougies ? demanda-t-elle en regardant le petit autel. Et cette horrible statue ?
— La Sainte Vierge. Quand elle porte un cœur nu, je crois qu’on l’appelle le Cœur immaculé de Marie. Je ne sais plus très bien. Les bougies sont bénites. J’ai aperçu leur lueur de dehors, le premier soir. Je ne savais pas qu’elle était mourante. Si j’avais su… je ne sais pas. Je ne savais même pas qui vivait là.
— Mais pourquoi ces bougies bénites ?
— C’est pour réconforter le mourant. Le prêtre vient et lui donne ce qu’on appelle les derniers sacrements. Je l’ai accompagné plusieurs fois quand j’étais enfant de chœur.
— Mais pourquoi ne l’ont-ils pas emmenée à l’hôpital ?
— Rowan, si tu avais été là, toi, tu crois que tu aurais pu faire quelque chose ? Je ne pense pas. De toute façon, cela n’a plus d’importance.
— Ryan m’a dit qu’il y a dix ans, à peu près, Carlotta lui a supprimé ses drogues. Elle ne réagissait à aucun stimulus. Ryan dit qu’on a tenté tout ce qui était possible. Mais je saurai quand j’aurai vu le dossier. Je me sentirai mieux… ou moins bien.
Elle s’éloigna du lit.
— Elle a arrêté le temps, non ? dit-elle en se retournant.
— Qui ?
— Cette horrible Carlotta. Elle a arrêté le temps dans cette maison. Imagine des petites filles grandissant dans une maison pareille. On dirait qu’elles n’ont jamais rien eu de joli, ni quelque chose de bien à elles. Son règne est achevé pour toujours.
Soudain, elle alla prendre la Vierge en plâtre et la lança à travers la pièce. La statuette s’écrasa sur le sol de marbre de la salle de bains, brisée en trois morceaux. Elle les regarda fixement, comme choquée par son geste.
Michael était sidéré. Une crainte superstitieuse, totalement irrationnelle, s’empara de lui. La Vierge était cassée. Il aurait voulu prononcer des paroles magiques pour réparer le mal. Ou faire quelque chose comme jeter du sel par-dessus son épaule ou toucher du bois. Puis son œil perçut quelque chose qui brillait dans l’ombre. Un petit tas d’objets scintillants sur la table.
— Regarde, Rowan, dit-il doucement en glissant ses doigts dans le cou de la jeune femme. Regarde sur l’autre table.
A côté de la boîte à bijoux ouverte se trouvait le porte-monnaie de velours dont sortaient des pièces d’or, des perles et des centaines de pierres précieuses.
— Mon Dieu ! laissa-t-elle échapper.
Elle contourna le lit et regarda ce trésor comme s’il était vivant.
— Tu n’y croyais pas ? demanda Michael, incertain d’y avoir cru lui-même. Elles n’ont pas l’air vraies, tu ne trouves pas ?
Elle le regarda par-dessus le lit vide.
— Michael, tu veux bien toucher quelque chose ayant appartenu à Deirdre ? Sa chemise de nuit, par exemple. Ou le lit…
— Non, je ne veux pas. Nous avons dit que…
Elle baissa la tête. Ses cheveux cachaient ses yeux.
— Rowan, ça ne servirait qu’à nous embrouiller, reprit-il. Je verrais probablement l’infirmière qui l’a aidée à enfiler sa chemise de nuit ou le médecin, ou une voiture qu’elle a regardée passer devant la maison. Je ne sais pas me servir de mon pouvoir. Aaron m’a appris quelques rudiments mais je ne maîtrise rien. Je verrais sûrement quelque chose d’horrible et l’idée m’en est insupportable. Cela m’effraie, Rowan, parce qu’elle est morte. Au début, j’ai touché toutes sortes de choses que les gens m’apportaient. Mais je ne peux plus…
— Et si c’était le bonheur que tu voyais ? Tu sais, comme cette femme à Londres qui a touché le vêtement qu’Aaron lui a apporté ?
Sa voix était dénuée de toute provocation. Michael regarda les bougies bénites puis la statue brisée. Il revit la procession de mai et l’immense statue de la Vierge, transportée à travers les rues sur son socle. Des milliers de fleurs. Et il repensa à Deirdre dans le jardin botanique, parlant à Aaron dans la pénombre. « Je veux une vie normale. »
Contournant le lit, il avança vers la commode ancienne et ouvrit le tiroir du haut. Des chemises de nuit en flanelle blanche, un doux parfum de lavande, des vêtements d’été en soie véritable.
Il souleva une fine chemise de nuit rebrodée de fleurs pastel, la posa sur le meuble et ôta ses gants. Il frotta ses mains l’une contre l’autre puis prit le vêtement des deux mains en fermant les yeux.
— Deirdre, chuchota-t-il. Seulement Deirdre.
Un endroit béant s’ouvrit devant lui. Puis, dans une lumière vacillante, il aperçut des centaines de visages. Des voix gémissaient et pleuraient. C’était insupportable. Un homme s’avança vers lui en marchant sur les corps des autres. « Non ! Stop ! » dit-il en lâchant le vêtement. Les yeux toujours fermés, il essaya de se rappeler ce qu’il avait vu l’espace d’un instant. Des centaines de gens remuant dans tous les sens et quelqu’un lui parlant d’une voix narquoise.
