Quatre
Elle avait quelque chose à faire ce soir, quelqu’un à appeler. Et c’était très important. Mais après quinze heures de travail, dont douze en salle d’opération, impossible de se rappeler qui.
Elle n’était pas encore redevenue Rowan Mayfair, avec ses chagrins et ses problèmes. Elle était encore le docteur Mayfair, assise en silence dans la salle de repos des médecins, les mains enfouies dans les poches de sa blouse blanche sale, les pieds posés sur une chaise, une cigarette aux lèvres. Elle écoutait les autres discuter comme discutent tous les chirurgiens, c’est-à-dire commenter les temps forts de la journée.
Des éclats de rire, un mélange de voix, une odeur d’alcool, le bruissement de vêtements amidonnés, une douce odeur de tabac. C’était un endroit agréable, confortable malgré la table sale en Formica, le lino sale par terre et les murs beiges sales. Tout était sale ! C’était agréable de ne penser à rien, de remettre à plus tard le moment où les souvenirs allaient à nouveau l’envahir et l’étourdir.
Pour être franche, cette journée avait été pratiquement parfaite et c’était bien pourquoi elle avait si mal aux pieds. Elle avait opéré trois urgences d’affilée, en commençant par un blessé par balle à 6 heures du matin et en terminant par un accident de la route quatre heures plus tôt. Si toutes ses journées étaient comme ça, sa vie serait merveilleuse.
Elle s’en rendait compte à l’instant. Au bout de dix ans d’études et d’internat, elle était devenue ce qu’elle avait toujours voulu être : neurochirurgien dans un énorme hôpital universitaire dont le centre de traumatologie neurologique lui permettait d’opérer presque à plein temps des victimes d’accident.
Elle devait reconnaître qu’elle en était très fière. C’était la première semaine qu’elle n’était plus une chef interne débordée et épuisée qui opérait la moitié du temps sous la surveillance de quelqu’un.
Même cette pénible obligation de parler ne lui avait pas paru si terrible aujourd’hui, cette diatribe interminable dans la salle d’opération, la nécessité de dicter son compte-rendu opératoire et, pour finir, la discussion informelle en salle de repos. Elle aimait bien ces médecins qui l’entouraient, les internes au visage luisant assis en face d’elle, le docteur Peters et le docteur Blake, qui venaient de prendre leur service et la regardaient comme si elle était une sorcière et non un médecin. Et le docteur Simmons, le chef interne, qui disait qu’elle était le meilleur médecin qu’il ait jamais vu en chirurgie et que les infirmières étaient d’accord avec lui, et le docteur Larkin, le patron bien-aimé du service de neurochirurgie, que ses protégées appelaient Lark, qui n’avait cessé aujourd’hui de la forcer à s’exprimer.
— Expliquez, Rowan, expliquez en détail. Racontez à ces garçons ce que vous êtes en train de faire. Messieurs, vous avez devant vous le seul neurochirurgien de la civilisation occidentale qui n’aime pas parler de son travail.
Maintenant, Dieu merci, ils parlaient de la virtuosité du docteur Larkin sur un méningiome, cet après-midi, et elle put se laisser aller à son exquise fatigue, à savourer le goût de sa cigarette – et du café infect – et à regarder le reflet de la lumière sur les murs.
Le problème était ce coup de fil auquel elle avait pensé ce matin et qu’elle devait absolument donner. Mais à qui ? Enfin ! Ça lui reviendrait dès qu’elle quitterait l’hôpital.
Et elle pouvait partir quand elle le voulait. Après tout, son poste ne l’obligeait pas à rester plus de quinze heures et elle n’était plus tenue de dormir dans la salle de garde ni de descendre aux urgences pour voir ce qui s’y passait, même si c’était ce qu’elle aurait eu envie de faire.
Deux ans plus tôt, un peu moins peut-être, elle aurait été partie depuis longtemps à cette heure, elle aurait franchi le Golden Gate en respectant la limitation de vitesse, impatiente de redevenir Rowan Mayfair sur le Sweet Christine, son bateau, qui allait l’emmener en pleine mer. Elle aurait mis le pilote automatique, bien loin des chenaux, et l’épuisement aurait eu raison d’elle. Elle serait descendue dans la cabine au bois luisant et au cuivre scintillant et se serait abattue sur la couchette double où elle se serait octroyé un petit somme bercé par tous les bruits familiers du bateau.
Mais c’était avant que la possibilité d’accomplir des miracles sur la table d’opération soit devenue une véritable dépendance. C’était à l’époque où elle envisageait encore de se consacrer à la recherche. Et à l’époque où ses parents adoptifs, Ellie et Graham, étaient encore en vie et où la grande maison vitrée de Tiburon n’était pas un mausolée rempli de livres et de vêtements appartenant à des morts.
Pour atteindre le Sweet Christine, elle devait traverser ce mausolée, apercevoir l’inévitable courrier qui arrivait encore pour Ellie et Graham, et entendre sur le répondeur le message d’un ami qui ignorait qu’Ellie était morte d’un cancer l’an dernier et Graham d’une « attaque » deux mois avant elle. Elle continuait à arroser les plantes en mémoire d’Ellie, qui avait l’habitude de leur jouer de la musique. Elle continuait à conduire la Jaguar de Graham car la vendre représentait trop d’ennuis. Elle n’avait jamais nettoyé son bureau.
Une attaque. Une sensation désagréable la parcourut. Ne pas penser à Graham mourant par terre, dans la cuisine, mais aux victoires du jour. Tu as sauvé trois vies ces quinze dernières heures, alors que d’autres médecins auraient probablement laissé mourir ces patients. Maintenant, bien en sécurité au service de réanimation, tes trois patients sont en train de dormir. Ils ont des yeux qui voient, des bouches qui peuvent former des mots et, quand tu leur prends la main, ils serrent la tienne si tu le leur demandes.
A 6 heures du soir, les yeux brillants de fatigue, le chef du service des urgences lui avait dit avec dédain :
— Vous espérez un miracle ? Laissez le chariot de cette femme contre un mur et gardez votre énergie pour quelqu’un qui en vaut la peine !
— Un miracle ? C’est tout ce que je demande. Nous allons sortir ces bouts de verre de son cerveau.
Comment lui dire que quand elle avait posé ses mains sur les épaules de la femme, elle avait « entendu » son diagnostic ? Cette femme pouvait être sauvée. Elle allait prélever avec précaution les fragments d’os qu’elle ferait congeler pour les replacer plus tard, elle allait inciser la dure-mère déchirée et le tissu abîmé qu’elle verrait au travers du puissant microscope chirurgical et elle savait parfaitement ce qu’elle trouverait : un cerveau vivant, intact, en parfait état de fonctionnement. Elle allait en aspirer le sang et cautériser les petits vaisseaux pour stopper l’hémorragie.
C’était le même sens infaillible qu’elle avait eu le jour où elle avait hissé ce noyé à bord, Michael Curry, et touché son corps froid. Il vivait.
Le noyé. Michael Curry. C’était ça qu’elle avait oublié ! Appeler le médecin de Curry. Il lui avait laissé un message à l’hôpital et sur son répondeur.
Cette froide soirée de mai remontait maintenant à plus de trois mois. Le brouillard enveloppait la ville au loin et le noyé allongé sur le pont du Sweet Christine était aussi inerte qu’un cadavre.
Elle écrasa sa cigarette.
— Bonne nuit ! dit-elle en se levant. Lundi, 8 heures, dit-elle aux internes. Non, restez assis !
Le docteur Larkin attrapa sa manche. Elle essaya en vain de se dégager.
— Ne partez pas seule sur votre bateau, Rowan.
— Allez, patron ! (Elle tenta à nouveau de se dégager. Sans succès.) Je le fais depuis l’âge de seize ans.
— Rowan ! Imaginez que vous vous heurtiez la tête et que vous tombiez par-dessus bord.
Elle poussa un petit rire poli. En fait, elle était exaspérée. Elle sortit, passa devant les ascenseurs – ils étaient trop lents – et se dirigea vers l’escalier en béton.
Elle songea qu’elle devrait jeter un dernier coup d’œil à ses trois patients en réanimation avant de partir. Soudain, l’idée de s’en aller devint oppressante. Savoir qu’elle ne reviendrait pas avant lundi lui était douloureux. Elle enfouit ses mains dans ses poches et grimpa les deux volées de marches menant au quatrième étage.
Les couloirs étaient si calmes par rapport au remue-ménage des urgences ! Une femme dormait dans la salle d’attente. Une infirmière âgée lui fit un signe de la main quand elle passa devant elle. Lorsqu’elle était interne, Rowan avait passé son temps à parcourir ces couloirs dans tous les sens au lieu de dormir un peu, bercée par le ronronnement des appareils.
Dommage que le patron soit au courant pour le Sweet Christine, songea-t-elle. Elle regrettait de l’avoir ramené chez elle le jour de l’enterrement de sa mère adoptive. Ils s’étaient assis sur le pont et avaient bu du vin sous le ciel bleu de Tiburon. Dommage que dans un moment creux elle ait confessé à Lark qu’elle ne voulait plus être dans cette maison, qu’elle vivait désormais sur son bateau et qu’elle sortait seule en mer chaque fois que son service était terminé, quelle que soit sa fatigue.