— Mais qu’est-ce que c’était ? dit-il en regardant stupidement ses mains.
En bruit de fond, il avait entendu le son cadencé d’un tambour, un son familier.
Mardi gras, des années plus tôt. Dans les rues glaciales, avec sa mère. Oui, c’était bien le même tambour. La lumière venait des flambeaux.
— Je ne comprends pas, dit-il.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Ce que j’ai vu n’a aucun sens. (Il lança un regard furieux vers la chemise de nuit et tendit la main pour la reprendre.) Deirdre, dans ses derniers jours, dit-il. (Il toucha doucement le tissu.) Je vois ce qu’elle a vu du porche. Lasher est là, à côté d’elle. Elle est contente qu’il soit là. (Il reposa la chemise de nuit.) Du soleil et des fleurs. Et elle allait… bien.
— Merci, Michael.
— Je ne veux plus recommencer, Rowan. Je suis désolé. Je ne veux plus.
Et pourtant, il était là, dans cette maison si convoitée, et il avait le pouvoir. Et c’était probablement eux qui le lui avaient donné ! Il n’était qu’un lâche, lui qui ne cessait de répéter qu’il voulait faire ce qu’ils lui disaient.
Il tendit la main et toucha le pied du lit de Deirdre. Des infirmières, une femme de ménage poussant un aspirateur usé, quelqu’un gémissant en une plainte monocorde. Il laissa ses doigts courir sur le matelas. Une jambe blanche, comme faite en pâte, et Jerry Lonigan soulevant le corps en disant tout bas à son assistant : « Regarde cet endroit, regarde bien. » Quand il toucha le mur, il vit le visage de Deirdre. Un sourire idiot, de la bave sur son menton. Il toucha la porte de la salle de bains et vit une infirmière la brusquant, lui disant de venir, de se remuer un peu, qu’elle le pouvait très bien. Douleur, voix d’homme, va-et-vient de la femme de ménage, bourdonnement des moustiques. Une plaie sur son dos, mon Dieu, regardez, à l’endroit qui frottait depuis des années contre le dossier du fauteuil à bascule, une plaie suppurante enduite de talc, quelle ignominie ! Je ne peux plus…
Il se retourna et passa près de Rowan. Il écarta la main qu’elle lui tendait pour l’arrêter. Il toucha la rampe de l’escalier. Une robe de coton, des pieds nus sur le vieux tapis. Quelqu’un qui pleure, qui crie.
— Michael !
Il monta l’escalier en suivant les pieds devant lui. Le bébé pleurait dans le berceau. Ses cris s’entendaient jusqu’en haut.
Odeur de produits chimiques et de pourriture dans les bocaux. Il les avait aperçus la veille. Elle lui en avait parlé mais maintenant il fallait qu’il les regarde, qu’il les touche. Toucher les bocaux ignobles de Marguerite. La main sur la rampe, il revit Rowan monter avec une lampe à la main. Rowan furieuse et misérable, essayant d’échapper à la vieille femme qui la torturait avec ses paroles méchantes. Puis la femme noire avec son chiffon à poussière et un vitrier remplaçant le carreau de la fenêtre surplombant l’auvent. Dieu quelle odeur nauséabonde ! La chambre de Deirdre. Le bruit perçant d’autres voix. Et la porte, juste en face, quelqu’un qui rit, un homme parlant en français, mais aucun mot audible, l’odeur est derrière lui.
C’est la chambre de Julien, son lit. Encore un rire, mêlé cette fois de pleurs de bébé. Quelqu’un montant l’escalier en courant, juste derrière lui. En touchant la porte, il vit encore Eugenia se plaignant de l’odeur. La voix monotone de Carlotta, des mots indiscernables et la sinistre tache là où Townsend était étendu, tentant de respirer par le trou du tapis. La cheminée, Julien. Le même homme, oui, celui qu’il avait vu en touchant la chemise de nuit de Deirdre. Oui, toi, Julien, le regardant. Je te vois. Les bruits de pas encore. Non, je ne veux pas voir ça. Mais il tendit la main vers le rebord de la fenêtre, attrapa le cordon du rideau et le fit remonter dans un grincement. Les fenêtres sales.
Antha passa près de lui en coup de vent, plongea par la fenêtre, se précipitant vers le toit en dessous, terrifiée, les cheveux en bataille collés contre son visage mouillé. Son œil ! Il pend sur sa joue ! « Ne me fais pas de mal ! Ne me fais pas de mal ! Lasher, aide-moi ! » sanglote-t-elle.
— Rowan !
Et Julien, pourquoi n’intervient-il pas ? Pourquoi reste-t-il là à pleurer en silence, sans rien faire. « Tu peux appeler le diable et tous les saints, ils ne t’aideront pas », dit Carlotta en se penchant par la fenêtre.
Et Julien qui ne bouge toujours pas. « Je te tuerai, je te tuerai, tu ne… », dit encore Antha.
Elle est partie, elle est tombée. Son cri tourbillonne comme un grand drapeau rouge gonflé par le vent. Julien cache son visage dans ses mains. Impuissant. Le chaos revient. Carlotta devient floue. Michael s’agrippe au montant du lit de fer. Julien est assis, très distinct pendant un court moment. Je te connais, avec tes yeux sombres, ta bouche souriante, les cheveux blancs. Ne me touche pas ! « Eh bien, Michael, enfin ! »
Sa main s’écrase sur les caisses empilées sur le lit, qu’il ne voit pas. Il ne voit rien d’autre que la lumière vacillante qui donne forme à l’image d’un homme assis sur les couvertures. Puis plus rien. Ça revient. Julien essaie de sortir du lit… « Non, ne vous approchez pas de moi ! »
— Michael !
Il jette les caisses par terre et trébuche sur les livres. Les poupées, où sont les poupées ? Dans la malle. C’est ce qu’a dit Julien, n’est-ce pas ? Il l’a dit en français. Un rire, un chœur de rires. Un bruissement de jupes autour de lui. Son genou heurte quelque chose et il se met à ramper vers la malle. Loquets rouillés. Pas grave. Il soulève le couvercle. L’image floue de Julien tend un doigt vers la malle. Michael rabat violemment le couvercle. Les gonds sautent. Qu’est-ce que c’est que ce bruit de taffetas autour de lui ? De pieds raclant le sol. Et ces silhouettes penchées sur lui, qui vont et qui viennent. « Allez-vous-en ! Laissez-moi respirer ! Laissez-moi regarder ! » Le bruissement ressemble à celui des robes des bonnes sœurs de l’école, celles qui couraient dans les couloirs pour frapper les garçons et les faire mettre en rangs.
« Regarde les poupées ! Ne les abîme pas ! Elles sont si vieilles et fragiles avec leurs affreux visages gribouillés tournés vers toi. Regarde celle-là, avec ses yeux en boutons et ses nattes grises, et ses petits vêtements d’homme, parfaitement cousus, jusqu’au pantalon. Mais ce sont des os humains ! »
Mary Beth ! Il la prend dans ses mains. Sa jupe à godets effleure son visage. S’il lève les yeux vers elle, il verra qu’elle le regarde, il l’a déjà vue. Il n’y a aucune limite à ce qu’il peut voir. Mais ses visions ne cessent de se troubler. Rowan s’approche comme à travers une déchirure dans un morceau de tissu, le prend par le bras et, soudain, il voit Charlotte. A-t-il louché la poupée ? Il baisse les yeux. Elles sont disposées çà et là sur le coupon de mousseline.
Mais où est Deborah ? Deborah, il faut que tu me dises… Il replie le tissu. Entend-il pleurer ? Quelqu’un a pleuré ? C’est le bébé dans le berceau ou Antha sur le toit. Ou tous les deux. Encore Julien, parlant rapidement en français, un genou à terre, près de lui. Je ne comprends pas. Un millième de seconde. Parti. Vous allez me rendre fou. A quoi servirai-je si je deviens fou ? Débarrassez-moi de toutes ces jupes !
— Michael !
Il plonge la main sous la mousseline. Il sent sous ses doigts la plus ancienne des poupées, tout osseuse, et au-dessus, il voit les cheveux blonds de Charlotte. Cela signifie que la frêle petite chose entre elles deux est sa Deborah. Des insectes s’en échappent au moment où il la touche. Ses cheveux se désagrègent. Mon Dieu, elle tombe en miettes ! Même les os ! D’horreur, il recule. Ça sent le brûlé, il voit un corps se tordre sur un bûcher et une voix lui ordonne en français de faire quelque chose. Oui, mais quoi ?
— Deborah, dit-il en la touchant à nouveau. Deborah !
Elle est si abîmée qu’il a peur que son simple souffle ne la détruise définitivement. Stella rit. « Parle-moi ! » dit-elle les yeux fermés. A côté d’elle, le jeune homme rit. Vous ne croyez tout de même pas que ça va marcher ! Que voulez-vous de moi ?
Les jupes se pressent tout autour de lui. Des voix parlent en français et en anglais. Il essaie d’attraper Julien. Il le faut. Mais c’est comme essayer de capturer une pensée, un souvenir, quelque chose qui voltige dans l’esprit pendant que l’on écoute de la musique. Il pose sa main sur la petite poupée de Deborah et l’écrase contre les autres. Les détruire.
— Deborah !
Rien, rien. Qu’est-ce que j’ai fait ? Dites-le-moi !
Rowan l’appelle. Elle le secoue et le frappe presque.
— Arrête ! dit-il. Elles sont toutes ici, dans cette maison. Tu ne vois pas ? Elles attendent, elles… elles…
Comme elle était forte ! Elle n’abandonna pas et le força à se mettre debout.
— Laissez-moi tranquille !
Il les voyait partout.
— Michael ! Arrête ! Ça suffit maintenant, arrête !…
Sortir d’ici.
Il s’accrocha au chambranle de la porte. En se retournant vers la chambre, il ne vit que les caisses et les livres. Son visage était dégoulinant de sueur. Et ses vêtements étaient trempés. Il passa ses mains nues sur sa chemise en tremblant. Il vit Rowan et un tas de gens autour de lui. Mais rien de distinct. Il en avait assez de tous ces visages anonymes, de ces impressions fugitives qui se succédaient à toute allure. Et l’odeur des bocaux…
C’est cela que vous vouliez ? Que je revienne pour loucher des objets et que je comprenne ? Deborah, où es-tu ?