A quoi servait-il donc de parler aux gens ? Lark ne lui avait épargné aucun cliché dans son ardeur à la réconforter. Depuis, tout le monde à l’hôpital savait, pour le Sweet Christine. Et elle n’était plus Rowan la silencieuse mais Rowan l’adoptée, dont la seule famille avait été décimée en moins de six mois et qui partait en mer seule sur un gros bateau.
Si seulement ils connaissaient le reste, se dit-elle. S’ils savaient à quel point elle était mystérieuse, même pour elle. Et qu’auraient-ils dit des hommes qu’elle aimait, ces représentants de la loi déterminés et ces pompiers qu’elle allait chercher dans des bars de quartier bruyants. Elle choisissait ses partenaires autant pour leurs mains et leur voix rugueuse que pour leur large poitrine et leurs bras puissants. Que penseraient-ils de leurs accouplements dans la cabine du Sweet Christine, un P.38 dans son étui en cuir noir suspendu à un crochet ?
— Pourquoi ce genre d’homme ? lui avait demandé Graham un jour.
— Tu les aimes bêtes, sans instruction et mal dégrossis. Et si l’un d’eux te mettait son poing musclé dans la figure ?
— Justement, avait-elle répondu sans un regard. Ils ne le font pas. Ils sauvent des vies, c’est cela que j’aime. J’aime les héros.
— Tu parles comme une petite écervelée de quatorze ans, répliqua Graham.
— Détrompe-toi. Quand j’avais quatorze ans, mes héros étaient les juristes comme toi.
Il avait eu une lueur amère dans les yeux et s’était retourné. Plus d’un an après sa mort, elle le revoyait, sentait son odeur. Elle avait fini par l’accepter dans son lit pour empêcher qu’il ne parte avant la mort d’Ellie.
— Ne me dis pas que ce n’est pas ce que tu as toujours voulu, lui avait-il dit, allongé sur le matelas en plume de la cabine du Sweet Christine. Au diable tes pompiers et les policiers !
Ne plus penser à lui. Ellie n’a jamais su que vous avez couché ensemble ni pourquoi tu as cru devoir le faire. Tant mieux. Et tu n’es pas dans la maison d’Ellie. Ni sur le bateau que Graham t’a donné. Tu es en sécurité ici, dans ton monde aseptisé, et Graham est mort et enterré dans ce petit cimetière du nord de la Californie. Et peu importe comment il est mort, car personne ne connaît cette histoire. Ne le laisse pas accaparer tes pensées quand tu tournes la clé de sa voiture que tu aurais dû vendre depuis longtemps ou quand tu traverses les pièces humides et glacées de sa maison.
Elle continuait pourtant à lui parler. La mort de Graham lui avait évité pour toujours de trouver une solution. Par haine, de rage, elle s’était créé un fantôme de Graham. Il commençait à s’estomper mais il était toujours là, même dans son propre domaine.
Je reprendrai mes amants un jour, avait-elle envie de lui dire. Je les prendrai avec leur ego, leur exubérance, leur ignorance et leur joyeux sens de l’humour. Je reprendrai leur rugosité, leur amour et leur crainte des femmes. Je prendrai même leurs conversations interminables et. Dieu merci, ils ne me demandent pas, eux, de leur répondre. Ils ne cherchent pas à savoir qui je suis ou ce que je suis. Je pourrais aussi bien leur dire que je suis une spécialiste des fusées spatiales, une grande espionne ou une magicienne. « Tu veux dire que tu opères des cerveaux humains ? »
Qu’est-ce que cela pouvait bien faire ?
Aujourd’hui, Rowan comprenait un peu mieux la « question des hommes » qu’à l’époque où elle se disputait avec Graham. Elle comprenait le rapport entre elle-même et ses héros en uniforme : entrer dans la salle d’opération, enfiler des gants stériles et empoigner le microcoagulateur et le microscalpel était comme entrer dans un immeuble en flammes, s’interposer avec une arme dans un drame familial pour sauver la femme et l’enfant.
C’étaient le même courage, le même amour du danger que ceux de ces hommes frustes qu’elle aimait embrasser, caresser et faire jouir, les hommes qu’elle aimait avoir sur elle, qui n’avaient pas besoin qu’elle parle.
Mais à quoi bon comprendre puisque cela faisait près de six mois qu’elle n’avait invité personne dans son lit ? Qu’en pensait le Sweet Christine ? s’interrogeait-elle parfois. Lui murmurait-il dans le noir : « Rowan, où sont nos hommes ? »
Chase, le flic blond au teint basané de marin, continuait à lui laisser des messages sur son répondeur. Mais elle n’avait pas le temps de le rappeler. C’était un garçon vraiment gentil, qui lisait des livres. Un jour, ils avaient même eu une vraie conversation. En fait, elle avait fait une remarque désinvolte sur la salle des urgences et la femme qui s’était fait tirer dessus par son mari. Chase en avait profité pour débiter des histoires de fusillade et de coups de couteau et ils avaient échangé leurs points de vue. C’était peut-être pour ça qu’elle ne le rappelait pas. Possible.
Dans cette situation, le neurochirurgien qu’elle était avait pris le pas sur la femme l’espace d’un instant, au point qu’elle se demandait pourquoi elle repensait à ces hommes ce soir. Peut-être parce qu’elle n’était pas si fatiguée ou parce que le dernier beau mâle qu’elle avait désiré était Michael Curry, ce noyé qui restait séduisant même allongé sur le pont, trempé et pâle, ses cheveux noirs plaqués sur son front.
Oui. Dans son langage d’écolière, elle aurait dit que c’était un « sacré morceau », un garçon complètement craquant, exactement son type ce n’était pas un de ces éphèbes californiens pleins de muscles, au bronzage artificiel, aux cheveux teints, mais un puissant spécimen prolétarien, irrésistible avec ses yeux bleus et ses taches de rousseur que, rétrospectivement, elle avait envie d’embrasser.
Quelle ironie du sort que de repêcher dans la mer, dans un état dramatique, un exemple aussi parfait du seul genre d’homme qu’elle ait jamais convoité !
Elle s’arrêta devant les portes du service de réanimation puis entra calmement, s’arrêta encore un instant pour jeter un coup d’œil circulaire sur ce monde glacé de chambres-vitrines aux occupants émaciés, exposés sous leur tente à oxygène, les membres et le torse reliés à des écrans de contrôle sonores, parmi une multitude de câbles et de cadrans.
Quelque chose se déclencha soudain dans sa tête. Rien n’existait plus en dehors de ce service, de la même façon que rien d’autre n’existait plus quand elle était en salle d’opération.
Elle approcha du comptoir et tendit la main pour toucher doucement l’épaule de l’infirmière qui était courbée sur une pile de papiers.
— Bonsoir, Laurel, chuchota-t-elle.
La femme fut surprise. Puis, reconnaissant Rowan, son visage s’éclaira.
— Docteur Mayfair ! Vous êtes encore là ?
— Un dernier coup d’œil.
Avec les infirmières, Rowan avait toujours été beaucoup plus gentille qu’avec les médecins. Depuis le tout début de son internat, elle avait sympathisé avec elles pour éviter leur jalousie proverbiale à l’égard des médecins féminins et pour susciter en elles autant d’enthousiasme que possible. Cette façon de faire était devenue une véritable science chez elle, calculée et raffinée à un point presque impitoyable et cependant profondément sincère, comme de pratiquer une incision dans les tissus du cerveau d’un patient.
En entrant dans la première chambre, elle s’arrêta à côté du haut lit en métal étincelant. Elle entendit l’infirmière arriver derrière elle, attentive, et la vit faire un geste vers la feuille suspendue au pied du lit. Rowan hocha la tête. Non.
Blafarde, comme sans vie, était allongée là la dernière accidentée de la route de la journée, la tête enturbannée d’un énorme bandage blanc, une fine canule transparente dans le nez. Les machines étaient la seule forme apparente de vie avec leurs bips monotones et leurs lignes en dents de scie. Le glucose s’écoulait par la minuscule aiguille enfoncée dans le poignet attaché.
Comme un cadavre revenant à la vie sur une table d’embaumement, la femme étendue sous les draps blancs ouvrit lentement les yeux.
— Docteur Mayfair, murmura-t-elle.
Un délicieux frisson de soulagement parcourut Rowan. Elle échangea un regard avec l’infirmière et sourit.
— Je suis là, madame Trent. Vous allez bien.
Doucement, elle replia ses doigts autour de la main droite de la blessée. Oui, très bien.
Les yeux de la femme se refermèrent aussi doucement que des fleurs qui se referment. Aucun changement dans la mélopée des machines qui l’entouraient. Rowan se retira aussi silencieusement qu’elle était venue.
A travers la vitre de la seconde chambre, elle observa une autre silhouette apparemment sans vie. C’était un tout jeune garçon au teint olivâtre qui, – soudain devenu aveugle, était tombé d’un quai au moment où arrivait un train de banlieue.
Pendant quatre heures, elle avait suturé avec une aiguille minuscule le vaisseau dont l’hémorragie avait causé la cécité puis réparé le crâne abîmé. En réanimation, l’enfant avait plaisanté avec les médecins.
— Il s’en sort très bien, docteur, murmura l’infirmière.
Rowan hocha la tête. Mais elle savait que, dans les semaines à venir, l’enfant souffrirait de crises. La Dilantine l’aiderait mais il resterait épileptique jusqu’à la fin de ses jours. C’était tout de même mieux que la mort ou la cécité. Elle continuerait à l’observer un certain temps avant de risquer un avis ou de donner des explications. Après tout, il était toujours possible qu’elle se soit trompée.
— Je serai absente jusqu’à lundi. Laurel, dit-elle. Je ne suis pas certaine d’aimer ce nouvel emploi du temps.
L’infirmière se mit à rire doucement.
— Vous méritez ce repos, docteur Mayfair.
— Vous croyez ? Le docteur Simmons me téléphonera en cas de problème. N’hésitez pas à lui demander de m’appeler, Laurel. Vous entendez ?
Elle passa la porte à double battant, la laissant se refermer en bruissant derrière elle. Oui, une excellente journée.
Elle n’avait vraiment plus aucun prétexte pour s’attarder, à part prendre quelques notes dans l’agenda personnel qu’elle conservait dans son bureau et interroger son répondeur. Elle devrait peut-être se reposer un moment sur le canapé en cuir. Son bureau était tellement plus luxueux que la salle de garde étroite et miteuse dans laquelle elle s’était parfois assoupie ces dernières années.
Il fallait qu’elle rentre. Il fallait qu’elle laisse les ombres de Graham et d’Ellie aller et venir à leur guise.
Et Michael Curry ? Elle l’avait encore oublié et il était près de 10 heures du soir. Elle devait appeler le docteur Morris le plus vite possible.
Allez ! Ne laisse pas ton cœur s’emballer pour Curry, se dit-elle. Elle parcourut le couloir en prenant son temps, optant une nouvelle fois pour l’escalier et se préparant un itinéraire en zigzag à travers l’immense hôpital assoupi pour se rendre à son bureau.
Mais elle était impatiente de savoir ce que Morris avait à lui dire, d’avoir des nouvelles du seul homme qu’elle avait en ce moment dans sa vie. Un homme qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait pas revu depuis cette violente scène d’efforts désespérés et de sauvetage sur une mer démontée, près de quatre mois plus tôt…
Ce soir-là, elle était presque morte d’épuisement. Pendant ce dernier mois à l’hôpital universitaire, elle avait assuré une garde de trente-six heures d’affilée au cours de laquelle elle avait dormi au maximum une heure. Mais elle se sentait bien au moment où elle avait repéré un noyé dans l’eau.
Le Sweet Christine avait fendu l’océan sous un ciel de plomb, le vent soufflant contre les hublots de la cabine. La lourde coque du bimoteur en acier de douze mètres, de fabrication hollandaise, progressait sans heurts dans les vagues agitées. A vrai dire, c’était une trop grosse unité pour un navigateur solitaire, mais Rowan la maniait seule depuis l’âge de seize ans.
Cet après-midi de mai, le ciel chargé avait déjà masqué la lumière du jour lorsqu’elle était passée sous le Golden Gate. Quand elle fut hors de vue du pont, c’était la fin du crépuscule.
L’obscurité tombait, l’océan se fondait avec le ciel. Il faisait si froid qu’elle devait garder ses gants de laine et son bonnet, même à l’intérieur de la cabine. Elle buvait café sur café mais elle était toujours aussi exténuée. Comme à son habitude, ses yeux étaient rivés sur les eaux houleuses.
C’est alors que Michael Curry entra dans sa vie sous la forme d’une tache au loin.
Il flottait sur le ventre, les mains près de la tête et la masse de ses cheveux noirs pendant dans l’eau. Ses vêtements gonflés d’eau émergeaient au-dessus de son corps flasque et informe. Il portait un imperméable sanglé et des chaussures marron. Il était comme mort.
Son premier réflexe fut de constater que ce n’était pas un corps en décomposition. Très pâles, ses mains n’étaient pas détrempées. Cela pouvait faire quelques minutes ou des heures qu’il était tombé d’un bateau. Avant toute chose, elle devait appeler les secours, donner ses coordonnées et essayer de le remonter à bord.
Comme par hasard, les gardes-côtes étaient à des milles de là et les hélicoptères de secours étaient occupés ailleurs. A cause des mises en garde diffusées avant la tempête, il n’y avait aucun bateau dans son champ de vision. Et le brouillard était de plus en plus dense. On lui promit de lui envoyer de l’aide le plus vite possible sans pouvoir lui dire quand.
— Je vais essayer de le sortir de l’eau, dit-elle. Mais je suis toute seule. Faites vite !
C’était plus facile à dire qu’à faire car elle n’avait jamais eu l’occasion de pratiquer un sauvetage. Elle avait bien l’équipement nécessaire des harnais fixés à une corde en nylon solide reliée à un treuil à moteur – pour le hisser à bord mais le tout était de parvenir jusqu’à lui.
Sans perdre un instant, elle enfila ses gants en caoutchouc et son gilet de sauvetage, fixa son propre harnais et prit le second pour lui. Elle vérifia le gréement, y compris le cordage relié au dinghy. Tout allait bien. Elle jeta le dinghy à l’eau et entreprit de descendre l’échelle vers l’embarcation sans prêter attention à la mer démontée, au ballottement de l’échelle et aux paquets d’eau froide giclant sur son visage.
Elle se mit à ramer vers l’homme mais l’eau commençait à submerger le canot. L’espace d’une seconde, elle pensa ne jamais y arriver mais elle se reprit aussitôt. Enfin, au risque de tomber à l’eau, elle se pencha pour attraper sa main et tira le corps vers elle. Maintenant, il s’agissait de lui enfiler le harnais.
Une nouvelle fois, le dinghy fut presque submergé. Puis une lame le souleva et le fit passer par-dessus le corps. Elle lâcha la main. Elle l’avait perdu. Mais, comme un bouchon de liège, le corps refit surface. Elle attrapa son bras gauche, cette fois, et passa de force le harnais au-dessus de la tête et de l’épaule gauche du corps. Elle réussit à enfiler le bras gauche. Mais restait le bras droit. Pour hisser avec le treuil ce corps alourdi par l’eau, il fallait que le harnais soit correctement fixé.
Tout en s’activant, les yeux fixés sur le visage à demi submergé, sentant la chair froide de cette main, elle était sûre de son diagnostic : oui, il était vivant, il pouvait revenir à lui. Il fallait le remonter sur le pont.
Une succession de vagues violentes l’empêcha de faire quoi que ce soit à part s’agripper à lui. Finalement, elle réussit à s’emparer de sa manche droite et tira sur le bras pour l’introduire de force dans le harnais, qu’elle fixa.
Le canot chavira soudain, la précipitant dans l’eau avec le corps. Elle but la tasse puis refit surface, hors d’haleine, saisie par le froid. Combien de temps résistait-on à cette température avant de perdre connaissance ? Maintenant, ils étaient tous les deux solidement arrimés au bateau grâce à leurs harnais. Si elle pouvait retourner à l’échelle sans s’évanouir, elle pourrait le hisser. Elle commença à nager, centimètre par centimètre, refusant toute idée d’échec, la masse blanche du Sweet Christine disparaissant parfois de sa vue dans le creux des vagues.
Elle heurta soudain le flanc du bateau et le choc réveilla sa vigilance. Lorsqu’elle atteignit le barreau inférieur de l’échelle, ses doigts gantés refusaient de se plier. Elle ne les sentait plus. Allez ! Allez ! Accroche-toi ! s’encouragea-t-elle. Sa main droite obéit, puis la gauche, qui saisit le montant de l’échelle. Elle donnait des ordres à son corps engourdi et, étonnée, se retrouva en train de gravir les barreaux un à un.
Elle s’affala sur le pont, incapable de bouger davantage. Puis elle essaya de masser ses doigts gourds pour leur rendre leurs sensations. Mais elle n’avait pas le temps de se réchauffer. Il fallait absolument se remettre debout et actionner le treuil.
Ses mains lui faisaient mal mais agissaient par automatisme. Elle mit en marche le moteur du treuil. Le câble en nylon se mit à crisser en remontant. Soudain, elle aperçut l’homme à la hauteur du garde-fou, la tête inclinée, les bras inertes le long de son corps, l’eau dégoulinant de ses vêtements. Il tomba sur le pont la tête la première.
Elle coupa le moteur du treuil. Elle ne se sentait pas capable de traîner l’homme à l’intérieur et n’avait plus le temps de se servir d’un câble ou du treuil.
Dans un effort surhumain, elle le retourna et fit sortir deux bons litres d’eau de mer de ses poumons. Puis elle le souleva, se plaça sous lui et le renversa à nouveau sur le dos. Ses gants la gênaient. Elle les ôta. Elle mit sa main gauche sous sa nuque, lui pinça le nez avec la droite et commença à souffler de l’air dans sa bouche. En pensée, elle suivait la progression de l’air dans l’appareil respiratoire. Elle eut l’impression d’avoir soufflé pendant un temps infini mais rien ne changeait dans la masse inerte sous elle.
Elle appuya aussi fort qu’elle pouvait sur son sternum puis relâcha la pression et recommença une quinzaine de fois. « Allez ! Respire ! » lança-t-elle, comme poussant un juron. Elle reprit le bouche à bouche.
Impossible de savoir combien de temps s’était écoulé. Elle n’avait plus aucune notion du temps, exactement comme en salle d’opération. Elle continuait simplement, alternant massages du thorax et ventilation. Elle ne s’arrêtait que pour toucher l’artère carotide et sentir toujours le même diagnostic sous ses doigts. Il était bien vivant.