Pourquoi riaient-ils tous ? Eugenia encore, avec son chiffon à poussière. Pas vous ! Allez-vous-en ! Je veux voir les morts, pas les vivants ! Le rire de Julien. Et encore ces pleurs qui n’en finissaient pas. Et une voix basse maudissant on ne sait qui : « Je te tuerai, te tuerai, te tuerai. »
— Ça suffit, Michael ! Arrête !
— Non, il y a encore les bocaux. Ça ne suffit pas. Il faut que je règle ça une bonne fois pour toutes.
Il repoussa Rowan, étonné encore une fois par la force avec laquelle elle essayait de l’arrêter. Il ouvrit la porte du placard. Si seulement ils pouvaient tous arrêter de parler. Et qu’on fasse taire ce bébé !
Les bocaux.
L’odeur était pestilentielle. Il posa sa main sur le verre sale et, à travers ses doigts écartés, aperçut un œil fixé sur lui. Mon Dieu, une tête humaine ! Mais ses mains sur le bocal ne percevaient rien de précis, seulement des images aussi troubles que le liquide à l’intérieur du récipient.
Ses doigts s’attaquèrent au cachet de cire. La magnifique femme en chair et en os sur le seuil de la porte était Rowan.
Il brisa le cachet et plongea une main dans le liquide, les narines agressées par l’odeur toxique qui s’en dégageait. Il eut un haut-le-cœur qui ne l’empêcha pas de saisir la tête par ses cheveux gluants comme des algues, dont la majeure partie se détacha.
La tête était à moitié décomposée. Il avait le pouce enfoncé dans la joue putride. En extrayant l’objet macabre, il heurta le récipient contre le sol et fut aspergé du liquide puant. Tenant la tête à bout de bras, il l’entendit parler. Ses traits bougeaient et elle riait aussi. Les cheveux étaient bruns et les yeux injectés de sang marron. Du sang coulait de la bouche morte qui parlait.
— Eh oui, Michael. Je serai de chair et de sang quand tu ne seras plus que des os.
L’homme dans son entier était assis sur le lit, nu et mort mais cependant vivant parce que habité par Lasher. Il battait des bras et ouvrait la bouche. A côté de lui, Marguerite, la chevelure ébouriffée, la main posée sur l’épaule de l’homme, sa grande jupe de taffetas étalée en un cercle de lumière rouge autour d’elle, tenant le cadavre exactement comme Rowan essayait de le tenir maintenant.
Michael laissa échapper la tête qui tomba sur le lit. Il se mit à genoux, près de vomir. Il sentit son estomac se contracter et une douleur enserrer ses côtes. Vomir. Je ne peux pas me retenir. Il se retourna, essaya de ramper… et répandit le contenu de son estomac sur le sol.
Rowan le prit par les épaules. Il aperçut la tête sur le lit. Il voulait parler à Rowan mais sa bouche était pâteuse. Mon Dieu, quels dégâts ! Il y avait du vomi partout.
— Lasher, dit-il à Rowan en s’essuyant la bouche. Il est dans la tête.
« Michael, quand tu ne seras plus qu’un tas d’os, comme ceux que tu tiens dans tes mains. »
— De la chair ? C’est de la chair ?
Il donna un coup dans la tête qui roula par terre comme une balle de caoutchouc.
— Michael !
Il avait à nouveau la nausée mais cette fois il allait se retenir. Il prit appui sur le bord de l’étagère pour se relever. Eugenia. « Je déteste l’odeur qu’il y a ici, mademoiselle Carl. » « Laissez, Eugenia. »
Il se retourna et s’essuya frénétiquement les mains sur sa veste.
— Il entrait dans les corps des morts, Rowan. Il les possédait. Il voyait à travers leurs yeux et parlait grâce à leurs cordes vocales. Il utilisait les corps mais ne pouvait les ressusciter. Il ne pouvait forcer les cellules à se multiplier à nouveau. Alors, elle gardait les têtes. Il entrait dedans et regardait avec leurs yeux.
Michael se retourna et saisit les bocaux l’un après l’autre. Rowan était à côté de lui. Les têtes le regardaient à travers le verre vitreux. Des cheveux bruns, des cheveux blonds striés de mèches brunes, le visage d’un Noir parsemé de taches blanches, des cheveux blancs rayés de mèches brunes.
— Regarde, Rowan ! Il pénétrait dans les têtes mais il modifiait aussi les tissus. Il faisait réagir les cellules mais ne pouvait les faire revivre.
Michael serra le poing et donna un grand coup sur un bocal qui tomba par terre. Rowan ne tenta pas de l’en empêcher. Elle le tenait par la taille et lui demandait doucement de sortir de la chambre avec elle.
— Regarde ça. Rowan !
Au fond de l’étagère, derrière le récipient qu’il venait de casser, il y avait un bocal au liquide très limpide et au cachet intact. Comme dans un rêve, il entendit la voix de Rowan :
— Ouvre-le ! Casse-le !
Le bruit de la chute du bocal fut couvert par le bourdonnement des voix. Michael ramassa la tête sans faire attention à son odeur et à sa texture spongieuse.