— Je sais que vous m’entendez ! hurla-t-elle en appuyant à nouveau sur le sternum.
En pensée, elle passa en revue les détails anatomiques du cœur et des poumons. Soudain, tandis qu’elle s’apprêtait à soulever encore une fois sa nuque, ses yeux s’ouvrirent et son visage reprit vie. Sa poitrine se souleva et elle sentit son souffle chaud sur son visage.
— C’est ça ! Respirez ! cria-t-elle au vent.
Malgré ses certitudes, elle était stupéfaite de le voir la regarder, de ne pas avoir abandonné plus tôt.
A cet instant, il leva la main droite et prit la sienne. Il marmonna quelque chose d’inintelligible qui ressemblait à un nom.
Elle tapota gentiment sa joue. La respiration inégale de l’homme s’accéléra. Comme ses yeux étaient bleus !
— Continuez à respirer ! Je sais que vous m’entendez. Je descends chercher des couvertures.
Il s’accrocha à sa main et se mit à trembler violemment. En essayant de se dégager, elle le vit lever son regard. Il souleva sa main gauche et pointa son index vers quelque chose. Un faisceau lumineux balaya le pont dans le brouillard. L’hélicoptère ! Le vent lui piquait les yeux. Elle distinguait à peine les pales du rotor.
Elle retomba en arrière, perdant à demi conscience, sentant que l’homme s’accrochait à sa main. Il essayait de lui parler. Elle tapota sa main et dit :
— Tout va bien, maintenant. Ils vont vous emmener.
A minuit, elle renonça à dormir. Elle était maintenant bien réchauffée. Le Sweet Christine tanguait comme un grand berceau sur la mer sombre, ses lumières balayant le brouillard, le radar en marche, le pilote automatique maintenant le cap. Installée douillettement dans un coin de la couchette, habillée de frais, elle buvait du café.
Elle songeait à lui, à l’expression qu’elle avait lue dans ses yeux. Son nom était Michael Curry. En tout cas, c’était ce que le garde-côte lui avait dit quand elle avait appelé. Il était resté au moins une heure dans l’eau avant qu’elle l’ait repéré. Tout s’était passé comme elle l’avait diagnostiqué. Pas le moindre problème neurologique. La presse parlait de miracle.
Malheureusement, il s’était montré violent dans l’ambulance. C’était peut-être à cause de tous ces journalistes sur le quai. On lui avait administré un sédatif (stupide !) et il avait eu l’esprit un peu confus pendant quelque temps (évidemment !) mais il allait « très bien » maintenant.
— Je tiens à garder l’anonymat, avait-elle précisé. Je veux préserver ma vie privée.
Compris. Mais les journalistes ne les lâchaient pas. A vrai dire, son appel au secours était arrivé à un mauvais moment et il avait été mal consigné dans les registres. On ne savait ni son nom ni celui du bateau. Pourrait-elle les indiquer pour qu’on puisse réparer cette erreur ?…
— Terminé ! Merci, dit-elle en raccrochant.
Le Sweet Christine dérivait. Elle revit Michael Curry étendu sur le pont, son front plissé quand il s’était réveillé, la façon dont ses yeux avaient absorbé la lumière venant de la cabine. Qu’avait-il donc dit ? Un nom apparemment. Elle ne se souvenait plus. De toute façon, l’avait-elle vraiment entendu ?
Et comme il était beau ! Même dans l’état où elle l’avait repêché, il valait le coup d’œil. C’est toujours mystérieux le mélange de traits qui rendent un homme beau. Il avait un visage d’Irlandais, aucun doute là-dessus. Carré, avec un nez court et plutôt arrondi, un type de nez plutôt ordinaire habituellement. Mais personne ne pouvait trouver cet homme ordinaire. Pas avec ces yeux et cette bouche. Certainement pas.
Était-il vraiment convenable de penser à lui dans ces termes ? D’habitude, c’était Rowan et non le médecin en elle qui se mettait à la recherche d’un homme, d’un partenaire anonyme qui partait quand elle voulait dormir. Là, elle le sentait, c’était le médecin qui s’intéressait à lui.
En rentrant à terre, le lendemain matin, elle appela le docteur Morris à l’hôpital.
— Il va bien. Il a eu de la chance, lui dit-il.
Oui, leur conversation resterait confidentielle. Tous ces chacals dans le couloir devraient se contenter de savoir que c’était une femme neurochirurgien qui l’avait sauvé. Bien entendu, il avait subi un choc psychologique. Il ne cessait de raconter qu’il avait vu des apparitions. Mais quelque chose de vraiment extraordinaire lui était arrivé. Ses mains…
— Ses mains ?
— Pas de paralysie ou quelque chose comme ça… Attendez, mon beeper sonne.
— Je l’entends. Écoutez, je suis encore pour un mois à l’hôpital universitaire. Si vous avez besoin de moi, appelez-moi. Je viendrai.
Elle raccrocha. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de mains ? Elle se rappela Michael Curry s’accrochant aux siennes, les yeux rivés sur elle.
Elle eut la clé de l’énigme le lendemain en ouvrant l’Examiner.
Il avait fait une « expérience mystique », expliquait-il. D’un endroit situé en hauteur, il avait vu son propre corps flotter dans le Pacifique. Un tas de choses lui étaient arrivées mais il ne se rappelait pas lesquelles. Et ce trou de mémoire le rendait complètement dingue.
Quant aux rumeurs concernant ses mains, c’était bien la vérité. Il portait en permanence des gants noirs car chaque fois qu’il touchait quelque chose il voyait des images troublantes. S’il posait la main sur une cuillère ou un morceau de savon, il voyait immédiatement des images sur la dernière personne qui les avait touchés.
Il désirait plus que tout quitter l’hôpital et que ce truc avec ses mains s’arrête. Et il voulait aussi se rappeler ce qui lui était arrivé là-haut.
Rowan examina l’illustration de l’article : une grande photo noir et blanc du malade assis dans son lit. Son charme de prolétaire était évident et son sourire tout simplement merveilleux. Il portait autour du cou une petite chaîne en or avec une croix qui mettait en valeur la musculature de ses épaules. Beaucoup de flics et de pompiers portaient ce genre de chaîne. Elle adorait ça. Surtout lorsque la petite croix ou la petite médaille en or effleurait son visage quand elle faisait l’amour, comme un baiser sur ses paupières.
Posées à plat sur la couverture blanche, les mains gantées de noir avaient un aspect sinistre. Ce que l’article disait était-il possible ? Elle n’en douta pas un instant. Elle avait vu des choses encore plus étranges. Oui, bien plus étranges.
Ne va pas voir ce type, se dit-elle. Il n’a pas besoin de toi et lu n’as pas besoin de savoir, pour les mains.
Elle arracha l’article, le plia et l’enfouit dans sa poche. Il y était toujours le lendemain matin quand elle entra en titubant dans la salle de repos. Elle venait de passer une nuit complète au centre de traumatologie neurologique. Elle ouvrit le Chronicle.
Curry était à la page 3. Un bon portrait. L’homme avait peut-être l’air un peu plus lugubre et moins confiant. Des dizaines de gens avaient constaté son pouvoir. Il prétendait maintenant que ce n’était qu’un tour de passe-passe. Tout ce qui l’intéressait, c’était son aventure oubliée, le monde qu’il avait visité quand il était mort. « Je suis revenu pour une raison précise, disait-il. J’en suis certain. On m’a donné le choix et j’ai décidé de revenir. J’avais quelque chose de très important à faire. Il était question d’une porte et d’un nombre. Mais je ne me souviens pas de ce nombre ni de ce qu’il signifiait. Je ne me rappelle rien. C’est comme si l’expérience la plus importante de ma vie avait été effacée. Et j’ignore de quelle manière je pourrais m’en souvenir. »
On essaie de le faire passer pour fou, songea-t-elle. En fait, c’est une simple expérience d’état proche de la mort. Cela arrive souvent, on le sait bien.
Et ses mains ? Cette histoire de mains la fascinait complètement. Elle lut attentivement les récits des témoins. Elle aurait aimé lire le compte-rendu des tests qu’il avait subis.
Elle le vit encore une fois étendu sur le pont. Elle repensa à sa poigne et à l’expression de son visage. Avait-elle ressenti quelque chose dans sa main à ce moment-là ? Et que sentirait-il si elle allait le voir ? Si elle lui racontait ce dont elle se souvenait de l’accident, assise près de lui sur le lit et lui demandant de faire l’expérience des mains avec elle ? C’est-à-dire échanger les maigres renseignements qu’elle avait contre ce que tout le monde lui demandait de faire ? Non.
Il lui répugnait de faire une pareille démarche. En tant que médecin, il lui répugnait de penser non pas à ce dont il avait besoin mais à ce qu’elle voulait, elle. C’était pire que de s’imaginer au lit avec lui et de boire une tasse de café avec lui dans la cabine à 3 heures du matin. La meilleure chose à faire pour tous les deux était sans doute de le laisser tranquille.
A la fin de la semaine, le Chronicle de San Francisco publia un long article à la une. Il titrait : « Qu’est-il arrivé à Michael Curry ? » Il avait quarante-huit ans, était entrepreneur de travaux publics, spécialiste de la rénovation des maisons victoriennes. Il semblait être réputé à San Francisco pour transformer des ruines en manoirs, pointilleux sur l’authenticité au point de n’utiliser que des chevilles en bois et des clous carrés. Ses croquis détaillés étaient célèbres. On en avait même publié un livre intitulé Les Grands Intérieurs et Extérieurs victoriens.
Mais il ne faisait plus rien maintenant. Sa société était temporairement fermée, trop occupé qu’il était à essayer de se rappeler ce qui lui avait été révélé pendant qu’il était mort.
En ce qui concernait son pouvoir parapsychique, il n’avait rien à voir, affirmait-il. Ce n’aurait été qu’un effet secondaire fortuit.
— Tout ce que j’ai, c’est une image : un visage et un nom. Cela ne me sert à rien.
Dans la salle de repos de l’hôpital, le soir, il passa à la télévision. Elle le voyait enfin en trois dimensions, bien vivant, avec ses yeux bleus inoubliables et son franc sourire. Il avait quelque chose d’innocent avec ses gestes simples respirant l’honnêteté et la sincérité.
— Il faut que je retourne chez moi, dit-il. Enfin, je veux dire, là où je suis né. A La Nouvelle-Orléans. Je jurerais que ma ville d’origine a quelque chose à voir avec ce qui m’est arrivé.
Il eut un léger haussement d’épaules. C’était un type vraiment adorable.
— Parlez-nous de votre pouvoir, Michael.
— Je ne veux pas en parler. (Il regarda ses gants.) Je veux parler aux gens qui m’ont secouru, au garde-côte qui m’a ramené à terre et à la femme qui m’a repêché dans la mer. J’aimerais qu’ils me contactent. C’est pour ça que j’ai accepté cette interview.
La caméra se posa sur les deux journalistes. Plaisanterie sur le « pouvoir ». Ils en avaient tous deux été témoins.
Pendant un moment, Rowan resta sans bouger ni penser. La Nouvelle-Orléans… Et il lui demandait de le contacter. La Nouvelle-Orléans… Elle se sentait obligée de faire quelque chose. Il s’était adressé à elle personnellement. Quant à La Nouvelle-Orléans, cela méritait un éclaircissement. Elle devait lui parler… ou lui écrire.
Dès son retour chez elle, elle se dirigea vers le vieux bureau de Graham, prit du papier à lettres et écrivit à Curry.
Elle lui raconta en détail ce qu’elle avait observé entre le moment où elle l’avait aperçu dans l’eau et celui où il était parti sur la civière. Puis, après un moment d’hésitation, elle ajouta son numéro de téléphone personnel, son adresse et un post-scriptum :
« Monsieur Curry, je viens également de La Nouvelle-Orléans mais je n’y ai jamais vécu. J’ai été adoptée le jour de ma naissance et emmenée immédiatement. Je ne crois pas que ce soit une coïncidence. Sur le bateau, vous avez serré ma main dans la vôtre pendant un bon moment. Auriez-vous été troublé par quelque vague message télépathique reçu à ce moment-là ? Si vous voulez me parler, appelez-moi à l’hôpital universitaire ou à la maison. »
Le ton de sa lettre lui paraissait suffisamment gentil et neutre. Elle indiquait simplement qu’elle croyait à son pouvoir et qu’elle était là s’il avait besoin d’elle. Rien de plus, aucune demande.
Elle ne pouvait sortir de son esprit l’idée de mettre sa main dans la sienne et de demander simplement :
— Je vais penser à quelque chose, quelque chose de très spécial qui m’est arrivé une fois, non, trois fois, dans ma vie. Tout ce que je veux, c’est que vous me disiez ce que vous voyez. Vous voulez bien ? Si j’osais, je dirais que vous me devez bien ça…
Mais elle ne pouvait pas lui dire une pareille chose.
Elle envoya directement la lettre au docteur Morris, qui la rappela le lendemain. Curry était sorti de l’hôpital la veille, juste après la conférence de presse télévisée.
— Il est complètement cinglé, docteur Mayfair, mais nous n’avions aucun motif légal pour le retenir. Je lui ai transmis ce que vous m’avez dit, au fait, mais il n’a rien répondu. Il est trop obnubilé pour renoncer. Il est déterminé à savoir ce qui lui est arrivé. Vous savez, la raison profonde de tout ça, le secret de l’univers, la mission, la porte, le nombre, le bijou. C’est à peine croyable. Je vais envoyer votre lettre chez lui mais il y a des chances pour qu’il ne la lise jamais, le courrier arrive par sacs entiers.
— Cette histoire de mains, c’est véridique ?
Silence.
— Vous voulez la vérité ? C’est exact à 100 pour 100, pour ce que j’en ai vu. J’ai du mal à m’en remettre.
La semaine suivante, l’histoire fit la une des journaux populaires et, deux semaines plus tard, d’autres versions parurent dans People et le Time. Rowan découpa les articles et les photos. Les photographes semblaient suivre Curry partout où il allait : il y avait une photo de lui devant sa société, à Castro Street, et sur les marches de sa maison.
La première semaine de juin, il devint évident qu’il n’accordait plus aucune interview car les journaux relataient exclusivement des témoignages de gens qui avaient constaté son pouvoir, comme : « Il a touché mon sac et m’a tout raconté sur ma sœur, même ce qu’elle m’avait dit en me donnant le sac. J’avais des picotements dans tout le corps. Et puis il a dit : Votre sœur est morte. »
Enfin, la chaîne locale de CBS annonça que Curry était terré chez lui, coupé du monde. Ses amis se faisaient du souci. « Il est déçu et furieux, disait l’un de ses anciens camarades de collège. Pour moi, il s’est purement et simplement retiré du monde. »
En juillet, on vit à la télévision un journaliste planté sur les marches d’une énorme maison victorienne et pointant le doigt vers un monceau d’enveloppes encore cachetées débordant d’une poubelle.
— Curry se terre-t-il dans cette grande maison victorienne de Liberty Street qu’il a restaurée lui-même avec tant d’amour il y a de nombreuses années ? L’homme est-il assis ou allongé seul, là-haut, dans la mansarde éclairée ?
De dégoût, Rowan éteignit le téléviseur. Elle avait l’impression d’être une voyeuse. C’était écœurant, cette façon de planter une caméra juste devant la porte de Curry.
Mais l’image de la poubelle pleine de courrier restait imprimée dans son esprit. Sa lettre avait-elle échoué là ? L’idée de cet homme enfermé dans sa maison, terrifié par le monde extérieur, lui était pénible.
Le soir, lorsqu’elle partait en bateau après avoir quitté l’hôpital, c’était toujours à lui qu’elle pensait. Il faisait presque chaud sur les eaux abritées au large de Tiburon. Elle prenait tout son temps avant d’aller au-devant des vents plus froids de la baie de San Francisco. Quand elle entrait dans le courant violent de l’océan, elle avait une sensation très érotique. Elle orientait le bateau vers l’ouest et rejetait la tête en arrière pour regarder les piliers élancés du pont du Golden Gate.
Le grand Pacifique ! Impossible de croire en autre chose qu’en soi-même quand on regarde cette surface immense se soulever et onduler dans un coucher de soleil masqué par une brume opaque.
Et il était persuadé d’être revenu dans un but précis, cet homme qui restaurait des bâtiments magnifiques, qui faisait des dessins publiés dans des livres, un homme qui devrait être trop cultivé pour croire à des choses comme celle-là.
Mais il avait vraiment été mort, pourtant ? Il avait bien vécu cette expérience, déjà relatée par d’autres, d’élévation en apesanteur et de contemplation du monde en bas avec un total détachement.
Cela ne lui était jamais arrivé, mais elle avait vécu d’autres expériences, tout aussi étranges. Le monde entier était au courant de l’aventure de Curry mais personne ne connaissait ses secrets à elle.
Peut-être que tout avait une signification, que toute chose faisait partie d’un plan ? Mais cela dépassait sa compréhension philosophique. La chirurgie l’avait séduite car elle lui permettait de remettre les gens sur pied, de les rendre à la vie. En retour, ils lui disaient merci et elle avait le sentiment d’avoir fait reculer la mort. C’était la seule valeur indéniable à laquelle elle pouvait se donner tout entière. « Docteur, nous avons cru qu’elle ne remarcherait plus jamais. »
Mais quel est le but de la vie ? Pourquoi renaître ? Quel but pour cette femme décédée d’une crise cardiaque sur la table de travail tandis que son bébé criait dans les bras du médecin ? Quel but pour l’homme fauché par un chauffard ivre en rentrant de l’église ?
L’idée de finalité, elle l’avait ressentie une fois, pour un fœtus. C’était un petit être vivant et respirant, les yeux encore scellés, une petite bouche semblable à celle d’un poisson, des fils partant dans toutes les directions de son horrible tête énorme et de ses bras minuscules. Il dormait paisiblement dans une couveuse spéciale en attendant que l’on prélève ses tissus pour les donner à un receveur deux étages plus haut.
Le but était-il de découvrir que l’on pouvait, au mépris de la loi, maintenir en vie ces avortons dans le laboratoire secret d’un énorme hôpital et les découper en rondelles au profit d’un patient qui avait déjà vécu soixante bonnes années avant de commencer à mourir de la maladie dont le transplant de tissu fœtal pouvait le guérir ?
Elle n’oublierait jamais cette veille de Noël glaciale où le docteur Lemle l’avait emmenée à travers les étages déserts du Keplinger Institute.