Il vit la chambre et Marguerite assise devant la coiffeuse, la taille fine, se tournant vers lui pour le regarder, édentée, les yeux sombres et vifs, les cheveux comme une cascade de mousse, et Julien, fin comme un roseau, avec ses cheveux blancs mais jeune, les bras croisés. Laisse-moi te voir, Lasher. Puis le corps sur le lit, demandant à Marguerite de le rejoindre. Les doigts morts décomposés ouvrant son corset et touchant ses seins bien vivants, le sexe mort en érection entre ses jambes. « Regarde-moi, change-moi. Regarde-moi, change-moi. »
Julien avait-il tourné le dos ? Non. Il était au pied du lit, les mains posées sur le montant, le visage éclairé par la faible lueur de la bougie. Fasciné, sans crainte.
Et cette chose entre tes mains ! C’est son visage ! Celui que tu as vu dans le jardin, à l’église, dans l’auditorium. Le visage que tu as vu tant de fois ! Et les cheveux bruns. Oui, les cheveux bruns.
Michael laissa tomber la tête à côté des autres et recula. Mais les yeux le fixaient toujours et les lèvres remuaient. Est-ce que Rowan voyait ça ?
— Tu l’entends parler ?
Malgré les voix tout autour, il n’en entendait qu’une :
« Tu ne peux pas m’arrêter. Et tu ne peux pas l’arrêter non plus, elle. Tu obéis à ma volonté. Ma patience est aussi grande que celle du Tout-Puissant. Je vois à l’infini. Je vois le treize. Je serai chair quand tu seras mort. »
— Il me parle ! Ce démon me parle ! Tu l’entends ?
Avant même de se rendre compte de ce qu’il faisait, il se retrouva en bas de l’escalier. Son cœur résonnait dans ses oreilles et il avait du mal à respirer. Il ne pouvait pas en supporter plus. Il avait toujours su que cela se passerait ainsi. Un vrai cauchemar. Mais que voulaient-ils de lui ? Qu’est-ce qu’elle voulait ? Ce monstre lui avait parlé. Cette créature qu’il avait vue dans le jardin lui avait parlé à travers cette tête pourrie ! Il n’était pas un lâche, il était un simple être humain. Mais c’en était trop.
Il arracha sa veste et la jeta dans un coin du hall d’entrée. Et toute cette saleté sur ses mains.
La chambre de Belle. Propre et calme. Désolé pour toute cette crasse, je voudrais m’allonger un peu sur le lit. Elle l’aida.
Le couvre-lit était propre. Plein de poussière mais blanc et propre. Et le soleil qui passait à travers les fenêtres ouvertes était magnifique. Belle. Il toucha la tendre Belle.
Elle lui apporta ses gants et lui essuya les mains avec une serviette chaude. Son visage était grave.
— Calme-toi, Michael. J’ai apporté les gants. Reste calme.
Il sentit un objet froid contre sa joue. C’était le chapelet de Belle. Il essaya de le démêler de ses cheveux.
Belle. La très charmante Belle !
— Repose-toi, Michael, dit Belle d’une voix aussi douce et chaude que celle de tante Viv. N’aie pas peur de moi, Michael, je ne suis pas des leurs.
— Faites-leur dire ce qu’ils me veulent. Pas eux, ici, mais ceux qui sont venus à moi. C’était Deborah ?
— Détends-toi, Michael. S’il te plaît.
— Vous serez là quand je me réveillerai ?
— Non, chéri. Je ne suis d’ailleurs pas vraiment là. C’est leur maison, Michael. Je ne suis pas des leurs.
Dormir.
Il serra les grains du chapelet. Millie dit : « C’est l’heure d’aller à l’église. » Les pièces sont si propres et calmes. C’est notre maison maintenant. C’est pourquoi je l’aimais tant quand j’étais petit. Notre maison. Jamais une dispute entre Belle et Millie. Quel amour cette Belle, avec son joli visage malgré son âge ! Comme une fleur séchée dans un livre, qui serait restée colorée et odorante.
Deborah a dit : «… pouvoir incommensurable, pouvoir de transmuer… »
Il frissonna.
« … pas facile, difficile à un point inimaginable, sans doute la chose la plus difficile que vous… »
« J’y arriverai ! »
Dormir.
Dans son sommeil, il entendit un bruit réconfortant de verre brisé.
A son réveil, Aaron était là. Rowan avait rapporté des vêtements propres de l’hôtel et Aaron aida Michael jusqu’à la salle de bains pour qu’il se lave et se change.
Chacun de ses muscles lui faisait mal. Son dos était douloureux. Ses mains le brûlaient. Jusqu’à ce qu’il remette ses gants et avale une gorgée de bière donnée par Aaron, il fut dans le même état que toutes ces semaines passées, à Liberty Street. Il était courbaturé et ses yeux étaient fatigués comme s’il avait lu des heures dans un éclairage trop faible.
— Je n’ai pas l’intention de me soûler, leur dit-il.
Rowan lui expliqua qu’une forte accélération de son rythme cardiaque l’avait mis dans un état de fatigue extrême. Son pouls avait battu aussi fort que s’il avait couru un kilomètre en deux minutes trente. Il fallait absolument qu’il se repose et, surtout, qu’il garde ses gants.
D’accord. Rien ne lui aurait fait plus plaisir que de couler ses mains dans du béton !
Ils rentrèrent à l’hôtel tous les trois, commandèrent à dîner et s’assirent tranquillement dans le salon de la suite. Pendant deux heures, il leur raconta tout ce qu’il avait vu.
— Je ne sais toujours pas ce que je viens faire là-dedans. Mais je sais qu’ils sont dans la maison. Vous vous rappelez quand Cortland a dit qu’il n’était pas des leurs ? Belle m’a dit qu’elle non plus. A moins que ce ne soit un tour de mon imagination ! Eh bien, tous les autres sont dans la maison. Et cette créature était capable d’altérer la matière. Très peu, mais elle le faisait. Elle possédait les cadavres et travaillait sur les cellules. Elle veut Rowan. C’est une certitude. Elle veut que Rowan utilise son pouvoir pour altérer la matière. De tous ceux avant elle, c’est elle qui a le plus grand pouvoir. Elle connaît bien les cellules, comment elles fonctionnent et comment elles sont structurées !
Rowan parut frappée par ces mots. Aaron raconta qu’une fois Michael endormi, elle s’était assurée que son pouls était normal et avait téléphoné à Aaron pour qu’il vienne. Il avait apporté plein de glace pour conserver les spécimens trouvés dans le grenier. Ensemble, ils avaient ouvert tous les bocaux, photographié leur contenu et les avaient fait emporter.
Ils étaient à Oak Haven maintenant. On les avait congelés et ils seraient envoyés à Amsterdam dans la matinée. Aaron avait aussi emporté les livres de Julien et la malle aux poupées, qui seraient également expédiés à la maison mère un peu plus tard.
— A première vue, les livres étaient de simples registres rédigés en français. Si la biographie de Julien dont avait parlé Richard Llewellyn existait, elle n’était pas dans le grenier.
Michael se sentit soulagé que tous ces objets aient quitté la maison. Il en était à sa quatrième bière et se moquait de ce qu’en pensaient les deux autres. De toute façon, il ne voulait pas se soûler.
Soudain, il eut honte de tous les dégâts qu’il avait causés.
— Et comment vas-tu, ma chérie, après une expérience aussi folle ? Je ne te suis pas d’une grande aide. J’ai dû te faire une peur bleue. Tu ne regrettes pas d’avoir quitté la Californie ?
— Je n’ai pas eu peur, répondit-elle affectueusement. Et j’ai adoré m’occuper de toi. Tout cela me fait beaucoup réfléchir. Il y a un tas de petits engrenages qui tournent dans ma tête. Ça fait un drôle de mélange.
— Explique-toi.
— Je veux ma famille. Je veux mes cousins, qu’ils soient mille ou plus, ou moins. Je veux ma maison. Je revendique mon histoire, celle qu’Aaron nous a donnée. Mais je refuse catégoriquement cette saleté d’esprit. Je n’en veux pas… tout séduisant qu’il soit.
Michael hocha la tête.
— Je te l’ai dit hier soir. Il est irrésistible.
— Non, pas irrésistible. Séduisant.
— Et dangereux, suggéra Aaron. Nous en sommes plus certains que jamais. Nous savons maintenant qu’il est capable de changer la matière.
— Je n’en suis pas persuadée. J’ai examiné ces trucs puants du mieux que je pouvais. Les changements sont insignifiants et uniquement superficiels.
— O.K. Mais tu as déjà entendu parler d’une créature capable de faire ça ? C’est bien de changements définitifs qu’il s’agit. Ils sont restés tels quels pendant un siècle.
— Tu sais ce dont la volonté est capable, Michael, dit Rowan. Il y a des gens qui peuvent contrôler leur corps à un point incroyable. Ils peuvent même se faire mourir, entrer en lévitation, arrêter les battements cardiaques, faire augmenter la température. Tous ces phénomènes ont été constatés. La matière peut obéir à l’esprit et nous commençons seulement à étudier ces phénomènes. La créature a changé le tissu sous-cutané d’un cadavre. Et alors ? Ce n’était pas un corps vivant, d’après ce que tu m’as dit. Tout cela est plutôt sommaire et imprécis.
— Tu m’étonnes, dit Michael assez froidement.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Excuse-moi mais j’ai l’horrible impression que tout cela est prévu d’avance, que ce n’est pas un hasard si tu es un brillant médecin ! Tout est planifié, je te dis.
— Calme-toi, Michael. Il y a bien trop de hic pour qu’il y ait un plan prédéfini. N’oublie pas l’histoire de la famille, elle est complètement désordonnée.
— Il veut devenir humain, Rowan. Voilà ce que signifie ce qu’il a dit à Petyr Van Abel et à moi. Il veut que tu l’aides à devenir humain. Qu’est-ce que le fantôme de Stuart Townsend vous a dit, Aaron ? « Tout est prévu d’avance. »
— Oui, répondit pensivement Aaron. Mais il ne faut pas trop chercher à interpréter mon rêve. De toute façon, à mon avis, cet esprit ne peut pas devenir humain. Il veut un corps, sans doute, mais il ne sera jamais un être humain.
— Eh bien, moi je pense qu’il a tout prévu. Il a prévu que Rowan serait enlevée à Deirdre. Et c’est pour ça qu’il a tué Cortland. Il voulait qu’elle reste à l’écart jusqu’à ce qu’elle soit non seulement une sorcière mais aussi un médecin. Et il a planifié jusqu’à son retour.