— Nous avons besoin de vous ici, Rowan. Je peux vous faire quitter l’hôpital universitaire. Je sais quoi dire à Larkin. Je vous veux ici. Je vais vous montrer quelque chose que Larkin n’apprécierait sûrement pas. Vous ne verrez jamais ça à l’hôpital universitaire. Vous, vous allez comprendre.
Oh, que non ! Ce qu’elle avait compris, c’était toute l’horreur de ce qu’on lui avait montré.
— Il n’est pas viable au sens strict du terme, expliqua le docteur Karl Lemle, dont l’intelligence et l’ambition l’avaient autrefois séduite. Sa mère s’est fait avorter dans la clinique en bas et, techniquement, il n’est pas un être humain. Alors, pourquoi le jeter dans un sac en plastique alors qu’en le maintenant en vie, lui et d’autres, nous pouvons faire des découvertes capitales dans le domaine des transplants neurologiques ? Ces petits corps sont des mines de tissus uniques, souples, malléables, contrairement aux autres tissus humains pullulant de minuscules cellules étrangères que le processus fœtal normal aurait fini par éliminer.
Aucun doute qu’il ne se trompait pas quand il prédisait un avenir où l’on ferait des transplants de cerveaux entiers, où l’on prélèverait l’organe de la pensée d’un corps usé pour le mettre dans un corps jeune, un monde dans lequel on créerait des cerveaux tout neufs en ajoutant des tissus par-ci par-là pour compléter l’œuvre de la nature.
— Vous voyez, l’essentiel est que le receveur ne rejette pas le tissu fœtal. Vous le savez, bien sûr. Mais vous rendez-vous compte de ce que cela signifie ? Un minuscule implant de cellules fœtales dans l’œil d’un adulte, qui ne les rejette pas, et les cellules continuent à se développer et s’adaptent au nouveau tissu. Mon Dieu ! Vous rendez-vous compte que cela nous permet de participer au processus de l’évolution ? Nous sommes à deux doigts…
— Pas nous, Karl. Vous.
— Rowan, vous êtes le chirurgien le plus brillant avec lequel j’aie jamais travaillé. Si vous…
— Je ne ferai jamais une chose pareille ! Je ne tuerai pas !
Et si je ne sors-pas d’ici, je vais me mettre à pleurer, songea-t-elle. Parce que j’ai déjà tué.
Elle n’avait pas dénoncé Lemle, bien entendu. Les médecins ne font pas cela entre eux, surtout lorsque l’adversaire est un chercheur puissant et célèbre. Elle lui avait simplement tourné le dos.
— Vous savez, avait-il poursuivi plus tard à Tiburon, devant une tasse de café, la recherche sur des fœtus vivants est presque monnaie courante. D’ailleurs, il n’y aurait pas de législation contre cette pratique si elle n’existait pas.
Effectivement. La tentation était grande pour les chercheurs. Aussi grande que sa propre répulsion. Quel scientifique n’en avait jamais rêvé ?
Cette révélation avait été pour elle le pire des cadeaux de Noël. Et, pourtant, sa passion pour la chirurgie avait redoublé. En voyant ce petit monstre aspirer l’air à la lueur d’une lumière artificielle, elle s’était sentie revivre. Elle avait fait des miracles à l’hôpital et c’était elle qu’on appelait lorsqu’un patient perdait sa cervelle sur une civière.
Quand Rowan avait tué – elle l’avait fait –, cela avait eu le même résultat que ce qu’elle avait constaté sur des victimes dont elle ignorait tout. Personne n’aurait rien pu faire pour ceux qu’elle avait tués.
Mais ce n’était pas pour parler de finalité qu’elle voulait rencontrer Michael Curry. Ni pour l’attirer dans son lit. Elle voulait de lui la même chose que les autres, et c’était pourquoi elle n’était pas allée elle-même à l’hôpital de San Francisco.
Elle voulait en savoir plus sur ces gens qu’elle avait tués et non ce que leurs autopsies avaient révélé. Elle voulait savoir ce qu’il verrait et ressentirait en lui tenant la main tandis qu’elle penserait à ces morts. Il avait ressenti quelque chose la première fois qu’il l’avait touchée. Mais cela aussi s’était peut-être effacé de sa mémoire, comme les choses qu’il avait vues quand il était mort.
Et qu’est-ce que cela pourrait bien faire à Curry si elle lui disait :
— Je suis médecin et je crois à vos visions et au pouvoir de vos mains parce que je sais que de telles choses existent. Moi-même, je possède un pouvoir troublant parfois totalement incontrôlable, celui de tuer à volonté.
Qu’est-ce que cela pourrait bien lui faire ? Il était entouré de gens qui croyaient à son pouvoir. Mais cela ne l’aidait pas. Il était mort et ressuscité et il devenait fou. Et si elle lui racontait son histoire… L’idée qu’il pourrait être le seul au monde à la croire devenait une véritable obsession.
Tôt ou tard, il fallait qu’elle en parle à quelqu’un. Tôt ou tard, elle devrait rompre ces trente ans de silence.
Quel que soit le nombre de crânes qu’elle avait rafistolés, elle ne pouvait oublier ces trois meurtres. Le visage de Graham tandis que la vie le quittait, la petite fille prise de convulsions sur le goudron de la cour, l’homme tombant en avant sur la roue de sa jeep.
Dès le début de son internat, elle s’était débrouillée pour obtenir les trois rapports d’autopsie : accident cérébro-vasculaire, hémorragie sous-arachnoïde, anévrisme congénital. En langage profane, il s’agissait d’une faiblesse indécelable de la paroi d’une artère qui, pour une raison inconnue, avait fini par se rompre, causant une mort subite totalement imprévisible. En d’autres termes, aucun moyen de prévoir qu’une petite fille de six ans, qui, un instant auparavant, était suffisamment en forme pour rouer de coups une autre enfant et lui tirer les cheveux, allait tout d’un coup subir une crise dans la cour de l’école. Et personne n’aurait rien pu pour elle quand le sang coulait de son nez et de ses oreilles, ses yeux roulant dans leurs orbites. On avait voulu protéger les autres enfants, les mettre à l’abri de ce spectacle en les faisant rentrer en classe.
— Pauvre Rowan, avait dit plus tard la maîtresse. Ma chérie, il faut que tu comprennes qu’elle avait quelque chose dans la tête qui l’a tuée. Cela n’a rien à voir avec votre bagarre.
Et c’était à ce moment-là que Rowan avait compris. Elle l’avait tuée. Bien entendu, on pourrait invoquer que cette réaction n’était que le remords naturel d’une enfant après un accident qu’elle ne comprenait pas. En fait, pendant le drame, elle avait ressenti quelque chose : une grande sensation pénétrante l’avait traversée au moment où la petite fille était tombée à la renverse. Et le sens du diagnostic qu’elle avait déjà à l’époque, à son insu, lui avait dit que l’enfant allait mourir.
Elle finit pourtant par oublier l’incident. Graham et Ellie, en bons parents californiens, l’avaient emmenée chez un psychiatre à qui elle avait dit exactement ce qu’il voulait entendre.
Huit ans avaient passé lorsque, sur une route déserte des collines de Tiburon, un homme était sorti de sa jeep, avait plaqué une main sur la bouche de Rowan et lui avait murmuré à l’oreille : « Tu n’as pas intérêt à crier. »
Les parents adoptifs de Rowan n’avaient jamais fait le rapprochement entre le sort de l’écolière et celui du violeur, mort pendant que Rowan se débattait, galvanisée par la même rage. Elle avait éprouvé la même sensation exquise quand l’homme s’était raidi, l’avait lâchée et était tombé en avant sur la roue de sa voiture.
Elle l’avait fait, elle, le rapprochement. Pas tout de suite. Pas au moment où elle s’était mise à courir sur la route en pleurant. A ce moment-là, elle ne savait même pas qu’elle n’avait plus rien à craindre. C’était plus tard, étendue seule dans le noir, après le départ des policiers.
Une quinzaine d’années s’étaient écoulées et la même chose s’était produite avec Graham. Ellie était trop affaiblie par son cancer pour réfléchir et Rowan ne pouvait pas lui dire :
— Maman, je crois que je l’ai tué. Il te trompait à tour de bras. Il voulait divorcer. Il ne voulait même pas attendre les deux mois que tu vas mettre pour mourir.
La gifle de la petite fille, la lutte avec l’homme de la jeep et la dispute avec Graham…
— Comment ça, tu vas lui faire signer les papiers ? Elle est mourante !
Il l’avait attrapée par les bras pour essayer de l’embrasser.
— Rowan, elle n’est plus la femme que j’ai épousée…
— Ah bon ? Elle n’est plus la femme que tu as trompée pendant trente ans ?
— Non. Elle n’est plus qu’un objet ici. Je veux me la rappeler telle qu’elle était autrefois…
— Et c’est à moi que tu racontes ces bobards ?
C’était à ce moment-là que ses yeux étaient devenus fixes et que son visage avait perdu son expression ; les gens meurent toujours avec une mine paisible. Sur le point de la violer, l’homme à la jeep avait eu le même air.
Avant l’arrivée de l’ambulance, elle s’était agenouillée auprès de Graham et avait appliqué son stéthoscope sur son crâne. Il y avait un bruit. Ce bruit si faible que certains médecins ne l’entendaient pas. Le bruit d’un important flux sanguin se dirigeant vers un seul point.
Personne ne l’avait jamais accusée de quoi que ce soit. Comment l’aurait-on pu ? Elle était médecin, elle s’était trouvée auprès de lui quand ce « drame épouvantable » s’était produit et Dieu savait qu’elle avait fait l’impossible.
Tout le monde savait que Graham était un type tout ce qu’il y avait de plus médiocre : ses confrères, ses secrétaires, et même sa dernière maîtresse en date, cette imbécile de Karen Garfield, qui avait eu le culot de venir réclamer un souvenir de lui. Tout le monde, sauf sa femme. Qui aurait pu soupçonner quoi que ce soit ? Il était mort de causes naturelles au moment où il s’apprêtait à filer avec l’héritage de sa femme et une péronnelle de vingt-huit ans qui avait déjà vendu ses meubles et acheté des billets d’avion pour Sainte Croix.
A cette époque-là, Rowan avait déjà découvert son sens « spécial » du diagnostic. Elle l’avait expérimenté et renforcé. Et, quand elle avait posé la main sur l’épaule de Graham, ce sens lui avait dit : mort non naturelle.
Mais peut-être n’était-ce là que ce concours de circonstances que l’on appelle coïncidence, et rien de plus ?
Elle s’apercevait ce soir, en errant presque sans but dans l’hôpital, qu’elle éprouvait depuis longtemps le désir irrésistible de parler à Michael Curry. Elle se sentait liée à lui, tant par l’accident en mer que par ces secrets. Pour des raisons qu’elle ne comprenait pas tout à fait, elle voulait lui avouer à lui, et à lui seul, ce qu’elle avait fait.
Toute sa vie, elle avait été un être solitaire. Elle savait écouter les gens, mais elle était plus froide que ceux qui l’entouraient. Ce sens très spécial, celui qui l’avait aidée dans sa profession, l’avait toujours rendue très consciente de ce que les autres ressentaient réellement.
Elle avait dix ou douze ans lorsqu’elle s’était aperçue que tout le monde n’avait pas ce sens. Que, par exemple, sa très chère Ellie n’avait pas la moindre idée que Graham avait plus besoin d’elle qu’il ne l’aimait, qu’il la dénigrait, lui mentait et voulait qu’elle lui soit inférieure.
Parfois, Rowan aurait souhaité avoir cette candeur : ne pas savoir que les gens vous jalousent ou ne vous aiment pas, ne pas savoir que beaucoup vivent dans un mensonge permanent. Elle aimait les flics et les pompiers parce qu’ils étaient tout à fait prévisibles. Ou peut-être tout simplement parce que leur forme de malhonnêteté ne la dérangeait pas tellement. Elle semblait inoffensive comparée à l’insécurité complexe, insidieuse et terriblement malveillante que provoquaient les hommes plus instruits.
Heureusement, l’utilité de son diagnostic était une compensation.
Mais son pouvoir de tuer ? A quoi pouvait-il bien servir ? Le plus terrifiant était que, scientifiquement, il était possible, tout comme celui de Michael Curry. Ils devaient bien correspondre à une énergie mesurable, à des dons physiques complexes que l’on serait capable un jour de définir, au même titre que l’électricité ou les micro-ondes.
Mais la parapsychologie n’était pas son fort. Ce qui la fascinait, c’était ce qu’elle voyait dans les éprouvettes, sur les radios et les graphiques. Elle n’avait pas envie de tester ou d’analyser son propre pouvoir. Elle préférait croire qu’elle ne l’avait jamais utilisé, qu’il y avait peut-être une autre explication à ce qui s’était produit et que, d’une certaine manière, elle était innocente.
Ce qui la torturait, c’était que personne ne pourrait sans doute jamais lui dire ce qui s’était réellement passé avec Graham, avec l’homme à la jeep et avec la gamine de la cour de récréation. Il lui fallait quelqu’un à qui parler pour se décharger de son lourd fardeau.
Une fois déjà, son désir de se confier à quelqu’un l’avait presque emporté. Cela s’était passé d’une curieuse façon. Elle avait failli tout raconter à un parfait étranger et il lui arrivait de regretter de ne pas l’avoir fait.
C’était à la fin de l’an dernier, six mois après la mort d’Ellie. Elle se sentait plus seule que jamais : le peu de famille qu’elle avait était parti en fumée d’un seul coup. La vie était si belle avant la maladie d’Ellie. Même les liaisons de Graham n’arrivaient pas à tout gâcher parce que Ellie faisait semblant de les ignorer. Et même si Graham n’était pas à proprement parler quelqu’un de bien, il possédait une énergie inflexible et contagieuse qui créait une vie de famille palpitante.
La maison de rêve de Tiburon était désormais aussi vide qu’un coquillage échoué sur la plage.
Un soir, après la mort d’Ellie, Rowan s’était retrouvée seule dans le grand salon haut de plafond, à parler seule, à rire même, en se disant qu’il n’y avait personne pour l’entendre. La baie vitrée obscurcie renvoyait l’image des tapis et des meubles. Rowan ne distinguait pas les vagues qui léchaient les piliers de la maison. Le feu se mourait. Le froid glacial des nuits de la côte pénétrait lentement dans les pièces.
Elle songeait que la mort lui avait appris quelque chose de douloureux : lorsque les gens qu’on aime meurent, on perd ses témoins, ses observateurs, ceux qui connaissent et comprennent les mille et une petites choses insignifiantes de la vie.
C’était peu de temps après sa rencontre inopinée avec cet étranger auquel elle avait failli tout raconter. C’était un homme âgé aux cheveux blancs, manifestement anglais à en juger par son accent. Ils s’étaient rencontrés dans le cimetière où reposaient ses parents adoptifs.
Ce vieux cimetière pittoresque parsemé de monuments patinés était situé aux abords de la petite ville de Californie où vivait autrefois la famille de Graham. Ces gens avec lesquels elle n’avait aucun lien de sang lui étaient totalement inconnus. Sans savoir très bien pourquoi, elle était retournée plusieurs fois au cimetière depuis les obsèques d’Ellie. Mais, ce jour-là, elle avait une raison précise : la pierre tombale était achevée et elle voulait vérifier que les noms et les dates étaient corrects.
Lors de ses visites au cimetière, elle se disait que la tombe serait entretenue tant qu’elle serait en vie mais qu’ensuite elle commencerait à se détériorer et à être envahie par les mauvaises herbes. Elle n’avait pas prévenu les familles de Graham et d’Ellie de leur décès. Personne ne se soucierait plus jamais d’eux, à part elle, et quand elle serait morte, tous ceux qui les avaient connus seraient morts eux aussi.
Pourquoi s’en faire ? Parce que Ellie l’avait demandé. Elle avait exigé une pierre tombale et des fleurs, comme c’était la coutume à La Nouvelle-Orléans quand elle était petite fille. Sur son lit de mort, elle avait enfin parlé à Rowan de sa ville natale. Elle lui avait tenu des propos vraiment étranges : on avait exposé le cercueil de Stella dans le salon, des gens étaient venus l’y embrasser malgré le fait que son frère l’avait tuée, et les employés de Lonigan et Fils avaient refermé la blessure qu’elle avait à la tête.
— Son visage était si beau dans le cercueil. Elle avait des cheveux noirs magnifiques, tout ondulés. Elle était aussi jolie que sur la photo accrochée au mur du salon. J’adorais Stella ! Elle me permettait de tenir le collier. J’étais assise sur une chaise près du cercueil et comme je battais du pied tante Carlotta m’a dit d’arrêter.
Chaque mot de cette étrange diatribe restait gravé dans la mémoire de Rowan. Stella, son frère, tante Carlotta. Même le nom de Lonigan. Pendant quelques précieuses secondes, ils avaient été un rayon de clarté dans un abîme noir.
Ces gens avaient un lien de parenté avec elle car elle était cousine au troisième degré d’Ellie. Et, pourtant, elle ne savait rien d’eux et devait continuer de ne rien savoir car elle avait fait une promesse à Ellie.
— Ne retourne jamais là-bas, Rowan. N’oublie pas ta promesse.
— J’ai brûlé toutes les photos et toutes les lettres. N’y retourne pas, Rowan. C’est ici, chez toi.
— Je sais, Ellie. Je n’oublierai pas.
Elle ne reparla plus jamais de Stella, de son frère, de tante Carlotta, de la photo sur le mur du salon. Rowan avait reçu un choc lorsque l’exécuteur testamentaire d’Ellie lui avait présenté le document : c’était un engagement, en termes soigneusement choisis, selon lequel elle ne retournerait jamais à La Nouvelle-Orléans et ne chercherait jamais à savoir qui était sa famille. Cela dit, ce document n’avait absolument aucune valeur juridique.
C’était parce que Ellie avait parlé de la pierre tombale et des fleurs, qu’elle lui avait fait promettre d’entretenir sa mémoire que Rowan était allée au cimetière ce jour-là et qu’elle était tombée sur l’Anglais.
Il avait un genou à terre devant la tombe d’Ellie et recopiait les noms fraîchement gravés dans la pierre. Il parut légèrement énervé lorsqu’elle l’interrompit, alors qu’elle n’avait pas prononcé un seul mot. L’espace d’une seconde, Il l’avait regardée comme si elle était un fantôme et elle avait failli éclater de rire. Le tableau était presque comique : une jeune femme mince en veste de bateau et jean et un vieil homme plutôt anachronique avec son élégant costume de tweed.