— Et si on parlait de mes projets à moi, intervint Rowan. Je vais réclamer l’héritage et la maison, comme je te l’ai dit. Je veux restaurer la maison et y vivre. Je n’en démordrai pas. Et cet esprit, tout mystérieux qu’il soit, ne se mettra pas en travers de mon chemin, si j’ai mon mot à dire. Je t’ai dit qu’il était allé trop loin.
Elle regarda Michael, presque avec colère.
— Tu me suis ? demanda-t-elle.
— Oui, je reste avec toi. Et je trouve que tu as raison d’aller de l’avant. On peut commencer les réparations de la maison dès que tu voudras. Moi aussi j’en ai envie.
Rowan avait l’air très satisfaite mais son apparente sérénité troublait Michael. Il se tourna vers Aaron.
— Qu’en pensez-vous ? De mon rôle là-dedans et de ce que l’esprit a dit ? Vous devez avoir une interprétation à nous proposer.
— Michael, l’important c’est votre interprétation à vous. Vous devez absolument comprendre ce qui vous est arrivé. Moi je n’ai aucune interprétation sûre à donner.
— Vos collègues sont une sacrée bande de moines, grommela Michael. « Nous observons et nous sommes toujours là. » Aaron, pourquoi tout cela ?
Aaron rit de bon cœur en hochant la tête.
— Michael, les catholiques offrent en permanence les consolations de l’Église. Pas nous. Je ne connais pas le pourquoi de toute cette histoire. Tout ce que je peux faire, c’est vous apprendre à contrôler votre pouvoir pour qu’il cesse de vous tourmenter quand vous en avez assez.
— Tant mieux, parce qu’en ce moment il faudrait me payer cher pour enlever mes gants et serrer la main du président des Etats-Unis !
— Quand vous voudrez, Michael. Je suis à votre service. A tous les deux, d’ailleurs.
Il dévisagea Rowan un bon moment puis posa à nouveau son regard sur Michael.
— Inutile de vous conseiller d’être prudent, je présume ? ajouta-t-il.
— Bien sûr, dit Rowan. Mais et vous ? S’est-il produit autre chose depuis l’accident de voiture ?
— Des petites choses. Elles ne sont pas très importantes en elles-mêmes et sont peut-être le fruit de mon imagination. J’ai l’impression d’être surveillé et, en quelque sorte, menacé.
Rowan voulut l’interrompre mais il fit un geste.
— Je suis sur mes gardes, ne vous inquiétez pas, poursuivit-il. Je connais bien ce genre de situation. Mais un fait très étrange se produit : quand je suis avec vous ou l’un de vous deux, je ne sens pas cette… cette présence. Je me sens en parfaite sécurité.
— S’il vous fait du mal, dit Rowan, ce sera sa dernière erreur. Parce que j’essaierai de le tuer dès que je le verrai. Toutes ses manigances auront été vaines.
Aaron réfléchit un moment.
— Pensez-vous qu’il le sache ? interrogea Rowan.
— Peut-être bien. Mais, pour être sincère, j’ignore ce qu’il sait. Michael a raison. Il veut un corps humain. Aucun doute là-dessus. Mais ce qu’il sait et ne sait pas… je l’ignore. Je ne sais même pas ce qu’il est réellement. (Il but une gorgée de café puis regarda Rowan.) Il va prendre contact avec vous, c’est évident. Vous le savez. Votre antipathie à son égard ne l’empêchera pas de vous approcher. Il attend la première occasion.
— Seigneur Dieu ! s’exclama Michael.
Rowan regardait Aaron.
— Que feriez-vous à ma place ?
— Je me le demande, répondit Aaron. En tout cas, il est très dangereux, je ne vous le dirai jamais assez.
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
— Et il est très rusé.
— Ça aussi. Vous croyez que je devrais prendre contact la première ?
— Non. Le laisser venir est la chose la plus sage que vous puissiez faire. Et pour l’amour de Dieu, essayez de contrôler la situation en permanence.
— Aucun moyen d’y échapper, alors ?
— Je ne crois pas. Je devine même ce qu’il va faire quand il vous abordera.
— Quoi donc ?
— Il va vous demander votre entière coopération et votre discrétion. Faute de quoi, il refusera de se montrer ou de vous dire ce qu’il veut.
— Cela va t’isoler de nous, Rowan, dit Michael.
— Exactement, reprit Aaron.
— Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il agira de cette façon ? demanda Rowan.
Aaron haussa les épaules.
— C’est ce que je ferais à sa place.
Rowan se mit à rire gentiment.
— Il est très fourbe et imprévisible, dit Aaron. Je serais déjà mort s’il le voulait. Et pourtant, il ne me tue pas.
— Il sait que je le haïrais s’il s’en prenait à vous.
— C’est peut-être une explication. Quoi que vous fassiez, Rowan, n’oubliez jamais le contenu du dossier. N’oubliez pas le sort de Suzanne, Deborah, Stella, Antha et Deirdre. Peut-être que si nous connaissions toute l’histoire de Marguerite, Katherine, Marie-Claudette et des autres de Saint-Domingue nous verrions probablement qu’elle est tout aussi tragique. Et le grand responsable de toutes ces souffrances et ces morts, c’est Lasher.