Mais elle avait tout de suite senti qu’il était bien intentionné et, quand il lui avait expliqué qu’il avait connu la famille d’Ellie à La Nouvelle-Orléans, elle l’avait cru sans hésiter. Elle avait ressenti un grand trouble parce qu’elle aurait aimé elle aussi la connaître.
Elle était restée muette tandis qu’il parlait avec son accent chantant de la chaleur et de la beauté du cimetière. Par habitude, elle répondait toujours à tout par le silence, même lorsque cela mettait son interlocuteur mal à l’aise.
— Je m’appelle Aaron Lightner, dit-il en plaçant une petite carte dans sa main. Si vous avez envie d’en savoir plus sur la famille Mayfair de La Nouvelle-Orléans, n’hésitez pas à m’appeler. Vous pouvez me joindre à Londres, même en P.C.V. Je serai heureux de vous dire tout ce que je sais. C’est une longue histoire, vous savez.
Ces mots étaient glaçants, involontairement douloureux dans sa solitude et inattendus sur cette étrange colline déserte. Lui avait-elle paru décontenancée, incapable de répondre ? Elle l’espérait. Elle ne voulait pas qu’il l’ait trouvée froide ou impolie.
Il était hors de question de lui expliquer qu’elle avait été adoptée et emmenée loin de La Nouvelle-Orléans le jour de sa naissance. Impossible de lui dire qu’elle avait promis de ne jamais y mettre les pieds, de ne jamais chercher à savoir quoi que ce soit sur la femme qui l’avait mise au monde et abandonnée. D’ailleurs, elle ne savait même pas le prénom de sa mère.
Soudain, elle se demanda s’il le savait, s’il connaissait l’identité de sa mère naturelle. Mieux valait se taire, de crainte qu’il ne se mette à parler. Après tout, sa vraie mère s’était peut-être mariée et avait sept enfants. Parler maintenant ne pourrait que lui faire du tort. La distance et le temps aidant, Rowan n’en voulait pas à cette femme sans visage et sans nom.
L’homme l’avait examinée un long moment sans se laisser déconcerter par son visage et son calme impassibles. Lorsqu’elle lui rendit sa carte, il la prit doucement et la lui retendit timidement comme s’il espérait qu’elle allait la reprendre.
— J’aimerais tant vous parler, poursuivit-il. J’aimerais savoir ce qu’est la vie d’une personne déracinée, si loin de son sol natal.
Puis il avait hésité.
— J’ai connu votre mère il y a des années…
Il s’arrêta, comme s’il sentait l’effet de ses paroles. Il se trouvait peut-être inconvenant. Elle n’aurait su dire. Ce fut un moment insupportable. Au lieu de s’en aller, elle était restée figée, les mains enfouies dans ses poches. L’homme aux doux yeux bleus la regardait patiemment et elle s’enfermait dans son silence. En fait, elle se sentait incapable d’émettre un son.
— J’aimerais beaucoup que nous déjeunions ensemble ou que nous prenions au moins un verre si vous n’avez pas beaucoup de temps à vous. Je n’ai rien de redoutable. C’est juste qu’il s’agit d’une longue histoire…
Le sixième sens de Rowan lui affirmait qu’il disait vrai ! Elle avait failli accepter l’invitation à déjeuner, à se raconter, à lui poser des questions sur sa famille. Après tout, ce n’était pas elle qui était allée le chercher ! A cet instant précis, elle avait tant envie de céder il la tentation de tout révéler, même son étrange pouvoir. Il avait l’air de l’y inviter silencieusement, d’exercer sur son esprit une sorte de force pour la pousser à s’ouvrir.
Elle aurait voulu lui dire : « J’ai tué trois personnes. Je suis capable de tuer par colère. Je le sais. Voilà ce qui est arrivé à la déracinée, comme vous m’appelez. Y a-t-il une place dans l’histoire de ma famille pour une chose pareille ? »
Son regard avait-il tressailli ou était-ce simplement l’effet du soleil dans ses yeux ?
Elle revit alors Ellie sur son lit de mort, criant de douleur.
— Promets-moi, Rowan, même s’ils t’écrivent. Jamais… Jamais…
Les dernières semaines de l’agonie d’Ellie, elle avait eu peur de son pouvoir de destruction. Et si, de rage et de douleur, elle en usait sur le pauvre corps affaibli pour mettre fin une bonne fois pour toutes à ces souffrances inutiles ? Je pourrais te tuer, Ellie. Je pourrais te délivrer. Je le sens en moi. Mon pouvoir ne demande qu’à être mis à l’épreuve.
Qui suis-je ? Une sorcière ? Mais non, mon rôle est de guérir et non de détruire.
L’Anglais était toujours là, comme hypnotisé. On aurait dit qu’il avait entendu ses pensées et qu’il lui disait qu’il comprenait. Mais ce n’était qu’une illusion. Il n’avait rien dit.
Tourmentée, troublée, elle avait tourné les talons. Il avait dû la trouver hostile. Folle, peut-être bien. Et alors ? Aaron Lightner. Elle n’avait même pas jeté un regard sur la carte mais elle se rappelait son nom.
Rowan se demandait parfois si Michael Curry avait vu sa vie défiler devant ses yeux comme cela lui arrivait en ce moment. Souvent, elle scrutait son visage souriant sur la photo qu’elle avait découpée dans une revue et collée sur son miroir.
Elle était persuadée qu’en le rencontrant un coin du voile se soulèverait. Elle rêvait de lui parler, de le ramener chez elle à Tiburon, de prendre un café avec lui, de toucher sa main gantée.
C’était presque romantique : un grand costaud qui aimait les belles demeures et faisait de magnifiques dessins ! Peut-être même qu’il écoutait du Vivaldi et lisait Dickens ? Et quel effet aurait sur elle un homme comme lui dans son lit, complètement nu à part ses mains gantées de cuir ?
Mais quelle imagination ! Et pourquoi pas, pendant qu’elle y était, imaginer que ses pompiers étaient en fait des poètes, ses policiers de grands romanciers, le garde forestier trouve dans un bar de Bolinas un grand peintre et le vétéran du Viêt-Nam qui l’avait amenée dans sa cabane dans les bois un grand metteur en scène cherchant à échapper à la foule de ses admirateurs ?
Tout cela n’était pas impossible, bien entendu. Mais c’était leur corps qui l’intéressait : le renflement du pantalon devait être suffisamment important, la nuque puissante, la voix profonde et le menton mal rasé.
Et si Curry était reparti pour le Sud ? C’était probablement ce qu’il avait fait. La Nouvelle-Orléans. Le seul endroit au monde où Rowan Mayfair ne pouvait aller.
Le téléphone sonnait quand elle ouvrit la porte de son bureau.
— Docteur Mayfair ?
— Docteur Morris ?
— Oui, j’ai essayé de vous joindre. C’est à propos de Michael Curry.
— Je sais, docteur, j’ai eu votre message. J’allais vous appeler. Il veut vous parler.
— Alors il est toujours à San Francisco ?
— Il se cache dans sa maison de Liberty Street.
— Je l’ai appris aux informations.
— Mais il veut vous rencontrer. Il veut vous voir en personne. Il s’est mis dans la tête…
— Oui ?
— Eh bien, vous allez peut-être penser que sa folie est contagieuse, mais je ne fais que vous passer le message. Serait-il possible que vous vous rencontriez sur votre bateau ? Je veux dire le bateau sur lequel vous l’avez recueilli après sa noyade ?
— Je serais très heureuse de l’emmener sur mon bateau.
— Comment ?
— Je dis que je serais heureuse de le voir et que je l’emmènerai sur mon bateau s’il le désire.
— Docteur Mayfair, vous êtes formidable ! Mais il faut que je vous explique deux ou trois choses. Je sais que ça a l’air complètement dingue mais il veut enlever ses gants et toucher le pont du bateau là où il était allongé.
— Aucun problème. J’aurais même dû y penser moi-même.
— Vous êtes sérieuse ? Mon Dieu ! Vous n’imaginez pas à quel point je suis soulagé. Au fait, il faut que je vous dise aussi… C’est un type très chouette.
— Je sais.
— Vous n’êtes pas n’importe quel médecin, docteur Mayfair. Mais savez-vous dans quoi vous vous lancez ? Il m’a appelé hier soir pour que je vous trouve. Il voulait poser ses mains sur le pont du bateau. Il devient cinglé. Je lui ai dit qu’il devait d’abord cesser de boire. Et il m’a rappelé il y a vingt minutes pour me dire : « Je n’ai pas l’intention de vous mentir. J’ai bu une caisse de bière entière aujourd’hui, mais sans whisky ni vodka. Je ne tiendrai jamais mieux debout qu’aujourd’hui. »
Rowan se mit à rire doucement.
— Je devrais m’inquiéter pour les cellules de son cerveau, plaisanta-t-elle.
— Il est complètement désespéré. Et je ne vous demanderais jamais ça s’il n’était pas un type adorable…
— Je vais le chercher. Vous pouvez le prévenir ?
— Fantastique ! Docteur Mayfair, comment pourrais-je vous remercier ?
— Appelez-le tout de suite, docteur Morris. Dans moins d’une heure je serai devant chez lui.
Elle raccrocha et resta pensive un instant. Elle ôta son badge et sa blouse blanche tachée puis enleva doucement ses épingles à cheveux.