Rowan sembla perdue dans ses pensées pendant un bon moment.
— Si seulement il pouvait disparaître, murmura-t-elle.
— Ce serait trop lui demander, à mon avis, dit Aaron. (Il soupira, consulta sa montre et se leva.) Je vous laisse maintenant. Je serai en haut dans ma suite si vous avez besoin de moi.
— J’ai encore une question à vous poser, dit Michael. Qu’avez-vous ressenti quand vous étiez dans la maison ?
Aaron poussa un petit rire et secoua la tête.
— Vous devez l’imaginer. Mais ce qui m’a surpris le plus, c’est que la maison est magnifique. Majestueuse et attirante, avec toutes ses fenêtres ouvertes et le soleil qui entre à flots. Je la croyais bien plus sinistre et je me trompais.
— C’est une maison merveilleuse, dit Rowan. Et elle change déjà. Elle commence à nous appartenir. Combien de temps faudra-t-il pour la remettre dans son état d’origine, Michael ?
— Pas longtemps. Deux ou trois mois. A Noël, elle sera terminée. Je suis impatient. Si seulement cette impression me quittait…
— Quelle impression ?
— Que tout est prévu d’avance.
— N’y pense plus, dit Rowan.
— J’ai une suggestion à vous faire, intervint Aaron. Après une bonne nuit de sommeil, faites exactement ce que vous avez envie de faire : réglez les questions juridiques et commencez à vous occuper de la maison. Mais restez sur vos gardes. Sans arrêt. Lorsque notre mystérieux visiteur se manifestera, posez vos conditions.
Michael resta les yeux fixés sur sa bière tandis que Rowan raccompagnait Aaron à la porte. Elle revint s’asseoir près de lui et glissa un bras autour de son cou.
— J’ai peur, dit-il. Je déteste cette situation.
— Je sais, Michael. Mais nous allons gagner.
Alors que Rowan dormait depuis des heures, Michael se leva, alla dans le salon et prit son cahier. Il se sentait bien maintenant et les événements étranges des derniers jours lui semblaient très loin. Encore endolori de partout, il se sentait toutefois reposé. Que Rowan soit à quelques pas de lui et Aaron au-dessus était réconfortant.
Il écrivit tout ce qui lui était revenu à l’esprit avant d’enlever ses gants. C’est-à-dire presque rien. Puis il passa au moment où il avait pris la chemise de nuit de Deirdre entre ses mains.
« Les mêmes tambours qu’au défilé de mardi gras. A part que le bruit était effrayant, comme provoqué par une énergie destructrice. Je me rappelle autre chose, maintenant. Dans la maison de Rowan à Tiburon. Après avoir fait l’amour. Je me suis réveillé avec l’impression qu’il y avait un incendie et des gens en bas. C’était la même atmosphère sinistre. Mais il y avait juste Rowan en bas, près du feu qu’elle avait allumé dans la cheminée. Du feu et des gens, plein de gens entassés.
« Quand j’ai vu Julien en haut, puis Charlotte, Mary Beth et la pauvre Antha passant par la fenêtre, cela n’a ravivé aucun souvenir. Ils n’étaient pas dans mes visions. Et Deborah n’était qu’un corps se tordant dans les flammes. Elle n’était pas avec eux. Cela doit vouloir dire quelque chose. »
Il relut ce qu’il avait écrit. Deborah ne serait donc pas des leurs ? C’était pour ça qu’elle n’était pas là ?
Il se remit à écrire.
« Antha portait une robe de coton et une ceinture en cuir verni. En tombant sur le toit, elle a déchiré ses bas. Ses genoux saignaient. Mais le plus horrible était son œil sorti de son orbite. Et le son de sa voix. Je l’emporterai jusque dans ma tombe. Et Julien. Il avait l’air aussi réel qu’elle. Il était vêtu de noir et il était jeune. Pas un petit garçon mais un homme vigoureux. Même dans le lit, il ne faisait pas vieux. Et Lasher a dit quelque chose de nouveau. A propos de patience, d’attente… et du nombre treize.
« Mais treize quoi ? Si c’est le numéro d’une maison, je ne l’ai pas encore vu. Les bocaux, il n’y en avait pas treize. Une vingtaine plutôt. Je vérifierai auprès de Rowan. Ce monstre n’a pas du tout parlé de porte. Il m’a juste dit que je serai mort quand il sera de chair et de sang. Mort. Tombes. Rowan avait dit quelque chose la veille. A propos d’une porte en trou de serrure gravée sur la tombe des Mayfair.
« J’irai vérifier demain. Si le nombre treize est gravé quelque part, j’en saurai peut-être plus. »
Il laissa le cahier sur la table et retourna se coucher.
Dans son sommeil, Rowan avait le visage aussi lisse et dénué d’expression que celui d’un mannequin de cire. La chaleur de sa peau le surprit lorsqu’il l’embrassa. En bougeant paresseusement, elle se retourna et noua ses bras autour de lui.
— Michael… murmura-t-elle d’une voix ensommeillée. L’archange saint Michel… Je t’aime.
— Je t’aime aussi, chérie, chuchota-t-il. Tu m’appartiens.
Il sentit la chaleur de ses seins contre son bras. Elle se retourna et se rendormit profondément.